Préface
p. 11-12
Texte intégral
1Dans l’abondante littérature sur les migrations mexicaines, l’originalité des recherches menées par Anna Perraudin est de combiner analyses de la migration interne et de la migration transnationale. Son ouvrage est l’aboutissement d’un parcours déjà jalonné de nombreuses publications, dont une étude, poursuivie ici, sur des Indiens urbains dans le centre historique de Mexico. Il n’est pas seulement une synthèse de ses travaux, il ouvre la voie à de nouvelles orientations de recherche sur les migrations.
2Anna Perraudin est une chercheuse de terrain accomplie. Avec patience et ténacité, elle a mené des enquêtes approfondies dans des milieux et des contextes difficiles et variés. Pendant plusieurs années, elle a accompagné une population otomi originaire d’une localité de l’État de Querétaro au Mexique, dans ses migrations vers la ville de Mexico et vers les États-Unis, dans l’État du Wisconsin principalement.
3Elle a résisté à ceux qui lui déconseillaient d’étudier un groupe indien dans une perspective qui ne soit pas celle de l’anthropologie culturelle dominante au Mexique, à ceux qui ne comprenaient pas qu’on puisse appliquer à ce groupe un questionnement éminemment sociologique, à ceux qui la sommaient de choisir entre migration interne et migration internationale. Elle a pris à bras-le-corps un phénomène – la dispersion et le processus d’individuation de migrants d’origine rurale et urbaine – qui n’allait pas dans le sens de la pensée dominante concernant les migrations mexicaines (pas seulement indiennes) aux États-Unis, qui n’allait pas non plus dans la direction à laquelle elle s’attendait elle-même au départ. Les études innovantes sont souvent celles qui partent d’un étonnement, d’une surprise, d’un constat contrariant pour le chercheur. C’est ici le cas.
Au-delà du transnationalisme ?
4Sur la base de ses enquêtes des deux côtés de la frontière mexicano-américaine l’auteure procède à une déconstruction discrète et mesurée du paradigme du transnationalisme et de la « communauté transnationale ». Les catégories alimentées depuis plusieurs décennies par des travaux nord-américains et mexicains portant principalement sur des migrants « oaxaqueños » trouvent leurs limites dans son cas d’étude.
5Elle tend à leur substituer une approche descriptive et pragmatique, en termes de diversité et d’éclatement de l’expérience migratoire, qui porte la plus grande attention aux transformations des rapports au travail et aux ressources économiques, aux modes de vie, de consommation, de transport, aux réaménagements des rapports de genre et parentaux, aux glissements qui s’opèrent dans les discriminations et les identifications de groupe, villageoises, ethniques et nationales.
6Cette approche convient particulièrement à des migrants dispersés et pionniers, aux destinations nouvelles, mais elle peut s’appliquer aussi aux migrants qui empruntent des routes déjà tracées et obéissent à des logiques plus communautaires. Les dynamiques communautaires et de réseaux n’empêchent pas les processus d’individuation et de subjectivation.
Le paradoxe multiculturaliste
7L’ouvrage d’Anna Perraudin nous confronte à un paradoxe. Les politiques multiculturelles sont plus explicites, plus affirmées aux États-Unis qu’au Mexique, plus ancrées dans le vécu des populations concernées. Pourtant, ce qui apparaît ici, c’est qu’à Mexico « les migrants (otomis) sont assignés à l’affirmation collective de cette identité » tandis que dans le Wisconsin l’indianité s’efface, perd ses signes extérieurs et est refoulée dans la sphère intime.
8Parallèlement, le multiculturalisme institutionnel, volontariste et artificiel, ébauché au Mexique dans les dernières décennies demeure dans le prolongement de l’indigénisme paternaliste, vertical et clientéliste, et la question du racisme y est encore largement taboue. En revanche, aux États-Unis, depuis les mouvements pour les droits civiques (y compris le mouvement chicano), le racisme est reconnu et peut par conséquent être combattu. Aussi, alors même que les sans-papiers peuvent difficilement en appeler aux dispositifs existant pour lutter contre le racisme, n’est-il pas rare que les migrants indiens affirment qu’il leur est plus aisé de se rebeller contre un racisme reconnu dans ce pays, que contre un racisme non-dit dans leur pays d’origine. Certains disent même avoir découvert aux États-Unis qu’ils étaient victimes de racisme au Mexique.
9Comment interpréter et concilier ces observations divergentes voire contradictoires ? Cette question mériterait d’être explicitée et éclairée à la lumière de l’une des idées force de l’étude : la migration provoque des transformations, des déplacements – parfois l’inversion – des clivages et des hiérarchisations ethno-raciales. Est-il certain cependant, comme l’affirme l’auteure, que le clivage « légaux »/ « illégaux » devienne, aux États-Unis, le clivage principal et qu’il se substitue au clivage raciste (Indiens/non-Indiens), central au Mexique, au moins pour la population de référence ?
10Anna Perraudin fait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle qui la conduit à des constats dérangeants, à poser des questions souvent esquivées, à sortir des sentiers battus et à s’éloigner des stéréotypes et des lieux communs. Elle combine avec brio un travail socio-ethnographique minutieux et une ambition sociologique générale, une parfaite maîtrise de l’abondante littérature francophone et surtout mexicaine et américaine sur les migrations et une analyse personnelle qui manifeste un sens aigu de la complexité et des nuances.
Auteur
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