Introduction
Les relations internationales de l’Amérique latine dans l’entre-deux-guerres : un « triangle atlantique »
p. 35-36
Texte intégral
1La Première Guerre mondiale représente un point d’inflexion majeur pour la place et le rôle de l’Amérique latine sur l’échiquier mondial, dans la mesure où elle consacre les États-Unis comme acteur incontournable sur la scène internationale, du point de vue géopolitique autant qu’économique, et signe le déclin de l’hégémonie européenne. Elle constitue aussi une « épreuve du feu » pour les nations latino-américaines : c’est leur conception de la modernité, tout entière arrimée à l’Europe, qui vacille alors. Elles se trouvent confrontées au dilemme de participer ou non au conflit1. L’ensemble des gouvernements latino-américains déclarent officiellement leur neutralité dans les jours qui suivent le déclenchement de la guerre, perçue comme une affaire exclusivement européenne. Cependant, le consensus neutraliste de l’Amérique latine observé en août 1914 ne résiste pas à l’entrée en guerre des États-Unis. C’est donc moins par rapport à ce qui se joue dans les tranchées – même si les opinions publiques se sont souvent partagées entre alliadophiles et germanophiles2 – que vis-à-vis des États-Unis qu’il faut chercher les raisons ayant poussé les pays latino-américains à entrer en guerre : à l’exception du Brésil, tous les pays belligérants sont situés en Amérique centrale ou dans les Caraïbes, « arrière-cour » des Nord-Américains. Pour le Brésil, l’entrée en guerre est une occasion de s’affirmer comme le partenaire privilégié de Washington, tandis que la neutralité argentine est une manière de signifier son autonomie face à la logique panaméricaine impulsée depuis Washington.
2Par ailleurs, comme le souligne le diplomate brésilien José Carlos de Macedo Soares en 1927, « la Grande Guerre a prouvé d’une manière concluante que tous les intérêts moraux, intellectuels, économiques, financiers et commerciaux des nations du monde, sont étroitement mêlés3 ». L’avènement de la SDN, et avec elle du multilatéralisme, est une réponse à ce nouvel état de fait. Pour les pays latino-américains, elle est, au début du moins, la promesse d’une ère nouvelle, celle où ils auraient enfin leur place dans un concert des nations largement dominé jusque-là par l’Europe. Une place qui ne serait pas secondaire : face au cataclysme de la Première Guerre mondiale, l’Amérique latine se perçoit comme intrinsèquement pacifique, ne connaissant pas la « brutalisation des sociétés européennes », pour reprendre l’expression de George L. Mosse4. Le sous-continent serait en quelque sorte prédestiné à jouer un rôle dans l’établissement d’une paix internationale.
3Des espoirs aux désillusions, de l’engagement au retrait, de la solidarité aux rivalités, tel est le parcours de l’Amérique latine à la SDN, véritable apprentissage du multilatéralisme et de ses contraintes et jalon majeur de son insertion internationale. Celle-ci se joue par ailleurs au sein du système interaméricain, dont l’histoire chaotique constitue non seulement un miroir des relations entre les États-Unis et leurs voisins méridionaux, mais aussi un défi pour ceux qui tentent de bâtir une identité continentale. Entre l’Amérique et l’Europe, certains ne veulent pas choisir. L’Amérique latine, objet de convoitises, essaie donc de trouver sa place, de retourner à son avantage le défi de concilier les deux pôles parfois antagonistes, souvent rivaux, de ses relations internationales.
4C’est dans les plis de cette toile complexe que sont tissés les fils de la coopération intellectuelle, depuis l’Europe grâce à l’Organisation de coopération intellectuelle (OCI)5, et en Amérique par le biais d’une Union panaméricaine qui, les années passant, renforce son champ d’action dans ce domaine. Dans les deux cas, les pays latino-américains sont partie prenante de cette dynamique. Si, à bien des égards, l’OCI est conçue par et pour les Européens, les Latino-Américains sauront se saisir de cet outil, non seulement pour renforcer leurs liens avec l’Europe, mais aussi pour faire entendre leur voix, celle d’une Amérique latine avide d’exister par elle-même dans les domaines de l’esprit et de montrer au monde – et surtout à l’Europe – sa capacité à participer aux progrès de l’humanité.
5Sa place et son rôle dans l’émergence d’une coopération intellectuelle panaméricaine sont plus ambivalents. Le poids des États-Unis dans l’Union panaméricaine fausse la donne, qu’il se fasse sentir au niveau gouvernemental ou au travers des organisations privées qui fleurissent au cours des deux premières décennies du siècle. Identifier les promoteurs de tel ou tel projet se révèle difficile et il ne faut pas céder à la tentation de ne rendre compte que des initiatives nord-américaines.
6L’organisation de notre première partie tente de refléter la configuration triangulaire des relations internationales de l’Amérique latine en général, et de nos trois pays étudiés en particulier. C’est pourquoi nos deux premiers chapitres sont consacrés à la Société des Nations (« L’Amérique latine sur la scène genevoise ») et à l’OCI (« L’Amérique latine et l’Organisation internationale de coopération intellectuelle : présence et expériences »), avec l’Europe comme pôle organisateur. Notre troisième chapitre (« La scène panaméricaine ») reviendra sur les perceptions qu’ont les pays latino-américains du système panaméricain et sur les échanges intellectuels existant dans ce cadre, les États-Unis étant alors au centre des dynamiques analysées.
Notes de bas de page
1 Compagnon Olivier, « Entrer en guerre ? Neutralité et engagement de l’Amérique latine entre 1914 et 1918 », Relations internationales, no 137, janvier-mars 2009, p. 31-43.
2 Compagnon Olivier, « “Si Loin, si proche…” La Première Guerre mondiale dans la presse argentine et brésilienne », in Jean Lamarre et Magali Deleuze, L’envers de la médaille. Guerres, témoignages et représentations, Québec, Presses Universitaires de Laval, 2007, p. 77-91.
3 Macedo Soares José Carlos de, Le Brésil et la Société des Nations, Paris, A. Pedone, 1927, p. 9.
4 MossE George L., De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette littératures, 1999.
5 L’OCI est l’ensemble formé par la Commission internationale de coopération intellectuelle, l’IICI et l’Institut international du cinématographe éducatif.
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