Criminelle mais non déviante, madame Caillaux
p. 229-237
Texte intégral
1L’affaire Madame Caillaux est connue soit en histoire politique, comme une péripétie dans la carrière mouvementée du radical Joseph Caillaux, soit en histoire de la guerre, comme un signe de la non-perception, par les médias et l’opinion publique français, du danger que représentait la tension internationale montante à la veille de la première guerre mondiale.
2Nous voudrions, à l’occasion de ce colloque, questionner différemment cet événement. De fait, l’assassinat, en plein jour, par une femme de la bonne bourgeoisie, du directeur d’un quotidien en vue, Le Figaro, ne laisse pas d’étonner. Les faits sont bien connus. Le 16 mars 1914, Madame Caillaux, épouse de Joseph Caillaux, député de la Sarthe et ministre des Finances, se rendit chez un armurier, acheta un revolver et l’essaya au stand du sous-sol. De retour chez elle, elle rédigea une lettre pour son mari puis se fit conduire au siège du Figaro où elle arriva peu après 17 heures. Elle demanda le directeur Gaston Calmette. Celui-ci était absent. Elle patienta. Le journaliste arriva, bavarda avec l’écrivain Paul Bourget, puis fit entrer Madame Caillaux dans son bureau. De la pièce voisine, on entendit six coups de feu. Le journaliste s’effondra, atteint de quatre balles. Transporté à la clinique, il fut opéré quelques heures plus tard mais en vain. Il expira peu après.
3Le traitement judiciaire de ce crime, car le crime ne fut jamais nié, mérite d’être interrogé. Immédiatement arrêtée, Madame Caillaux fut conduite au commissariat puis écrouée à la prison Saint Lazare. Le procès fut rapidement instruit. L’opinion publique se passionna pour cette affaire, au point de prêter une attention distraite à la montée de la tension diplomatique en Europe. L’affaire Caillaux était sur toutes les lèvres et dans tous les journaux. Le Tout-paris se pressait pour assister au procès, qui s’ouvrit le 20 juillet. Les témoins, hommes politiques ou médecins, étaient des personnalités en vue. La presse présenta les audiences successives sur un ton dramatique : la déposition de Caillaux est estimée « sensationnelle1 », l’audition de sa première femme, Madame Gueydon, est un « véritable coup de théâtre2 », la confrontation entre cette dernière et son ex-mari est « émouvante3 », comme fut émouvante la scène de lecture des lettres intimes par l’avocat de la défense4.
4Il s’agissait d’un événement judiciaire, politique et mondain, révélateur, en dépit de son exceptionnalité, du regard porté par la société sur la femme criminelle. En effet, les récits du crime, de l’instruction et du procès révèlent que la féminité de la criminelle ne fut pas sans influence sur le cours de la justice. À priori condamnée par l’opinion, Madame Caillaux fut, à l’issue de l’instruction et du procès, acquittés par le jury. Le fut-elle parce que femme ou quoique femme ? Pour répondre à cette question, nous avons choisi de privilégier la chronique quotidienne d’un grand quotidien populaire, Le Petit Parisien5. En raison de sa forte diffusion et de l’écho qu’il donna au procès, le journal peut être considéré comme un miroir de l’opinion publique à la Belle Époque. Chaque indice nous a été utile : l’importance donnée par le journal à l’instruction puis au procès, la mise en page, la nature des chroniques choisies, les mots, les dessins. En décryptant le regard posé sur Madame Caillaux, nous dégagerons les facettes du personnage – politique, sociale et physiologique – qui conduisirent les jurés à innocenter cette femme.
Épouse de ministre, donc politiquement mineure
5À première vue, tout laisse à voir que Madame Caillaux était considérée comme une mineure, agissant pour et par son mari. Pour l’accusation, elle devait par conséquent être condamnée.
6Pendant toute la durée de cette affaire judiciaire, l’homme politique apparut derrière sa femme, à son côté, voire devant elle. Immédiatement, le Petit Parisien interpréta le crime comme « le tragique épilogue d’une ardente polémique de presse engagée par le directeur du Figaro contre le ministre des Finances6 ». L’attitude du ministre radical, durant l’instruction puis le procès, confirma cette impression que la plupart des observateurs s’étaient faite spontanément. Au moment du crime, il était en pleine séance au Sénat. Il fut immédiatement prévenu. Il se rendit sur le champ auprès de son épouse. Il annonça sans plus attendre qu’il démissionnait de son poste et se consacrerait à la défense de sa femme. Pendant quatre mois, l’ancien ministre fut aussi présent dans la presse que son épouse. Ses déclarations faisaient les gros titres. Ses interventions étaient attendues, commentées. Ses photographies faisaient la une. Caillaux ne négligea rien pour assurer la défense de sa femme. Il demanda à Maître Labori, l’avocat de Dreyfus, de la défendre ; il prépara avec lui le dossier et prit souvent la parole pour apporter des précisions, confirmer ou infirmer telles allégations de témoins. Pour contrer le déchaînement de la presse nationaliste, il subventionna un journal Le bonnet rouge. Il s’arrangea pour que ses partisans fussent nombreux dans la salle, qu’il ne voulait pas laisser aux Camelots du Roi. Il envisagea même l’évasion de sa femme en cas de condamnation. Au long du procès, il intervint souvent, rectifia, contredit, dénonça. Il prit davantage la parole que celle-ci. Lorsque sa femme s’évanouit lors de la lecture des fameuses lettres intimes, il se précipita auprès d’elle. Non seulement il laissait dire mais il assumait cette fonction de protecteur et de chef de famille7. Sa présence et son activité laissaient à penser qu’il avait bien, dans l’ombre, tiré les ficelles d’une sombre machination.
7Le mobile supposé du crime, avancé dès son premier interrogatoire par Madame Caillaux, semblait confirmer en tout point cette thèse. La campagne de presse orchestrée depuis plusieurs mois par le directeur du Figaro visait Caillaux, l’homme politique. Député radical de la Sarthe, celui-ci était un personnage haut en couleur, flamboyant, ce qui ne laissait pas d’agacer non seulement ses adversaires mais également certains de ceux qui étaient supposés être ses amis politiques. Son entrée dans le ministère Doumergue, en décembre 1913, avait avivé les critiques et rumeurs de toutes sortes. Caillaux était détesté par la droite pour l’impôt sur le revenu, pour l’intention de réduction du temps de service militaire, pour la volonté de négocier avec l’Allemagne. Le Figaro l’avait accusé d’entretenir des liens avec les milieux d’affaires, d’avoir multiplié les trafics d’influence, d’avoir détourné des fonds publics, d’être intervenu dans les mutations de hauts fonctionnaires. En 106 jours, près de 110 articles ou dessins hostiles à Caillaux furent publiés par Le Figaro. Quelques jours avant le crime, Gaston Calmette avait annoncé à ses lecteurs la publication de lettres intimes compromettantes, qui allaient faire apparaître au grand jour la fourberie, la duplicité, l’esprit manœuvrier de Caillaux. Lors des obsèques de Calmette comme au soir de la fin du procès, on entendit les cris « À bas Caillaux ! »
8La lettre que Madame Caillaux avait écrite juste avant de partir pour les bureaux du Figaro renforçait l’idée de la communauté d’intérêt et d’action au sein de ce couple : « C’est moi qui ferai justice. La France et la République ont besoin de toi. C’est moi qui commettrai l’acte. Si cette lettre t’est remise, c’est que j’aurai fait ou tenté de faire justice8. »
9Les politiques semblaient partager cette analyse. Dès le lendemain du crime, la Chambre des députés se saisit de l’affaire. Les accusations de Calmette, qui mettaient en cause les méthodes de Caillaux, relevaient du Parlement, soucieux de prévenir et punir tout empiétement de l’exécutif hors de ses strictes compétences. Le 18 mars, Barthou lut le fameux rapport Fabre, qui révélait les pressions exercées en 1911 par Caillaux sur le procureur général lors du procès du financier Rochette, et dont ledit Caillaux aurait voulu empêcher la publication par Calmette. Dès l’annonce du crime, la commission qui avait enquêté sur le scandale Rochette de 1911 fut prorogée.
10Certains des ennemis de Caillaux mettaient en cause son patriotisme. Un deuxième procès se profilait derrière celui-ci9. Cette thèse fut récusée par une déclaration du gouvernement lue par le procureur général le 22 juillet, ce qui recentrait le procès sur Madame Caillaux.
11Pour la majeure partie de l’opinion publique, cela ne faisait aucun doute. C’était Caillaux qui avait envoyé sa femme, qui l’avait armée. C’était lui qui, par procuration, avait pressé la gâchette. Ce fut d’ailleurs l’argumentation du réquisitoire. Derrière le procès de Madame Caillaux apparaît celui de son mari. Pour le bâtonnier Chenu, avocat de la partie civile, le couple politique était uni par la haine, l’ambition, le meurtre. Il ne pouvait en être autrement, puisque la femme était politiquement mineure en France. L’opinion publique le soupçonnait d’avoir armé sa femme pour que celle-ci tue Calmette sans nuire à sa propre carrière politique. Un ami de Calmette le lui dit crûment lors du procès : « Je dois prévenir Caillaux qu’à la guerre on ne peut pas se faire remplacer par une femme et qu’il faut tirer soi-même. » Ce rôle était accepté par Caillaux lui-même. Le seul tort qu’il se reconnaissait était de ne pas avoir contre-attaqué plus tôt et d’avoir laissé sa femme assumer seule la responsabilité d’abattre ses ennemis.
12Le procès fut ouvert, aux yeux de l’opinion, comme étant celui de l’homme politique Joseph Caillaux. La tentation d’identifier la femme à l’homme était forte. Mais la justice devait déterminer la responsabilité personnelle de celle qui avait fait le geste fatidique. La condamnation de l’homme politique par l’opinion publique ne pouvait conduire à la condamnation de son épouse, politiquement mineure, par la justice.
Bourgeoise, donc socialement irresponsable
13Outre le fait d’être épouse de ministre, l’appartenance de Madame Caillaux à la grande bourgeoisie constituait un signe distinctif qui fut au cœur des discussions et débats. À ce titre, elle excitait la curiosité : il était peu commun de voir une grande bourgeoise emprisonnée. Les chroniqueurs des médias n’oubliaient jamais le paragraphe concernant « la prisonnière en cellule », qui détaillait avec un certain voyeurisme le comportement et les attitudes de Madame Caillaux en prison. Il nous est facile d’imaginer les journalistes battant le pavé devant la prison Saint Lazare et faisant leur miel de la moindre information glanée auprès des personnes entrant ou sortant de l’édifice : commissionnaire, livreur, religieuse, policier, fonctionnaire, etc.
14Madame Caillaux suscitait à la fois l’envie et le dégoût. De même que la fortune de Joseph Caillaux irritait, le comportement bourgeois de sa femme semblait lui être implicitement compté à charge par les journalistes. Ceux-ci signalaient qu'elle logeait dans la meilleure cellule de la prison Saint Lazare, que des religieuses lui tenaient compagnie, qu'elle assistait à la messe. Ils prenaient soin de noter maint détail qui pourrait sembler bien anodin : comment la prisonnière avait dormi, si elle avait souffert du contrecoup de l’événement et des audiences de l’instruction (maux de tête), à quoi elle s’occupait heure par heure (toilette, correspondance, visites de sa fille, accompagnée de sa domestique, de son mari, son avocat avec son secrétaire). Au point que le lecteur du xxie siècle peut se demander pourquoi, le 19 mars, son menu était détaillé : « [...] Madame Caillaux déjeuna ensuite, sans grand appétit, d’une entrecôte grillée et d’une purée de pommes de terre qui lui furent apportées, en même temps qu’une bouteille d’eau minérale, d’un grand restaurant voisin de la gare de l’Est10. »
15Le monde de la justice avait, à en croire le journaliste, un regard identique sur l’emprisonnement de Madame Caillaux. Très vite, le juge d’instruction fut assailli de demandes d’autorisation de visite. Estimant que la prison Saint Lazare « ne devait pas être transformée en une sorte de salon de réception », il refusa tout permis de communiquer en dehors de ceux délivrés à la défense11.
16Ambivalence du regard porté sur la grande bourgeoise en prison : certes, Madame Caillaux apparaissait terriblement mondaine mais restait dans le même temps tout à fait humaine. Ces mentions d’apparence si anodines sont une réponse de journaliste à une attente supposée de ses lecteurs. D’un côté, il souligne avec insistance qu’il s’agit d’une grande bourgeoise en prison. Ceci renvoie à la fois au ministre, auxquels d’aucuns reprochaient son train de vie, et à un certain voyeurisme populaire. D’un autre côté, il suggérait implicitement que cette femme était peut-être monstrueuse puisque, après avoir assassiné de sang-froid, elle dormait, elle mangeait, elle recevait comme si elle n’avait pas été affectée par cet événement. À la différence de tant de femmes criminelles dont se repaissent les faits divers, Madame Caillaux n’avait pas l’excuse de la misère et la pauvreté.
17Les dessins publiés par la presse renforçaient cette image d’une femme coquette et impassible, frivole et insensible, insouciante quoique criminelle. Dans la salle d’audience, au moment du procès, ce n’étaient pas des traits que le journaliste fixait la plupart du temps mais des attitudes, qui laissaient à penser que cette femme était une mondaine. Elle ne semblait être qu’un tourbillon éblouissant, une femme qui jouait la comédie et se complaisait dans des attitudes théâtrales12. Plus qu’elle-même, c’était son chapeau qui attirait l’attention. Ce n’était pas un visage qui était observé, ce n’était pas une personne qui était scrutée. C’était un chapeau qui fascinait et qui retenait le regard13.
18Immédiatement après son acquittement, Madame Caillaux reprit son rôle social. Une fête fut organisée avec les proches du couple. Elle apparut dans une robe « aérienne, diaprée, décolletée », posant souriante pour le photographe, notait le journaliste du Figaro qui, implicitement, ne faisait que reprendre un argument tant de fois écrit et entendu14.
19Ce trait de bourgeoisie, qui aurait pu être compté à charge, ne fut-il pas malgré tout un élément d’indulgence ? Dans cette société qui craignait tant le « qu’en dira-t-on ? », Madame Caillaux avait été minée par le climat délétère qui s’instaurait dans ses relations. Les lettres intimes que Gaston Calmette avait menacé de publier étaient celles que son mari, qui était alors son amant et qui trompait sa femme, lui avait adressées. Oserait-elle se présenter en société, lorsque l’on saurait qu'elle avait été la maîtresse d’un homme marié, qui l’appelait Riri et qui signait Ton Jo ? Cette peur des révélations, sa révolte devant le dévoilement supposé de son intimité ne peuvent lui être comptées à charge puisqu’elle s’est montrée, en se conformant à son rôle social, non seulement pleinement bourgeoise mais également pleinement femme.
20Madame Caillaux appartenait à la bourgeoisie, ce qui aurait pu jouer en sa défaveur. Mais, bourgeoise, elle se conformait au rôle féminin que l’ensemble de la société attendait de la femme. Elle s’était dévouée corps et âme pour son mari. Elle n’était donc pas monstrueuse.
Femme, donc faible et victime
21« Que s’est-il passé dans ce cerveau de femme ? », s’interrogeait le journaliste qui relatait le procès15. La féminité de Madame Caillaux apparaît en filigrane à chaque étape de cette affaire judiciaire. Elle intervint au cours de l’instruction, au long du procès et dans le verdict final. Les éléments à charge que nous avons relevés ci-dessus – complice de Joseph Caillaux le détesté et grande bourgeoise sans cœur – s’effacèrent devant deux éléments majeurs qui relevaient de la représentation que la société se faisait de la femme : l’un qui ferait apparaître Madame Caillaux comme une victime en état de légitime défense, l’autre qui la tiendrait pour irresponsable du crime commis dans un moment de folie.
22L’argumentation des parties civiles faisait de Calmette la victime d’une sombre machination, un héros qui s’était sacrifié pour servir la vérité, un journaliste modèle qui s’était consacré à informer ses lecteurs en dévoilant un traître. Les défenseurs de Madame Caillaux firent apparaître celle-ci comme la victime d’un homme qui, au mépris des règles élémentaires du savoir-vivre, et particulièrement de la galanterie, s’apprêtait à traîner une femme dans la boue. Un homme barbare, donc coupable de n’avoir pas été respectueux et protecteur de la femme.
23Les circonstances du crime plaidaient en faveur de cette interprétation : le 16 mars, Madame Caillaux avait été au désespoir lorsque le Figaro avait annoncé que des lettres compromettantes allaient être publiées : elle était persuadée que cette deuxième vague d’attaques calomnieuses révélerait l’intimité du couple, et notamment qu'elle avait été, mariée, la maîtresse d’un homme marié, celui qu'elle avait épousé après son divorce. De bonne famille bourgeoise, elle ne pouvait supporter de voir sa vie privée étalée ainsi sur la place publique. Son honneur était menacé. L’entrevue dans le bureau de Gaston Calmette pouvait être lue comme un duel dont, offensée, elle aurait eu le choix des armes. Selon le code d’honneur des duels, encore en usage en dépit de son illégalité, son mari aurait dû proposer cet affrontement ritualisé en réponse aux insultes du journaliste. Cette ordalie remettait en ordre les choses. Madame Caillaux n’avait-elle pas dit au garçon de bureau qui la désarmait : « Je viens de faire justice » ? Elle était une victime agressée qui avait exigé réparation.
24Madame Caillaux devait convaincre de sa bonne foi. Son attitude prouva sa sensibilité, puis sa faiblesse toute féminine. Élément décisif qui plaida en sa faveur : elle exprima publiquement ses profonds regrets. Ses airs hautains et bourgeois disparurent entièrement lors de la séance du 25 juillet. Ce jour-là, son avocat, Maître Labori, donna lecture publique des fameuses lettres intimes. Madame Caillaux était troublée, ainsi que le releva le journaliste : « Madame Caillaux est profondément émue. Un douloureux sentiment s’empare d’elle quand elle sait qu’une partie de sa vie intime va être mise ainsi à découvert et, la tête cachée derrière la balustrade qui la sépare du prétoire, elle sanglote. Elle conservera cette attitude pendant tout le temps que durera cette lecture courte, mais qui lui paraîtra interminable16. » Les pleurs de Madame Caillaux sont le signe qu'elle n’est pas un monstre, qu'elle n’est pas la personne sans cœur que son geste pourrait laisser penser. Quelques instants plus tard, lorsque la deuxième lettre est lue par l’avocat17, elle s’évanouit devant la salle entière et son mari se précipita pour lui venir en aide. Elle apparaissait à tous comme vraiment femme, selon les attitudes et le rôle social que l’on attribuait à la femme.
25Cette faiblesse n’est pour autant pas absence de décision, incapacité à agir, fuite devant le danger. Madame Caillaux assume son geste18, parle au juge d’instruction et à son avocat, répond aux jurés. Lors de la première journée du procès, nota le journaliste du Petit Parisien, elle est tendue, pâle, mais semble faire également preuve d’une grande maîtrise d’elle-même. « L’instinct de défense va donner de la combativité, du sang-froid, de l’habileté, parfois de l’éloquence à la prévenue19. »
26Madame Caillaux expliqua son geste comme résultat d’un état second. Dès la première déposition devant le juge, cette explication fut avancée par l’accusée : « Seule à seule avec l’ennemi mortel de mon mari, je n’ai plus pensé à rien... J’ai tiré, j’ai tiré20... » Sa ligne de défense fut affinée en termes médicaux comme un état passager de folie21. En prison, Madame Caillaux demanda à être examinée par des médecins qui attesteraient que la situation d’énervement dans lequel elle se trouvait au moment du crime pouvait l’avoir plongée dans cette position. Ce fut par la suite un argument inébranlable. « Je perdis la tête », affirma-t-elle d’emblée lors de la première audition22. Relatant les circonstances de l’événement, Madame Caillaux précise les éléments concrets qui lui auraient ainsi fait perdre la raison : un bruit de conversation dans le couloir, le nom Caillaux entendu, l’atmosphère obscure et mystérieuse du bureau de Calmette auraient fait naître en elle une peur panique, irraisonnée, qui l’aurait conduite à sortir son révolver et à tirer sans penser à ce qu’elle faisait.
27La question cruciale pour le jury comme pour l’opinion publique fut de déterminer la sincérité de Madame Caillaux. Certaines des précisions des publicistes renforçaient l’image d’une femme faible. Emprisonnée, elle pleurait en lisant les lettres qui lui avaient été envoyées ; elle souffrait du froid23. Son ton sincère pour dire son indécision, son hésitation, son affolement convainquit le journaliste.
28Cette ligne de défense eut raison des rebondissements divers dont furent émaillées les audiences et des dépositions contradictoires de certains témoins. Les parties civiles, conscientes du poids de cette argumentation, firent intervenir des témoins qui nièrent qu’une conversation se fût tenue avant l’entrevue, que le nom de Madame Caillaux eût été prononcé, que le bureau fût sombre. Des médecins appelés à déposer signalèrent que le tir avait été dirigé à bout portant, d’une main ferme, qui n’avait pas dévié24. Maître Chenu, l’avocat de la famille de Gaston Calmette, s’efforça de prouver la préméditation : la lettre écrite à son mari, l’achat du révolver, l’entraînement dans le sous-sol de l’armurier constituaient à ses yeux autant de preuves de la diabolique intention. Madame Caillaux avait réfuté par avance l’argument, en affirmant qu’elle n’avait pas l’intention de tuer mais seulement d’intimider le journaliste pour l’amener à renoncer à la publication de ces lettres.
*
29Le 30 juillet, le jury devait démêler le vrai du faux. Madame Caillaux avait-elle été sincère ou menteuse ? Avait-elle été passagèrement folle ou avait-elle joué la comédie ? Était-elle victime et faible ou femme monstrueuse et déviante ?
30Le jury trancha. Il répondit non aux deux questions qui lui étaient posées. Non, elle n’était pas coupable d’homicide volontaire. Non, il n’y avait pas eu préméditation25.
31L’ambivalence de la perception de cette femme en justice est perceptible d’un bout à l’autre de l’affaire et est révélatrice des hésitations de la société à la Belle Époque. Madame Caillaux était forte et faible à la fois. Forte d’avoir osé prendre une attitude masculine, d’avoir assumé ensuite son geste, de s’être défendue devant la cour. Faible car femme et humaine par sa peur du qu’en dira-t-on, par ses pleurs et son évanouissement, son état passager de folie.
32Elle fut acquittée car elle était jugée non déviante, quoique criminelle, parce qu'elle était pleinement femme. La société en mutation voulait à la fois que la femme soit faible, effacée, soumise et forte, dynamique, sportive.
Notes de bas de page
1 Le Petit Parisien, 22 juillet 1914.
2 Le Petit Parisien, 24 juillet 1914.
3 Le Petit Parisien, 24 juillet 1914.
4 Le Petit Parisien, 26 juillet 1914.
5 Les ouvrages que nous avons consultés sont les suivants : Jean-Denis Bredin Joseph Caillaux, Paris, Hachette, 1980 ; Serge Berstein, Le modèle républicain, Paris, PUF, 1987 ; Joseph Caillaux, Mes mémoires, III Clairvoyance et force d’âme dans les épreuves 1912-1930, Plon, 1947 ; Charles-Maurice Chenu, Le procès de Madame Caillaux, Fayard, 1960 ; René Floriot, Deux femmes en Cour d'Assises. Madame Steinhell et Madame Caillaux, Hachette, 1966.
6 Le Petit Parisien, 18 mars 1914, p. 1.
7 « [...] si ce n’était pas quelque chose d’énorme au point de vue de la loi, s’exclama le ministre au cours du procès, je revendiquerais ma place là, parce qu'elle est ma femme, que je la sais un être de bonté, qu'elle est de ma race, que je l’ai choisie et que je l’ai prise pour cela », Le Petit Parisien, 24 juillet 1914.
8 Cité dans Le Petit Parisien, 20 juillet 1914.
9 Qui eut lieu après la guerre, lorsque Caillaux fut jugé par le Sénat transformé en haute cour de justice.
10 Ibid., 19 mars 1914, p. 1.
11 Ibid., 19 mars 1914, p. 1.
12 Le Figaro, 21 juillet 1914, p. 1 et 2.
13 Le Petit Parisien, 29 juillet 1914, p. 2, bandeau du haut de page.
14 Récit publié dans le Figaro le 30 juillet 1914. Le journaliste, on s’en doute, n’avait pas été invité : il s’appuyait sur la description faite par un confrère dans Le Matin.
15 Le Petit Parisien, 21 juillet 1914.
16 Le Petit Parisien, 26 juillet 1914.
17 La formule finale « Mille millions de baisers sur ton petit corps adoré » pouvait sembler inconvenante à une bourgeoisie pudibonde et quelque peu hypocrite.
18 Le Petit Parisien du 18 mars 1914 avait démenti les rumeurs de tentative de suicide.
19 Ibid., 21 juillet 1914.
20 Le Petit Parisien, 25 mars 1914
21 Les travaux des médecins avaient amené à préciser les caractères de cet état. Voir la communication de ce colloque consacrée à l’usage de l’état de folie en justice.
22 Déclaration faite par Madame Caillaux lors de sa première audience. Le Petit Parisien, 20 juillet 1914.
23 Le Petit Parisien, 20 mars 1914.
24 Le Petit Parisien, 26 juillet 1914.
25 Les jurés avaient hésité à répondre oui à l’homicide volontaire et non à la préméditation. Ils avaient demandé au juge quelle peine s’appliquerait alors. Apprenant qu'elle serait au minimum de cinq années et qu’il ne pouvait y avoir de sursis, ils avaient modifié leur verdict final.
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