Dénoncer et dire la souillure. Les femmes victimes d’attentats à la pudeur devant la cour d’assises du Var au xixe siècle
p. 33-44
Texte intégral
1Dans un article déjà ancien, Michelle Perrot écrit : « Il n’y a pas de faits criminels en eux-mêmes, mais un jugement criminel qui les fonde en désignant à la fois ses objets et ses acteurs ; un discours criminel qui traduit les obsessions d’une société1. » En nous inspirant de cette réflexion, il ne sera pas question ici de faire une histoire des violences sexuelles faites aux femmes2, mais de s’interroger sur ce que les archives des jugements pour viol et attentat à la pudeur du Var disent d’une obsession sociale du xixe siècle qu’est la sexualité féminine3.
2Grâce à des recherches récentes en histoire de la vie privée4, mais aussi du corps5 ou de la sexualité6, la suspicion qui pèse sur le corps des femmes et singulièrement sur leur sexualité au xixe siècle nous est maintenant bien connue. L’influence du discours religieux et moral sur la définition de normes sociales et culturelles en matière de sexualité est considérable. La sexualité féminine est encadrée socialement et médicalement par des normes strictes que définissent la maternité, la conjugalité et l’absence de jouissance.
3Si le poids des représentations en matière de sexualité féminine est particulièrement déterminant au xixe siècle, il l’est d’autant plus dans les tribunaux, où les jugements criminels dessinent un état des normes qui travaillent une société à une époque donnée. Ainsi, Anne-Louise Shapiro a-t-elle montré que le jugement porté sur les femmes criminelles aux assises dépendait essentiellement de leur faculté à endosser le discours correspondant aux normes régissant les comportements réputés féminins7. Les femmes contrites, faisant aveu de leur faiblesse et de l’emprise de leurs sens sur leur raison obtiennent en général la clémence, tandis que celles qui refusent de reprendre ces stéréotypes à leur compte attirent sur elles la vindicte des jurés, du magistrat, mais en général aussi du public et des journalistes. Il existerait ainsi de « bonnes » et donc, de « mauvaises » coupables.
4Dans le domaine des crimes sexuels, où le duo coupable/victime recoupe une division sexuelle particulièrement tranchée dans la mesure où la majeure partie des victimes connues sont des femmes, nous nous interrogerons sur l’existence de « bonnes » et de « mauvaises » victimes et sur l’attitude de la justice à l’égard des femmes qui viennent faire récit public de l’acte sexuel criminel dont elles ont été victimes.
5Pour ce faire, nous avons dépouillé des registres d’arrêts ainsi qu’une cinquantaine de dossiers de procédure pour attentat à la pudeur ou viol jugés dans le département du Var de 1818 à 19048. Le choix de ce département permet d’appréhender des sociétés diverses, côtières ou terriennes, pour reprendre les termes de Maurice Agulhon9. La question d’une spécificité méridionale, tant du point de vue des normes que des comportements sexuels et sociaux, mérite également d’être posée.
Dénoncer et dire la souillure
6L’histoire des violences sexuelles à partir des archives judiciaires, a été largement entreprise il y a quelques années par Georges Vigarello, Jean-Clément Martin, et Anne-Marie Sohn10, entre autres. Il ne s’agira pas de reprendre les apports majeurs de ces études bien connues. Plus que l’acte lui-même, qui dit certes beaucoup de l’histoire de la sexualité et des violences, nous voudrions nous intéresser à la manière dont les victimes (en majorité féminines) dénoncent et disent les violences dont elles ont été victimes11. La révélation de l’acte et sa description sont des objets d’histoire à part entière. Comme l’écrit Jean-Clément Martin : « L’archive n’est pas seulement le témoin ou la trace de ce qui s’est passé, elle est d’abord la marque de l'action d’individus engagés dans des entreprises vitales pour eux, modifiant leur environnement et prenant des risques12. » En effet, dans nos sources, en dehors de quelques cas de flagrant délit, ou des affaires révélées par la rumeur ou l’existence de preuves visibles du crime, la justice est saisie par une plainte de l’entourage ou de la victime dans la majeure partie des cas. Ceci n’a pas manqué de jeter la suspicion des historiens sur un tel corpus. L’importance du chiffre noir est, il est vrai, considérable13.
7Cela signifie cependant que les affaires qui nous sont connues ont été, dans leur grande majorité, sciemment révélées, et sont le fruit d’un processus conscient. Les victimes et leur entourage entendent donc se servir de la justice pour obtenir réparation. La démarche en justice agit comme l’absolution de la souillure que les victimes portent symboliquement depuis le crime.
8Or, les populations locales présentent une sensibilité particulière à la criminalité sexuelle, portant davantage d’affaires à la connaissance de la justice. Un sondage dans les registres d’arrêts de la cour d’assises du Var montre une intolérance envers la criminalité sexuelle. Jusque dans la décennie 1870, la courbe est nettement ascendante ; l’on juge davantage de crimes sexuels dans le Var que dans le reste des cours d’assises françaises14. À partir des années 1880 la courbe est descendante, et place le Var en deçà de la moyenne française15. Dans la société varoise au xixe siècle, qui est très majoritairement une société terrienne, ce fait a son importance. La fréquence des dépôts de plainte pour de tels crimes témoigne de la précocité de l’acculturation à l’institution judiciaire des villageois, dès la première moitié du siècle16. De ce fait, elle indique un refus de l’arrangement pour des affaires dont la teneur engage l’honneur et la réputation des familles, et parfois de la commune entière17.
Le choix des mots
9L’analyse du discours des victimes féminines de tous âges et de toutes conditions qui narrent leur mésaventure ne saurait faire l’économie d’une étude précise de la terminologie employée pour désigner l’acte criminel et l’instrument de celui-ci, en l’occurrence le sexe masculin.
10Une première remarque à propos de ce vocabulaire est qu’il fait la part belle à l’usage du stéréotype et de l’allusion. Parmi une multitude, nous ne retiendrons ici que quelques exemples. Le 11 septembre 1819, Pauline Long, 11 ans, fait le récit de son viol au juge d’instruction en charge de l’affaire. Elle déclare : « [...] Il se mit sur moi et il me fit ce qu’il voulut, il y resta encore un assez bon moment18. » Dans le même registre, on lit aussi : « il parvint à assouvir sa lubricité », et « il assouvit sa passion effrénée/sa rage passionnée ». En 1886, Madeleine Domice reprend des termes similaires pour décrire son viol par son père : « Il assouvit sur moi sa brutale passion19. »
11Outre le stéréotype, l’ellipse est également fréquente. L’interrogatoire d’une fillette de 9 ans, Bénigne Ponti, en 1859, est une illustration éclairante :
« D : Votre père ne s’est-il jamais couché sur vous pendant la nuit ?
R : [...] L’enfant hésite un instant et nous dit : Oui Monsieur, il s’est quelque fois couché sur moi.
D : Dans cette position, que faisait-il ?
R : Il me faisait des choses ! [...]
D : Qu’entendez-vous par des choses ?
R : Vous le savez bien ! [...]
R : Racontez-nous ce que vous faisait votre père ?
D : [...] L’enfant persiste à répondre seulement : des choses ! [...]20. »
12Comme l’a montré Anne-Marie Sohn, l’usage du stéréotype ou de l’ellipse est fréquent pour parler de sexualité, notamment dans le discours des adultes21. On constate ici leur utilisation par des fillettes et des jeunes filles, ce qui montre une assimilation par l’éducation de l’interdit autour de la description de l’acte sexuel. Dès le plus jeune âge, certains tabous sont intériorisés. Dans tous les milieux (parmi les victimes citées ici, les jeunes ouvrières côtoient les petites paysannes) la réserve, l’allusion, l’euphémisme sont utilisés pour décrire l’acte sexuel. Les mêmes mots sont d’ailleurs repris dans les procès-verbaux de police ou de gendarmerie, par certains juges d’instruction, et en général dans l’acte d’accusation qui en présente un florilège, tout destiné qu’il est à faire comprendre sans dire et sans choquer.
13La même logique prévaut lorsqu’il s’agit de décrire le sexe masculin. Les très jeunes filles et les fillettes usent particulièrement des termes « machine », « chose », « nudités », ou s’abstiennent de le nommer en se contentant du pronom défini « le ». Lorsqu’elles manquent de mots pour nommer le sexe masculin, elles tentent des descriptions et évoquent « quelque chose de long et/ou de dur », « un morceau de viande », « ce avec quoi il pisse » ou encore, un « couteau22 ». Les discours relevés ici s’inscrivent dans le registre de la normalité et de la correction en matière de récit sur la sexualité. Il s’agit de se faire comprendre tout en en disant le moins possible, afin de ne pas réitérer la souillure par le langage. Toute l’éducation des petites filles, comme le montre Anne-Marie Sohn, vise à leur faire intégrer ce principe, et à les maintenir dans une ignorance qui les protège du vice23. Toutefois, comme elle le souligne aussi, à la fin de la période, ce type de discours tend à régresser, dénotant un assouplissement des interdits langagiers.
14Parmi ces stéréotypes, certains empruntent en toute logique au registre du vocabulaire moral, voire au vocabulaire religieux. Non seulement le discours sur la sexualité, fût-il celui d’une victime, est un discours tabou, mais il s’agit également d’un discours réprouvé. Les victimes évoquent ainsi entre autres exemples les « vilainies », les « saletés », les « mauvaises choses », les « mauvaises manières », les « cochonneries », les « porqueries », les « actions malhonnêtes », et les « actes obscènes/immondes » dont elles ont été victimes.
15De la même façon, les termes employés pour désigner le sexe masculin sont connotés moralement voire religieusement. Les petites filles et les jeunes femmes surtout parlent de « péché » de « péca » (en provençal), de « parties honteuses ». Certains de ces vocables sont d’ailleurs utilisés indifféremment pour désigner leur propre sexe et celui de leur agresseur. La fréquence d’un tel langage chez les victimes les plus jeunes est l’indice d’une éducation assimilant la sexualité au péché et à la saleté. Dans nos sources, cette tendance s’avère particulièrement fréquente chez les victimes les plus jeunes, et en milieu rural, témoignant d’une progression plus rapide de la libéralisation de l’éducation en milieu urbain (en particulier dans les villes de la côte telles que Toulon, La Seyne-sur-mer ou encore Hyères).
16En effet, progressivement, l’usage d’un vocabulaire précis et technique vient supplanter la terminologie à consonance moralisatrice ou religieuse.
17En cette matière, le vocabulaire employé pour désigner l’organe sexuel masculin subit une modification notable. Les expressions « membre viril », « parties naturelles », « verge », « parties sexuelles », sont de plus en plus fréquentes. On remarque une tendance similaire sous la plume des policiers et gendarmes, et dans les questions des magistrats. Même les actes d’accusation se font plus techniques et laissent moins de place aux sous-entendus moraux. Cette rigueur et cette neutralité du vocabulaire, marquant également la description de l’acte sexuel (pour lequel sont utilisés les mots de « coït », « pénétration », « éjaculation » etc.), correspondent bien à la tendance décrite par Anne-Marie Sohn à partir de 187024. Le langage anatomique l’emporte dans les discours sur la sexualité, ici dans les discours féminins. En effet, il permet de tout dire, précisément, sous couvert de détachement scientifique. Il possède une neutralité qui le désacralise et lui ôte son caractère honteux ou sale. À la fin de la période, la majeure partie des discours pour dire la souillure sont aseptisés, médicalisés, ce qui correspond, d’une certaine façon, à une sécularisation et à une médicalisation de la société.
18Du point de vue du vocabulaire, la plupart de nos victimes sont donc influencées par l’air du temps. À ce titre, elles sont donc de « bonnes victimes », au sens où nous nous sommes interrogés, plus haut, sur leur inscription dans un schéma normatif global, à la fois social et culturel. Elles reproduisent, consciemment ou non, le discours qui est attendu de leur part. Ainsi, l’usage du stéréotype est particulièrement attendu chez les jeunes femmes nubiles ou mariées, puisque leur âge suppose qu’elles soient au courant des affres de la sexualité. De même, l’ellipse ou l’utilisation de termes très vagues dans la bouche de jeunes enfants semble normale à un âge où l’ignorance de la sexualité se doit d’être complète. Enfin, l’utilisation de termes à connotation religieuse ou morale est particulièrement bien vue chez les enfants et les jeunes filles qui prouvent par là leur bonne éducation.
19Quelques mots particulièrement inhabituels ou crus étonnent parfois le lecteur de ces procédures. En 1885, une enfant de 4 ans avoue à sa mère que son agresseur l’a mouillée avec « son cul ». Elle répète ce mot devant le juge d’instruction25. Cet exemple est isolé. Il semble qu’on doive mettre l’usage d’un tel vocabulaire sur le compte de la jeunesse de l’enfant et l’attribuer à une absence de pudibonderie rare chez un greffier26. Sans doute ne fait-elle que répéter un mot utilisé dans son entourage – ce qui prouve a contrario que le discours euphémisé l’est en partie volontairement, soit par les justiciables, soit par l’institution judiciaire. Les sociétés rurales au xixe siècle parlent certainement plus libéralement de sexualité qu’on a bien voulu le dire. L’éducation en revanche, ainsi que le discours développé devant la justice et la police, font l’objet d’un étroit contrôle. La réputation des filles en dépend. L’adaptation des discours des victimes à leur interlocuteur est donc certaine. L’immense majorité d’entre elles cherche à apparaître comme de « bonnes victimes » pour préserver une réputation déjà entachée.
Le récit de la honte
20En effet, si le vocabulaire change et évolue vers davantage de neutralité ou d’objectivité, le crime que ces victimes ont subi reste tout au long de la période considéré comme une souillure, physique d’abord et morale ensuite. Si le sexe en lui-même ou l’acte sexuel est de moins en moins décrit comme quelque chose de sale, le crime sexuel entache la victime d’un point de vue moral. Celle-ci est abîmée dans tous les sens du terme.
21La saleté est tout d’abord évoquée à travers les mots employés pour désigner l’acte sexuel, mais aussi ses traces. Le sperme est associé à la souillure. Les victimes parlent « d’ordures », évoquent leur dégoût lorsqu’elles se sentent « mouillées », elles traquent les « taches » sur leur linge. Le témoignage de Marie Garcin en 1829 est emblématique de ce dégoût. Lorsqu’on lui demande ce qu'elle a fait de la chemise qu'elle portait le jour de l’attentat, elle rétorque : « Je l’ai lavée quelques jours après parce qu'elle était couverte de saloperies et des taches produites par la violence dont il s’agit27 » (notons la périphrase pour désigner l’acte). La recherche de preuves se heurte d’ailleurs souvent à cette obsession qui consiste à laver les traces de l’acte ordurier.
22Mais la souillure est avant tout morale. Le discours des victimes est renforcé par celui des autres femmes de l’entourage, qui portent plainte en leur nom, ou viennent témoigner des circonstances de la découverte du crime et de la nécessité d’accorder réparation par une sévère condamnation de l’accusé. En 1819 une mère qui porte plainte pour sa fille déclare que l’auteur du viol dont elle a été victime l’a « pourrie28 ». Dans une autre affaire jugée en 1851 une voisine, première confidente des victimes, déclare : « au récit de tant d’horreur, j’appelais Mme Collas pour qu'elle en informe leurs parents29 ». Cette saleté dont les victimes se sentent recouvertes les pousse, dans la plupart des cas, à un grand désarroi se manifestant par des pleurs. L’une d’elles déclare en 1851 : « Je pleurais de me voir aussi outragée ». C’est souvent de douleur mais toujours de honte que pleurent les victimes. Comme l’explique Augustine Brémond en 1886 : « Je pleurais d’abord parce qu’il me faisait mal en me grattant et ensuite parce que je trouvais que tout ce qu’il faisait n’était pas bien30. »
23Cette notion de souillure explique donc non seulement la souffrance physique et morale des victimes mais également leur honte à parler du crime dont elles ont été victimes. La honte est d’ailleurs une des premières causes de dissimulation de l’attentat, soit que les victimes s’interdisent d’en parler par peur d’être couvertes de honte, soit que leur entourage ne les en empêche. Les propos d’une mère devant le juge de paix en 1859 sont très explicites sur ce point : « Ma fille vous en déclarera toutes les circonstances que je connais seulement par les rapports des personnes auxquelles elles ont été confiées, je n’ai pas eu la force de les entendre de la bouche de cette enfant pour ne pas ajouter à sa souillure et je lui avais même expressément défendu d’en reparler à qui que ce fût31. » Ainsi, entre femmes, si la mère est en général la confidente privilégiée, il arrive que le poids des interdits et des tabous liés à une éducation particulièrement restrictive musèle les aveux. Ce sont alors les femmes de l’entourage qui prêtent l’oreille au discours des victimes. Quoiqu’il en soit, dans un certain nombre de cas, la souillure, pour ne pas être réitérée, doit être tue.
24L’apprentissage de la pudeur et de la honte des choses liées au sexe pénètre à ce point les comportements féminins par le biais de l’éducation qu’il devient difficile aux victimes de dire et de dénoncer l’acte criminel quelles ont subi. Lorsqu’il arrive que ce sentiment de honte soit dépassé, c’est la volonté de réparation qui motive les victimes et leur famille. La justice doit au sens propre les « laver » de la faute dont elles ont été les actrices malgré elles. Les victimes partagent cet invariant de la souillure : les petites filles dont l’innocence a été entachée et dont la prise de conscience brutale et contre-nature de la sexualité constitue une flétrissure ; les jeunes filles ayant perdu leur virginité et leur innocence, dont le futur matrimonial est ainsi compromis ; les femmes mariées ou les mères dont l’honneur est entaché et qui jettent malgré elle l’opprobre social sur leur ménage et leur famille.
25De fait, devant les représentants de l’autorité et de la justice, dans ces récits de la honte, un motif est particulièrement récurrent, celui de la résistance féminine à l’acte sexuel forcé. On peut distinguer ici deux formes de résistance : celle dont font preuve les victimes qui savent à quoi s’attendre et celle des enfants innocentes.
26Ces dernières mettent l’accent sur leur surprise et sur leur incompréhension de l’action à laquelle elles prennent part malgré elles. En 1886 Augustine Brémond déclare : « Il me montrait quelque chose qui lui pendait au-devant du ventre en me disant : regarde-le. Il voulait aussi me faire toucher ce chose avec la bouche mais je m’y suis refusée32. » L’ignorance semble réelle. Il n’en demeure pas moins que l’insistance sur la surprise et le vocabulaire choisi permettent à la victime de se dégager de toute culpabilité.
27En ce qui concerne les premières, sachant à quoi s’attendre en raison de leur âge33, le discours passe par un motif obligé de résistance, plus ou moins acharnée selon les cas. Le cas d’une femme enceinte de six mois lors de la tentative de viol atteint des sommets de pathos. La victime affirme s’être exclamée dans sa lutte au corps à corps avec son adversaire : « Je préfère que vous me tuiez que de céder, si vous n’avez pas pitié de moi, ayez-en pour celui que je porte34. » Ses propos seront repris dans l’acte d’accusation, tant ils sont édifiants. Après de longues minutes de lutte, et une course de plusieurs centaines de mètres, elle réussit à se défaire de son adversaire. La grande majorité des victimes se contente d’insister sur les cris qu’elles ont poussés, ou n’ont pas pu pousser car elles en étaient empêchées, sur leurs recherches d’armes à proximité pour se défendre, sur les ruses déployées pour échapper à leurs adversaires – parfois avec succès – et certaines sur ce qui aurait pu leur arriver si elles n’avaient pas à ce point lutté. Celles qui résistent le plus farouchement sont les jeunes filles. Céder reviendrait pour elles à perdre leur honneur et leur réputation.
28Les discours varient donc beaucoup en fonction de l’âge de la victime. Le discours des victimes devant la justice, est, dans l’immense majorité des cas, un miroir des normes régissant le comportement féminin idéal en matière de sexualité.
29Les logiques de dénonciation sont particulièrement prégnantes dans le Var des villages, au sein de la société que Maurice Agulhon qualifie de « terrienne ». L’essentiel des plaintes en est issu, ce qui est l’indice d’une nécessaire dénonciation de ce type d’actes pour préserver l’honneur familial et/ou communal.
30Une question se pose alors : quelle est la part personnelle dans ces discours, et quelle est celle que l’entourage de la victime ou la justice elle-même lui suggère ? Il est difficile d’y répondre tant l’intériorisation de certaines normes et l’influence de la réputation individuelle et collective sont flagrantes. Devant la justice, lorsque l’on vient dire la souillure, quel que soit son âge, l’on se doit d’apparaître comme une « bonne victime » aux yeux de ses juges. En effet, les soupçons ne manquent pas de surgir, notamment lorsque la sexualité féminine est en cause.
Des victimes suspectes
31Les victimes de crimes sexuels sont d’emblée suspectes d’avoir provoqué leur malheur par un comportement déréglé. Sans parler d’une époque où ce type de crimes n’était pas réprouvé35, au xixe siècle, comme le rappelle Alain Corbin, le soupçon qui pèse sur la victime incite à innocenter l’agresseur. « La contemplation du corps violé suggère la sexualité complaisante, évoque la libération de la sexualité menaçante de la femme. La victime se livrait-elle à l’onanisme ? Avait-elle déjà perdu son pucelage ? » Et l’auteur d’ajouter que l’examen des traces de l’attentat – on pourrait ajouter de la vie de la victime – se mue en quête de l’impureté36.
32Pour voir son agresseur condamné, la victime doit être exempte du moindre soupçon. La parole des témoins entendus par la justice pèse lourd dans le portrait de la victime qui sera dressé à l’issue de l’instruction. Or celle-ci n’est pas toujours favorable. Aux yeux de certains (de certaines), la victime est soupçonnée de vice et d’avoir provoqué son malheur. En 1851, deux jeunes filles, dont l’une se dit victime d’une tentative d’attentat à la pudeur, sont décrites de la sorte par un propriétaire âgé de 66 ans : « Il est de notoriété publique au Val que les filles Marie Ventre et Charlotte Grosjean, ainsi que quelques autres filles de ce pays, sans avoir une mauvaise conduite, ont cependant un langage dévergondé37. » Sans porter des accusations aussi franches, beaucoup de témoins doutent de la parole des victimes et s’en ouvrent aux autorités : « comme je dis à cette fille que c’était peut-être elle qui était allée trouver l’inculpé... » déclare l’une d’entre elles. Le rôle de la rumeur est donc déterminant, notamment dans les villages de l’arrière-pays. En ville, la surveillance communautaire est moins stricte et la tolérance vis-à-vis des comportements féminins plus lâche. Dans tous les cas, lorsque l’accusé fait figure de notable local, les soupçons s’intensifient. Des pétitions de soutien circulent, auxquelles les jurés restent rarement insensibles38.
33Comme l’ont montré les travaux sur les sociétés rurales au xixe siècle, la communauté, et singulièrement la communauté des femmes, est régie par des normes de comportements très strictes39. La fautive, c’est-à-dire celle qui les a transgressées ou qui s’est trouvée exposée à la honte et au déshonneur, est presque certaine de s’en trouver exclue, voire d’être attaquée sur le plan de sa moralité. Il s’agit d’un mécanisme de défense collectif contre le risque d’entacher la réputation du clan entier. On retrouve ce type de comportement dans le Var rural tout au long de la période.
34Outre les témoins, les accusés développent également un discours du soupçon envers leurs victimes, espérant ainsi alléger les charges qui pèsent contre eux. En 1819, Pétronille Valette, seule femme accusée de complicité de viol dans nos sources, déclare : « Il faut dire que cette fille en sait plus que les prostituées, que sa mère l’a surprise diverses fois avec des hommes40. » Certains hommes tentent d’établir des sous-entendus complices avec le magistrat instructeur. Accusé d’inceste, Martin Domice, 47 ans, en livre un bon exemple. En réponse aux propos accusatoires du juge d’instruction il rétorque : « C’est faux [...] Quel est le père qui peut se livrer à un acte pareil, ce ne peut être que sur de mauvais conseils que ma fille a agi. » Le greffier note : « Cette réponse est faite avec l’attitude d’un homme qui paraît douter que l’on puisse s’attacher à la valeur d’une déclaration d’une enfant et le rire sur les lèvres41. » Enfin, un certain nombre d’accusés décrivent des scènes de pornographie passive auxquelles ils auraient été incités malgré eux par des petites victimes vicieuses et au fait de pratiques particulièrement dévergondées. Notons que, selon les accusés, le vice des filles leur est souvent transmis par leur mère. Il ne s’agit plus alors d’un comportement isolé mais d’une tare spécifiquement féminine, liée à une sexualité incontrôlable.
35Les représentants de l’autorité ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit de porter des soupçons sur la moralité des victimes. En premier lieu, une partie des médecins experts sollicités pour les besoins de l’enquête tirent des conclusions tranchées de certaines observations anatomiques. À mesure que l’expertise médico-légale prend plus d’importance dans les décisions judiciaires (c’est-à-dire à partir de la seconde moitié du siècle42), les conclusions des médecins tendent à développer un argumentaire en faveur ou en défaveur de la victime. Là où les médecins se contentaient au début du siècle de constater des violences, et une éventuelle défloration, ils portent fréquemment des jugements inspirés de l’observation du sexe de leur victime43. On retrouve sous leur plume la quête des signes de l’impureté et de la défloration, mais aussi un florilège des signes anatomiques censés indiquer une sexualité déréglée, dont l’onanisme constitue le point central. Ce type de soupçons pèse particulièrement sur les jeunes filles. Les fillettes sont en général épargnées, certains rapports médicaux faisant office de réquisitoire à décharge en donnant à lire l’innocence martyrisée. De la même façon, les femmes mariées, ayant une sexualité active, sont épargnées par les conclusions moralisatrices des médecins. Celles-ci focalisent les soupçons sur l’adolescence, dont on peut rappeler combien elle cristallise les angoisses et les fantasmes sociaux et médicaux dans la seconde moitié du siècle44.
36Les magistrats instructeurs font preuve de davantage de neutralité. Leur attitude semble équilibrée et proche de la neutralité requise par leur fonction. En réalité, l’essentiel des discours des magistrats du siège nous échappe, que ce soit le non-verbal – les attitudes, les gestes, les silences, les regards lors de l’audience ; ou les propos du président de la cour que des minutes indigentes, lorsqu’elles existent, n’ont pas conservé dans le dossier d’instruction.
37Enfin, en ce qui concerne les jurés, certains acquittements traduisent l’imperfection de la législation en début de période, elle-même reflet d’un soupçon généralisé à l’égard des victimes d’attentats à la pudeur sans violence45, et le soupçon ou l’indifférence qui pèse sur certaines victimes tout au long du xixe siècle. Si l’acquittement tend à régresser au fur et à mesure de la période, la réputation de l’accusé reste une donnée fondamentale face à celle de la victime. La parole d’une fillette ou d’une jeune fille, fût-elle solidement étayée, ne pèse pas lourd face à la réputation et aux relations d’un commerçant respecté ou d’un notable influent.
38Afin d’échapper aux conséquences que ferait peser sur elles le poids du soupçon, les victimes de crimes sexuels dans le Var au xixe siècle développent donc un discours qui se conforme aux attentes de l’institution judiciaire. Elles endossent, consciemment ou non, le rôle de « bonnes victimes ». L’hypothèse d’une acculturation des discours se vérifie donc avec acuité dans la société rurale varoise où la sensibilité à la notion d’honneur est particulièrement forte. Si l’on perçoit des nuances – en fonction du cadre social et économique, mais aussi de l’âge et de la fonction familiale et sociale – le discours des « bonnes victimes » présente un certain nombre d’invariants qui répondent aux attentes de la société en matière de sexualité féminine.
39Cette courte analyse laisse donc entrevoir les représentations sociales et culturelles de la femme dans la société d’alors. Entre l’oie blanche et la perverse séductrice, il existe peu de portraits nuancés. La sexualité féminine telle qu'elle émane de ces représentations apparaît comme irrationnelle, incontrôlable, objets de peurs et de fantasmes.
Notes de bas de page
1 Michelle Perrot, « Délinquance et système pénitentiaire en France au xixe siècle », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, janv-fév 1975, p. 71-72.
2 Une telle entreprise viendrait répéter celle qu’a entreprise Anne-Marie Sohn. Voir infra.
3 Archives départementales du Var (ADV), série 2 U : dossiers de procédure de la cour d’assises.
4 Philippe Ariès, Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, t. 4 : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Le Seuil, 1987, 639 p.
5 Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, t. 2 : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Le Seuil, 2005, 451 p.
6 Sylvie Chaperon, Les origines de la sexologie : 1850-1900, Paris, Louis Audibert/La Martinière, 2007 ; Alain Corbin, L’harmonie des plaisirs, les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2008, 542 p.
7 Anne-Louise Shapiro, « L'amour aux assises : la femme criminelle et le discours judiciaire à la fin du xixe siècle », Romantisme, no 68, 1990-II, p. 61-74.
8 Néanmoins, cette contribution sera essentiellement fondée sur des analyses qualitatives, le nombre de cas étant considéré trop faible pour pouvoir donner lieu à des interprétations statistiques fiables.
9 Maurice Agulhon, La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, Paris, Société d’études robespierristes, 1970, 535 p.
10 Anne-Marie Sohn, « Les attentats à la pudeur sur les fillettes en France (1870-1939) et la sexualité quotidienne », dans Alain Corbin (dir.), « Violences sexuelles », Mentalités, no 3, 1989, p. 71-111 ; Du premier baiser à l'alcôve. La sexualité des Français au quotidien (1850-1950), Paris, Aubier, « Collection historique », 1996, 312 p. ; Jean-Clément Martin, « Violences sexuelles, études des archives, pratique de l’histoire », Annales HSS, mai-juin 1996, no 3, p. 643-661 ; Georges Vigarello, Histoire du viol, Paris, Le Seuil, « Points », 1998, p. 178-180. Plus récemment : Laurent Ferron, La répression pénale des violences sexuelles au xixe siècle : l’exemple du ressort de la cour d’appel d’Angers, thèse d’histoire, Angers, 2000, 865 f°.
11 À titre de comparaison on se référera à Laurent Ferron, « Le témoignage des femmes victimes de viols au xixe siècle », dans Christine Bard, Frédéric Chauvaud, Michelle Perrot, Jacques-Guy Petit (dir.), Femmes et justice pénale xixe-xxe siècles, Rennes, PUR, 2002, p. 129-138.
12 Jean-Clément Martin, « Violences sexuelles... », article cité, p. 643.
13 Le chiffre noir est l’ensemble des délits et crimes qui n’arrive pas au jugement car non découverts, non élucidés ou classés sans-suite. Pour plus de précisions on se référera aux travaux de Bruno Aubusson de Cavarlay, plus particulièrement « De la statistique criminelle apparente à la statistique judiciaire cachée », Déviance et société, 1998, vol. 22, no 2, p. 155-180 et « Justice de masse : le nombre et le quantitatif dans la production judiciaire », dans Frédéric Chauvaud et Jacques-Guy Petit (dir.), L’histoire contemporaine et les usages des archives judiciaires (1800-1939), Paris, Honoré Champion éditeur, 1998, p. 169-179.
14 On trouve sans doute ici une explication à la mauvaise réputation du département en matière de criminalité sexuelle. Georges Vigarello souligne en effet que les représentations négatives, décrivant une population varoise brutale et arriérée font régulièrement les bonnes feuilles des faits-divers au xixe siècle. Voir Georges Vigarello, Histoire du viol.…,op. cit., p. 178 et suiv.
15 Archives départementales du Var (ADV) et Compte général de l’administration de la justice criminelle. Voir également Georges Vigarello, Histoire du viol..., op. cit., p. 179.
16 Maurice Agulhon, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la seconde République, Paris, Plon, 1970.
17 L'honneur de la commune est à n’en pas douter un élément déterminant dans l’appui que les maires donnent aux plaintes pour crimes sexuels. Dans le Var, la commune est l’unité sociale, culturelle et politique fondamentale de la société. Maurice Agulhon, La vie sociale en Provence intérieure..., op. cit., p. 203-237.
18 Archives départementales du Var (ADV) 2 U 208, 1819-1820.
19 ADV 2 U 607, 1886.
20 ADV 2 U 469, 1859.
21 Anne-Marie Sohn, Du premier baiser à l’alcôve..., op. cit.
22 Dans ce dernier cas, il s’agit d’une très jeune fillette de 5 ans (AD du Var 2 U 423, 1851).
23 Anne-Marie Sohn, « Les attentats à la pudeur... », article cité.
24 Anne-Marie Sohn, Du premier baiser à l’alcôve.op. cit.
25 ADV 2 U 602, 1885.
26 La parole retranscrite est une parole déformée, comme l’a montré Frédéric Chauvaud, « La parole captive. L’interrogatoire judiciaire au xixe siècle », Histoire et archives, no 1, janvier-juin 1997, p. 33-60. Dans les procédures pour crimes sexuels, le phénomène est particulièrement sensible, voir Anne-Marie Sohn, « Les attentats à la pudeur... », article cité.
27 ADV 2 U 288, 1829.
28 ADV 2 U 209, 1819.
29 ADV 2 U 422, 1851.
30 ADV 2 U 606,1886.
31 ADV 2 U 469, 1859.
32 ADV 2 U 606, 1886.
33 Sauf exception, on estime qu’il est normal qu’une jeune femme ait une connaissance théorique des mécanismes de la sexualité et de la reproduction. Voir Anne-Marie Sohn « Les attentats... » article cité.
34 ADV 2 U 662, 1903.
35 Georges Vigarello, Histoire du viol..., op. cit. L’attentat à la pudeur sans violence n’est condamnable qu’à partir de 1832.
36 Alain Corbin (dir.), « Violences sexuelles », Mentalités, no 3, 1989, p. 11.
37 ADV 2 U 419, 1851.
38 ADV 2 U 668, 1904.
39 Annick Tillier, Des criminelles au village. Femmes infanticides en Bretagne (1825-1885), Rennes, PUR, 2001,447 p.
40 ADV 2 U 209, 1819.
41 ADV 2 U 607, 1886.
42 Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale en France au xixe siècle, Paris, Aubier, « Collection historique », 2000, 301 p.
43 Laurent Ferron, « Prouver le crime de viol au xixe siècle », dans Bruno Lemesle (dir.), La preuve en justice de l'Antiquité à nos jours, Rennes, PUR, 2003, p. 211-219.
44 Michelle Perrot « Quand la société prend peur de sa jeunesse en France au xixe siècle », Les jeunes et les autres. Contributions des sciences de l’homme à la question des jeunes, Vaucresson, CRIV, 1986, p. 19-27 ; Agnès Thiercé, « Pacifier l’adolescence, les choix des années 1890 », Adolescence, 1998, t. 16, no 1, p. 257-268.
45 Voir supra et Anne-Marie Sohn, « Les attentats à la pudeur... », article cité.
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