Médailles mutualistes
p. 161-171
Texte intégral
1Durant plus d’un siècle, du Second Empire aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les médailles ont représenté un attrait considérable pour les dirigeants mutualistes. Pour illustrer cette importance, il sera évoqué brièvement en introduction la figure de l’un des principaux responsables de ce mouvement, Louis Keller (1864-1945). Commissaire de police, il tint sa première conférence sur la mutualité en 1886 et devint ensuite un des orateurs les plus écoutés de ce mouvement : au soir de sa vie, il aurait exalté, dans plus de deux mille ( !) conférences, les bienfaits de la mutualité. Passons sur sa participation à de nombreux congrès nationaux, à des expositions internationales ainsi que sur ses innombrables responsabilités dans les organisations mutualistes nationales, dans sa presse ainsi que sa présence, notamment aux comités de patronage, dans de multiples associations et d’œuvres sociales de toutes sortes. Relevons seulement que Louis Keller obtient, dans la section d’économie sociale, les plus hautes récompenses aux expositions nationales et internationales. Il est titulaire de plusieurs ordres étrangers, des médailles d’or (Mutualité, Assistance publique, Prévoyance sociale) et reçoit également une médaille d’argent. Officier de l’Instruction publique, chevalier du Mérite agricole, il est enfin promu commandeur de la Légion d’honneur en 19261 Il également titulaire des médailles de bronze, d’argent et d’or de la Mutualité depuis 1895 et trois ans plus tard, il a reçu la Médaille d’honneur de la société d’encouragement au bien sur proposition du ministère de l’Intérieur ; enfin, en 1903, il a obtenu le « rappel de la Médaille d’or de la Mutualité2 ». Arrêtons cette énumération digne d’un catalogue à la Prévert pour signaler immédiatement que, loin d’être un cas isolé, Louis Keller est au contraire parfaitement représentatif de l’ensemble des dirigeants mutualistes. Un rapide examen de leur activité souligne combien ils sont assoiffés sinon d’honneurs, du moins de médailles et de décorations : cette attitude renvoie à certaines caractéristiques de la mutualité que nous allons évoquer dans ce texte.
2Nous ne reviendrons pas sur l’histoire de la mutualité au xixe siècle que l’on connaît maintenant dans ses grandes lignes à l’échelon national3 ainsi que, depuis peu, dans un certain nombre de départements4. La mutualité est la fille de deux révolutions : la Révolution française et la révolution industrielle. Elle voit le jour à la veille de la Grande Révolution, la première société mutualiste ayant été fondée à Paris en 1780. À partir de la décennie 1820, la révolution industrielle donne une première impulsion au mouvement : en 1848, il y aurait environ 250 000 mutualistes dans toute la France. Jusqu’à la Seconde République, les sociétés mutualistes qui font face aux conséquences humaines dramatiques de l’industrialisation ont une double nature. Sociétés d’assistance, elles soulagent avec leurs faibles moyens leurs membres qui vivent dans une misère effroyable : ces sociétés de secours mutuels prennent en charge les funérailles, assez souvent la maladie mais très rarement les retraites. Par ailleurs, ce sont souvent des sociétés de résistance qui organisent les luttes sociales à l’heure où toute organisation ouvrière est interdite : en effet, les sociétés de secours mutuels sont sous le coup de la loi Le Chapelier qui, votée en 1791, ne sera définitivement abolie qu’en 1884 avec la loi Waldeck-Rousseau légalisant les syndicats. Les sociétés mutualistes offrent donc une physionomie complexe et sont parfois difficiles à définir : sociétés d’assistance, elles organisent aussi la résistance.
La mutualité « impériale » ou approuvée
3Tout change à partir du Second Empire. Dès 1852, Napoléon III réorganise la mutualité de fond en comble en constituant une nouvelle structure, la société approuvée. Ce type de société a de multiples avantages financiers : placements possibles des fonds à la Caisse des dépôts et consignations à un taux avantageux (4,5 %), possibilité de gérer des immeubles, mise à la disposition de locaux par les maires etc. Par ailleurs, ces sociétés ne sont plus organisées sur une base professionnelle comme c’était souvent le cas auparavant, ce qui les assimilait, peu ou prou, à une organisation syndicale avant la lettre : désormais, ces sociétés sont organisées sur une base géographique, dans la plupart des cas celle de la commune. Et surtout, elles sont maintenant dirigées par une nouvelle catégorie, les membres « bienfaiteurs » ou « honoraires ». Ces derniers proviennent des classes les plus aisées de la société – propriétaires terriens, avocats, notaires, médecins, entrepreneurs etc., en bref, des notables. Les instituteurs peuvent aussi être des membres honoraires à condition qu’ils « pensent bien », en d’autres termes qu’ils n’aient pas des idées trop avancées et qu’ils soutiennent le pouvoir en place : en effet, tous ces membres bienfaiteurs sont étroitement surveillés par le régime qui se donne d’ailleurs le droit de nommer les présidents de société, au terme d’une enquête minutieuse menée par le préfet sur leur moralité et leurs opinions.
4Peut-on dire que ces bienfaiteurs se recrutent seulement au sein des élites ? Disons que ces notables, pour autant qu’on les connaisse, proviennent pour la plupart de la moyenne et de la grande bourgeoisie. Il se met ainsi en place un instrument de contrôle social sur les classes populaires qui ne sera pas sans efficacité. Il convient également d’insister sur la moralité qui doit être de règle au sein de ces sociétés approuvées : l’accent y est mis sur le comportement moral exemplaire, la vie régulière, l’absence de violence et la nécessité du travail. Enfin, l’alcoolisme y est fustigé tout comme la liberté sexuelle. Toutes ces valeurs régissent la vie de ces groupements et permettent la mise en pratique de ce contrôle social, voulu comme tel. Cette réforme qui est une réussite, ne se limite pas à ce contrôle : elle contribue aussi à une plus grande médicalisation de la société française. La réforme de Napoléon III rencontre le succès puisque, à la fin du Second Empire, les sociétés approuvées constituent plus des 3/5 de l’ensemble des forces mutualistes nationales : il existe alors en France quelque 800 000 mutualistes sur lesquels veillent jalousement plus de 100 000 membres bienfaiteurs.
5La réforme impériale présente une autre particularité : les membres bienfaiteurs qui dirigent ces sociétés approuvées, ne peuvent bénéficier de leurs prestations. Il s’opère donc une dissociation au sein des groupements entre les adhérents qui cotisent et bénéficient de l’aide mutualiste mais qui n’ont plus voix au chapitre pour les diriger et les dirigeants qui n’ont d’autre rétribution que celle, symbolique, des médailles. En mettant en place ces sociétés approuvées, Napoléon III établit un système aussi minutieux que compliqué et hiérarchisé de distribution de médailles – bronze, argent, or etc. – acquises au terme de bons et loyaux services. La médaille devient ainsi un signe de reconnaissance et de prestige dans le monde mutualiste : sa valeur est proportionnelle aux services rendus en mutualité et à la longévité de l’engagement mutualiste. Les médailles dont les mutualistes vont devenir très friands, doivent également susciter l’émulation entre les uns et les autres : comme on va le voir, très vite, il se manifeste une véritable « voracité » pour les obtenir. L’examen des biographies des principaux dirigeants, au moins à l’échelon national, révèle combien ils accumulent les médailles. Ils accaparent sous une forme tout aussi « boulimique » les présidences des conseils d’administration, des comités de patronage et de toutes les instances de direction possibles des organisations sociales dans lesquelles ils interviennent en grand nombre : à tel point qu’on se demande parfois comment ils ont le temps de mener à bien toutes ces activités. Mais là encore, ce que l’on connaît des principaux dirigeants mutualistes montre que tous agissent de la même façon : la très grande majorité recherche les postes de responsabilité ainsi que les situations de visibilité dans ces manifestations de toutes sortes.
6Il faut donc se demander pourquoi ce système des médailles rencontre un tel succès et nous suggérons l’explication suivante. Ces membres bienfaiteurs ne cherchent pas à obtenir des rétributions financières dans la mesure où leur situation les en dispense : ils n’en ont pas besoin sur le plan matériel. En revanche, les remises de médailles qui sont très souvent l’objet de cérémonies publiques au sein de la société mutualiste ou à l’extérieur, fréquemment en présence des autorités locales et départementales – préfet, sous-préfet, maire etc. – ont un énorme avantage : elles mettent en scène des gens qui font « le bien », de façon apparemment désintéressée. Qui pourrait trouver à redire à de tels comportements ? Il est particulièrement fondé de pratiquer le bien, surtout lorsque l’on brigue une carrière municipale, de conseiller général ou de député. Animer une société mutualiste est un excellent moyen de se mettre en valeur auprès des habitants de sa commune et la remise d’une médaille est la consécration, par excellence, de ce type d’engagement. Pour autant qu’on le sache, beaucoup de ces dirigeants mutualistes semblent, sous le Second Empire, avoir été des maires, des conseillers généraux ou des députés. Or, la gestion de ce type de carrière passe par la reconnaissance, publique et visible par tous, de l’engagement en faveur du bien public : la médaille mutualiste en est une illustration hautement symbolique. Il s’agit effectivement du bien public dans la mesure où la mutualité regroupe – du moins elle prétend le faire – toutes les classes sociales, toutes les couches de la société française qu’elle s’efforce de faire collaborer. Intervenir ainsi pour faire le bien sur un terrain aussi large ne peut que susciter l’approbation générale.
La mutualité : un siècle de médailles
7Il n’est évidemment pas fortuit que ce système de médailles ait été mis au point et qu’il ait pris son essor sous le règne du neveu du grand Bonaparte. Un tel cérémonial s’inspire, à l’évidence, de la culture impériale héritée du Premier Empire. Le rituel des médailles n’est d’ailleurs pas le seul à organiser la vie des groupements. La mutualité impériale met en place une vaste mise en scène, hiérarchisée et codifiée, de leurs pratiques rituelles. A l’assemblée générale annuelle, souvent suivie d’un défilé, en habits du dimanche, sur la tombe des bienfaiteurs, sont associés les défilés, obligatoires, lors des funérailles d’un sociétaire, avec port du drapeau ou de la bannière, emblème de la société : ces pratiques qui ont une fonction pédagogique et moralisatrice, perdurent après la Seconde Guerre mondiale. Les sociétés de secours mutuels réunissent leurs adhérents dans des banquets annuels qui rassemblent le riche et le pauvre dans un louable souci de fraternisation et de paix sociale ; elles organisent des fêtes mutualistes qui ont l’avantage de mieux faire connaître les groupements, de consolider leur homogénéité et éventuellement de recueillir des fonds. Toutes ces pratiques revêtent un aspect idéologique parfaitement explicite : chaque sociétaire qui participe à ces cérémonies doit se pénétrer de l’idée qu’il est tributaire d’un groupe dont il est tenu de suivre à la lettre les enseignements moraux voire religieux. La médaille s’inscrit dans cette représentation générale de la société mutualiste et de la vision qu'elle veut donner d’elle-même à l’extérieur ; la médaille symbolise le travail, le dévouement et la modestie car les mutualistes se veulent des gens désintéressés qui font le bien sans se faire remarquer et qui doivent toujours rester modestes.
8Pourtant, si l’apparition des médailles s’explique à l’évidence par le contexte culturel du Second Empire, ce système ira bien au-delà d’un engouement passager et fonctionnera durant plus d’un siècle : au début des années 1990, nous avons pu ainsi assister dans une ville de province à une cérémonie de remise de médailles qui coïncidait, comme c’était encore souvent le cas, avec l’assemblée générale mutualiste annuelle. Fortement connotées par leur modèle originel, les Médailles mutualistes poursuivent allègrement leur petit bonhomme de chemin sous la Troisième République puis jusqu’aux années les plus récentes. À leurs débuts, elles ne concernent que les membres bienfaiteurs et non pas les adhérents de base qui, on l’a vu, ne peuvent participer à la direction de la société. Cette division du travail va évoluer mais avec une extrême lenteur du fait de la démocratisation progressive des sociétés de secours mutuels.
9La « républicanisation » tranquille entreprise par la mutualité à partir des années 1880 la met en phase avec la République « laïque et obligatoire » du tournant du siècle. Désormais, mutualité rime avec Parti radical dont elle est d’ailleurs proche : cette proximité des mutualistes avec les pouvoirs est une clef de leur succès jusqu’à la Grande Guerre. La mutualité progresse rapidement dans tout le pays au point de devenir le premier mouvement social français, loin devant les syndicalistes et les coopérateurs : en 1914, alors que la CGT – seule organisation nationale syndicale – compte tout au plus 450 000 adhérents, les coopérateurs sont au nombre d’environ 3 millions et les mutualistes proches de 4 500 000. Il y a là le signe d’une progression incontestable – ils étaient un peu moins de deux millions en 1898 – mais qui reste cependant limitée. En 1914, les mutualistes ne couvrent qu’un dixième de la population française : eux qui prétendent ouvrir leurs rangs à l’ensemble des Français, sans oublier les femmes et les enfants, ont encore fort à faire !
10Les mutualistes augmentent assurément leur influence dans les différents domaines de ce que l’on n’appelle pas encore la protection sociale : fort éclatés, ces différents terrains – assurance publique, maladie, retraite, etc. – se développent dans tout l’hexagone. Les mutualistes sont également présents dans les expositions internationales (1867, 1878, 1889 et surtout 1900) qui se multiplient en France comme à l’étranger, de Saint-Louis aux États-Unis, à Vienne en Autriche ou en Italie. Certaines réalisations mutualistes sont d’ailleurs honorées, elles aussi, sous forme de médailles – or, vermeil, argent – dans ces nombreuses manifestations. Avec la « républicanisation » de la mutualité qui, à partir des années 1880-1890, correspond grosso modo à l’entrée des « masses » dans la vie publique sous la forme de l’apparition des premiers partis politiques, on pourrait penser que le système de notables mis en place par Napoléon III s’affadit et se dilue : les Médailles mutualistes héritées du Second Empire, ne vont-elles pas perdre de leur attrait au sein de la mutualité républicaine ? Tel n’est pourtant pas le cas et ce pour plusieurs raisons.
11Tout d’abord, ce système de notables recule très lentement et la « républicanisation » de la mutualité, sa démocratisation relative ne signifient nullement que les notables y disparaissent : ils y restent au contraire très puissants jusqu’à la Libération. Le vrai changement se fait une décennie plus tard lorsque la mutualité doit, non sans difficultés, s’adapter à la Sécurité sociale. Une autre raison entre en ligne de compte : jusqu’à la Grande Guerre, il existe certaines incompréhensions entre la mutualité et l’Etat, essentiellement en ce qui concerne la mise en œuvre de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP), première forme de protection sociale obligatoire et donc non mutualiste élargie. Les ROP assurent des retraites à quelque 3,5 millions de personnes, ce qui est un premier pas restant toutefois bien en deçà de ce que voulaient leurs promoteurs. Ce semi-échec s’explique par le fait que la plupart des acteurs de la société française sont hostiles à l’intervention de l’État en ce domaine : les mutualistes figurent parmi ces opposants. Toutefois, en dépit de ce désaccord, les rapports entre les mutualistes et l’État restent bons. Ils le sont d’autant plus qu’avec la loi de 1898, la « charte de la mutualité », la République a libéré la mutualité du « carcan impérial », en d’autres termes du système mis en place par Napoléon III en 1852 : la « charte » autorise en particulier cette dernière à s’organiser à l’échelon national. En 1902, les mutualistes constituent la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF) et se donnent un premier président, Léopold Mabilleau (1853-1941). Ce dernier est bien l’homme de la situation car il sait parfaitement faire connaître la mutualité et l’associer au personnel républicain dirigeant. En 1905, notamment, il organise de grands rassemblements mutualistes auxquels assiste tout le « gratin » du personnel politique du pays ; ces manifestations sont abondamment couvertes par la grande presse. Dans ces cérémonies où l’éloquence républicaine coule à flot, on n’est pas avare de remises de décorations. Ainsi en 1904, on fête en grande pompe le plus vieux mutualiste de France, membre de la même société depuis 1841. Il existe alors une véritable émulation mutualiste parfaitement valorisée par le système de la décoration, héritée du Second Empire et reprise par la Troisième République.
12Dans la France de l’entre deux guerres, le cérémonial de la décoration mutualiste se perpétue et va même en s’élargissant, à l’image de ce qui se passe dans l’ensemble du pays. La Grande Guerre et ses suites ont favorisé la mise en scène de décorations sur les terrains les plus multiples et la mutualité n’échappe pas à cette évolution. À partir de la décennie 1920, de nombreuses sociétés mutualistes publient une plaquette en l’honneur de leurs morts ; certaines installent dans leurs locaux un tableau de leurs valeureux membres tombés au combat. On peut voir ainsi aujourd’hui un tableau de ce genre, dans le local d’une société qui a débuté sous le nom de « La Boule de Neige ». Fondée en 1891 dans le quartier des Halles à Paris, « La Boule de Neige » connaît une progression considérable de ses adhérents qui constituent un effectif de 70 000 personnes en 1914. Comme la grande majorité des sociétés mutualistes, un nombre non négligeable de ses membres – environ 10 % – tombent aux combats et leur nom est perpétué sous la forme d’un tableau. De plus, durant les mêmes années, « La Boule de Neige » se transforme en société mutualiste d’anciens combattants et elle n’est pas la seule à le faire : avec la loi de 1923, les quelques 3 millions d’anciens combattants en France peuvent s’organiser en sociétés mutualistes. On imagine aisément que tous ces anciens soldats ne sont pas hostiles aux décorations dont l’attrait continue d’être très fort en mutualité.
13Une autre raison explique le fort engouement des mutualistes dans la recherche de ces honneurs symboliques. Dans leur grande majorité, les mutualistes sont des notables issus de la grande, la moyenne, voire la petite bourgeoisie. Au gré des régimes politiques – Empire, République et même État français – ils restent des notables et ce, jusqu’à la Libération ; aussi, ils sont fort éloignés du militantisme ouvrier. De 1902 à 1945, sur les 350 administrateurs nationaux de la FNMF, un seul, Jean Rougerie, est un militant socialiste, syndical et mutualiste. Il accomplit le tour de force d’être le secrétaire de la section SFIO de la Haute-Vienne, un de ses principaux responsables de la CGT puis le dirigeant de l’union mutualiste du département ; mais il est bien le seul mutualiste à être dans cette situation. À partir de la décennie 1930, les mutualistes commencent à se rapprocher des organisations ouvrières mais cette évolution est extrêmement lente. Ils restent très éloignés de la plupart de ses valeurs : défense de la lutte des classes, de l'antimilitarisme, de l’anticléricalisme etc. Dans le monde plus consensuel des mutualistes, les formes de reconnaissance ne peuvent pas être les mêmes qu’à la SFIO, à la CGT ou au Parti communiste : les militants des organisations ouvrières sont peu enclins à admettre un système hiérarchisé de médailles accordées avec la bénédiction d’un État considéré le plus souvent comme bourgeois et répressif. Dans le monde syndical, il n’existe pas de système de médailles, analogue à celui qui a cours chez les mutualistes : la séparation existant entre mutualistes et syndicalistes contribue à expliquer, a contrario, pourquoi l’engouement des médailles reste alors si fort dans les sociétés mutualistes.
14Tout commence à changer à partir de la Libération bien que sous des formes différentes dans la mesure où le mouvement mutualiste offre une physionomie très diversifiée. Nous avons précisé combien les médailles gardent une grande valeur en mutualité, au moins jusqu’à la fin des années 1990 et peut-être encore aujourd’hui. Pourtant, elles sont absentes de l’histoire d’une organisation mutualiste qui, fondée à la Libération, a la singularité d’être dirigée à parité par des mutualistes et des syndicalistes : à partir de 1946, la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN) rassemble l’ensemble des mutuelles enseignantes qui avaient commencé, elles aussi, à se développer depuis le Second Empire. La MGEN présente la particularité, peu banale dans l’univers mutualiste, d’être créée par les militants du Syndicat national des instituteurs (SNI) : or, on constate que les médailles ne présentent aucun attrait pour ses dirigeants5. Mais quelle que soit son importance, la MGEN est loin de représenter toute la mutualité au sein de laquelle les médailles continuent de jouer un rôle.
15On peut donc considérer que les médailles constituent la face visible de la notabilisation de la mutualité. Or, cette notabilisation, voulue et mise en place par Napoléon III, survit bien au delà de son régime et il faudra attendre les années 1950 pour quelle se dilue peu à peu. La notabilisation de la mutualité reste très forte durant l’entre-deux-guerres. On peut même se demander si elle ne se renforce pas dans la mesure où le périmètre de la protection sociale s’élargit de façon considérable avec les assurances sociales. Ces dernières couvrent, théoriquement du moins, 10 millions de personnes en 1930 et une quinzaine de millions en 1945 alors que les ROP, on l’a vu, n’en avaient concerné tout au plus que 3,5 millions. Les assurances sociales ont des effets contradictoires sur le mouvement mutualiste. Le dispositif mis en place en 1930 renforce les mutualistes – nombre d’adhérents, réalisations sociales de toutes sortes, etc. – parce que la mutualité en devient la principale gestionnaire : mais elle s’enlise dans cette tâche. Cette évolution ne peut que promouvoir les responsables les plus anciens jugés, à tort ou à raison, les plus compétents mais aussi les plus conservateurs et sans doute les plus attachés à ces manifestations formelles de reconnaissance.
16Travaillant à la mise en place de la Sécurité sociale à la Libération, Pierre Laroque a dit combien, après avoir rencontré l’état-major de la FNMF, il avait été frappé par leur vieillesse, par leur caractère de notables qui n’étaient plus en phase avec la société de leur temps, et en particulier avec le mouvement syndical, alors en pointe. La longue survie de la notabilisation mutualiste a donc perpétué le système des médailles jusqu’aux lendemains de la Libération comme le montrent bien les biographies des dirigeants mutualistes. Quatrième président de la FNMF depuis 1931, Léon Heller (1867-1950) a suivi toutes les étapes du parcours décoratif puisqu’il a obtenu les Médailles de bronze, d’argent et d’or de la mutualité à partir de 1904. En revanche, son successeur Jack Senet (1893-1967) a détenu 12 médailles (Légion d’honneur, Mérite social,...) mais aucune Médaille mutualiste. Il en ira de même pour ses successeurs jusqu’à nos jours : Arnaud Duben (1898-1968), André Borveau (1906-1994), René Teulade (né en 1931) et Jean-Pierre Davant (né en 19456). Les décorations mutualistes semblent avoir mieux résisté en province qu’à l’échelon national mais il ne s’agit là que d’une hypothèse dans la mesure où on ne sait que trop peu de choses sur les dirigeants mutualistes régionaux depuis la Seconde Guerre mondiale.
17Nous conclurons par quatre remarques. Tout d’abord, la décoration apparaît comme la rétribution symbolique de notables qui s’investissent dans le social, à l’heure où l’État n’intervient pas sur ce terrain. Tout en étant distinct de celui de l’Église, l’engagement mutualiste n’est pas si éloigné de certaines formes de « bonnes œuvres », bien antérieures faites par des hommes de bonne volonté qui pratiquaient le bien et qu’il fallait récompenser publiquement, en dehors de toute considération matérielle. Les décorations ont l’avantage de flatter la vanité humaine, toujours présente, et de faciliter considérablement les débuts ou la poursuite d’une carrière politique locale et départementale. Une étude sur le personnel municipal sous le Second Empire permettrait sans doute d’éclairer les choses : parmi eux, combien de mutualistes ? Ayant entrepris ce travail pour les responsables nationaux de la FNMF depuis le début du siècle, nous avons répertorié parmi eux, jusqu’aux années 1930, un nombre non négligeable de maires et de députés. Un tel constat pourrait étonner dans la mesure où la mutualité se prétend apolitique. Mais on ne peut s’en tenir au seul examen de son discours et il nous semble au contraire que la symbiose entre mutualistes et personnel municipal est très forte à partir du Second Empire. Ce constat renvoie à l’examen de ce qui se fait alors en matière de protection sociale et plaide en faveur de la forte implication des communes dans la généralisation de l’assistance à partir des années 18807.
18Les médailles ont une autre fonction. Elles hiérarchisent le mouvement mutualiste, à l’image du modèle de société que veut façonner Napoléon III. En outre, les médailles unifient le mouvement mutualiste en constituant une sorte d’échelle des valeurs commune à tous, un passage obligé pour les futurs dirigeants de société : tout mutualiste, pourvu qu’il s’engage et qu’il donne de sa personne, a désormais dans sa musette non pas un bâton de maréchal mais une médaille d’or ou d'argent. L’homogénéisation de ce qui n’est pas encore un mouvement national a-t-elle été pensée et voulue par Napoléon III ? Il est difficile de répondre à cette question mais à partir du moment où se constitue la FNMF en 1902, elle a tout intérêt à conserver ces procédures et garder les décorations. Et, c’est ce qu'elle a fait.
19Ces médailles qui symbolisent la longue notabilisation de la mutualité, survivent aux régimes politiques qui se succèdent de Napoléon III à la Cinquième République. Elles sont représentatives de ces notables républicains qui vont de la droite classique et du centre droit jusqu’au Parti radical. En, revanche, elles ne concernent que très faiblement les partis politiques de la gauche – SFIO pour ne rien dire du PC – et témoignent d’une culture inconnue du milieu syndical.
20Enfin, ces médailles sont décernées dans un monde essentiellement masculin. En effet, si l’égalité des femmes par rapport aux hommes a été reconnue en mutualité, au moins sur le plan formel au tournant du siècle, les dirigeantes mutualistes sont restées tout à fait exceptionnelles. Une première femme, Madame Mathieu, entre au conseil d’administration de la FNMF en 1919, semble-t-il, mais elle meurt prématurément en 1927. En 1936, Henriette Massot-Devèze (1882-1956) dirige l’union départementale des Alpes-Maritimes : elle est alors la seule femme à exercer une telle responsabilité. Cette enseignante de lettres qui reçoit en 1920 la Médaille d’officier de l’Instruction publique, siège également au conseil d’administration de la FNMF. Léonie Toureille (1873-1965) siège dans la même instance de 1932 à 1956 : titulaire de la Médaille d’or de la Mutualité en 1922, elle reste une exception. Jusqu’au début des années 1980 pratiquement aucune femme n’exerce de responsabilité de quelque importance à la FNMF. Or, c’est dans cette décennie que le cérémonial de la décoration mutualiste commence à perdre, lentement, de son attrait. En mutualité, comme cela a été le plus souvent le cas ailleurs, les décorations ont été avant tout une affaire d’hommes.
Notes de bas de page
1 Auguste Hermann, Des personnalités mutualistes, Paris, Collection d’études économiques, médicales et sociales, 1927, p. 7.
2 Jean Bennet, Biographies de personnalités mutualistes (XIXe-XXe siècles), Paris, Mutualité française, 1987, p. 247.
3 Bernard Gibaud, De la Mutualité à la Sécurité sociale. Conflits et convergences, Paris, Éditions ouvrières, 1986, 264 p. Patricia Toucas, La Mutualité au sein des populations littorales en Charente-Inférieure (1850-1945). Paris, Librairie de l’Inde, 1998 ; Michel Dreyfus, Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme (1852-1967), Paris, L’Atelier, 2001.
4 Voir notamment les travaux de Jean-Luc Souchet sur la Loire-Atlantique et l’Indre-et-Loire, ceux de Edwige Praca sur les Pyrénées-Orientales et l’Hérault, ceux de Yann Delbrel sur la mutualité à Bordeaux ainsi que l’ouvrage de Dominique Dessertine, Olivier Faure et Didier Nourrisson, sur la mutualité de la Loire.
5 Charlotte Siney, La Politique médico-sociale de la MGEN (1947-1991). Soigner autrement ?, thèse de doctorat, université Paris 1, 2006, publiée par la MGEN en 2007 ; Michel Dreyfus, Une histoire d’être ensemble. La MGEN (1946-2006), Paris, Jacob Duvernet, 2006.
6 Outre Jean Bennet, Biographies..., op. cit., voir Michel Dreyfus, Les Dirigeants mutualistes de la fin du xixe siècle au début du xxie, Paris, FNMF, 2003.
7 Bruno Dumons et Gilles Pollet, « Espaces politiques et gouvernements municipaux dans la France de la Troisième République. Eclairages sur la sociogenèse de l’État contemporain », Politix, 2001, no 53, p. 15-32.
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