Chapitre X. « Partie nulle en Europe » et crise politique, 1960-1969
p. 251-282
Texte intégral
1Jamais peut-être Raymond Aron n’a été plus optimiste qu’au seuil des années 1960. L’Europe avait surmonté, par un dynamisme économique exceptionnel, la situation quasi-spenglérienne qui était la sienne à l’issue de la seconde guerre mondiale : « L’Europe a perdu la puissance militaire, elle n’a pas perdu la force de vivre1. » La croissance économique permettait, au moins temporairement, de proclamer l’inutilité des guerres de conquête2. Aron apportait en l’occurrence une réponse à la question qui avait hanté Benjamin Constant au début du XIXe siècle. Grâce à l’arme atomique, toute guerre européenne devenait déraisonnable : aucun calcul politique ne pouvait plus envisager de gain probable par le moyen d’un conflit en Europe. L’arme atomique était le moyen d’une stabilisation sans précédent, alors même que le système formé par le face-à-face des Occidentaux et des États communistes était hétérogène, et que la structure bipolaire de la guerre froide présentait un risque intrinsèque d’instabilité. Le moment choisi par Aron pour proposer sa théorie des relations internationales dans Paix et guerre entre les nations, publié en 1962 écrit à partir de 1960, est celui qu’il vivait depuis 1956 comme un ralentissement de l’histoire, et qui succédait aux coups de force qui avaient marqué les premières années du conflit Est-Ouest.
2Un renversement de perspective s’est produit au cours des années soixante. En effet, dans la seconde moitié de la décennie, les événements ramenèrent Raymond Aron vers le pessimisme. Certes, la stabilisation des relations internationales grâce à l’arme atomique n’était pas remise en cause, mais la cohésion de l’alliance atlantique, condition de cette stabilité, restait fragile, d’où les interrogations d’Aron devant le grand dessein gaullien, dont il redoutait qu’il ressuscitât l’Europe de 1914 et ses périls. Dès février 1962, il constate l’accord impossible entre Paris et Washington3. Représentant d’un gaullisme atlantique au temps du RPF, le libéral indépendant qu’était Aron ne s’est en fait jamais résigné au caractère monarchique des institutions de la Ve République et de la pratique gaullienne du pouvoir, qui lui a inspiré alternativement admiration et irritation. Alors que la question européenne était jusque-là, dans la pensée de Raymond Aron, essentiellement liée au conflit Est-Ouest, elle prend désormais, sans que la perspective principale soit abandonnée, une autre signification : il devient alors un défenseur de la construction européenne face aux incertitudes du grand dessein gaulliste, parce que l’Europe des Six, avec l’Alliance atlantique, est un des deux piliers qui garantissent la cohésion de l’Occident pendant la guerre froide.
3La crise des rapports franco-israéliens après la guerre des Six Jours fut un autre moment d’inquiétude parce qu’elle soulevait aussi la question de l’identité politique : Israël s’était constitué comme État souverain, en assumant la guerre, au moment même où les États européens envisageaient de renoncer à leur souveraineté pour la conjurer. Un lien est donc possible avec la troisième crise, celle de mai 68, pour formuler l’hypothèse que la crise des années soixante était une crise politique. Les Occidentaux, les Européens surtout, ne voulaient plus « vivre historiquement ». Or, même à l’âge atomique, le dévouement des citoyens restait au cœur de l’existence politique des nations, et leur détermination à combattre pour la défense de leur patrie demeurait la meilleure garantie de la paix. Il faudrait donc comprendre l’inflexion de la pensée aronienne à la fin des années soixante, inflexion dont 1968 n’est que l’aboutissement4, comme un retour, dans un contexte profondément différent, aux préoccupations qui l’avaient obsédé dans les années trente : la faiblesse de la démocratie libérale, la précarité de la liberté en Europe occidentale, ne tenaient pas seulement aux menaces totalitaires, mais aussi, et d’abord, à l’affaiblissement de l’esprit civique.
4Probablement faut-il voir, en arrière-plan de l’optimisme d’Aron dans l’affaire cubaine5, l’idée que le second XXe siècle, après les catastrophiques guerres européennes de la période 1914-1945, allait être la revanche d’Auguste Comte sur Spengler, ou encore de l’interprétation delbrückienne de Clausewitz sur celle de Ludendorff. En effet, des deux versants de l’œuvre, le commentaire quotidien et la philosophie critique de l’histoire, c’est le second qui rappelle ses droits dans Paix et guerre entre les nations : la flexibilité du jugement dépend en dernier ressort de la rigueur d’un système. L’ambition théorique apparaît nettement dans Paix et guerre entre les nations à travers la référence à Panayis Papaligouras. Aron signale que la Théorie de la société internationale, « ouvrage remarquable », lui avait été signalée par Jeanne Hersch6. Les pensées d’Aron et de Papaligouras appartiennent au même contexte historique, puisque trois ans seulement séparent l’Introduction à la philosophie de l’histoire de la Théorie de la société internationale, thèse soutenue à Genève en 19417. Papaligouras fournit à Raymond Aron la distinction entre « les deux types de relations internationales : système homogène, celui dans lequel les États se réclament du même principe de légitimité, système hétérogène celui dans lequel les États se fondent sur des principes antagonistes de légitimité et, par suite, obéissent à des considérations idéologiques et religieuses, en dehors des calculs de puissance8.
5Aron se servait de cette distinction à l’appui de sa conception compréhensive des relations internationales. Pour comprendre une conjoncture diplomatique, il faut tenir compte des acteurs et de leur système de valeurs ; il n’est donc pas possible de se limiter à une explication par le seul jeu des rapports de force. Il en tirait aussi une leçon sur l’histoire, puisque Papaligouras faisait référence à l’époque du concert ou de l’équilibre européen, des traités de Westphalie jusqu’à la Révolution française, par opposition à l’époque de la guerre froide qui est celle d’un système « bipolaire et hétérogène ». Il ne s’agit pas, comme chez Schmitt, d’une nostalgie du jus gentium europæum, mais du constat que celui-ci est révolu. Autrement dit, pour comprendre l’histoire tragique de l’Europe pendant le premier XXe siècle, il faut selon Aron remonter à 1789. 1789 et 1914 étaient bien pour lui comme pour Plenge9 des années symboliques : la Révolution française avait inventé la levée en masse, la première guerre mondiale y avait ajouté les moyens de destruction issus de la révolution industrielle10.
6Il existe une seconde référence à Papaligouras dans Paix et guerre entre les nations. Celle-ci figure dans la quatrième partie, intitulée « Praxéologie », où Aron s’efforce de penser l’action diplomatico-stratégique. Discutant les conditions de possibilité de la paix par la loi, Raymond Aron conteste la théorie de Hans Kelsen : « L’interprétation des guerres et représailles comme de sanctions en réplique à des actes illicites n’est qu’une fiction juridique, non conforme au sens que les hommes historiques, gouvernants ou soldats, ont attribué à l’emploi de la force. […] l’hypothèse selon laquelle la violence entre les États est soit délit, soit sanction, n’est ni évidente ni démontrée, et Kelsen lui-même suggère parfois qu’il préfère cette hypothèse à l’hypothèse de la légalité de n’importe quelle guerre pour des motifs politiques et non scientifiques11. » Aron observait qu’en droit international, aucune norme n’est satisfaisante. Il s’appuyait alors sur Papaligouras, qu’il qualifiait de « disciple hérétique de Kelsen », pour montrer l’impossibilité logique d’un droit international super-étatique12.
7Aron voyait dans le jus gentium europæum élaboré à partir du XVIe siècle les origines du droit international. Le jus gentium désignait à l’origine les éléments communs à toutes les législations nationales, ainsi que les règles des rapports entre les souverains. Or, les théories du jus gentium étaient équivoques. Elles renvoyaient en effet à l’idée de nature en deux sens différents : il pouvait s’agir ou bien d’un droit naturel philosophiquement conçu comme supérieur au droit positif, ou bien d’un état de nature antérieur à l’état civil. Sur le point décisif de la légalité de la guerre pour les deux parties, écrivait Aron, les conséquences de l’état de nature l’ont emporté clairement sur les exigences du droit naturel13.
8Il existait, sur ce plan-là, un accord partiel entre Raymond Aron et Carl Schmitt. Leur dialogue éclaire la conception aronienne de l’Europe. Les deux hommes s’étaient rencontrés, pour la seule et unique fois, comme semble le suggérer leur correspondance, à Tübingen, alors qu’Aron y était Gastprofessor en 1953. Un échange de lettres avait suivi, à l’initiative de Schmitt, qui avait envoyé à Aron le poème où Gœthe fait l’éloge de l’empire continental contre la puissance maritime :
« Pour Monsieur Raymond Aron, en souvenir de la conversation à Tübingen, recopié minutieusement par Carl Schmitt. Mars 1954.
Gœthe (des poèmes de Carlsbad)
À Sa Majesté l’impératrice de France,
Juillet 1812.
Ce que des milliers de gens ont embrouillé,
Semant la confusion,
Voici le personnage qui le démêle,
Donnant la solution,
Et qui n’est autre que Napoléon !
Sombre méditation des siècles passés :
D’un seul regard il les saisit
Dans la clarté la plus vive de l’ Esprit ;
Petitesse, mesquinerie, totalement balayées,
Ici seules ont de l’importance la Terre et la Mer ;
Que sur cette dernière seulement la rive soit conquise,
De telle sorte que l’ample et fière vague s’y brise,
Alors, par une sage clôture, et la lutte qui sa puissance imposera,
Le continent entrera en pleine possession de ses droits14. »
9La réponse d’Aron fut laconique :
« Monsieur et cher collègue,
Je vous remercie beaucoup de vos deux envois. Les vers de Gœthe sont impressionnants mais, dès lors que l’empire continental se confond avec la parfaite tyrannie, je me sens, pour mon compte, converti à la mer15. »
10Comme Schmitt, Aron s’oppose à la criminalisation de l’ennemi. Il ne croit pas possible d’éradiquer la guerre et préfère donc la perspective d’une limitation de la guerre. Ainsi est-il tentant de rapprocher le passage de Paix et guerre entre les nations où Aron répète qu’il est souhaitable de sauver la guerre16, de celui du Nomos de la Terre où Carl Schmitt fait l’éloge du jus gentium europæum comme chef-d’œuvre de la raison :
« Des noces de sang des guerres que s’étaient livrées les partis religieux, étaient nés, comme une sorte de chef-d’œuvre de la raison humaine, l’État européen, et avec lui la culture de la mutation de la guerre européenne locale en pure guerre interétatique. Pour en arriver là, assurément, une pénible élaboration juridique s’était avérée indispensable. Nous devons accorder à ce travail toute l’attention qu’il mérite, pour comprendre le fait étonnant que, durant deux siècles, aucune guerre exterminatrice n’ait eu lieu sur le sol européen17. »
11Dans ce passage du Nomos, Schmitt avance donc l’idée d’une culture de la guerre à travers le jus gentium europæum. Celle-ci apparaît à l’issue des guerres de religion, donc à partir de la fin du XVIe et du XVIIe siècle. Le mot allemand Hegung désigne à la fois la clôture et le fait de prendre soin d’un bien. Il s’agit donc bien de choyer la guerre mais aussi, en même temps, de la circonscrire, en extension comme en intensité. Schmitt attribue la limitation de la guerre en Europe aux juristes plus qu’aux politiques ; dans ses écrits, il s’est ainsi intéressé aux légistes français, ou à des théoriciens de la monarchie absolue comme Jean Bodin. Aron, pour sa part, ne s’intéresse pas spécialement au travail juridique en tant que tel, et préfère renvoyer directement au politique. Il n’en est pas moins vrai que l’idée de la guerre comme élément caractéristique de la culture européenne rejoint directement les réflexions d’Aron, en particulier lorsque ce dernier envisage le fait de sauver la guerre, parce qu’il voit dans la possibilité de guerres limitées le moyen nécessaire pour éviter la guerre totale. C’est pourquoi il existe un accord partiel entre Aron et Schmitt sur l’interprétation de Clausewitz.
12Il faut cependant constater que les références historiques – âge atomique d’un côté, concert européen de l’époque moderne de l’autre, ne sont pas les mêmes. Par ailleurs, Aron, dans Paix et guerre entre les nations, a très vite pris ses distances à l’égard de Schmitt, manifestant ainsi les limites de son approbation18.
13Le désaccord porte en fait sur le fondement même de la pensée de Schmitt. Aron avait en commun avec lui de fonder sa philosophie sur le primat du politique. Il n’admettait pourtant pas que l’opposition de l’ami et de l’ennemi fût « l’origine et l’essence de la politique19 ». Si l’on se plaçait du point de vue des États souverains, l’opposition en question ne faisait qu’exprimer la rivalité de puissance, sans revêtir un caractère fatal ou définitif. De même, à l’intérieur d’une collectivité, il subsiste des rivalités, mais celles-ci ne prennent pas forcément le caractère d’hostilités inexpiables. En revanche, la philosophie de Schmitt pouvait correspondre avec une vision pessimiste des perspectives d’unification de l’Europe et d’alliance de l’Occident :
« Les pouvoirs nouveaux n’ont surmonté les rivalités entre les anciens pouvoirs qu’en se donnant ou en se découvrant des ennemis. C’est contre la menace de l’Union soviétique que le bloc atlantique a conçu une volonté commune. C’est pour recouvrer une indépendance par rapport aux Grands que les États européens tentent de s’unir. Que le conflit des Géants disparaisse par un coup de baguette magique : que resterait-il de l’intégration européenne ou du bloc atlantique20 ? »
14En dépit de cette concession au pessimisme schmittien, le postulat essentiel en était récusé. Schmitt fut l’un des destinataires de Paix et guerre entre les nations. Aron lui avait adressé le livre par l’intermédiaire de Julien Freund, leur disciple commun, qui écrivit de 1961 à 1965, sous la direction d’Aron, L’Essence du politique, sa thèse directement inspirée de la distinction schmittienne entre ami et ennemi21. En fait, Paix et guerre entre les nations atteste que la relation intellectuelle entre Schmitt et Aron s’intensifie dans les années soixante autour de l’interprétation de Clausewitz. La correspondance entre Aron et Schmitt, qui va de 1953 à 1979, correspond pour l’essentiel à la période qui va de Paix et guerre entre les nations, en 1962, jusqu’à Penser la guerre, Clausewitz en 1976, les lettres de 1979 étant essentiellement consacrées aux polémiques issues de la réception du Clausewitz en Allemagne22. L’enjeu du dialogue entre Aron et Schmitt était donc bien la πολιτεία européenne.
15Dans sa correspondance avec Julien Freund, Aron répondit aux interrogations de son disciple : convenait-il d’accorder la priorité à l’inimitié ou à l’amitié dans la définition du politique ? La réponse de Raymond Aron faisait apparaître qu’il était diamétralement opposé à Schmitt sur ce point essentiel :
« La difficulté, à mon sens, tient au fait que vous traitiez simultanément de la politique internationale et de la politique extérieure. La finalité de la politique est l’amitié. Mais dans l’état de nature, c’est-à-dire en politique extérieure, le risque d’inimitié est la donnée première23. »
16Lorsque Carl Schmitt eut reçu de Julien Freund l’exemplaire de Paix et guerre que lui adressait Aron, sa réaction fut élogieuse, mais elle manifestait de manière éloquente l’opposition du philosophe allemand à la conception aronienne de l’inimitié. Schmitt centra son attaque sur le passage de Paix et guerre où Aron modère la signification de l’inimitié, autrement dit sur le cœur même du système aronien : « Nous ne voulons pas détruire celui qui veut nous détruire, mais le convertir à la tolérance et à la paix24. »
17Schmitt ironisait sur la pensée de son interlocuteur en citant les remarques que Lénine, dans la Tetradka25, avait écrites en marge du texte de Clausewitz26 ; il imaginait que le texte d’Aron lui en aurait inspiré de semblables :
« Si Lénine avait lu votre phrase : “Nous ne voulons pas détruire mais convertir” (p. 686), il l’aurait probablement annotée d’une remarque en marge, comme il le fit en son temps, en 1915, à propos d’une phrase du livre de Clausewitz… Clausewitz écrit : “Le conquérant est toujours ami de la paix ; il voudrait bien faire son entrée dans notre État sans opposition.” Et Lénine note en marge : “Formidable ! Ah ! Ah !” Je mentionne seulement cette saillie révélatrice parce qu’elle me permet d’indiquer, le plus rapidement possible, où serait le centre de gravité conceptuel d’une confrontation avec votre livre27. »
18Dans les Mémoires, la réaction de Schmitt est la première évoquée par Aron, ce qui atteste l’importance qu’il lui accordait. « Lénine, répliquait Aron, probablement, aurait ri, mais il n’aurait pas compris la pensée : si nous avions converti les Soviétiques à notre philosophie, nous aurions, en fait, “détruit” l’essence du communisme. » Cependant, Schmitt ne concédait rien sur la distinction ami-ennemi, ni sur la notion d’inimitié absolue, catégories qui étaient au cœur de sa propre philosophie politique, et étaient, selon lui, également celles de Clausewitz. Aron, au contraire, défendait ce qui était à ses yeux la seule stratégie possible pour l’Europe : « survivre, c’est vaincre », stratégie fondée non seulement sur un équilibre des forces, mais aussi sur un dépassement de la notion d’inimitié absolue, et ce malgré l’absence de doute sur la conception soviétique selon laquelle l’inimitié Est-Ouest était en effet irrévocable.
19C’est en 1962-1963 que Raymond Aron a précisé, dans ses correspondances avec Carl Schmitt et Julien Freund, en quoi il contestait la notion d’inimitié absolue. On pouvait distinguer des inimitiés biologiques (les Juifs du point de vue d’Hitler), politiques (les Carthaginois pour Rome), ou idéologiques (le prolétariat et la bourgeoisie dans la pensée léniniste). Aron reprochait à Schmitt de confondre les notions de critère et d’essence :
« L’antithèse ami-ennemi est seulement un critère. Du même coup, on est amené à se demander si votre pensée ne s’engage pas simultanément dans deux directions. D’une part les conflits entre les hommes sont existentiels et l’opposition de l’ami et de l’ennemi tient précisément au caractère existentiel et par essence violent, non susceptible d’arbitrage, de ces conflits d’origines diverses. D’un autre côté vous gardez la nostalgie du droit public européen où l’État rétablissait la paix à l’intérieur, déterminait seul l’ennemi extérieur et ne chargeait pas de passion une hostilité devenue strictement étatique. Mais en fonction même de votre philosophie, le droit public européen n’était et ne pouvait être qu’une œuvre d’art admirable mais précaire.
Pour reprendre mon langage, le système européen devait être homogène28. »
20Cette lettre est importante, parce qu’elle inscrit le dialogue entre Aron et Schmitt dans une tentative pour penser l’ordre politique européen du XXe siècle. Pour Aron, Schmitt n’a pas le droit de confondre un critère – la distinction ami-ennemi – avec l’essence du politique. Il reproche également à Schmitt de faire l’éloge d’un système révolu, fondé sur l’homogénéité politique. En d’autres termes, Aron reprochait à Schmitt d’ériger en métaphysique ce qui dépendait en fait d’une conjoncture historique donnée. Les objections qu’il adressait à Schmitt rejoignent celles qu’il faisait à la pensée de Max Weber en 1959 : Aron avait alors montré les limites du décisionnisme weberien en montrant que Weber n’avait pas le droit de transformer en philosophie le conflit des valeurs que lui découvrait sa méthode sociologique29. De même, Schmitt tendait à ériger en principe philosophique un critère qui était toujours relatif à une situation historique.
21L’une des critiques les plus concises du décisionnisme schmittien a été faite par Bernhard Schlink, dans un article où il s’interroge sur la fascination – malsaine selon lui – qu’exerce Carl Schmitt sur les intellectuels allemands et européens. Bernhard Schlink évoque les brillantes formules schmittiennes, qui claquent « comme des bruits de bottes », et ajoute :
« Comme programme d’action politique, le décisionnisme est manifestement d’une valeur limitée ; certes, il existe des situations qui appellent une décision, mais il existe de manière tout aussi certaine des situations qui ne peuvent être surmontées qu’à la condition que leur tension soit dénouée, non par une décision, mais par l’endurance30. »
22Cette formule est proche de celle de l’Ermattung, dans l’interprétation delbrückienne de Clausewitz, reprise par Raymond Aron, qui revint sur cette question dans une lettre à Julien Freund :
« Des ennemis peuvent avoir des intérêts communs sur un certain plan ou dans une certaine région du monde, et je crois que vous auriez tort de passer de la notion philosophique d’hostilité à la conclusion pratique qu’il s’agit toujours de déterminer qui est l’ennemi.
Le vrai problème est plus subtil. Il s’agit de déterminer qui est l’ennemi, en quelle mesure, à propos de quoi ? L’hostilité totale ou absolue n’est qu’un concept limité comme le concept de guerre de Clausewitz31. »
23Cette remarque montre l’antagonisme entre Aron et Schmitt autour de l’interprétation de Clausewitz. Aron comparait bien la notion schmittienne d’inimitié absolue à ce que Clausewitz appelle la guerre comme concept : la guerre conforme à son concept tend vers l’ascension aux extrêmes, tandis que la guerre réelle, acte politique, implique que l’utilisation de la force soit fonction du but politique visé. À cette lecture de Clausewitz correspond la définition de la prudence qu’Aron donne dans Paix et guerre :
« Être prudent, c’est agir en fonction de la conjoncture singulière et des données concrètes, non par esprit de système ou par obéissance passive à une norme ou à une pseudo-norme, c’est préférer la limitation de la violence au châtiment du prétendu coupable ou à une justice dite absolue, c’est se donner des objectifs concrets, accessibles, conformes à la loi séculaire des relations internationales et non des objectifs illimités et peut-être dépourvus de signification, tels “un monde où la démocratie serait en sécurité” ou “un monde d’où la politique de puissance aurait disparu”32. »
24On voit comment, d’une manière pour le moins inattendue, paradoxale, cette définition peut être rapprochée de la critique schmittienne du concept de « guerre par discrimination » : « l’ennemi a lui aussi son statut ; il n’est pas un criminel », écrit Schmitt. Les deux penseurs s’appuient sur Proudhon pour critiquer la mise hors-la-loi de la guerre33. Dans Paix et guerre, Aron s’appuie sur le livre de Proudhon pour distinguer le « jugement éthique » sur les conduites diplomatico-stratégiques du « jugement historique » sur les buts des acteurs et les conséquences de leur succès ou de leur échec : « Bismarck n’accomplit pas l’unité allemande sans contraindre les royaumes allemands : il n’appelle pourtant pas le même jugement moral qu’Hitler s’efforçant de soumettre l’Europe entière34. » Vingt ans après « Les racines de l’impérialisme allemand », Aron prenait le contre-pied de la thèse qu’il avait soutenue alors, celle d’une continuité de l’impérialisme germanique du IIe Reich jusqu’au IIIe35. Cette comparaison amène à un aspect essentiel de notre sujet : fondamentalement, la question de l’Europe, depuis les années vingt, était pour Raymond Aron une question avant tout franco-allemande, et Carl Schmitt était à ses yeux un représentant authentique de l’Allemagne intellectuelle.
25Aron (1905-1983) et Schmitt (1888-1985) étaient des Européens, traumatisés par la première guerre mondiale, et confrontés ensuite au problème du totalitarisme. Aron, témoin des dernières années de la République de Weimar, pouvait comprendre Schmitt, d’autant plus qu’il fut, comme ce dernier, influencé au début par le décisionnisme weberien. En revanche, Aron est resté un libéral, peut-être en raison de sa judéité, tandis que Schmitt a vu dans la faillite de l’Allemagne de Weimar l’échec irrémédiable du libéralisme politique. « Il n’y a pas de politique libérale sui generis, il n’y a qu’une critique libérale de la politique », écrivait-il en 192736. La philosophie du droit que développait Schmitt dans ses écrits de l’époque weimarienne visait à renforcer l’État pour préserver l’ordre dans une république au bord de la guerre civile. Catholique excommunié37, Schmitt avait élaboré une doctrine théologico-politique, fondé sur un décisionnisme aux présupposés finalement confus. Aron, au contraire, a privilégié dans sa philosophie la morale du citoyen plutôt que l’autorité de l’État. La notion de décision est tempérée, dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire, par l’autonomie du sujet-citoyen et l’éthique de responsabilité. Certes, Aron a pu dire, au soir de sa vie : « Malheureusement, au XXe siècle, ce qui est assez difficile, c’est de trouver les moments où il n’y a pas de situations extrêmes38. » Mais alors que le dogmatisme de Schmitt l’a poussé vers l’extrémisme, Aron, parti de la métaphysique kantienne pour arriver à une sociologie politique, a développé un scepticisme offensif au service de la liberté, et pour cette raison toujours soucieux de nuance, de modération, et enfin de prudence. D’où l’apparent paradoxe, qui fait que le juriste est plus métaphysicien que le philosophe français, celui-ci étant plus attaché au concret que le théoricien de « l’ordre concret ».
26L’engagement de Schmitt dans le national-socialisme n’a pas empêché le dialogue, mais il en a déterminé les limites. Dans les lettres consécutives à la lecture de Paix et guerre par Schmitt, Aron manifeste sa supériorité intellectuelle de manière très directe, par exemple lorsqu’il lui reproche d’ériger en modèle intemporel le droit public européen alors que celui-ci était associé à une conjoncture historique singulière, désormais révolue. L’autre élément de supériorité dont disposait Aron était le passé nazi de Schmitt : Aron a bien voulu dialoguer, son libéralisme lui commandait cette conduite39. Bien plus, il a, au moment où paraissait Paix et guerre, relancé ce dialogue40, auquel Schmitt a lui aussi trouvé son compte, mais Aron n’a jamais consenti à pardonner.
27Julien Freund a en effet tenté, à deux reprises, d’amener Raymond Aron à participer à des mélanges en l’honneur de Schmitt. Le 17 avril 1967, Aron déclinait une première sollicitation41 : « Tout de même, écrivait-il, j’ai vécu la période des années trente et je ne puis pas oublier le rôle que Carl Schmitt a joué, volontairement ou involontairement, conciemment ou inconsciemment. Mon admiration pour sa personne est grande et j’ai entretenu avec lui des relations intermittentes depuis la guerre, mais la collaboration à un volume de ce genre est un hommage à une personnalité, hommage que je ne puis pas malgré tout lui rendre. » La seconde occasion est survenue dix ans plus tard. Elle manifeste la virtuosité d’Aron dans l’Ermattungs-strategie : Raymond Aron accepte alors de participer aux mélanges pour les quatre-vingt-dix ans de Schmitt publiés dans les Cahiers Vilfredo Pareto. « Je ne vous dis pas non », répond-il le 18 novembre 1977 à une demande de Julien Freund ; le 12 décembre, Aron s’enquiert de la date limite et Julien Freund lui adresse le 14 des remerciements prématurés. En effet, le 7 avril, Aron écrit : « J’avais complètement oublié la promesse de participation au numéro d’hommages à Carl Schmitt et je me demande si je parviendrai à honorer ma promesse. Ne puis-je, dans le plus mauvais cas, substituer à un article une lettre de vœux ? » Julien Freund acquiesce le 12 avril 1978 : « Je suis tout à fait d’accord avec votre proposition de faire une lettre de vœux. Ce sera même une contribution originale rien que par la forme. Puis-je seulement vous suggérer que le texte occupe environ deux pages, et ce serait merveilleux s’il pouvait occuper un peu plus. Je sais l’estime que Carl Schmitt vous porte, et cette façon de rendre hommage à une carrière de 90 ans le touchera profondément. » Faute de réponse, Julien Freund relance Aron le 4 mai : « Même si votre lettre devait être courte, je crois qu’elle ferait plaisir au solitaire de Plettenberg. » Aron participa finalement à des mélanges, mais en l’honneur de Julien Freund, en avril 198142.
28De fait, la conception schmittienne du droit public européen exprimée dans Le Nomos de la Terre reprenait, en les dépouillant de leurs aspects les moins présentables, les textes publiés par Schmitt pendant la guerre, dans lesquels s’exprimait ouvertement son antisémitisme. Dans Paix et guerre, Aron a indiqué qu’il ne s’intéressait pas au sens de l’espace, au Raumsinn des théoriciens allemands, ce qui visait évidemment Schmitt43. Par ailleurs, Aron ne partageait en rien les préoccupations théologiques de Schmitt. Il faut donc considérer en quoi le dialogue avec Schmitt pouvait être important à ses yeux, notamment sur le plan européen.
29Le principal élément de réponse a été donné par Schmitt dans un article qu’il a consacré à Clausewitz en 196744. Schmitt commence par expliquer comment Julien Freund, « un disciple de Raymond Aron », a modifié, dans L’Essence du politique, le statut de la différence ami-ennemi. Celle-ci n’est plus un critère, comme dans La Notion de politique, mais l’un de trois « présupposés », ou couples de concepts qui correspondent aux conditions de possibilité du politique : ordre et obéissance, public et privé, ami et ennemi. Schmitt affirme que « la dialectique de ces trois couples de concepts est développée dans une admirable construction systématique, avec un matériau encyclopédique, pour fonder l’autonomie du politique par rapport à l’économique, à l’esthétique et à l’éthique ». Or, ces remarques correspondent exactement aux objections d’Aron dans la lettre qu’il avait adressée à Schmitt le 1er octobre 1963. Via Julien Freund, Schmitt a donc admis que l’on pouvait améliorer son système, reconnaissant ainsi implicitement la supériorité du jugement aronien.
30Schmitt allait encore plus loin en signalant dans l’Essence du politique de Freund ce qu’il qualifie de « découverte essentielle concernant Clausewitz en tant que penseur politique ».
« Le sociologue français montre que la formule “la guerre comme continuation de la politique” permet de limiter la guerre purement militaire (qui a pour caractère immanent la tendance à l’usage illimité de la violence) précisément par l’insertion dans la réalité du politique. Inimitié et guerre sont inévitables, ce qui est en jeu est leur limitation, c’est-à-dire d’empêcher le déchaînement inhumain des moyens de destruction du progrès scientifique. Le but du combat politique est, selon Julien Freund, non d’anéantir l’ennemi, mais de le réduire à l’impuissance. Chez Clausewitz lui-même, la soi-disant “bataille d’anéantissement” est conçue comme une épreuve de force entre deux armées organisées, elle est par conséquent tout autre que l’extermination préméditée, au nom de l’humanité, d’une partie de celle-ci par l’autre partie45. »
31Ces quelques lignes représentent une inflexion par rapport à la lettre de Schmitt à Aron du 13 novembre 1962, dans laquelle le juriste allemand commentait Paix et guerre. Dans l’article de 1967, Schmitt accepte, au nom du primat du politique et de l’idée que la guerre est un acte politique, le principe de limitation de la guerre. On voit comment Schmitt a pu rejoindre Aron, qui n’avait cessé de dénoncer l’horreur des bombardements de zone et l’absurdité d’exiger la capitulation sans conditions, toutes choses qui avait prolongé la guerre, aggravé la destruction des villes européennes et japonaises, et contribué à la domination soviétique sur la moitié orientale du Vieux Continent. Ainsi, les deux penseurs parviennent à un accord limité, puisque, tout en affirmant le primat du politique, ils n’en ont pas du tout la même conception. Par ailleurs, leurs interprétations de Clausewitz ne s’appuyaient pas sur les mêmes textes dans l’œuvre du stratège prussien. En revanche, les deux penseurs s’accordent sur le fait que l’histoire n’est pas terminée, et ni l’un ni l’autre ne sont satisfaits du statu quo européen ni des perspectives d’ordre mondial fondé sur des normes universelles.
32Schmitt a certainement été flatté de la haute estime intellectuelle que lui portait Aron. Pour ce dernier, Schmitt semble bien avoir été le seul philosophe allemand digne d’intérêt parmi ses contemporains « après le crépuscule des dieux germaniques46 ». Jürgen Habermas, dont les premiers livres remontent au début des années soixante, n’est nommé qu’une seule fois dans les Mémoires47. Mais au moment de leur rédaction, Habermas n’était pas encore devenu le maître à penser des anciens radicaux de la gauche allemande. Aron notait alors qu’Habermas avait lui aussi encouru la colère des gauchistes, en parlant à leur propos de « fascisme rouge ». L’idée politique centrale de la pensée d’Habermas, selon laquelle seul un patriotisme constitutionnel48 était désormais possible après Auschwitz, fut exprimée lors de la « querelle des historiens » de 1986. Elle se situe donc après la mort d’Aron. Celui-ci, s’il avait vécu, n’eût pas manqué de réagir. Il apparaît en effet qu’Aron a toujours défendu le droit pour l’Allemagne à une existence nationale paisible. Il ne jugeait pas celle-ci impossible dans le cadre d’une identité nationale classique, reposant sur une communauté de langue, de culture et d’histoire. Aron ne considérait pas Auschwitz comme une conséquence du nationalisme allemand. Dans « Existe-t-il un mystère nazi ? », écrit en 1979 à propos du livre de Pierre Ayçoberry, La question nazie49, il était assez proche des analyses de Sebastian Haffner50. Les crimes étaient ceux d’Hitler, ils n’étaient pas déterminés par l’histoire du peuple allemand dans son ensemble, et ne condamnaient pas l’idée d’un État-nation allemand. Aron n’accordait donc pas du tout à Auschwitz le même statut qu’Habermas dans l’histoire de l’Europe51.
33Lorsque Raymond Aron donne avec Paix et guerre entre les nations sa propre théorie des relations internationales, il le fait sur des fondations qui sont, au moins pour partie, schmittiennes. Comme il l’écrivit à Julien Freund le 5 février 1964 : « en politique extérieure, le risque d’inimitié est la donnée première ». Aux principaux penseurs allemands qui ont compté dans l’œuvre d’Aron : Carl von Clausewitz, Karl Marx et Max Weber, que cite Matthias Oppermann dans Raymond Aron und Deutschland, il faudrait donc ajouter Carl Schmitt52. Ce dernier a certainement su gré à Raymond Aron qu’il le traitât en justus hostis.
34Dans cette relation, un peu comme dans celle qui s’établit entre Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, Aron pouvait être d’autant plus magnanime qu’il était confiant dans sa propre supériorité conceptuelle et que, à deux titres, pour être français et pour avoir fait le bon choix en 1940, il était dans la position du vainqueur et Schmitt dans celle du vaincu. Leur relation correspondait donc au verdict de l’Histoire et aux conséquences de leurs décisions respectives. Si l’on considère ce dialogue dans la longue durée, de 1954 à 1979, sans doute convient-il de l’interpréter aussi par rapport à l’idée de la République européenne des Lettres. Une telle communauté est-elle encore possible lorsque les intellectuels s’abandonnent à l’opium des idéologies ? Dans le contexte de la guerre froide, des intellectuels comme Sartre ont justifié le soviétisme dans ses pires manifestations ; ils ont développé une idée de l’ennemi absolu. Comme Albert Thibaudet avant lui, Raymond Aron croyait en l’efficace des dialogues. Philippe Raynaud a montré comment la relation intellectuelle entre Sartre et Aron peut être comprise comme la recherche acharnée d’un dialogue par celui-ci, dialogue auquel celui-là s’est toujours refusé. Avec Schmitt, un dialogue a été possible autour de l’idée que l’inimitié n’empêche pas la discussion, et qu’il est possible de limiter la violence dans l’état de guerre. La position de Raymond Aron, qui refuse de penser l’Europe sans penser la guerre, et dont l’optimisme consiste à cerner les conditions de la paix possible à l’ombre des armes atomiques, inspire tous les développements de Paix et guerre entre les nations sur la place de l’Europe dans les relations internationales.
35Dans Paix et guerre, Aron distingue trois types de paix : « équilibre, hégémonie, empire53 ». Aron avait réfuté la théorie de Kelsen, qui visait à fonder la paix sur le droit international54. Comme le système international était hétérogène, aucun accord n’était possible55 et, parce qu’hétérogène et bipolaire, le système de la guerre froide était d’autant plus dangereux56. Aron met expressément en garde contre l’idée que la paix dépendrait du progrès du droit international. Il rappelle que les grandes puissances, lorsque ce qu’elles estiment souverainement être leurs intérêts vitaux sera en jeu, ne se laisseront pas contraindre par le Conseil de Sécurité57. Autrement dit, l’extension planétaire du droit public européen ne représente pas un progrès moral, elle résulte simplement de « l’extension planétaire du système interétatique58 ». La paix universelle par le droit supposerait un système homogène. Aron se demandait si l’idée de la paix par le droit était fausse ou si elle était une idée de la raison au sens kantien59. Pour établir la paix par le droit, il faudrait consentir à une fédération planétaire, sinon à un empire universel. Aron n’était même pas sûr que cela fût souhaitable : « Devons-nous, par amour de la paix ou par crainte de la guerre, vouloir une telle fédération ou un tel empire60 ? »
36Or, la paix par l’empire lui ne convient pas davantage : « Le sentiment national est si fort, écrit-il, qu’aucun imperium ne s’avoue pour tel. Que les armées russe et américaine se retirent, l’une derrière les frontières de l’Union, l’autre au-delà des océans, et chacun des États d’Europe tendra à reprendre son autonomie61. » Le sens de sa réflexion n’était pas « de spéculer sur les chances de l’unification impériale », mais de distinguer entre l’approche de la paix par le droit, dont les théoriciens se donnent la pluralité des États et cherchent les moyens de les soumettre au droit international, et celle de la paix par l’empire dont les tenants voient dans la pluralité des souverainetés le risque de guerre et cherchent pour cette raison à la surmonter. C’est pourquoi la communauté des Six relève de la paix par l’empire.
37Aron considérait que les transferts de compétences ne remettaient pas sérieusement en cause les souverainetés nationales. Il passait en revue les différents domaines de compétence des communautés européennes, pour constater qu’elles étaient dépourvues des éléments fondamentaux de la souveraineté : ni pouvoir législatif, ni pouvoir constituant, ni pouvoir décisionnel ; « individus ou groupements, écrivait Aron, obéissent aux lois parce que, convaincus de leur intérêt commun à la législation, ils ont pris l’habitude de lui obéir sans que la menace de sanction soit éprouvée, sans qu’elle soit nécessaire62 ». Cette conception correspond à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe en matière de droit européen depuis 197463.
38Si la supranationalité ne conduisait pas à une authentique fédération, elle ne serait qu’une simple délégation d’autorité administrative. L’enjeu de ces réflexions sur l’Europe correspondait en effet au fondement même de sa propre philosophie politique : « Poser que le Marché commun aboutit nécessairement à une fédération européenne (ou à un État européen), c’est supposer soit que l’économique, à notre époque, commande et, pour ainsi dire, englobe le politique, soit que la chute des barrières douanières fera tomber d’elle-même les barrières politiques et militaires. Ces deux propositions sont fausses64. »
39Aron critiquait ainsi l’esprit de la construction européenne au nom du principe de l’autonomie du politique. Dans Paix et guerre, Aron ne consacre que peu de place à la construction européenne, parce qu’elle ne constitue pas à ses yeux l’élément majeur. Ses propos, dans leur concision, n’en sont pas moins très clairs, et impitoyables. Mais ils se situent finalement dans la continuité des Guerres en chaîne, et même, si l’on consent à ne pas se limiter à la péroraison, au discours de Francfort de 1952 :
« On met dans le cadre, tracé par le bloc, l’intégration économique, accomplie par le Marché commun, et l’on en fait sortir, par un coup de baguette magique, l’Europe unie, la Fédération européenne. On a, en fait, manqué l’essentiel : le pouvoir communautaire, animé d’une volonté communautaire, l’État et la nation, la collectivité humaine, consciente de son originalité et résolue à l’affirmer face aux autres collectivités65. »
40Certes, Aron ne niait pas que le Marché commun pût contribuer à rapprocher les Européens, donc à créer des conditions telles qu’un jour, peut-être, l’unification politique des Six fût possible. Mais un mécanisme d’engrenage ne pouvait à ses yeux suppléer l’absence de volonté politique, une volonté politique pouvant être, selon lui, soit celle des dirigeants, soit celle des citoyens. La thèse du « fédéralisme clandestin », ainsi nommait-il la démarche gradualiste de Jean Monnet, lui semblait illusoire :
« L’espoir que la fédération européenne sortira insensiblement et irrésistiblement du Marché commun se fonde sur une grande illusion de notre temps : l’illusion que l’interdépendance économique et technique entre les différentes fractions de l’humanité a définitivement dévalorisé le fait des “souverainetés politiques”, d’États distincts qui se veulent autonomes66. »
41On retrouve bien ici l’idée que toute fondation politique suppose un acte de volonté, une décision. Dans Paix et guerre, l’Europe communautaire, parce qu’elle est dépourvue de cette caractéristique, n’est pas une réponse au problème de la guerre froide, mais plutôt un effet secondaire de celle-ci : « elle ne modifie pas l’ordre international67 ». On pourrait donc douter, à lire Paix et guerre entre les nations, que les Pères fondateurs de l’Europe communautaire aient fondé quelque chose, du moins sur le plan politique. Ils n’apparaissent pas à l’index du livre, où figurent en revanche Charles de Gaulle, Konrad Adenauer, Winston Churchill, ou encore Imre Nagy.
42Raymond Aron revient alors, une fois de plus, aux vertus des nations. Celles-ci, rappelait-il, passaient au XIXe siècle pour « le chef-d’œuvre de l’histoire68 ». Sans nier « les ravages du nationalisme », Aron se faisait l’avocat des nations. Il reprenait la définition qu’en avait donnée le Père Fessard dans Pax Nostra en 1936. Le libéral rejoignait le jésuite pour affirmer que « la diversité des cultures n’est pas une malédiction à exorciser, mais un héritage à sauvegarder69 ». Opposée à l’idée impériale, la nation européenne est la communauté à l’échelle de laquelle la liberté politique a été historiquement possible :
« Les citoyens veulent vivre ensemble, se donner à eux-mêmes leurs propres lois pour apporter à l’œuvre humaine une contribution qui, sans eux, ne serait pas. En ce sens, la nation, comme l’écrit le R. P Fessard, a une vocation alors que la classe n’en a pas70. »
43De même que les nations avaient été la force vive de la résistance à l’entreprise impériale hitlérienne, elles restaient en effet un obstacle à l’imperium soviétique, comme le montraient les événements de 56 en Pologne et en Hongrie. L’effacement des souverainetés apparaît ainsi, dans Paix et guerre, comme une apparence transitoire, liée à la conjoncture des blocs. La bombe atomique pérennise alors la division du Vieux Continent, qui est elle-même un accident de l’histoire, d’où la « partie nulle en Europe ». L’expression ne renvoie pas à la résignation, mais au contraire à l’exigence permanente, morale et stratégique, de ne pas reconnaître le statu quo, c’est-à-dire le fait accompli de la communisation de l’Europe centrale et orientale. Pour ce faire, il fallait avant tout préserver la cohésion de l’Alliance atlantique. Aron se posait donc en arbitre du monde occidental. Il s’efforçait de transcender les clivages opposant les différentes conceptions de l’Europe. À l’été 61, la cohésion de l’Occident était un objectif d’autant plus important que la guerre d’Algérie n’était pas terminée, et que la crise de Berlin atteignait son paroxysme. À la veille de l’érection du mur, Aron maintint la position qu’il avait toujours défendue : ne pas reconnaître la RDA en échange d’un statut pour Berlin-Ouest. Il ne fallait pas, disait-il toujours, consacrer la carte de l’Europe de 194571.
44En revanche, il ne prit pas au tragique la construction du Mur. Dans la mesure où il replaçait la crise dans le rapport de forces mondial, il était à la fois conscient de sa gravité, et confiant dans le fait qu’elle ne déboucherait probablement pas sur la guerre, ni sur une défaite, mais à une condition : les Occidentaux ne devaient pas se laisser intimider par Khrouchtchev, ils devaient persévérer dans leur refus de reconnaître le statu quo72.
45L’idée centrale était que le conflit Est-Ouest restait, pour longtemps encore, l’élément structurant des relations internationales. C’est cette prise de position, avec le choix de traiter dans la troisième partie « Histoire, le système planétaire à l’âge thermonucléaire », la conjoncture de 1962, qui a fait que Paix et guerre entre les nations est souvent considéré aujourd’hui comme un livre daté, voire périmé73. Or, Aron tend à montrer, notamment dans Paix et guerre, que la communauté de destin des Européens réside avant tout dans leur situation stratégique commune, dans la question de la défense du continent. Celle-ci engage à la fois la responsabilité des dirigeants et la vertu des citoyens.
46Aron s’est distingué d’autres stratèges en comprenant que l’âge atomique n’infirmait pas du tout, mais confirmait plutôt la formule de Clausewitz et, plus généralement, la validité de son système fondé sur le primat du politique et la limitation de la guerre74. Là où l’amiral Sanguinetti écrivait « la guerre nucléaire est la négation de la formule de Clausewitz », parce qu’il envisageait désormais les forces armées comme investies d’une mission purement dissuasive, Raymond Aron affirmait : « La stratégie moderne de l’âge atomique nous ramène plus que jamais à Clausewitz75. » Derrière le pouvoir de destruction sans précédent des armes atomiques, et malgré la peur qu’elles inspirent, Aron considère que « la stratégie de dissuasion est une épreuve de volontés dont la technique des armes et des véhicules détermine les conditions mais non l’issue76 ». C’est pourquoi il est le stratège qui a pu voir dans les armes de l’apocalypse, par une ruse de l’histoire, la chance même d’une stratégie d’usure.
47La situation technique de la dissuasion n’exonère donc pas les citoyens du devoir de défense. Aron rejette l’alternative « dissuasion ou défense77 », insistant sur le fait que, pour que la dissuasion fonctionne, il faut tenir compte non seulement de la capacité de frapper mais aussi de la capacité d’encaisser les frappes de l’ennemi78.
48La stratégie recommandée par Aron dans Paix et guerre à travers la maxime « survivre, c’est vaincre » n’était donc pas une résignation à la division de l’Europe. À plusieurs reprises, Aron montre bien la différence qui sépare la victoire qu’il envisage, celle d’une conversion de l’ennemi qui renoncerait à ses ambitions idéologiques, de l’idée d’une convergence entre l’Est et l’Ouest79. La note finale du chapitre « Survivre, c’est vaincre » montre bien qu’il concevait toujours l’idée d’une unité politique européenne comme un choix raisonnable, dans la mesure où les forces atomiques nationales, celle des Britanniques comme celle que la France était en train de mettre sur pied, n’étaient pas à ses yeux réellement dissuasives et risquaient, qui plus est, de compromettre la capacité de défense des deux seules nations occidentales encore capables d’un effort militaire significatif. L’idéal eût été un deterrent commun aux Six et au Royaume-Uni, dans le cadre de l’Alliance atlantique80.
49Telle n’était pourtant pas la voie choisie par la Grande-Bretagne, ni par la France. Aron estime alors que c’est probablement la Chine qui serait susceptible, accédant à la puissance atomique, de peser sur l’équilibre mondial. La France avait déjà pris sa décision depuis que le général de Gaulle avait prononcé le discours du 3 novembre 1959. « Un État qui n’assume plus la responsabilité de la défense nationale n’est plus un État », avait dit de Gaulle81. Convaincu que le Marché commun n’engendrerait pas l’Europe unie, Raymond Aron n’avait pourtant pas exclu que la question nucléaire trouvât une solution dans une communauté stratégique européenne, débouchant, via l’Euratom, sur une sorte de CED atomique. Mais la décision gaullienne mettait un terme à ces spéculations. De Gaulle félicita l’auteur de Paix et guerre entre les nations. Il ne le suivit pas. Ainsi, Christian Malis a pu fixer en 1966 le terme de son étude sur Raymond Aron et le débat stratégique français, et évoquer pour la période finale « le spectateur désengagé ». En fait, comme l’attestent ses commentaires82, Aron était partagé entre l’admiration du talent politique de l’homme d’État et l’irritation que lui inspirait le caractère impénétrable du secret politique caché derrière le Verbe, secret auquel il n’avait aucune part. Il rejoignait ainsi la série des philosophes ou des théoriciens comme Clausewitz, Max Weber ou Delbrück, auxquels il avait été donné de côtoyer l’action politique, d’approcher les plus grands, mais sans jamais accéder aux responsabilités que semblait leur promettre leur intelligence. En un sens, Paix et guerre faisait écho aux Guerres en chaîne, dont il était à la fois l’actualisation et l’amplification : jamais Aron n’avait mieux montré que l’idée de l’unification européenne était, surtout sur le plan stratégique, une idée raisonnable, mais il démontrait en même temps qu’elle était une idée d’intellectuels. Tout se passe donc comme si, devenu expert en stratégie nucléaire, ravi de son séjour à Harvard qui lui avait fait aprocher les sommités américaines en la matière, Raymond Aron avait simultanément perdu de vue certaines réalités du Vieux Continent. Probablement aussi le secret était-il mieux gardé quant aux intentions ultimes de la politique étrangère nationale depuis que de Gaulle en avait repris les rênes.
50Comment expliquer le renversement de perspective qui conduit de l’optimisme raisonné de Paix et guerre au nouveau pessimisme qui prévalut par la suite ? La perception de la politique étrangère gaullienne en est la première cause. Au cours des années 60, les réflexions européennes de Raymond Aron ont dépendu de plus en plus de la politique étrangère du général de Gaulle, qui lui inspirait une inquiétude croissante. C’est à travers le prisme de cette critique qu’il faut essayer de comprendre le rapprochement de 1966 entre Aron et Jean Monnet, puisque ce rapprochement momentané, surprenant, compte tenu des positions précédentes de Raymond Aron, s’inscrit bel et bien dans la commune opposition des deux hommes à la politique étrangère gaullienne.
51Dans celle-ci, Raymond Aron distinguait trois phases. La première, celle du directoire à trois de l’Alliance atlantique, avec les Britanniques et les Américains, n’avait selon lui qu’une portée tactique. Il considérait par ailleurs que les deux suivantes – traité de l’Élysée en 1963, puis ouvertures vers l’URSS à partir de 1965 – n’étaient pas exclusives l’une de l’autre83. De Gaulle pouvait atteindre l’objectif de l’indépendance par rapport aux Américains en accord avec la République fédérale, et du même coup avec les autres partenaires des Six. Si la République fédérale s’y refusait, alors la France, détachée de l’Alliance atlantique, aurait pour but commun avec l’URSS d’empêcher l’Allemagne d’accéder à l’arme nucléaire. Aron admettait que la France recherchât « une expression symbolique » à son indépendance, mais il ne pouvait accepter la remise en cause des piliers de l’ensemble occidental : l’Alliance atlantique et le Marché commun84. Or, de Gaulle entendait manifestement utiliser celui-ci contre celle-là.
52Raymond Aron ne mentionne jamais le plan Fouchet d’union politique européenne qui, de juillet 1960 à avril 1962, a été l’initiative la plus audacieuse du général de Gaulle sur le plan européen, visant à créer, autour d’une communauté stratégique franco-allemande, une véritable union politique européenne dont la France aurait pris la tête85. Georges-Henri Soutou évoque « une distorsion de la perception par Aron des affaires européennes86 », qu’il attribue à son intérêt ancien pour la Grande-Bretagne. Cette distorsion se manifeste, selon Georges-Henri Soutou, par une sous-évaluation du rôle international de l’Allemagne, alors croissant. Peut-être a-t-il alors, comme il revenait de Harvard en expert des questions nucléaires, familier de la vision planétaire des Américains, sous-estimé les préoccupations nationales. Dans Le Grand Débat87, il exprime la séduction intellectuelle qu’exerce sur lui le modèle de la riposte graduée ; il admet à la rigueur que la force nationale stratégique française puisse conférer à la France un statut plus élevé dans l’alliance, mais il n’envisage pas d’autres motifs politiques de développer la force de frappe88.
53Face à de Gaulle, Aron apparaît dans la posture d’un perpétuel opposant. Le Père Bruckberger a ainsi résumé l’opposition des deux caractères : « Un soldat a toujours tendance à trancher le nœud gordien. Il me semble que Raymond Aron a toujours préféré la complexité du nœud gordien à la vertu simplificatrice de l’épée89. » La réponse du Général à l’envoi du Grand Débat illustre ces positions respectives :
« Mon cher Raymond Aron, j’ai lu Le Grand Débat comme je lis souvent ce que vous écrivez, ici et là, sur le même sujet. Il me semble que si vous y revenez sans cesse et avec tant de vivacité, c’est peut-être pour cette raison que le parti que vous avez pris ne vous satisfait pas pleinement vous-même. Au fond, tout : “Europe”, “communauté atlantique”, “OTAN”, “armement”, etc., se ramène à une seule et même querelle : oui ou non la France doit-elle être la France ? C’était déjà la question à l’époque de la Résistance. Vous savez comment j’ai choisi et moi je sais qu’il n’y a pas de repos pour les théologiens90. »
54Aron reprochait à de Gaulle d’évoquer l’Europe en termes vagues ou anachroniques : « Équilibre et coopération, c’était la formule de paix à l’époque où les Européens se faisaient la guerre plusieurs fois par siècle. » Dans un premier temps, Aron ménagea le général de Gaulle dont il partageait certaines préoccupations, parmi lesquelles l’égalité des droits pour la France dans le domaine atomique. Aron considérait que la force française envisagée, celle qui serait constituée de Mirage IV, ne serait « à aucun degré une force de dissuasion91 ». Mais en mai 1962, il s’efforçait de prévenir la crise entre la France et les Anglo-Saxons, défendant ce qui lui semblait juste dans la position du général de Gaulle :
« Ni le général de Gaulle ni tout autre gouvernement français n’admettra la thèse officielle de Washington selon laquelle la dissémination des armes atomiques devient dangereuse parce que celle-ci passe la Manche mais non parce qu’elles franchissent l’Atlantique. Beaucoup de Français doutent que la force de frappe, composée de Mirage IV soit efficace. Ils ne sont pas prêts pour autant à souscrire à la discrimination entre Grande-Bretagne et France, la première digne, la deuxième indigne de recevoir de l’aide92. »
55Une solution européenne en matière d’armement atomique eût été, selon lui, intellectuellement raisonnable, puisqu’il ne croyait pas dans la capacité de dissuasion de deterrents nationaux. Ni la Grande-Bretagne, ni la France n’en avaient les moyens. En février 1960, il revint sur l’échec de la CED. Il remarquait alors qu’« entre le monopole américain des armes atomiques et la multiplication des forces nationales, les solutions européennes, maintes fois évoquées, n’ont jamais été réellement élaborées93 ». Quelques semaines plus tard, il présentait le point de vue des Européens, dont les territoires seraient le cas échéant théâtre de guerre nucléaire, d’où, chez les Européens, chez les Allemands au premier chef, « le soupçon d’une entente secrète des deux grands pour s’épargner réciproquement » : « La guerre limitée est une catastrophe pour l’Allemagne, non pour les États-Unis94. » Or, en l’absence de forces britanniques ou françaises réellement dissuasives, la seule solution restait, disait-il, sans en cacher les difficultés prévisibles, celle d’une CED atomique95. Quelques mois plus tard, il essayait encore de faire prévaloir cette solution, en espérant que le général de Gaulle pourrait l’accepter :
« Le général de Gaulle a plaidé trop de fois et avec trop d’ardeur la cause de l’Europe pour que l’on ait le droit de décréter à l’avance qu’il s’opposera à la recherche d’une solution européenne dans le cadre atlantique96. »
56Aron essayait donc de réconcilier atlantisme et gaullisme. Ce qu’il proposait était à cette date assez proche de ce que voulait atteindre le général de Gaulle à travers le plan Fouchet qui venait d’échouer le 17 avril 1962, à cause d’ailleurs d’une initiative malheureuse du Général qui n’en voulait pas l’échec97. Dans la mesure où il revendiquait pour l’Europe « un rôle propre sur la scène mondiale », Aron ne se résignait pas au protectorat américain, il n’était donc pas atlantiste. Il fallait, disait-il, choisir entre l’exaltation des forces nationales, voie qui lui semblait stérile, et, dans le cas contraire, amorcer un dialogue sur « les conditions auxquelles États-Unis d’un côté, Français et Britanniques de l’autre coordonneraient leurs efforts ». Après le discours de Philadelphie du président Kennedy le 4 juillet 1962, dans lequel le président américain proposait un partnership économique et stratégique aux Européens, Aron s’efforça de désamorcer les conflits qui surgissaient entre Occidentaux.
57De même, il avertissait les Britanniques quant aux fins qu’ils visaient à travers leur demande d’adhésion : « Le but est d’élargir, nom de dissoudre la Communauté européenne98. » Alors que Clement Attlee s’était indigné du fait que l’adhésion rendrait les Britanniques plus proches des Français, des Allemands ou des Italiens que des Canadiens ou des Australiens, leurs enfants, Aron répondait : « Comment baptiser le général de Gaulle anti-anglais sous le seul prétexte qu’il partage peut-être les espoirs de Lord Attlee99 ? » Aron avait une sollicitude particulière pour la Grande-Bretagne et s’intéressait au déclin relatif de l’économie britannique depuis 1945, dont le stop and go était une des manifestations100. À l’époque, il a des contacts personnels avec le leader travailliste Hugh Gaitskell, qui prit in extremis, seul des principaux leaders politiques, position contre l’adhésion à la CEE101. En décembre 1962, il rencontra à Paris Gaitskell et discuta avec lui les suites de l’échec possible de la tentative d’adhésion britannique102. Il ressortait de ces discussions que l’homme qui allait alors, selon toute vraisemblance, occuper tôt ou tard le 10 Downing Street, « n’attachait au Marché commun qu’une importance secondaire ». Le leader travailliste confiait en effet à Raymond Aron que l’essentiel se jouerait dans le tiers-monde. Gaitskell, né en 1906, appartenait à la même génération qu’Aron, était comme lui un intellectuel bourgeois. Leader du Labour depuis 1955, il avait résisté avec succès à la gauche du parti qui souhaitait un désarmement nucléaire unilatéral103.
58Chancelier de l’Échiquier à la fin du gouvernement Attlee, il souhaitait désormais remettre en cause les nationalisations pour relancer l’économie britannique. Le déclin britannique faisait de la peine à Raymond Aron, admirateur du modèle politique britannique et ancien exilé. Il a pu voir en Gaitskell l’homme du redressement, espoir qui fut incarné, dix-sept ans plus tard, par Margaret Thatcher. En bref, Aron conclut de ses discussions avec Gaitskell que les Britanniques, pour des raisons nationales, n’étaient pas prêts à rejoindre le Marché commun.
59Aron défendait cependant les intérêts des Six contre son ami Gaitskell : « Si la Grande-Bretagne, comme le suggérait récemment M. H. Gaitskell, ne veut pas de cette association intime avec des pays plus provinciaux que mondiaux, pourquoi ceux-ci lui consentiraient-ils des conditions favorables104 ? » La mort brutale de Gaitskell, le 18 janvier 1963, interrompit ce dialogue, qui aurait pu faire d’Aron l’interlocuteur privilégié du Premier ministre britannique lequel, dans ce cas, n’aurait pas été Harold Wilson. Simultanément, le refus gaullien et l’accord stratégique de Nassau maintenaient, pour un temps indéterminé, l’Angleterre séparée du Continent.
60Le traité de l’Élysée n’enthousiasma pas Raymond Aron. Il ne s’attachait pas d’abord au symbole de la réconciliation franco-allemande – sans doute parce que celle-ci, qu’il avait toujours approuvée, était à ses yeux d’ores et déjà accomplie –, mais aux enjeux stratégiques du traité. Il mettait en garde contre les illusions fondées sur le couple franco-allemand qui, dans tous les cas, ne ferait « pas le poids face à l’imperium de l’Est105 ». Le Bundestag ratifia le traité en mai, en y ajoutant un préambule qui, affirmant la priorité des obligations atlantiques de la RFA, le vidait du contenu stratégique qui avait été l’essentiel pour le général de Gaulle. Aron constata l’échec de la politique française qui, par une sorte d’ironie de l’histoire, contribuait à faire de Bonn le pivot de l’alliance atlantique, l’arbitre du « concours de popularité » entre de Gaulle et Kennedy106. Dans un débat qui l’opposait à Michel Debré et à Pierre Pflimlin, Aron demanda à trois reprises à l’ancien Premier ministre si la France entendait, dans la perspective de l’axe franco-allemand, donner des armes atomiques à l’Allemagne, question qui resta évidemment sans réponse107. L’alliance entre pays « militairement indépendants jusqu’au jour J de la guerre », était, lançait Aron à Michel Debré, « l’alliance de papa ». La dissuasion requérait au contraire une concertation, ce que les Américains appelaient le contingency planning. « Il est faux, disait Aron, que la France, en matière de défense, n’ait le choix qu’entre l’isolement et l’abdication. La voie intermédiaire, celle de la Grande-Bretagne, nous est ouverte et je n’exclus nullement qu’un jour ou l’autre la France s’y engage108. » Aron en venait à s’interroger sur la philosophie de l’histoire du général de Gaulle. Parce qu’elle faisait de l’indépendance nationale un absolu, la France gaullienne risquait de compromettre ce qui avait été fait depuis 1950.
61C’est alors qu’Aron évoqua, pour la première fois, semble-t-il, la construction européenne comme un héritage à sauver, alors que, jusque-là, il avait rarement employé l’expression : « Sur le plan européen, la France est en train de détruire l’esprit communautaire faute duquel la construction européenne est condamnée109. » Sa résolution de défendre l’idée européenne l’amène même à saluer dans l’accord agricole du 23 décembre 1963 une victoire politique de l’idée européenne : « Les Six ont découvert que l’idée européenne était plus vivante qu’ils n’étaient enclins à le croire. Par deux fois, au début et à la fin de l’année 1963, la Communauté fut sur le point d’éclater et par deux fois l’idée l’emporta sur les ressentiments et les intérêts nationaux110. »
62Peu après le non gaullien à la candidature britannique, Aron s’efforça de cerner les permanences de la politique gaullienne, en comparant les deux périodes gaullistes, celle du gouvernement provisoire, et la Ve République. Il relevait dans la première époque la nostalgie de l’équilibre européen du XIXe siècle : « Quand l’Union soviétique sera-t-elle redevenue la Sainte Russie et digne d’entrer dans l’unité de l’Europe qui pourrait être mise en chantier sous forme d’une association organisée de ses peuples depuis l’Islande jusqu’à Stamboul et de Gibraltar à l’Oural ? » Dans le second volet de son étude, « 1963 », il critiquait l’Europe de l’Atlantique à l’Oural comme l’expression d’une philosophie de l’histoire. Alors que les gaullistes n’avaient cessé depuis 1950 de critiquer la constitution de la petite Europe, le Général devait partir de celle-ci pour réaliser son grand dessein, mais courait le risque de décourager ses partenaires – ce qui avait été le cas lors du plan Fouchet. Aron concluait : « Et l’Europe, qui doit s’étendre quelque jour jusqu’à l’Oural, risque aussi d’être ramenée aux dimensions de l’hexagone111. »
63Aron jugeait que le promoteur des divisions blindées n’était plus en accord avec son temps : « L’absolu de la souveraineté nationale est-il contemporain des armes atomiques ? » Aron pensait la bombe en fonction de la stratégie de dissuasion à l’échelle planétaire, de Gaulle la concevait comme un instrument de souveraineté. L’arme atomique donnait ainsi une actualité nouvelle à l’idée maurrassienne de la Seule France. De Gaulle réalisait l’idéal de Maurras, pour qui le régime parlementaire républicain ne pouvait pas mener une politique de défense digne de ce nom, ce que seul un roi de France pourrait accomplir112. Mais, pour Raymond Aron, la politique ne pouvait être une mystique. Le libéral qu’était Aron contestait le caractère monarchique du régime gaullien, de Gaulle gouvernant « à la manière d’un roi et non d’un homme politique du XXe siècle113 », notamment pour ce qui relevait du domaine réservé, des « décisions qui engagent le destin de tous ». D’où son intérêt pour les régimes politiques anglais et ouest-allemand, qui réalisaient l’idéal d’une démocratie apaisée. Cette expression est apparue en 1956 dans l’essai De la droite, à propos de l’Allemagne fédérale et avec une référence à Burke, ce que Matthias Oppermann a appelé « la synthèse libérale-conservatrice d’inspiration anglo-saxonne114 », au point qu’Aron considérait en 1965 qu’il n’y avait plus d’histoire politique anglaise depuis 1945115.
64Aron, qui regardait plus souvent vers l’Occident ou vers l’Orient, suivait aussi les affaires de l’Europe méridionale. C’est au nom du libéralisme qu’il approuva le voyage de Maurice Couve de Murville à Madrid en 1964. Il remarquait une certaine libéralisation du régime et évoquait l’adhésion future de l’Espagne au Marché commun, le jour où les libertés fondamentales seraient respectées. « En profondeur, soulignait-il, le régime du général Franco et celui du général de Gaulle sont essentiellement autres. Jamais ce dernier n’aurait frayé sa voie vers le pouvoir par les armes. […] La France veut ramener l’Espagne vers l’Europe libérale, non apporter sa caution à un régime qui ne s’est pas entièrement libéré de ses origines tragiques116. » La même orientation politique lui fit condamner sans hésitation le coup d’État militaire du 21 avril 1967 en Grèce : « Le destin d’Athènes intéresse tous les Européens à cause de ce qu’est la Grèce, à cause de ce qu’elle signifie117. »
65La controverse entre Aron et les gaullistes sur l’Europe rebondit lors de la politique de la chaise vide en juillet 1965. Sans évoquer la crise en elle-même, Aron, qui était las des invectives adressées par les gaullistes aux « Européens », qu’on qualifiait de traîtres, d’agents des États-Unis ou de « Jean-foutre », découvrit « un “Jean-foutre ignoré” », manifestement « un fanatique du parti européen », en l’occurrence Michel Debré, qui avait écrit en 1949 un Projet de pacte pour une Union d’États européens. Il y proposait une constitution pour l’Europe et un parlement européen élu au suffrage universel, et exaltait la communauté atlantique118.
66Le grand dessein gaullien entraîna une modification des positions aroniennes quant à l’Europe, et une réhabilitation de l’œuvre politique de la IVe République. Dans un livre inédit qu’il ébaucha en 1965, Aron considérait le Plan Schuman 9 mai 1950 comme « le début d’une ère nouvelle », expression qu’il n’avait jamais employée à l’époque. Les allusions au discours de Zurich de Churchill du 19 septembre 1946, au congrès de La Haye de 1948, dressaient une perspective historique de grand style et, implicitement, assuraient la stature de Raymond Aron qui avait été militant européen avant le Plan Schuman119.
67Cependant, il s’agit d’une ébauche que Raymond Aron n’a finalement pas voulu publier. Il distinguait, dans son œuvre, entre les travaux scientifiques et des essais à mi-chemin entre les livres universitaires et l’activité journalistique. Il ne fait aucun doute que L’après guerre, esquisse d’un quart de siècle, appartient à la seconde catégorie. Dans ce texte fade, qui reproduisait la vulgate de nombreux opuscules européistes, Raymond Aron n’était pas au meilleur de lui-même. Mais, alors que l’œuvre des Pères fondateurs était présentée de manière très restrictive dans Paix et guerre, et leurs noms omis, Aron fit régulièrement référence à Jean Monnet, et plus souvent à Robert Schuman dans les articles du Figaro à partir de 1965120. Il opposait ainsi les styles respectifs de Schuman et de Gaulle en juin 1966, sans hésiter à idéaliser le premier, dont la politique, en son temps, l’avait laissé perplexe121.
68La décision de quitter l’OTAN lui inspira un article d’une ironie féroce : « Enfin seuls ! » Guy Mollet aurait dit : « On nous dit que notre politique a échoué : est-ce une raison pour y renoncer ? » Le Général, écrivait Aron, pourrait dire : « On nous dit que la politique des quinze dernières années a réussi : est-ce une raison pour la continuer122 ? » Au-delà de cette boutade, Aron jugeait que les conséquences politiques étaient graves : l’avenir du Marché commun semblait compromis. Le traité de l’Élysée, dans sa dimension stratégique, était anéanti. « Il ne subsiste plus rien, écrivait-il, du traité d’amitié éternelle que signèrent le général de Gaulle et le chancelier Adenauer. » Les articles qu’il écrivit à la fin de 1966, « L’idée européenne est-elle en train de mourir ? », puis « Mort ou métamorphose de l’idée européenne ? » consacrèrent l’inflexion de son jugement sur l’Europe à travers la critique de la politique gaullienne123, mais sans remettre radicalement en cause ce qu’il avait écrit dans Paix et guerre entre les nations. Il reconnaissait le succès du Marché commun quant aux échanges intracommunautaires. En mars 1965, il avait même évoqué les prolongements possibles du Marché commun : « Une monnaie commune, une banque centrale unique ne sont pas inconcevables à l’horizon124. » Mais il précisait : « Il n’apparaît nullement que l’évolution soit irréversible du Marché commun à une véritable unité européenne, comparable à une union nationale. Il n’y a pas de fatalité fédérale. […] Et l’échec politique, on le sait, mais nous y reviendrons, est total125. »
69L’échec politique concernait les deux manières par lesquelles le parti européen avait envisagé le glissement vers le fédéralisme : la Commission, après la crise de la chaise vide en 1964-1965, avait été « remise à sa place ». L’autre voie imaginée par les européistes, la coopération dans d’autres domaines, par exemple une diplomatie commune, n’avait pas été possible. Aron constatait donc la permanence de l’Europe des nations, que, dès la guerre, il avait jugée l’éventualité la plus probable. Il rappelait son discours aux étudiants allemands du 30 juin 1952, qu’il situe alors en 1950, c’est-à-dire aux origines de la construction européenne. Il le résumait ainsi : « J’avais dit aux étudiants allemands que leur pays ne serait pas réunifié aussi longtemps que l’Europe elle-même serait divisée. » La substance du discours était donc bien pour lui dans le partage de l’Europe et non dans l’appel, fervent mais vague, à l’enthousiasme pour la communauté européenne et atlantique par lequel s’achevait le discours. Aron constatait que la RFA, désormais dirigée par la Grande coalition, allait s’engager dans l’Ostpolitik. En quelque sorte, le général de Gaulle, par son voyage à Moscou du mois de juin, lui en donnait l’exemple. L’inquiétude d’Aron tenait aux leçons de l’histoire. L’Europe des nations, si elle s’imposait, risquait d’être, pour le pire, un retour du passé.
70Il s’agit là d’un moment intense, où Raymond Aron a rassemblé l’ensemble de son expérience historique, tant il est vrai que la question européenne se confondait pour lui, depuis les années vingt, avec la hantise de la guerre :
« L’Europe qui est en train de se dégager des brumes de l’après-guerre est, à l’Est comme à l’Ouest, une Europe des nations. Les Princes qui nous gouvernent en conclueront qu’ils ont toujours eu raison, que les ordinateurs et les bombes atomiques n’ont pas modifié la nature de la diplomatie éternelle. Il se peut, le souvenir du passé nous empêche cependant de nous réjouir de cette pérennité. Car l’Europe, hier, a dû sa grandeur aux savants et sa ruine aux rivalités de puissance.
Ayant accédé à la conscience politique au lendemain de la Première Guerre, j’espère encore que l’Europe de demain ne reflètera pas les idées des hommes formés avant 1914126. »
71C’était aussi rappeler la perspective proposée dans la dernière partie de Paix et guerre entre les nations : penser « au-delà de la politique de puissance ». Il n’avait jamais cessé d’enseigner depuis la guerre que la vocation de l’Europe était de transmettre sa culture. Il s’efforçait de combiner le réalisme – « la nature de la diplomatie éternelle », la tradition du machiavélisme européen – et l’idée kantienne d’une éducation des nations à travers l’histoire. Enfin, la dernière phrase peut être comprise comme une condamnation du gaullisme. Aron se posait en éducateur. Il rappelait la valeur de la réconciliation franco-allemande, qu’il avait vainement cherchée entre 1926 et 1930, et appelait à ne pas renouveler les erreurs du passé :
« Il serait temps, me répond un fidèle du général, que les Allemands se rendent compte qu’ils ont perdu la guerre. Tel est le langage que les Allemands tenaient aux Français à la fin du siècle dernier, celui que les Français tenaient aux Allemands après 1919 et avant 1933. Peut-être est-ce le seul langage que comprennent certains hommes, formés par une longue tradition.
J’espère encore que les jeunes Européens comprendront un autre langage127. »
72Les accents pessimistes d’Aron lui valurent les reproches des « Européens orthodoxes, ceux de l’école de Robert Schuman ». D’où un second article, « Garder confiance », optimiste par son titre, mais tout à fait fidèle aux analyses précédentes. Aron mettait en fait son espoir dans l’éducation des citoyens européens. Ces articles suscitèrent une correspondance avec Jean Monnet qui proposa à Raymond Aron une action commune. Aron répondit, mais ce projet semble bien être resté lettre morte. En fait, la proposition de rapprochement était venue de Monnet, qui avait pu voir dans Aron un allié objectif contre la politique du général de Gaulle. Mais rien n’indiquait un quelconque ralliement d’Aron aux idées de Jean Monnet. Un dialogue plus substantiel eut lieu avec le président de l’Euratom, Pierre Chatenet, qui lui écrivit le 14 décembre. La réponse d’Aron confirmait ses articles récents :
« Mon idée essentielle n’est pas que l’Europe se confonde avec l’Europe des Six, ni que les institutions communautaires sont indispensables à la prospérité et à la paix. Ma conviction centrale, c’est que des relations internationales d’un type relativement nouveau s’étaient progressivement instaurées à l’intérieur du monde occidental et, particulièrement, entre les Six. Je crains que pour de multiples raisons (la politique du gouvernement français n’en est qu’une entre d’autres), nous soyons en train de revenir à des relations d’un type plus traditionnel, dont je n’arrive pas à me réjouir128. »
73Cette lettre montre que, pour Raymond Aron, l’opposition au grand dessein gaullien n’impliquait pas le ralliement à la vision de Monnet. Celui-ci avait échoué, il était un homme du passé129. L’important était désormais de préserver les relations pacifiques qui s’étaient développées entre les États d’Europe occidentale, mais Aron disait clairement que la construction européenne ne lui semblait pas historiquement nécessaire ; elle n’était en elle-même ni la garantie de la prospérité, ni celle de la paix. Il se refusait à faire l’éloge des institutions communautaires, mais manifestait un vif attachement pour l’émergence d’un nouveau concert européen qui, à la différence de celui des XVIIIe et XIXe siècle, semblait exclure les guerres entre les États concernés.
74Deux événements ont renforcé à la fin des années soixante le pessimisme de Raymond Aron.
75Le premier se rapporte encore au général de Gaulle. Il s’agit de la crise franco-israélienne qui suivit la conférence de presse du 27 novembre 1967130. Cette question allait confronter Raymond Aron, citoyen et patriote français, au problème de sa judéité. Il s’agissait aussi du problème de la guerre : les Six avaient considéré les souverainetés nationales comme la cause des guerres et essayaient de les dépasser à travers la construction européenne. Bien que Raymond Aron ne crût nullement à la thèse de l’engrenage, il n’en redoutait pas moins une régression vers l’Europe des nationalismes qui avait conduit à la guerre de 14. Or, à l’inverse des Européens, les Israéliens, qui se représentaient comme les survivants du génocide, voyaient dans la création d’un État-nation la solution au problème de la guerre, mais acceptaient également la guerre comme conséquence de leur existence nationale. Lorsque Raymond Aron parvint à l’idée de sauver la guerre dans Espoir et peur du siècle, ce n’était pas seulement à partir de Clausewitz et des réflexions sur l’arme atomique. Il avait aussi été influencé par l’exemple d’Israël. Il semble bien qu’Aron tient compte d’une autre manière, à partir de 67, de l’existence d’Israël par rapport à ses spéculations sur le phénomène de la guerre, et qu’Israël et l’Europe lui ont servi d’exemples, souvent antithétiques.
76L’autre événement est Mai 68. Comme le précédent, il recouvre un enjeu civique, et connaît des prolongements dans les années soixante-dix. Mai 68 mettait en jeu à la fois la discipline civique et l’éducation. Au micro d’Alain Bosquet le 4 mai 1971, Aron constatait le « refus de l’histoire de la part d’une partie de la jeune génération ». Il se demandait, devant « l’extraordinaire licence » dont jouissait désormais la jeunesse, « si la civilisation dans laquelle nous vivons présente une flexibilité suffisante pour supporter l’absence d’interdits et d’obligations131 ».
77L’Europe occidentale connaissait cependant une prospérité sans précédent. Le pessimisme aronien des dernières années n’est certainement pas de la même nature que celui des années trente. Simultanément, les démocraties populaires furent également affectées par l’effervescence de 68. Aron vit dans le printemps de Prague, suivi du nouveau coup de Prague du 21 août 1968 contre la Tchécoslovaquie de Dubcek, la confirmation de l’échec soviétique132. La tragédie tchécoslovaque montrait la contradiction entre la pratique du communisme au pouvoir et les idéaux qu’il revendiquait. Aron en concluait aussi qu’une authentique libéralisation s’opérait dans les démocraties populaires, non dans le sens d’une convergence, mais d’une évolution sociale et politique vers le modèle politique occidental, donc avec un effet subversif pour les régimes communistes. Les Soviétiques continuaient de normaliser les régimes dissidents, mais ils consacraient ainsi leur échec :
« La deuxième leçon, c’est qu’effectivement la libéralisation telle qu’elle s’opère, violemment comme en Hongrie il y a douze ans, ou légalement et paisiblement en Tchécoslovaquie aujourd’hui, conduit d’elle-même à des institutions nullement contradictoires avec la propriété collective des instruments de production, mais à maints égards semblables à celles de la démocratie occidentale. Il n’y a pas de liberté intellectuelle sans droit d’hérésie, pas de liberté politique sans respect des minorités.
Hélas ! Les marxistes-léninistes ne lisent plus depuis longtemps les meilleurs textes de Marx. Nul n’a écrit avec plus d’éloquence passionnée contre la censure et pour la liberté de la presse que le prophète triomphant et trahi133. »
78Aron avait pris sa retraite de professeur d’université et quitté la Sorbonne en janvier 1968. Il fut élu au Collège de France en 1970. L’année 1969, qui est celle du départ de de Gaulle, des arrivées de Willy Brandt à la chancellerie, de Nixon et Kissinger à la Maison Blanche, recouvre donc à la fois un tournant dans la Vita Aronis et une nouvelle phase de l’histoire européenne qu’il commentait. Sans doute les années soixante furent-elles décisives quant aux positions européennes de Raymond Aron, parce qu’elles virent se succéder deux moments antagonistes : celui de son opposition au gaullisme, qui lui semblait porteur des conceptions du passé, et le moment 68, qui le renvoyait lui-même aux temps révolus. Le temps de l’action était peut-être passé pour sa génération, mais il pouvait encore enseigner. La dernière partie de l’existence d’Aron a été ainsi consacrée, dans cet esprit, à une réflexion sur l’expérience historique européenne.
Notes de bas de page
1 Raymond Aron, « Vitalité économique de l’Europe », Le Figaro, 10 octobre 1959.
2 Voyez Paix et guerre entre les nations, p. 750. Aron était convaincu que la croissance démographique et économique ne durerait pas. « D’ici quelques décennies, d’ici un ou deux siècles au plus tard, il faut qu’aux mécanismes naturels qui ralentissaient le peuplement de l’espèce humaine se substitue une régulation volontaire. Du même coup, l’établissement d’un état économiquement stationnaire deviendrait possible… »
3 Raymond Aron, « L’Alliance atlantique en quête d’une politique militaire : l’accord impossible », Le Figaro, 24-25 février 1962.
4 Sur la nécessité de replacer Mai 68 dans d’autres temporalités, voyez Jean-François Sirinelli, Mai 68 : l’événement Janus, Paris, Fayard, 2008, 330 p. En particulier, p. 33 sq : « Le moment 65. »
5 Raymond Aron, « La paix des deux “K” », Le Figaro, 5 novembre 1962. Raymond Aron a attribué le succès de Kennedy à la suprématie locale des États-Unis sur le plan conventionnel.
6 Voyez p. 108.
7 Panayis Papaligouras, Théorie de la société internationale, Kundig, Genève, 1941, 580 p.
8 Mémoires, p. 302.
9 Johann Plenge, 1789 und 1914. Die symbolischen Jahre in der Geschichte des politischen Geistes, Berlin, Springer, 1916, 175 p.
10 Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, p. 305.
11 Ibid., p. 705.
12 Ibid., p. 706.
13 Ibid., p. 707-708.
14 NAF 28060, boîte 208, lettre de Raymond Aron à Carl Schmitt du 26 mars 1954. Traduction d’Yvon Mouric.
15 Ibid.
16 Raymond Aron, Paix et guerre, p. 626.
17 Carl Schmitt, Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europæum, Duncker und Humblot, Berlin, 1974, 311 p. (1re édition 1950). Voyez p. 123. Traduction d’Yvon Mouric.
18 Raymond Aron, Paix et guerre, p. 97.
19 Ibid., p. 295.
20 Ibid., p. 740-741.
21 Mémoires, p. 456. Julien Freund, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965, 764 p.
22 NAF 28060, boîte 208.
23 NAF 28060, boîte 38. Lettre de Raymond Aron à Julien Freund du 4 février 1964 (nous soulignons).
24 Raymond Aron, Paix et guerre, p. 686.
25 « Le cahier de Lénine sur Clausewitz », in Berthold C. Friedel, Les fondements théoriques de la guerre et de la paix en URSS, Paris, Médicis, 1945, p. 39-90.
26 Clausewitz, De la guerre, Paris, Éditions de Minuit, 1955, p. 416.
27 NAF 28060, boîte 208. Lettre de Carl Schmitt à Raymond Aron du 13 novembre 1962.
28 NAF 28060, boîte 208. Lettre de Raymond Aron à Carl Schmitt, 1er octobre 1963.
29 Voyez Raymond Aron, introduction à Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959, rééd. 10-18, 1979, 186 p. ; p. 52 : « Mais, pour l’essentiel, ce n’est pas la méthodologie qui a été victime de la philosophie, c’est la méthodologie qui a inspiré à tort une philosophie. »
30 Bernhard Schlink, « Why Carl Schmitt ? », Rechtshistorisches Journal, 10, 1991, p. 160-176 ; p. 168.
31 NAF 28060, boîte 206. Lettre de Raymond Aron à Julien Freund du 25 janvier 1966.
32 Raymond Aron, Paix et guerre, p. 572.
33 Pierre-Joseph Proudhon, La Guerre et la paix. Recherches sur les principes et la constitution du droit des gens, Paris, Hetzel, 1861, 2 vol. ; voyez dans Paix et guerre entre les nations p. 590-592, dans La Notion de politique p. 45, p. 96.
34 Raymond Aron, Paix et guerre, p. 592.
35 Voyez Matthias Oppermann, op. cit., p. 221-223.
36 Carl Schmitt, La Notion de politique, Paris, Champs Flammarion, 1992, 323 p. ; p. 115.
37 Carl Schmitt avait divorcé en 1924, parce qu’il avait découvert que sa première épouse était une aventurière. Il se remaria en 1926, mais l’Église n’avait pas annulé son premier mariage. Le deuxième mariage entraînait donc, ipso facto, l’excommunication de Schmitt, bigame devant l’Église. Voyez Jan-Werner Müller, A dangerous mind, Carl Schmitt and post-war European thought, Yale, 2003, 224 p.
38 Raymond Aron, « Sur le machiavélisme. Dialogue avec Jacques Maritain », 17 décembre 1982 in Commentaire no 28-29, Raymond Aron 1905-1983. Histoire et politique, 1985, p. 514.
39 Voyez cette lettre de Raymond Aron à Alfred Fabre-Luce du 15 septembre 1963, NAF 28060, boîte 206 : « J’écrivais dernièrement à l’illustre philosophe Carl Schmitt, mis au ban de la société allemande d’aujourd’hui, qu’en vieillissant je suis devenu non sceptique ou indifférent, mais de plus en plus convaincu que les fanatismes sont répugnants et que les jugements sur les mérites ou les démérites des uns et des autres en des circonstances pour tous tragiques ne relèvent pas des vivants. Mon horreur des épurations me paraît égale à la vôtre. »
40 NAF 28060, boîte 38. Lettre de Raymond Aron à Julien Freund du 25 octobre 1962.
41 NAF 28060, boîte 206.
42 Raymond Aron, « Quelques remarques sur la compréhension et l’explication ». Revue européenne des sciences sociales, Cahiers Vilfredo Pareto, XIX, 54-55.
43 Raymond Aron, Paix et guerre, p. 213. Aron renvoie alors à l’essai Land und Meer, dans lequel Schmitt reprenait les considérations sur l’espace présentées dans « Völkerrechtliche Großraumordnung », mais sous une forme littéraire – celle d’un conte philosophique, dédié à sa fille –, et bien plus présentable, puisque l’antisémitisme n’y était plus explicite. Voyez Carl Schmitt, Land und Meer. Eine weltgeschichtliche Betrachtung, Klett-Cotta, Stuttgart, 2008 (première édition 1942), 107 p.
44 Carl Schmitt, « Clausewitz als politischer Denker : Bemerkungen und Hinweise », Der Staat, 6, 1967, réédité dans G. Dill (dir.) : Clausewitz in Perspektive, Francfort, Ullstein Materialen, 1980, p. 419-446.
45 Carl Schmitt, op. cit., p. 442.
46 Raymond Aron, Mémoires, p. 750.
47 Ibid., p. 87.
48 Voyez Jan-Werner Müller, Constitutional patriotism, Princeton, Princeton University Press, 2007, 186 p.
49 Pierre Ayçoberry, La question nazie. les interprétations du national-socialisme 1922-1975, Paris, Seuil, 1979, 317 p.
50 Raymond Aron, « Existe-t-il un mystère nazi ? », in Commentaire, no 7, 1979, p. 339-350. Sebastian Haffner, Anmerkungen zu Hitler, Kindler, Munich, 1978, 180 p. (traduction française Un certain Adolf Hitler, Paris, Grasset, 1979, 277 p.).
51 Sur l’influence d’Habermas et sa contestation au début du XXIe siècle, voyez Georges-Henri Soutou, « Lectures allemandes : Habermas est-il le penseur indépassable de notre temps ? », in Géopolitique, no 91, L’Allemagne à un tournant, septembre-novembre 2005, p. 90-99. Sur les divergences entre Aron et Habermas, voyez J. Mouric, « Raymond Aron, citoyen français et intellectuel européen », in Giulio De Ligio (dir.), Raymond Aron, Penseur de L’Europe Et de La Nation, Peter Lang, Berne, 2012, 160 p. ; p. 63-79.
52 Matthias Oppermann, op. cit., IIIe partie « L’Allemagne au miroir du libéralisme politique de Raymond Aron (1944-1983) », p. 280 à 342.
53 Raymond Aron, Paix et guerre, p. 157.
54 Ibid., p. 707.
55 Ibid., p. 717.
56 Ibid., p. 718.
57 Ibid., p. 720-721.
58 Ibid., p. 720 et 727.
59 Ibid., p. 721. Aron définit en l’occurrence l’idée de la raison en des termes proches de la définition du mythe politique sorélien : « Une idée qui ne saurait jamais être entièrement réalisée, mais qui anime l’action et indique le but. »
60 Ibid., p. 722.
61 Ibid., p. 723.
62 Ibid., p. 731-732.
63 L’arrêt du 30 juin 2009 du Bundesverfassungsgericht rappelle dans sa première considération l’article 23 de la Loi fondamentale de la RFA, qui permet la participation à l’Union européenne comme à un groupement d’États (Staatenverbund), ce que la Cour interprète comme « une association étroite et permanente d’États demeurant souverains ». La même considération précise que « les citoyens des États membres demeurent les sujets conférant la légitimité démocratique ». Voyez http://www.bverfg.de/entscheidungen/es20090630_2bve000208.html. Voyez aussi Hubert Haenel, « La Cour de Karlsruhe, Une leçon de démocratie », Commentaire, no 130, été 2010, p. 411-417. L’auteur montre comment la jurisprudence de la Cour de Karlsruhe a constamment réservé les droits du peuple allemand, en n’admettant la primauté du droit communautaire que dans la mesure où la Cour de Luxembourg apporte les mêmes garanties des droits fondamentaux aux citoyens allemands que ceux qui leur sont reconnus dans la Loi fondamentale.
64 Raymond Aron, Paix et guerre, p. 732.
65 Ibid., p. 733.
66 Ibid.
67 Ibid., p. 740.
68 Ibid., p. 295.
69 Ibid., p. 735.
70 Ibid., p. 736.
71 Raymond Aron, « L’enjeu de la crise de Berlin », Le Figaro, 19 juillet 1961.
72 Raymond Aron, « La règle du jeu », Le Figaro, 26 août 1961.
73 Dario Battistella et Jean-Vincent Holeindre ont été, semble-t-il, les premiers à remettre en question ce point de vue dans leur séminaire à l’EHESS en 2008-2009 : Philosophie politique et théories des relations internationales : l’œuvre de Raymond Aron.
74 Paix et guerre, p. 434-435.
75 Textes cités par Christian Malis, op. cit., p. 729. Voyez aussi Alexandre Sanguinetti, La France et l’arme atomique, Paris, Juillard, 1964, p. 21, et NAF 28060, boîte 88, lettre de Raymond Aron à Bernard Brodie du 23 novembre 1965.
76 Ibid., p. 409.
77 Ibid., p. 414.
78 Ibid., p. 415, p. 690.
79 Ibid., p. 557-558.
80 Ibid., p. 690.
81 Ibid., p. 614.
82 Raymond Aron, « Le Secret du général », Le Figaro, 25 janvier 1963.
83 Raymond Aron, « Quel est le grand dessein ? I. », Le Figaro, 4 février 1966.
84 Raymond Aron, « Réunification de l’Allemagne ? II. Le choix appartient aux Allemands », Le Figaro, 24 juin 1966.
85 Voyez Georges-Henri Soutou, L’Alliance incertaine. Les rapports politico-stratégiques franco-allemands 1954-1996, Paris, Fayard, 1996, 497 p. En particulier le chap. VI : Le plan Fouchet d’union politique européenne et ses aspects stratégiques.
86 Voyez la présentation de Georges-Henri Soutou in Raymond Aron, Les articles du Figaro, t. 2, La Coexistence 1955-1965, Paris, de Fallois, 1993, 1508 p. ; p. 411-412.
87 Raymond Aron, Le Grand Débat, Paris, Calmann-Lévy, 1963, 274 p.
88 Pierre Messmer, par exemple, considérait que la bombe, parce qu’elle représentait une perspective de puissance, avait permis de restaurer la confiance et la loyauté des forces armées, ébranlées pendant la guerre d’Algérie.
89 Raymond Bruckberger, texte lu dans la séance publique annuelle du mardi 3 novembre 1987 de l’Académie des sciences morales et politiques.
90 NAF 28060, boîte 207, lettre de Charles de Gaulle à Raymond Aron du 9 décembre 1963.
91 Raymond Aron, « La querelle de la force de frappe. Pour une solution de compromis », Le Figaro, 21 novembre 1960.
92 Raymond Aron, « Les relations franco-américaines. I. Le centre du débat », Le Figaro, 12-13 mai 1962 (souligné par l’auteur).
93 Raymond Aron, « Paradoxe atlantique », Le Figaro, 1er février 1962.
94 Raymond Aron, « Le débat atlantique. Les conceptions allemandes », Le Figaro, 2 janvier 1963.
95 Raymond Aron, « Une troisième puissance atomique : OTAN ou Europe », Le Figaro, 27 février 1962.
96 Raymond Aron, « Vers une force de frappe européenne ? », Le Figaro, 8 juin 1962.
97 Voyez Georges-Henri Soutou, L’Alliance incertaine, p. 190 sq.
98 Raymond Aron, « L’Europe unie et le monde. III. Les Six et la Grande-Bretagne », Le Figaro, 4 septembre 1962.
99 Ibid.
100 Raymond Aron, « L’économie malade de l’Europe », Le Figaro, 4 mai 1962.
101 Raymond Aron, « Les travaillistes ont-ils le goût de la défaite ? », Le Figaro, 10 octobre 1962.
102 Raymond Aron, « Les paradoxes ne sont pas tous à Paris », Le Figaro, 28 janvier 1963.
103 Voyez Philip M. Williams, Hugh Gaitskell, A political biography, London, J. Cape, 1979, 1007 p.
104 Raymond Aron, « L’injustice de l’histoire », Le Figaro, 22-23 décembre 1962.
105 Raymond Aron, « L’alliance atlantique est conforme à la nature des choses », Le Figaro, 12 mars 1963.
106 Raymond Aron, « Bonn entre Washington et Paris », Le Figaro, 28 juin 1963. Voyez aussi Matthias Oppermann, op. cit., p. 509-519.
107 Raymond Aron, « La France est-elle isolée ? », Le Figaro, 5 novembre 1963.
108 Raymond Aron, « Suite du dialogue avec Michel Debré. Diplomatie traditionnelle ou dépassement du nationalisme », Le Figaro, 14 novembre 1963. Soulignement de l’auteur.
109 Ibid.
110 Raymond Aron, « Victoire de l’idée européenne », Le Figaro, 27 décembre 1963.
111 Raymond Aron, « Y a-t-il un grand dessein gaullien ? », I. 1944-1945 et II. 1963 Le Figaro, 8 et 11 février 1963.
112 Sur l’influence de Maurras, voyez Georges-Henri Soutou (dir.), Entre la vieille Europe et la seule France : Charles Maurras, la politique extérieure et la défense nationale, Paris, Economica, 2009, 432 p. ; voyez aussi Olivier Dard, Michel Leymarie, Neil Mcwilliam, Le maurrassisme et la culture : L’Action française, culture, société, politique (III), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2010, 370 p., et Olivier Dard, Michel Grunewald (dir.), Charles Maurras et l’étranger, L’Étranger et Charles Maurras, Peter Lang, Berne, 2009, 432 p.
113 Raymond Aron, « L’heure de vérité », Preuves, no 119, janvier 1961, p. 7. Texte daté du 25 novembre 1960, pendant le séjour d’Aron à Harvard.
114 Matthias Oppermann, op. cit., p. 387.
115 NAF 28060, L’Après-guerre, Esquisse d’un quart de siècle, manuscrit inédit, 1965, chap. II, fo 18.
116 Raymond Aron, « La France, l’Espagne et l’Europe », Le Figaro, 9 juin 1964.
117 Raymond Aron, « Tragédie en Grèce », Le Figaro, 25 avril 1967.
118 Raymond Aron, « Un “Jean-foutre” ignoré” », Le Figaro, 22 juillet 1965.
119 NAF 28060, boîte 219, L’après-guerre, esquisse d’un quart de siècle, chap. II, fos 86 et 87.
120 Raymond Aron, « Perspectives européennes », Le Figaro, 27 décembre 1965.
121 Raymond Aron, « Le compromis nécessaire », Le Figaro, 13 juin 1966.
122 Raymond Aron, « Enfin seuls ! » Le Figaro, 2-3 avril 1966.
123 Raymond Aron, « L’idée européenne est-elle en train de mourir ? », Le Figaro, I. L’idée européenne est-elle en train de mourir ? 15 novembre 1966, II. L’échec politique, 17 novembre 1966, III. L’Europe des nations, 19-20 novembre 1966. « Mort ou métamorphose de l’idée européenne ? », Le Figaro, I. Mort ou métamorphose de l’idée européenne ? 7 décembre 1966, II. Garder confiance, 12 décembre 1966.
124 Raymond Aron, « Succès et échec du marché commun », Le Figaro, 9 mars 1965.
125 Raymond Aron, « L’idée européenne est-elle en train de mourir ? », I.
126 Raymond Aron, « L’idée européenne est-elle en train de mourir ? », III. L’Europe des nations.
127 Raymond Aron, « Mort ou métamorphose de l’idée européenne ? », I.
128 NAF 28060, boîte 142. Texte cité par G-H. Soutou, in Raymond Aron, Les articles du Figaro, t. III, Les crises 1965-1977. Voyez p. 22-23.
129 Raymond Aron, « L’Idée européenne : du discours de Zurich au Marché commun », Lausanne, 8 décembre 1967, Schweizer Monatshefte, 48, 3, p. 225-240.
130 Raymond Aron, « Face à la tragédie », Le Figaro littéraire, 12 juin 1967, Reproduit in De Gaulle, Israël et les Juifs, Paris, Plon, 1968 et Essais sur la condition juive contemporaine, Paris, de Fallois, 1989.
131 Archives INA, émission Paradoxes du 4 mai 1971.
132 Raymond Aron, « D’un coup de Prague à l’autre », Le Figaro, 2 octobre 1968.
133 Raymond Aron, « La Tragédie tchécoslovaque », II. Le Diktat de Moscou, Le Figaro, 30 août 1968.
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Raymond Aron et l’Europe
Ce livre est cité par
- Stewart, Iain. (2019) Raymond Aron and Liberal Thought in the Twentieth Century. DOI: 10.1017/9781108695879
- (2017) Les Français en guerres. DOI: 10.3917/perri.coche.2017.01.0497
- Bachelier, Christian. (2015) The Companion to Raymond Aron. DOI: 10.1007/978-1-137-52243-6_21
- Oppermann, Matthias. (2015) The Companion to Raymond Aron. DOI: 10.1007/978-1-137-52243-6_4
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