Conclusion de la deuxième partie
p. 215-216
Texte intégral
1Jusqu’à l’époque du débat sur la CED, Raymond Aron a poursuivi l’activité au service de l’unité politique de l’Europe qu’il avait commencée dans les années de guerre. Par la fréquence, la constance et le contenu de ses interventions, il peut apparaître comme l’un des militants les plus importants de l’idée européenne. Il était de plus l’un des rares qui fussent capables d’agir au cœur du problème, en allant parler dans leur langue aux Allemands désespérés ou désorientés après les conséquences apocalyptiques de la Seconde Guerre mondiale.
2Pourtant, ce zèle de Raymond Aron, qui inspira le discours de Munich en 1947 et celui de Francfort en 1952, ne coïncide pas avec le mouvement fédéraliste européen. Aron, dès la fin de la guerre, voit que l’idée européenne tend à reprendre valeur de mythe. Sans illusions à ce sujet – il considère en effet, depuis 1931 au moins, l’idée européenne comme « une idée d’intellectuels » –, il comprend l’utilité du mythe européen, non seulement pour contrer le mythe communiste de la révolution, mais aussi pour surmonter la question allemande. Mais il médite également la contradiction inhérente à l’idée européenne. Parce que les nations constituent l’unité politique propre à l’Europe, il suffit que l’Europe parle de s’unir pour qu’elle se divise : l’idée d’un empire par consentement mutuel aurait constitué un précédent. Il existe une Europe en soi, mais il n’y a jamais eu d’Europe pour soi. Il était cependant possible, dans les circonstances de l’après-guerre, que naquît une Europe du fait de la nécessité d’une défense commune. La citoyenneté repose en effet avant tout sur la volonté de défendre la patrie. L’existence d’un ennemi commun pouvait rassembler les nations européennes et, peut-être, les conduire à l’unité politique.
3Simultanément, Aron a commencé, dans Le Grand Schisme, puis dans Les Guerres en chaîne, à élaborer une phénoménologie de la guerre. Hanté depuis les années vingt par la guerre hyperbolique qui menace à deux reprises de détruire l’Europe, il réfléchit à quelles conditions les sociétés industrielles d’Europe peuvent éviter le suicide. Son expérience et la lecture de Hans Delbrück le conduisent à élaborer une perspective stratégique, dans laquelle la conception de la guerre comme acte politique devrait conduire, non à la guerre totale, mais au contraire à la limitation de la violence. La décision politique ou stratégique prend alors une valeur différente de ce que les penseurs décisionnistes avaient coutume d’envisager : il ne s’agit pas de déchaîner immédiatement la violence, mais de s’engager dans le long dessein d’une épreuve prolongée, ce qui ne demande pas moins de courage que la guerre-éclair : « faute de pouvoir trancher le conflit, il faut l’user ». Comme le partage de l’Europe était provisoirement irrémédiable, à moins de risquer la guerre totale, rendue encore plus effrayante par l’arme atomique, il fallait supporter le statu quo et assumer la paix belliqueuse.
4Avec l’échec de la CED, disparaît la perspective de l’union politique européenne via une défense commune. L’essentiel était cependant préservé, puisque la RFA rejoignit en 1955 l’Alliance atlantique, sans quoi l’OTAN eût risqué d’être inefficace. Déjà, les événements du 17 juin 1953 et la répression consécutive avaient abouti lors des élections législatives du 6 septembre 1953 à une éclatante victoire du chancelier Adenauer. Cette victoire apportait aux deux choix fondamentaux du chancelier une sanction démocratique incontestable : d’abord à la politique d’économie sociale de marché, mais surtout à la politique d’intégration à l’Ouest, celle-là même que Raymond Aron avait voulu soutenir dans son discours à Francfort du 30 juin 1952. Mais alors que Raymond Aron avait vu au départ dans le Plan Schuman un moyen de favoriser la réconciliation franco-allemande, la CED lui a montré plus clairement les implications de la méthode de Jean Monnet, et il les a jugées néfastes en matière de défense. D’où une position délicate, parfois embarrassée, mais au fond toujours claire : c’était « un défi au bon sens » que de créer une armée commune avant de fonder l’entité politique dont elle dépendrait. On ne pouvait pas imaginer comment la France et la RFA, compte tenu des divergences de leurs intérêts géopoliques nationaux, pourraient se retrouver autour d’une politique étrangère commune.
5L’abandon de la CED en 1954 explique donc, au moins en partie, le tournant de 1955 dans la vie de Raymond Aron. Celui-ci a constaté l’échec du mythe européen. Il est réservé sur la démarche communautaire qui incarne désormais l’Europe. Sans abandonner son activité d’éditorialiste, et comme le statu quo en Europe pouvait durer « des dizaines d’années », ce qui advint en effet, Raymond Aron revint à l’Université. L’Europe libérale dont il entendait perpétuer l’héritage pouvait revêtir la forme d’une République des Lettres pluraliste, qui recueillait le legs de l’ensemble du Vieux Continent. Aron allait donc, tout en commentant jusqu’à sa mort l’actualité européenne, devenir le sociologue des sociétés industrielles et un théoricien des relations internationales, exégète de Clausewitz.
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