Chapitre VI. L’engagement européen, 1945-1948
p. 131-161
Texte intégral
1Aron avait exprimé, au milieu de la guerre, des idées précises sur ce que serait l’Europe à l’issue du conflit. Elle serait « constituée de nationalités indépendantes ». Il y ajoutait la nécessité de l’équilibre. Ainsi, Raymond Aron entendait tenir compte de l’expérience historique pour faire en sorte que l’Europe, « épuisée par l’ambition des conquérants », « après d’inutiles massacres », pût trouver le secret d’une « coexistence pacifique ». Sur le plan philosophique, Raymond Aron souhaitait dépasser une situation internationale équivalente à l’état de nature décrit par Hobbes dans le Léviathan : « si les nationalités recommençaient la lutte de tous contre tous, elles retomberaient dans le chaos économique et bientôt dans une nouvelle guerre ». Simultanément, il proposait d’assumer la condition historique des nations européennes, celle d’une « aventure dangereuse », puisque le risque de guerre était inhérent au système, mais d’une aventure potentiellement « féconde », puisqu’il était possible d’espérer la conciliation, « dans la liberté de chacun, d’une vie commune à tous1 ». Cette perspective de ce que Raymond Aron appelait une « unité authentique » de l’Europe, représente sa version du fédéralisme européen. Ainsi peut-on comprendre le paradoxe entre l’adhésion à un parti réputé nationaliste, le Rassemblement du Peuple Français du général de Gaulle, dont Raymond Aron devint membre en 1947, lors de la fondation de ce parti, et, en même temps, un indéniable engagement pour l’unité politique de l’Europe. Le mythe européen pouvait ressusciter, comme le moyen d’une entente raisonnable entre des nations voisines et naguère déchirées, et l’instrument d’une défense commune contre la menace d’une nouvelle tyrannie, celle de l’Union soviétique.
2La fin de la guerre révèle une nouvelle situation internationale. Les derniers articles de La France libre évoquent « l’âge des empires2 ». Si l’empire hitlérien avait échoué, la victoire n’en appartenait pas moins à des États qui étaient « par eux-mêmes des empires ». C’était en effet un caractère distinctif des Trois Grands. Les empires s’opposaient aux États-nations par leurs origines, mais aussi par leur vocation :
« Jusque dans le cœur de l’Afrique, le Français s’efforce de transformer ses sujets en citoyens : il est toujours tenté de faire, même du plus déshérité des Nègres, même du plus fin des Orientaux, dépositaire d’une vieille culture, un Français, il voudrait partager avec lui son histoire, sa civilisation, ses idées. La véritable tradition, aussi bien de la Russie que de la Grande-Bretagne, c’est de faire vivre ensemble, chacun selon son être original, des peuples différents, sans prétention de les assimiler ou de les unifier. […] Dans les deux cas on aperçoit le sens des empires opposés au sens de la nation3. »
3La défaite du Reich laissait une poussière d’États nationaux en face de l’Union soviétique, alors plus de quatre fois plus peuplée que la France, deuxième puissance du continent derrière l’URSS après l’effondrement de l’Allemagne. C’est pourquoi il pouvait être opportun d’œuvrer pour l’unité européenne. 1945 révélait l’effacement de l’Europe. « Or, dans le concert mondial, l’Europe, pour être entendue, devrait parler d’une seule voix4. »
4Dès la capitulation du Reich, l’Allemagne ne représentait plus pour Raymond Aron une menace véritable. Le territoire du Reich constituait désormais un vide au cœur de l’Europe. Le véritable danger correspondait à l’antagonisme croissant qui opposait l’Union soviétique aux puissances occidentales. Raymond Aron ne se faisait aucune illusion sur le partage de l’Europe en zones d’influence. Le pire était le cas des pays où plus d’une influence s’exercerait. Ils deviendraient le champ clos de l’affrontement des puissances rivales. Et, dans le contexte de 1945, « le mythe le plus puissant sur les esprits, à travers le mythe éternel de la révolution » était celui de l’URSS5. Les puissances occidentales avaient certes des partisans, mais n’exerçaient pas sur ceux-ci la même fascination que le communisme sur ses fidèles. Aron était convaincu que l’influence idéologique de l’Union soviétique, parce qu’elle s’apparentait à la ferveur religieuse, serait plus puissante que tout ce que pourraient lui opposer les démocraties libérales.
5La France, « par sa situation géographique même condamnée à ressentir la pression des empires », ne pouvait être que profondément affectée par la situation générale de l’Europe. En effet, la France avait en 1945 « un des partis communistes les plus solides, les plus ardents de l’Europe, et une résistance au communisme nourrie par une tradition individualiste et la psychologie de ses paysans propriétaires ». Dans l’ordre diplomatique, « elle [était] tentée par l’alliance avec Moscou, c’est-à-dire avec la plus grande puissance continentale, seule susceptible d’écarter à jamais la menace germanique », mais elle se sentait simultanément « membre de la communauté atlantique, obstinée à maintenir que la personne est la fin de la société, et non l’État dont la gloire est trop souvent l’envers du despotisme6 ».
6La logique de la guerre froide n’avait pas encore prévalu. Raymond Aron pensait avant tout au redressement de la France, qu’il envisageait sous la forme d’un compromis entre le libéralisme et le socialisme démocratique. En l’occurrence, il s’agissait d’éviter à la France et à l’Europe la balkanisation, c’est-à-dire le sort des États déchirés en factions rivales, chacune représentant les intérêts d’une grande puissance :
« Qu’on le veuille ou non, le socialisme libéral dont rêvent tous les Français sera de technique, sinon d’inspiration, plus libérale que socialiste, si la France veut s’intégrer dans le monde, à la place que la géographie et l’histoire lui imposent7. »
7En 1945, Aron voulait encore croire aux chances d’un compromis qui éviterait à la France le risque d’une nouvelle guerre civile. La vocation européenne de la France pouvait être de se rassembler, et de rassembler les autres nations entre les empires, en évitant « un choix radical ». Seule l’Europe pouvait rendre à la France un minimum de puissance : « Dans l’Europe, dont la guerre a accéléré la décadence, la France garde la chance d’une grande carrière. » Contrairement aux libéraux du XIXe siècle, Tocqueville et Renan, qui avaient vu dans la colonisation une compensation aux défaites, de 1815 pour le premier et 1870 pour le second, Aron ne croyait pas que l’Empire colonial fût un facteur de puissance.
8La France dépendait désormais « pour son existence même de la bienveillance des autres8 ». L’enjeu européen procédait donc d’une prise de conscience du déclin de la France : « Réduite à elle-même », écrivait Aron, « la nation française – en dépit de son empire – n’est matériellement qu’une puissance de deuxième ordre9 ». Détentrice d’un empire colonial, la France ne pouvait espérer le conserver qu’avec l’accord des puissances océaniques. De même, les Français avaient la passion de l’indépendance, celle de la liberté, mais ils ne s’étaient pas non plus « lassés du romantisme révolutionnaire », de la lutte contre les privilèges et les inégalités. Dès lors, estimait Aron, « ni la diplomatie ni le régime intérieur de la France ne devraient être orientés exclusivement vers une des puissances, un des modèles étrangers10 ». L’orientation proposée n’est pas neutraliste : « Une large majorité des Français, écrivait Aron, souhaite que le pays appartienne à l’ensemble que Walter Lippmann a appelé la communauté atlantique. » Mais il fallait tenir compte de la minorité communiste, « farouchement opposée à tout bloc occidental ». Aron essayait, à l’intention du public américain, d’expliquer « les équivoques de la politique étrangère française ». Il s’agissait en fait d’une démarche à la fois réaliste, puisque le poids politique du PCF était une réalité, mais aussi libérale, dont le sens où il s’agissait de respecter la minorité, et de proposer une politique étrangère acceptable pour tous les Français. Raymond Aron, au fond, n’était pas atlantiste. Certes, il préférait le modèle libéral occidental, et voyait dans l’alliance avec la Grande-Bretagne et les États-Unis une nécessité pour équilibrer la puissance soviétique sur le Vieux Continent. En revanche, il ne confondait pas les modèles politiques français et anglo-saxon. Pendant la guerre, il avait éprouvé la hantise de la guerre civile, et souhaité l’impossible réconciliation entre de Gaulle et Pétain11. De même, entre 1945 et 1947, Raymond Aron s’est réjoui du nouvel état d’esprit consécutif à la Libération12. À l’époque, il n’était pas du tout le cold warrior que ses adversaires ont voulu faire de lui par la suite pour discréditer l’ensemble de son œuvre. La « passion authentique » de « refaire le pays » l’amène alors à refuser un poste à l’université, décision qu’il regretta par la suite, et à devenir « journaliste et militant13 ».
9L’un des articles qui permettent le mieux de comprendre cette situation est « La chance du socialisme14 ». Aron y salue les victoires des travaillistes aux élections générales de juillet 1945 comme le signe que la Grande-Bretagne a rejoint l’Europe : « Politiquement aussi la Grande-Bretagne fait désormais partie du continent. » Il critique en des termes sévères la campagne des conservateurs. Même Churchill n’est pas épargné. Sa critique s’adresse même explicitement à des libéraux comme Hayek, qui avaient dénoncé dans le programme travailliste « l’approche de la servitude universelle sous le joug des fonctionnaires ». Aron observait la transformation du parti travailliste, d’un parti de la classe ouvrière en un parti réformiste de masse. Aron estimait que les socialistes français pouvaient éventuellement égaler le succès des travaillistes britanniques. La gauche avait le vent en poupe, les libéraux français n’avaient pas de perspectives immédiates. Le parti socialiste avait donc devant lui une occasion historique : « Héritier tout à la fois du parti radical et des vieux rêves chiliastes, il a pour mission d’introduire dans la société française les éléments de socialisme, direction de l’économie par l’État sous l’influence des masses populaires, qu’elle peut assimiler tout en recueillant le libéralisme intellectuel et personnel, que la France ne se résigne pas à sacrifier15. »
10Là était l’essentiel. Le socialisme démocratique pouvait alors représenter un recours contre le communisme. De par le prestige de l’Union soviétique, c’était elle qui, en 1945, donnait « une figure concrète au rêve de l’unité européenne16 » : après l’Europe hitlérienne, on pouvait imaginer, et en l’occurrence redouter, une Europe stalinienne. « La chance du socialisme » dressait ainsi la perspective d’une alliance entre le libéralisme politique et le socialisme démocratique : « Un socialiste partisan de la famille occidentale s’oppose à un communiste dévoué au destin de l’Union soviétique sur le point historiquement décisif : l’orientation diplomatique qui équivaut au choix d’une zone de civilisation17. » « L’homme occidental, ajoutait-il, ne peut plus vivre sans un minimum de droits de l’homme18. » Il s’agissait donc, entre socialistes et libéraux, d’un consensus sur la défense des libertés, qu’eux-mêmes considéraient comme essentielles, mais que les communistes qualifiaient de formelles. Par ailleurs, Raymond Aron ne dissimulait pas les difficultés qui attendaient les gouvernements socialistes. Ils devraient gérer la pénurie, pratiquer le rationnement, alors qu’ils avaient rêvé de l’abondance. Aron pensait que, sans « revenir au libéralisme intégral », les socialistes, « condamnés à l’organisation de la pénurie », seraient « amenés par les circonstances à préparer le retour à certaines formes de liberté économique ».
11La question allemande était au premier plan. Raymond Aron a été l’un des premiers à dire que l’Allemagne ne renaîtrait pas de sitôt comme grande puissance. En juin 1945, il distinguait trois attitudes dans la presse française de l’époque à l’égard du problème allemand19. La première, qu’il situait dans la tradition de Maurras ou de Bainville, consistait à saisir l’occasion de détruire l’œuvre de Bismarck, pour en finir avec l’unité allemande. La deuxième reprenait l’inspiration de Poincaré ou de Barrès, elle visait à l’obtention de garanties, par des annexions en Rhénanie ou par l’occupation de cette région. Cette position était celle des gaullistes. La troisième attitude prolongeait celle de Blum avant la guerre : elle visait à la réconciliation franco-allemande, dès lors qu’une Allemagne démocratique aurait été organisée.
12Pendant la guerre, Raymond Aron avait souhaité mettre l’Allemagne hors d’état de nuire20. En 45, il constatait que la défaite du Reich dépassait de loin celle de 1918. Raymond Aron se fit l’avocat de l’unité allemande contre les partisans de sa destruction comme Wladimir d’Ormesson, qu’il critiquait en des termes très vifs21. Le choix était difficile. Une réconciliation n’était pas possible à court terme, puisque l’Allemagne était désormais occupée. Des trois attitudes possibles, la recherche des garanties pouvait donc paraître la plus adaptée à la situation du moment. Mais on risquait, ce faisant, de renouveler les erreurs du passé, puisqu’aussi bien cette politique avait été celle de Raymond Poincaré. Il fallait donc découvrir une voie moyenne entre deux politiques également impossibles, celle du « rêve inactuel d’une réconciliation », et celle du « souvenir anachronique des Allemagnes ».
13Au cours de la guerre, Raymond Aron avait donc évolué de manière décisive sur la question de l’unité allemande. En 1943, il considérait comme un continuum les politiques impériales successives de Bismarck, Guillaume II et Hitler, et faisait très clairement remonter à Bismarck la naissance du Machtstaat allemand, responsable de la rupture de l’équilibre européen du XIXe siècle22. Son interprétation était discutable, puisque, contrairement à ce qu’il suggérait alors, le réalisme politique de Bismarck l’avait conduit, non à une politique de conquête, mais à la prudence et à la modération. La situation était tout autre en juin 1945, puisque Aron reprochait à Wladimir d’Ormesson d’entretenir les conceptions désormais périmées, selon lesquelles il fallait saisir « l’occasion de détruire l’œuvre de Bismarck qui fut le cauchemar et la malédiction de l’Europe23 ».
14En 1945, le problème était à la fois de garantir la sécurité de la France à l’égard de son redoutable voisin, et d’établir un nouvel équilibre européen. Une Allemagne trop faible, devenue un vide au centre de l’Europe, restait un problème, même s’il était différent de celui que posait une Allemagne trop puissante.
15Toutes les analyses européennes d’Aron procédaient d’une réflexion sur la notion de puissance. La France devait, avec réalisme, admettre son déclassement. Il ne lui appartenait pas de décider du sort de l’ancien Reich, mais elle devait y faire prévaloir ses intérêts vitaux, d’abord économiques :
« En ce monde dur, un pays comme le nôtre n’a de chance qu’en se concentrant sur l’essentiel, en acceptant pleinement son rôle, celui d’une puissance régionale et non d’une puissance mondiale. Or, l’essentiel, pour la diplomatie française, c’est d’abord la restauration intérieure (et les rapports avec le dehors qu’elle implique), c’est ensuite la sauvegarde de l’Afrique française (faute de laquelle notre pays tomberait encore de plusieurs crans dans l’échelle des nations), c’est enfin le sort de l’Allemagne et singulièrement de l’Allemagne occidentale. Il n’importe pas tant à la France que l’Allemagne soit ou non partagée et en tout cas nous n’y pouvons pas grand-chose. Mais il importe au plus haut point que la Sarre soit rattachée à l’unité économique du pays et que la Ruhr fournisse chaque année à notre industrie des millions de tonnes de charbon24. »
16On voit que Raymond Aron explique ici résolument ce qu’il ferait à la place du gouvernement français. Il ne s’agit pas de démembrer l’Allemagne ; il ne le souhaite pas, mais de toute manière une telle politique serait au-delà des possibilités de la France. Il n’est donc pas question ici d’annexions, mais seulement de rattacher la Sarre à la France par une union douanière, tout en obtenant une part substantielle du charbon de la Ruhr. Joachim Stark remarque, dans L’aventure inachevée25, que l’Allemagne devait, aux yeux d’Aron, fournir les matières premières nécessaires à la reconstruction de la France, et que par conséquent l’annexion durable de la Sarre lui semblait recommandée. Il ajoute qu’on devait éviter les conflits ethniques en déplaçant les Allemands qui y vivaient. Raymond Aron avait envisagé, en juin 1945, une annexion compliquée d’une déportation26. Mais cette remarque est, semble-t-il, la seule dans laquelle il évoque une telle éventualité. De plus, des raisons purement économiques allaient à l’encontre de cette solution : la France manquait de main-d’œuvre, les mineurs français avaient une productivité inférieure à celle des Allemands ; comment auraiton pu tirer de la Sarre annexée et vidée de sa population autant de charbon que de la Sarre allemande ? Et l’annexion de la Sarre n’aurait-elle pas privé la France d’une partie du charbon de la Ruhr qu’elle pouvait espérer ?
17Il n’en était plus question en août lorsqu’il écrivit « Les désillusions de la liberté ». En effet, si l’on considère la vision générale qui est alors la sienne, il apparaît qu’il ne souhaitait nullement demander des annexions. Celles-ci auraient compromis les relations entre la France et les Alliés occidentaux ; elles n’auraient en rien amélioré la situation de la France. Il s’agissait donc, ni plus ni moins, de faire vivre l’économie française qui était alors paralysée par la pénurie de charbon. Quant à une réconciliation avec l’Allemagne, il n’en pouvait être question dans l’immédiat, puisque l’Allemagne était occupée.
18Une première conclusion des articles de 1945 était donc la disparition du Machtstaat allemand. Aron popularise cette idée à travers des nombreux articles de presse qu’il écrit à partir de la Libération : « 1945 est le 1815 de l’Allemagne. L’Allemagne s’en ira peut-être en morceaux, dominée par des zones d’influences divergentes. Même si elle n’est pas divisée, elle perd toute chance, pour une longue période, de satisfaire ses ambitions. Il lui faudra, comme la France après l’écroulement des chimères napoléoniennes, se contenter d’une place dans le cadre européen27. » Raymond Aron a pris position de manière à rassurer les Français, et à donner des perspectives aux Allemands. Ainsi se livre-t-il dès le 5 juillet 1945 à une critique de la politique des Alliés occidentaux dans leurs zones respectives :
« À l’ouest, on redouble de sévérité, surtout verbale. On prétend maintenir le règlement proprement absurde de non-fraternisation. On n’a pas encore jugé Goering ou Rosenberg, mais les Tommies ou les GIs n’ont pas le droit de sourire aux bambins de cinq ans. […] On rappelle, à juste titre, aux Allemands leurs crimes, mais on oublie de leur faire entrevoir le sort qui les attend, après un purgatoire nécessaire mais fatalement temporaire28. »
19Ces considérations aboutirent à une prise de position sans ambiguïté. Dans un article intitulé « Pour l’unité de l’Europe », Aron rassurait d’abord les Français : « On ne répétera jamais assez que l’Allemagne de 1945, dévastée, vaincue, mutilée, n’a rien de commun avec le Reich de Bismarck et d’Hitler et qu’elle sera incapable, d’ici des dizaines d’années, de rien entreprendre contre ses voisins. » Il voyait donc toujours un continuum de Bismarck à Hitler, celui du Reich comme Machtstaat, évocation qui faisait sens aux yeux de l’opinion française, puisqu’elle rappelait les désastres de 1870 et 1940. Mais il soulignait ensuite que les soixante millions d’Allemands, la capacité industrielle du Reich, gardaient à l’échelle continentale, sinon mondiale, une portée décisive. Il fallait désormais défendre l’existence de l’Allemagne dans l’intérêt de l’équilibre européen : « S’il existe une Allemagne, il y a une chance que l’Europe renaisse. S’il n’y a pas d’Allemagne, il y aura, dans le meilleur cas, deux blocs hostiles l’un à l’autre, s’affrontant des deux côtés d’un no man’s land, l’un sur l’Oder, l’autre sur le Rhin. » Raymond Aron ne se résignait pas à une division de l’Europe entre les sphères d’influence des deux grandes puissances. Le combat pour l’unité européenne était donc un engagement, peut-être dérisoire, mais certainement passionné, pour prévenir la logique du rideau de fer :
« Si l’empire slave de Port-Arthur à Breslau s’entoure d’une infranchissable muraille, et condamne les satellites à imiter son régime et à subir son climat, alors l’Occident risque à son tour de se durcir en une unité close. Quant à la France, par intérêt aussi bien que par idéal, elle tentera jusqu’au bout de sauver l’unité de l’Europe29. »
20Dans les Mémoires, Raymond Aron présente sa brève participation à Point de Vue comme sa première expérience du journalisme. Il confessait alors ne jamais s’en souvenir « sans embarras, sinon quelque honte », puisque cet hebdomadaire illustré ne correspondait pas à la réputation de ses autres publications. Il s’y attardait pourtant, parce que ces articles lui semblaient rétrospectivement représentatifs de sa vocation de journaliste : « Avant tout, je m’efforçai plusieurs fois de libérer les Français de l’obsession de l’Allemagne30. » L’auteur des Mémoires souligne qu’« un anti-germanisme extrême animait encore, au moins en apparence, l’opinion française ».
21Mais ces premiers articles de journaliste rencontrèrent peu d’écho31. Il lui fallait donc autre chose pour communiquer ses vues sur l’Europe et sur la question allemande. Il eut l’occasion de le faire lorsqu’il fut chargé de cours à la nouvelle École Nationale d’Administration. Il s’agissait de la première promotion d’élèves de l’ENA, baptisée France combattante.
22Les deux cours qu’il écrivit pour les élèves de l’ENA en 1946 ont une importance particulière, puisqu’ils concernent la formation des futures élites dirigeantes de la France, dans un contexte de reconstruction, mais aussi d’épuration, qui allait favoriser la carrière des nouvelles générations de hauts fonctionnaires32. Dans La France libre, Aron avait marqué son intérêt pour la formation des élites, et posé la question de leur renouvellement à l’échelle de l’Europe33.
23Raymond Aron a exposé sa vision de l’Europe dans le cours intitulé Perspectives sur l’avenir de l’Europe les 26 et 27 novembre 1946. Jusque-là, expliquait Aron pour commencer, l’Europe n’avait jamais existé, sinon en tant que nations :
« Pourquoi aujourd’hui parlons-nous de l’Europe ? Pourquoi y a-t-il de nouveau une sorte de nostalgie qui naît de quelque chose de supérieur aux nations ? Eh bien le premier fait, sur lequel j’insisterai, est celui-ci : la réalité politique primaire du Vieux Continent est aujourd’hui encore les Nations. Les hommes se sentent tout d’abord Français ou Anglais, ou Allemands ou Italiens, avant de se sentir Européens. L’Europe est une notion abstraite. L’Europe est peut-être un rêve – ou un avenir – elle n’est pas une réalité politique immédiate. Il est vrai qu’à travers les siècles les Nations européennes ont toujours conservé une sorte de désir de quelque chose de supérieur à elles, mais ce quelque chose de supérieur ne s’est jamais réalisé et en tout cas n’a jamais été l’Europe34. »
24Deux raisons pouvaient expliquer le désir récurrent de faire l’unité politique de l’Europe, et tout d’abord, les guerres interminables où les nations européennes s’entrégorgent pour découvrir finalement qu’elles ne peuvent ni se détruire ni se subjuguer. L’unité européenne était la réponse à la vanité des guerres européennes. Elle était aussi apparue comme une réponse chaque fois que s’était manifestée une menace extérieure, ainsi face aux invasions. « En notre siècle, écrivait Aron, c’est autre chose, c’est le fait que l’Europe se sente petite comparée aux puissances extra-européennes ou partiellement extra-européennes que sont les États-Unis et la Russie. » Aron, qui revenait ainsi à l’une des questions qu’il s’était posées dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire, précisait que « si l’on veut constituer quelque chose de supérieur aux nations, il faut donner à l’Europe un passé, c’est-à-dire il faut réécrire l’histoire en fonction de la volonté d’une unité européenne, et d’autre part il faut chercher à définir ce qui fait l’originalité de l’Europe en tant que telle35 ».
25L’une des principales difficultés était en effet l’absence de précédent : on n’avait pas entrepris les croisades au nom de l’Europe, mais au nom de la chrétienté. Autrement dit, « le principe de communion européenne n’a jamais été la notion d’Europe en tant que telle36 ». Il en allait de même des grands voyages d’exploration de la fin du XVe et du début du XVIe siècle. « Je crains », concluait provisoirement le conférencier, « qu’en aucun siècle on n’ait voulu l’unité de l’Europe pour elle-même37 ». La seule exception possible était éventuellement le concert européen du XVIIIe siècle, dans la mesure où les gouvernements des nations européennes y apparaissaient responsables, non seulement de leur propre pays, mais éprouvaient aussi « une sorte de responsabilité vis-à-vis de l’ensemble du Vieux Continent38 ». Cette approche de l’Europe ne postulait pas l’impossibilité de l’unification du Vieux Continent, elle n’en était pas moins fondée sur un scepticisme historique. Celui-ci était conforté par l’expérience de la seconde guerre mondiale, qui avait été vécue par Raymond Aron comme le combat des nations européennes pour leur liberté. En revanche, ces considérations laissaient ouverte la définition d’une identité européenne, ainsi que l’espoir d’une entente entre les nations du Vieux Continent.
26La science, l’histoire et les libertés sont pour Aron les trois traits distinctifs de la civilisation européenne. À travers la science positive, « l’homme accède à des pouvoirs exorbitants pour mépriser la nature ou combattre ses semblables », mais « ce qui fait la valeur de culture de la science en tant que telle, ce n’est pas l’ensemble de ses recettes de puissance, c’est le fait que la science a été pour l’homme occidental une manière d’atteindre à une vérité et à une vérité universelle39 ». Aron voyait dans le développement de la science occidentale deux résultats décisifs, le premier ayant été de conférer au travail une valeur spirituelle, peut-être sans équivalent dans les autres civilisations ; le deuxième étant d’aboutir aux formes extrêmes de rationalisation dans l’organisation de la société. La science occidentale, d’origine européenne, a donc ici, comme aventure humaine et recherche de la vérité, une haute signification spirituelle. En revanche, elle aboutit également à une rationalisation technique qui, comme l’a montré l’histoire du XXe siècle, débouche facilement sur « une crise de civilisation ». Aron s’appuyait ici sur la lecture de l’œuvre de Max Weber, ainsi que sur son expérience dans l’Allemagne des années trente. Les sociétés industrielles, dans leur perfection même, peuvent en effet devenir des mondes invivables car la rationalité du tout, notamment celle du corps politique, ne procède pas forcément de l’efficacité technique des différents secteurs de l’économie :
« Je dirais que proprement il y a là une sorte de tension ou de crise de la civilisation européenne d’aller jusqu’au bout de chacune de ces tendances à laquelle l’Europe s’abandonne, et d’être retenu, de voir qu’il n’est pas possible d’aller jusqu’au bout sans faire surgir une révolte de l’homme, ou des révoltes irrationnelles comme celles que nous avons connues depuis dix ans. Il me paraît, en effet, que des phénomènes comme ceux du national-socialisme ne se comprennent qu’à la réaction contre la société rationalisée dans laquelle vivaient les Allemands. Les Allemands d’avant 1933, qui vivaient tous dans une espèce de mécanisme social écrasant, devaient se révolter. Ce qui paraissait tellement bien organisé aux échelons intermédiaires, à l’échelon supérieur devenait absurde. Il n’y a rien de plus absurde que de voir une usine, une branche industrielle, qui est un miracle d’organisation rationnelle, et de voir en même temps six millions de chômeurs40. »
27Le deuxième caractère distinctif de l’identité européenne est le rapport à l’histoire. Aron considérait que, de toutes les grandes cultures que nous connaissons, la culture européenne occidentale est probablement la seule à avoir une histoire, dans la mesure où « jamais, à aucune autre époque, l’humanité n’a eu connaissance de la pluralité des cultures et du fait que ces cultures sont éphémères ». C’est quelque chose de nouveau, écrivait-il, que de se savoir civilisation et de se savoir mortel. La civilisation européenne avait donc pour privilège de « se comprendre elle-même à travers l’histoire et de se situer parmi d’autres civilisations ». La conviction que l’homme s’accomplit dans l’histoire était ainsi une caractéristique de la pensée européenne, ce dont témoigne une philosophie comme celle de Marx.
28Enfin, l’Europe se distingue par une idée originale de la liberté, qui consiste à la fois, « par capacité spirituelle, à se détacher des autres pour méditer sur les vérités », et aussi à disposer d’une liberté pratique à l’égard de la société. Selon Aron, la vie européenne serait inconcevable, sinon dans une sorte de dialectique permanente entre les différentes formes de liberté :
« L’idée de liberté est donc au point de jonction de la notion antique de la liberté du citoyen dans la cité, et de l’idée chrétienne de la liberté de l’homme individuel par rapport à Dieu, et on pourrait dire que la notion européenne de liberté ne cesse d’osciller entre les deux bords extrêmes, dont l’un serait la satisfaction de la contemplation pure, et l’autre l’exigence de liberté pratique dans l’action quotidienne41. »
29Selon cette définition, l’Europe apparaît finalement comme une notion contemporaine, liée au développement des sociétés industrielles. L’histoire contemporaine de l’Europe est celle de la crise des nations européennes, liée à l’essor industriel dont elles ont eu elles-mêmes l’initiative. La recherche de l’identité européenne dans les époques antérieures est une impasse, puisqu’à l’exception du concert européen du XVIIIe siècle, il n’existe pas de conscience européenne. En revanche, science, histoire et liberté apparaissent en Europe sous des formes originales, qui permettent de les considérer comme des signes distinctifs de la conscience européenne, mais celle-ci apparaît sous un jour pessimiste. En effet, Raymond Aron évoquait la pensée de Spengler, selon laquelle « notre civilisation est condamnée à mort ». Il rapprochait par ailleurs les nouvelles puissances américaine et soviétique, filles de la civilisation européenne, non seulement parce qu’elles étaient des États multinationaux différents des États-nations européens, mais aussi parce qu’elles partageaient un optimisme rationaliste que les Européens avaient perdu42.
30L’Europe devait donc choisir son avenir entre trois possibilités : ou bien une Europe sous influence russe, ou bien sous influence américaine, ou enfin une Europe européenne. La première n’était nullement impossible : « Il n’y a aucune difficulté pour l’Armée rouge d’arriver jusqu’à Brest », disait Aron. En revanche, cela signifierait de façon immédiate une nouvelle guerre mondiale. La conception européenne de la liberté était incompatible avec un régime de type soviétique :
« Quoi que l’on pense du communisme, ce n’est pas un rêve, c’est un cauchemar43. »
31Mais Aron n’était pas pour autant un partisan de l’Europe américaine. Il redoutait le choix prématuré de la logique des blocs. Cependant, une Europe européenne n’était pas davantage concevable, notamment parce que, disait-il, « il n’y a pas de patriotisme européen44 ». Raymond Aron revenait donc à l’idée qui était la sienne depuis 1943 : « Il me paraît que l’Europe est condamnée à vivre en tant que nations45. »
32L’Europe resterait un ensemble de nations souveraines, mais sans puissance militaire, elle ne pourrait rivaliser avec les puissances extra-européennes. Mais l’impuissance militaire n’impliquait pas une décadence politique et culturelle. À cet égard, le dernier cours sur les perspectives d’avenir de l’Europe, le 27 novembre 1946, bouscule l’idée reçue selon laquelle Aron serait un pur Realpolitiker. Il faut au contraire le situer dans la continuité du premier article, « Ce que pense la jeunesse universitaire d’Europe », de 1926. La veille, Aron avait émis l’idée que l’Europe, parce qu’elle resterait composée de nations souveraines, ne pourrait plus prétendre à une puissance militaire comparable à celle des deux grands. Il affirmait désormais que « précisément parce que l’Europe ne peut plus jouer le grand jeu de la puissance, elle a une chance d’atteindre ce que dans son histoire elle n’a jamais atteint, à savoir la paix. Il y a donc une chance pour l’Europe d’être un territoire de paix, précisément en fonction d’une semi-impuissance politique46 ». L’Europe pourrait être impuissante, petite et prospère. Elle devrait avant tout éviter le retour aux pratiques d’autarcie ou de fermeture des frontières que l’on avait connues avant la guerre, et qui avaient entraîné, ou accentué, la crise économique. Mais elle pourrait encore avoir une vocation, « quelque chose à dire au Monde », en cultivant les valeurs uniques qui avaient marqué son histoire, et « en amenant les vieux empires coloniaux à une forme de vie et de collaboration nouvelle ». La vraie question, disait-il, était de savoir si l’Europe de paix serait une Europe prospère, ou au contraire une Europe balkanisée et déchirée. Dans la seconde hypothèse, chaque nation européenne deviendrait le champ clos de l’affrontement entre les partis représentant les grandes puissances. Pour éviter cette misérable situation, il fallait savoir si, pour créer une « Europe organique », l’Europe avait encore « une idée inspiratrice47 ».
33D’où l’examen des solutions concrètes qui étaient alors envisagées. L’hypothèse du bloc latin, dont Aron parle ici pour la dernière fois, devait être rejetée à cause de la méfiance britannique devant un rapprochement franco-italien susceptible de menacer les intérêts de la Grande-Bretagne dans le bassin méditerranéen. Quant au bloc occidental, Aron remarquait que l’idée soulevait de la part de la Russie soviétique une opposition furieuse, parce qu’elle avait été envahie par deux fois à partir de ses frontières occidentales. Il observait aussi que les États-Unis manquaient alors d’enthousiasme pour une telle solution. En France, un tiers du pays y voyait une menace contre la Russie soviétique. D’autre part, le précédent du projet d’union franco-britannique, proposé par Winston Churchill en 1940 montrait les difficultés pratiques, quasiment insurmontables, d’une union politique occidentale : « La proposition de M. Churchill a pu transporter bien des imaginations, bien souvent depuis je me suis demandé ce qu’aurait pu donner un parlement commun à la Grande-Bretagne et à la France. Il suffit de connaître les deux types de parlementaires pour voir immédiatement les grandes différences existant entre eux48. » Sur le plan économique, une entente franco-britannique était de toute manière difficilement concevable, parce que les besoins des deux pays ne coïncidaient pas. La Grande-Bretagne devait avant tout équilibrer sa balance des comptes, se procurer nourriture et matières premières, tandis que la France, elle aussi demandeuse de matières premières, aurait eu à l’époque beaucoup de difficultés à exporter vers la Grande-Bretagne. Aron concluait : « Je pense que nous ne pouvons pas du tout compter, pour réaliser l’Europe pacifique et organique, sur des groupements supranationaux. »
34Au centre de la question européenne, on devait, une fois de plus, revenir à la question allemande. Devant les élèves de l’ENA, comme auparavant dans les articles de Point de Vue, Raymond Aron prit la défense de l’unité allemande, en des termes qui révélaient la conscience qu’il avait d’aller contre l’opinion d’une partie au moins de son auditoire :
« Laissez-moi vous dire, au risque de vous choquer, que si l’on veut qu’il existe une Europe de nations, il est inévitable qu’il existe une Allemagne. Cette Allemagne sera nécessairement une Allemagne affaiblie, et doit l’être, mais elle ne peut pas ne pas être une Allemagne49. »
35Aron défendait donc fortement la place de l’Allemagne comme État-nation dans une Europe constituée d’États-nations. Cette approche était, remarquait-il, celle des Alliés occidentaux. « La conviction très forte des Anglais, disait-il, c’est que le danger allemand en tant que tel, c’est-à-dire le danger de l’Allemagne en tant qu’origine d’une guerre mondiale, a disparu. » Il fallait donc choisir : ou bien une Allemagne sous influence soviétique, ce qui, prévenait Aron, rendrait la guerre probable. Ou bien, une Allemagne divisée en deux, entre la zone d’influence soviétique et l’Occident, ce qui correspondrait à une Europe balkanisée, elle-même divisée en deux zones d’influence. Ou bien, dernière solution, l’Allemagne ne serait ni sous influence soviétique, ni divisée en deux. La préférence des Anglais allait à cette dernière solution, mais celle-ci était en opposition avec les thèses françaises de l’époque. « À mon sens, déclarait Aron, l’intérêt fondamental de la France n’est pas distinct de l’intérêt fondamental des Anglo-Saxons, c’est-à-dire que la France a également intérêt à ce que l’Allemagne ne soit pas soviétique et, s’il est possible, qu’elle ne soit pas non plus divisée entre deux zones, une russe et une occidentale50. » Il pensait que la vocation de la France était de fédérer l’Europe, dans une organisation d’États-nations dont la France représentait le type même. Dans cette perspective, l’Allemagne ne devait être « ni un no man’s land, ni une terre de désespoir » ; elle devait avoir « une certaine place ».
36Mais existait-il en Europe une autre force que le communisme pour organiser le Vieux Continent ? Raymond Aron répondait à la question en étudiant des types de situations nationales. En Autriche, la situation correspondait à ce qu’il appelait l’hypothèse optimiste, puisque la social-démocratie y était plus forte que le PC. En France, le parti communiste était nettement plus fort que le parti socialiste, mais non majoritaire ; le PC n’était pas capable de prendre le pouvoir, mais il serait assez fort, le cas échéant, pour paralyser le pays. En Grèce se vérifiait l’hypothèse pessimiste : il n’existait aucune possibilité de collaboration démocratique, on aboutissait à une espèce de choix entre fascisme et communisme, dans une situation de guerre civile. Là encore, Aron parlait en toute liberté, il allait délibérément contre l’opinion de certains de ses auditeurs, qui étaient communistes.
37L’idée inspiratrice qu’il proposait était celle « d’un certain libéralisme éternel ». Il s’agissait de refuser les religions séculières, l’Europe serait ainsi « incroyante, ou relativement incroyante dans l’ordre de la politique51 ». L’expérience de l’occupation et le souvenir de la Gestapo avaient rendu aux citoyens le goût et la conscience des libertés démocratiques fondamentales. Le message qu’il adressait aux premiers énarques contenait donc une part d’humilité, puisqu’il n’était plus question d’espérer un rôle de grande puissance au niveau mondial, mais aussi un acte de foi dans l’avenir de l’Europe, au-delà de la politique de puissance, et cette foi sans illusion définissait aussi la vocation de la France.
38À la même époque, l’œuvre de Raymond Aron prend une dimension européenne. Sa notoriété est en effet accrue par son activité comme éditorialiste de Combat puis du Figaro. Son autorité intellectuelle, fondée sur son passé de philosophe, a aussi été renforcée par son passage dans La France libre. Il a la réputation d’un authentique résistant, mais aussi celle d’un modéré, deux qualités qui, au lendemain de la guerre, ne se rencontraient pas souvent dans le même homme. Ses fonctions de professeur à l’ENA lui confèrent le statut de représentant officieux de la nouvelle France, d’autant plus que, de son passage à La France libre, est restée l’idée, fausse mais répandue, qu’il était proche du général de Gaulle. Quoi qu’il en soit, il est certain que Raymond Aron a considéré comme une mission de contribuer à la réconciliation franco-allemande, plus de vingt ans après l’échec de Locarno : « Le rêve de ma jeunesse – la réconciliation franco-allemande –, la ruse de la Raison nous en donnait une deuxième occasion : celle-là, il ne fallait pas la manquer52. » Dès 1946, il a donc participé à des conférences dans l’Allemagne ou dans l’Autriche occupées. Ainsi évoque-t-il dans les Mémoires une conférence « à l’université de Francfort, entourée de gravats, à demi épargnée au milieu d’une population mal nourrie ». Ce qui alors le « frappa le plus, ce sont les regards de haine qui se concentrèrent sur [lui], à une gare, alors que pour prendre [son] billet, il passait devant la queue des Allemands en usant du privilège de l’occupant ».
39Le 19 novembre 1946, il donna à Vienne une conférence sur l’opinion publique en France depuis la fin de la guerre53. La revue Europäische Rundschau, dans laquelle elle fut publiée, était éditée par le service de presse français à Vienne. Elle mettait en avant les valeurs chrétiennes, par opposition aux totalitarismes athées. Dans son intervention, Aron se demandait ce que pouvait être l’opinion publique dans un pays occupé. S’il s’agissait de juger l’occupation, l’unanimité était probable. Mais on pouvait imaginer une autre situation, où l’on demanderait aux gens laquelle de plusieurs puissances occupantes ils détestaient le plus. Raymond Aron rapportait donc une notion générale, en l’occurrence celle d’opinion publique, à la situation historique du moment. Il établissait aussi une relation entre la situation de la France sous l’occupation, et la situation des Autrichiens ou des Allemands depuis la fin de la guerre. Aron participait ainsi à la politique culturelle du gouvernement français dans l’Allemagne et l’Autriche occupées.
40L’action de Raymond Aron en faveur de la réconciliation franco-allemande et de l’unité européenne était donc en même temps une action dans le cadre de la politique européenne de la France. Cet engagement était donc marqué par la responsabilité politique, à partir d’un établissement des faits, suivi d’une interprétation de la logique des différents acteurs à l’intérieur du système, et conclu par un exposé des choix politiques possibles. Cette démarche se retrouve dans une conférence de 1947 à Munich, devant des étudiants allemands54.
41« L’Europe est-elle encore capable de se relever ? » Telle était la question qu’il se posait devant les étudiants allemands. Il commençait par en préciser le sens ; il ne s’agissait pas seulement des pertes humaines liées à la guerre, dont on pouvait espérer, malgré leur ampleur, qu’elles seraient rapidement surmontées. Il ne s’agissait pas non plus des destructions matérielles, encore qu’elles fussent cette fois d’une dimension sans précédent, et susceptibles d’appauvrir le Vieux Continent pour une génération. Ce qui était en jeu était le risque de perdre les traditions anciennes sur lesquelles avaient vécu jusque-là les Européens. Raymond Aron se distinguait d’autres militants de l’unité européenne par l’attention qu’il portait aux conditions de vie concrètes. Le conférencier de Munich évoquait à la fois les familles privées de père, celui-ci mort ou disparu à la guerre, ou encore prisonnier pour une durée indéterminée, et les quartiers historiques des villes allemandes, anéantis par les bombardements. Comme Célestin Bouglé avant lui, il avait en effet parcouru les villes allemandes dans sa jeunesse, vécu dans leurs universités pour recueillir et s’approprier leur héritage intellectuel55. Comme dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire, il s’appuyait sur l’idée que « l’homme vit entouré des restes du passé », et que la liberté politique est difficilement concevable si elle ne peut prendre appui dans une tradition. Le discours aux étudiants allemands avait donc un accent burkien :
« Le relèvement de l’Europe, dont il sera question, n’est donc ni uniquement matériel, ni uniquement moral. Il serait absurde de s’interroger sur l’inspiration spirituelle de l’Europe de demain en oubliant les familles sans homme, les foyers sans feu et la misère des foules. Il serait absurde de calculer le nombre d’heures de travail indispensable pour reconstruire tel quartier de Berlin ou de Francfort, en oubliant que le passé, vivant dans ces vieilles pierres, est parti à jamais et que dans les édifices neufs risque d’apparaître une société neuve, sans lien organique avec sa tradition56. »
42Par ailleurs, il reprenait l’essentiel des analyses qu’il avait développées pour les élèves de l’ENA. Ainsi, il constatait que « l’Europe n’a jamais été une unité politique ». Là encore, on peut reconnaître une grande continuité avec les propositions énoncées dans sa thèse :
43Sans doute, disait-il, l’Europe « a-t-elle entrepris des aventures qui rétrospectivement paraissaient aventures communes de l’Europe, les croisades ou les voyages d’exploration. Mais les croisades étaient faites au nom de la chrétienté, non pas au nom de l’Europe, et chaque explorateur prenait possession des terres, non pas au nom de l’Europe mais au nom de la Majesté Très Chrétienne d’Espagne, de France ou d’Angleterre. Jusque sur les terres lointaines, les royaumes d’Europe prolongeaient leurs querelles. Il y a peut-être une Europe en soi, il n’y a certainement pas d’Europe pour soi57 ».
44Quelle pouvait alors être l’identité de l’Europe ? Raymond Aron revenait à une définition de l’Europe fondée sur la dialectique des nations et de l’empire. Celle-ci devait permettre de mettre en perspective l’histoire allemande, et de montrer aux Allemands une voie d’avenir pour leur nation en Europe, qui ne serait ni le mythe impérial, ni le repli, impossible, sur la sphère nationale. Il reprenait ainsi, en fait, l’idée d’une communauté de destin entre les peuples d’Europe, celle qu’il avait exprimée dans Point de Vue et dans Combat, selon laquelle il n’y aurait pas d’Europe sans Allemagne. L’originalité de l’Europe résidait en « une sorte de tension dialectique » entre « le souvenir nostalgique de la tradition impériale » et l’orgeuil des particularités nationales. Mais les Européens, soulignait-il, appartiennent à « une communauté de culture », et « manquent à leur vocation essentielle lorsqu’ils vont jusqu’au bout d’un de ces concepts qui ne trouve sa vérité que par opposition au concept opposé58 ».
45Cette vision de l’Europe devait s’appliquer aux Allemands ; elle les appelait donc à surmonter « la tension douloureuse entre l’idée allemande et l’idée universelle » à travers l’idée européenne :
« Il est normal que les Allemands aient le sens et la fierté de ce qu’il peut y avoir de proprement allemand dans leur culture. Lorsqu’ils s’imaginent que cette culture est liée à une race, lorsqu’ils proclament qu’ils n’ont d’obligations qu’à l’égard de leur propre culture, lorsqu’ils s’isolent dans leurs particularités, ils trahissent la tension douloureuse entre l’idée allemande et l’idée universelle, qui n’est pas séparable du destin allemand, ils trahissent l’Allemagne en même temps que l’Europe59. »
46Le salut de l’Europe dépendrait donc d’une victoire sur elle-même, puisque la menace venait de l’Europe elle-même autant que de forces extérieures. Il rappelait que c’étaient les nations européennes qui avaient poussé jusqu’au paroxysme le mépris de la personne humaine et exalté, sans limites, la politique de puissance. De même, la rationalisation de l’industrie et de l’administration avait dégénéré en barbarie, dès lors qu’elle n’était plus « limitée par la volonté contraire de sauver les droits des personnes et des groupements particuliers60 ».
47Dans une autre conférence de la même époque, Aron revint sur la tension, propre aux sociétés industrielles européennes, entre la rationalisation du travail et la liberté :
« Mais la rationalisation poussée à son terme semble aboutir à la double destruction des valeurs de liberté individuelle et des valeurs historiques. […] On pourrait dire à peu près, je pense, que la rationalisation administrative et technique poussée à son terme semble détruire à la fois la possibilité de liberté pour l’individu et la possibilité des densités historiques pour les sociétés. L’individu, dans une technique poussée à son terme, pourrait être un objet de la technique ; on organise le travail de l’ouvrier, comme on organise le travail de la machine. Cette espèce de disparition de l’individu dans le mécanisme social ou technique est un aboutissement possible de la rationalisation caractéristique de l’Occident européen61. »
48Cette réflexion allait très loin. Devant ses auditeurs, Aron citait les chambres à gaz comme exemple de la rationalisation poussée à l’extrême ; il disait ouvertement que la volonté de rationalisation, confondue avec « la réduction à l’unité », pouvait aboutir à des massacres ou à des génocides. L’Europe, et l’Occident dans son ensemble, ne devaient donc pas renoncer au pluralisme, dans les domaines de la culture et de la politique, sans se condamner par là même à un appauvrissement, sans trahir leur vocation historique. L’Europe devait donc méditer les leçons de l’histoire allemande.
49La situation critique de l’Europe pouvait aux yeux de Raymond Aron être résumée à partir des conséquences de la guerre. La première était la perte d’autonomie politique, et pour une part spirituelle. Il reprenait en l’occurrence le thème de la balkanisation du Vieux Continent, et des risques qu’elle faisait courir à la paix civile : « Nous ne sommes jamais nous-mêmes, nos luttes sont un reflet des luttes mondiales. » Le deuxième résultat inquiétant de la guerre était la désagrégation des relations sociales. Les élites européennes avaient été pour une part anéanties dans la guerre, pour une autre part elles s’y étaient compromises.
50C’est devant les étudiants de Munich que Raymond Aron évoque pour la deuxième fois les conjurés du 20 juillet 1944, dont il estimait, dès le printemps 46, que leur action représentait un moment important de l’histoire de l’Europe62. Dès lors qu’il présentait les hommes du 20 juillet comme « certains des hommes les plus courageux et plus clairvoyants des anciennes classes dirigeantes », il est clair que Raymond Aron, à cette date, faisait la distinction entre l’aristocratie prussienne conservatrice et le régime du IIIe Reich, distinction qu’il ne faisait pas pendant la guerre, pendant laquelle il insistait sur la continuité du Machtstaat allemand de Bismarck à Hitler.
51L’hommage rendu en 1947 aux auteurs de l’attentat contre Hitler correspondait à l’inquiétude que lui inspirait la situation en Europe : « la guerre [avait] détruit un ordre social sans créer les conditions de son remplacement », ce qui risquait de faire le lit du totalitarisme. Il ne sous-estimait pas le risque que le communisme s’impose comme une réponse crédible aux problèmes de l’Europe. Une fois de plus, il soulignait la différence entre le totalitarisme hitlérien et le communisme. Mais après avoir condamné le premier, dont l’aboutissement était l’extermination des races dites inférieures, il énonçait en ces termes les limites du second :
« L’inspiration marxiste en revanche est une aspiration humaniste qu’il n’est pas question, ni de condamner absolument, ni d’éliminer. Mais le communisme tel qu’il nous apparaît aujourd’hui est, à mes yeux, devenu incompatible avec la mission de l’Europe. Il est bon de vouloir rendre aux Européens une foi commune ; encore faut-il que la propagation de la vérité ne dégénère pas en un viol des consciences et en propagande obsessionnelle. […] Max Weber disait : sans un minimum de droits de l’homme nous ne pouvons plus vivre. Je crois que le totalitarisme refuse ce minimum63. »
52Aron s’efforçait de fédérer libéraux, chrétiens et sociaux-démocrates pour la défense de la liberté politique. Il reconnaissait que, dans « l’immense détresse collective, une sorte de partage ou de communauté est nécessaire ». Avec des accents churchilliens, il promettait aux Allemands de la sueur et des larmes. Il ne leur dissimulait pas qu’il leur faudrait choisir entre la construction, « tragiquement lente », d’une nouvelle place parmi les nations européennes, à égalité avec elles, en passant par des années de dur labeur pendant lesquelles leur niveau de vie ne dépasserait guère celui d’un « coolie chinois », ou bien jouer la politique du pire, souhaiter que la querelle entre les Alliés aboutisse à une explosion, mais cette perspective apocalyptique risquerait d’entraîner l’Allemagne vers le néant.
53En revanche, ce discours n’aboutissait pas à une condamnation du nationalisme en tant que tel. Il observait que, parmi les Français, les communistes affichaient l’antigermanisme le plus agressif. « Du jour, ajoutait-il, où toutes les nations européennes sont vaincues, où aucune d’elles n’est capable de choisir souverainement son destin, le nationalisme est devenu un anachronisme. » Cependant, il distinguait soigneusement les crimes de l’idéologie hitlérienne « du nationalisme éternel et éternellement légitime de la communauté de culture qui exige le respect64 ». Pour les Allemands, il décrivait comme invivable la perspective d’une Allemagne sous influence soviétique, il ne restait donc pas d’autre choix que celui d’une Allemagne européenne, laquelle appartiendrait ipso facto à l’ensemble atlantique. À travers les notions d’humanisme viril, ou de libéralisme élémentaire, Raymond Aron tentait aussi de donner un contenu à l’idée européenne, qui pouvait avoir, face à la menace soviétique, valeur de mythe. La culture prenait ainsi une valeur politique nouvelle : « au terme de toute réflexion sur le passé, intervient un acte de volonté ». Celui que proposait Aron aux étudiants allemands de Munich était le choix de l’Europe occidentale.
54À plus long terme, il espérait en une conversion des Allemands. En un sens, Aron restait authentiquement un philosophe. Il aboutissait en quelque sorte à un renversement de la formule de saint Anselme : intellectus quærens fidem, puisque la rationalisation poussée à son terme rendrait impossible la liberté politique. Au contraire, le fait de réserver les droits d’une « foi sans illusion » – Aron est agnostique ; il se contente de ne pas mettre d’idole à la place de Dieu65 – permet simultanément de préserver la possibilité du dialogue et de la liberté politique. C’est le paradoxe de la foi d’un sceptique, que l’on peut aussi rapprocher de la signification qu’il a donnée à son activité dans les Mémoires : « faire son salut laïc66 ». En un autre sens, l’exercice peut passer pour une bonne illustration d’un machiavélisme modéré, puisqu’il condamnait implicitement la politique de rééducation décidée par l’accord de Potsdam, ce qui ne pouvait que plaire à un public allemand.
55L’originalité de la vision aronienne de l’Europe apparaît encore mieux si l’on compare la conférence de Munich avec les publications contemporaines. Dans le premier numéro de La Table Ronde, à quelques pages de la conférence d’Aron, Jean Paulhan réglait des comptes avec Julien Benda, qui, dans Les Lettres françaises, lui avait reproché d’avoir publié dans Les Cahiers de la Pléiade un texte de Robert Brasillach, « thuriféraire du nazisme ». Benda reprochait aussi à Paulhan de soutenir que des écrivains comme Drieu la Rochelle n’avaient fait que mettre en pratique la thèse de son Discours à la nation européenne, et qu’en les condamnant, Benda montrait l’incohérence de sa pensée. Jean Paulhan insistait en revenant sur la thèse centrale du Discours de 1933 :
« Je ne cherche pas à flatter M. Benda, et je n’irai pas jusqu’à dire qu’il a inventé Hitler. Mais il a dû former, ou c’est qu’on l’a mal lu, plus d’un hitlérien. Car toute la thèse du Discours est qu’il nous faut renoncer à la France pour faire l’Europe. Et comment faire l’Europe ? En commençant, dit Benda, par “glorifier certains héros de l’histoire”. Lesquels ? Eh, ceux-là précisément qui ont voulu l’Europe. Non pas certes un Louis XIV, un Louis XI, tout occupés à arrondir leur champ, mais bien “les Barberousse, les Frédéric de Sicile, Charles Quint, entre tous Napoléon. Il est trop naturel d’ajouter Hitler à la liste.” Si les Hohenstaufen, dit encore Benda, avaient su unifier l’Allemagne et l’Italie, c’était la paix du monde et sa beauté pour de longs siècles. On croit écouter Goebbels67. »
56Ainsi, les auteurs réunis dans La Table Ronde avaient surtout en commun la défense de la liberté de l’esprit contre l’autorité intellectuelle que cherchait à établir le parti communiste, notamment à travers Les Lettres françaises. En politique intérieure, ces auteurs, parmi lesquels Albert Camus, contestaient ouvertement l’épuration. Publier à cette date un auteur aussi compromis que Brasillach, certes fusillé, mais pas du même côté que les « soixante-quinze mille », représentait une provocation, un défi à l’épuration intellectuelle et au monopole de la culture qu’entendait instaurer à son profit le PCF. La riposte de Jean Paulhan contre Julien Benda montrait les équivoques de l’idée européenne, elle manifestait qu’une même argumentation, si bien intentionnée qu’elle fût au départ, pouvait servir de justification aux entreprises les plus détestables. Les arguments de Julien Benda auraient pu servir aux nazis, il s’était désormais rallié au communisme. Le fait est que dans le Discours à la nation européenne, Benda proclamait que « l’Europe sera[it] une victoire de l’abstrait sur le concret ». « Flétrissons les Machiavel, les Bodin, inventeurs des souverainetés nationales », écrivait-il68. L’Europe selon Aron, au contraire, serait plutôt fondée sur le concret contre les abstractions rationalisantes. « Constructeurs de l’Europe, ne vous y trompez pas : tous les sectaires du pittoresque sont contre vous », écrivait Benda qui, pour cette raison, exaltait la science et redoutait les poètes69. Dans La France libre, Aron avait au contraire exalté les poètes contre une Europe qui revendiquait la Raison.
57L’idée européenne permettait inversement à Alfred Fabre-Luce de reprendre pied, timidement, sur la scène publique. Compromis comme collaborateur, il revenait à ses idées d’avant-guerre en publiant Le projet Churchill, moyen d’un come-back assurément compliqué, puisque le livre était publié à compte d’auteur, ce qui manifestait que l’auteur en question peinait à trouver un éditeur70. Mais, après tout, on pouvait reconnaître à Alfred Fabre-Luce une belle persévérance dans la défense de l’idée européenne : quel que fût le projet européen, celui de Coudenhove-Kalergi, celui d’Hitler ou, désormais, de Churchill, il était toujours là pour le soutenir. Le projet Churchill résumait l’expérience de Coudenhove-Kalergi, condamnait sans ambiguïté l’expérience hitlérienne, exaltait enfin l’engagement européen de Winston Churchill, tel qu’il avait été présenté dans le discours de Zurich du 19 septembre 1946. Comme Raymond Aron, Fabre-Luce accordait une importance décisive à la question allemande. Il associait la réforme de la France et l’action européenne. Pour ce faire, il fallait surmonter la haine franco-allemande : « J’ai longuement réfléchi sur ce sujet en 1943, écrivait-il, dans une cellule de la Gestapo71. » Sur certains points, Fabre-Luce était d’accord avec Raymond Aron. Il excluait l’Union soviétique de l’Europe, et avec elle, les territoires constitués en sa sphère d’influence. Il constatait : « L’Europe commence donc provisoirement plus à l’ouest. » Il souhaitait que la Grande-Bretagne prît l’initiative d’une fédération de l’Europe occidentale, celle-ci pouvant jouer dans le monde d’après 1945 le rôle d’un « grand syndicat de défense des civilisés pauvres ». L’Europe défendrait aussi les droits de l’homme – Fabre-Luce évoquait la Freedom from fear de Roosevelt –, elle serait aussi indispensable pour l’organisation d’une défense commune. Fabre-Luce citait Raymond Aron parmi les journalistes qui avaient milité pour l’unité européenne. Il lui avait envoyé un exemplaire du Projet Churchill, et Aron lui répondit par une lettre du 6 avril 194772. Elle exprime la réconciliation entre les deux hommes, après la polémique qui les avait opposés au sujet de la réédition par Aron, dans le recueil L’homme contre les tyrans, de l’article dans lequel il dénonçait l’engagement de Fabre-Luce « au service de l’ennemi ».
58Dans cette lettre apparaissent plusieurs caractéristiques de l’engagement européen d’Aron : d’une part, la conviction que le nationalisme, comme fondement d’une politique de puissance, n’avait plus d’avenir ; par ailleurs, la nécessité d’une réconciliation franco-allemande. Il constatait que celle-ci n’était pas, aux yeux de la jeunesse, un obstacle à la création d’une Europe unie. Enfin, venait le problème communiste. La lettre éclaire ainsi le choix qu’Aron fit quelques semaines plus tard en faveur du RPF. Il y critique en effet de manière appuyée la politique du MRP, coupable à ses yeux de rechercher une entente à tout prix avec le PCF, et de cautionner l’antigermanisme. Raymond Aron concevait donc explicitement son activité comme une activité de propagande, dans laquelle la réconciliation franco-allemande avait certes une valeur intrinsèque, mais correspondait aussi à la nécessité de défendre l’Europe contre la menace soviétique.
59Tel est le contexte du livre, Le Grand Schisme, que Raymond Aron publia en 194873. Dans les Mémoires, Aron renie Le Grand Schisme tout comme le volume qui suivit, Les guerres en chaîne, peut-être parce qu’il y voyait des manifestations inachevées de sa pensée, peut-être aussi parce qu’ils lui rappelaient de très mauvais souvenirs74. Les deux essais coïncident en effet avec le début de la guerre froide, et Raymond Aron dut payer très cher ses choix politiques. Il fut ostracisé par les intellectuels, notamment par ses amis de jeunesse, parce qu’il avait pris parti pour l’Alliance atlantique et adhéré au parti gaulliste. Les deux livres n’en correspondent pas moins, en raison même des circonstances dramatiques de leur rédaction, à une étape décisive des réflexions de Raymond Aron sur l’Europe.
60Dans Le Grand Schisme, Aron fait le constat de la division de l’Europe, puisque le partage du Vieux Continent en sphères d’influence, qu’il avait redouté dès 45, s’était concrétisé. « Il n’y a plus de concert européen, il n’y a plus qu’un concert mondial. » Par cette formule, Aron constate la fin du géocentrisme européen75. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, « naïvement, les Européens s’imaginaient absorber dans leur sort celui du genre humain. Mais cette naïveté ne troublait guère les calculs des hommes d’État, tant que le jeu des nations européennes se déroulait comme en vase clos ». Le tableau de l’Europe en 1945 est tout autre : « Hier foyer de la civilisation, aujourd’hui amoncellement de ruines, elle paraît une sorte de no man’s land que les géants se disputent entre eux76. » Aron cherche alors, conformément au projet qu’il s’était assigné dès l’Introduction à la philosophie de l’histoire, les principes d’une conduite raisonnable dans ce type de situation. Il évacue immédiatement la possibilité d’une Europe qui s’abstiendrait et resterait neutre entre les deux grandes puissances : « Aux époques de guerres de religion ou de guerres civiles – et l’un ne va pas sans l’autre – il n’y a pas de neutralité possible. » Ce choix clair n’aboutit cependant pas à un manichéisme. La guerre froide, qu’il appelle « paix belliqueuse », était un combat pour la liberté, non une lutte à mort comme la guerre contre l’hitlérisme :
« Rien ne nous oblige à mener le combat l’injure à la bouche et la haine au cœur. Nous pouvions détester la doctrine de l’orgueil racial et du peuple-maître, nous ne détesterons jamais l’idéal d’une humanité réconciliée avec elle-même, de la maîtrise de l’homme sur la nature et sur la société. Nous détestons une technique d’action, un ordre social qui nous paraît trahir son propre idéal, la froide cruauté de ceux qui manient les foules naïves, les responsables de la mystification. Rien de plus ne nous est demandé. Pourquoi étouffer les derniers échos d’un dialogue qu’il faudra reprendre quelque jour77 ? »
61De même que le communisme n’était pas le même type d’idéologie que le nazisme, Staline n’était pas le même type d’homme qu’Hitler : « L’impérialisme de Staline n’est pas moins démesuré que celui d’Hitler, il est moins impatient. » Il n’en résultait nullement qu’il crût en la possibilité d’une véritable entente avec Moscou. Au contraire, disait-il, « les hommes du Kremlin n’ont jamais cru et ne croiront jamais à la possibilité d’une entente réelle et durable avec le monde capitaliste78 ». On pouvait en revanche être certain qu’ils tiendraient compte des rapports de force, et ne précipiteraient pas les événements, dès lors qu’ils avaient une confiance inébranlable en l’avenir. Autrement dit, la paix de rivalité entre l’Est et l’Ouest pouvait ne pas dégénérer en guerre totale. Autant Aron était convaincu de la nature idéologique du régime soviétique, et du caractère illimité de ses ambitions, autant il faisait la différence avec le régime nazi : la guerre avec ce dernier s’était présentée comme une lutte à mort, parce que les puissances occidentales n’avaient pas résisté assez vite, et parce que le nazisme impliquait l’asservissement, ou l’extermination des vaincus. Tel ne serait pas le cas avec l’Union soviétique, pourvu que l’Occident manifestât sans ambiguïté qu’il ne consentait pas à mourir.
62Pourtant, Le Grand schisme est apparu à certains critiques comme un livre belliciste. En effet, on pouvait y lire une critique de la politique menée à la fin de la seconde guerre mondiale par Franklin Roosevelt et Churchill. Ceux-ci, écrivait Aron, avaient abandonné à Staline « la moitié de l’Europe, alors qu’ils avaient, en 1945 la force de dicter les conditions de paix ». Les Alliés occidentaux, pensait-il, avaient payé un prix exorbitant pour obtenir l’aide de l’URSS contre le Japon, aide dont, en fin de compte, ils n’avaient pas eu besoin.
63Cependant, Aron acceptait alors la stratégie de Kennan, celle du containment. En 1947, il soutient ainsi Kennan contre Lippmann, qui avait justifié à l’avance l’abandon à l’Union soviétique de l’Europe orientale79. Il ne croyait pas non plus à l’autre thèse de Lippman, selon laquelle l’évacuation de l’Europe par l’Armée rouge serait une solution : en effet, dans cette hypothèse, « on inclinerait à penser que les Américains s’en vont définitivement et que les Russes se retirent provisoirement80 ». D’où le choix qui distingue Aron des neutralistes attachés à l’unité européenne :
« J’entends bien l’objection : quelle autre méthode voyez-vous pour refaire l’unité de l’Europe ? Disons-le brutalement : pour l’instant, il n’y en a pas. La reconstitution de l’unité européenne est peut-être le but de la deuxième phase. L’objectif de la première est d’arrêter l’expansion du soviétisme, de remettre sur pied l’économie des pays à l’Ouest du rideau de fer. Ne compromettons pas l’accomplissement de cette tâche en rêvant d’une paix momentanément inaccessible81. »
64Dans cette perspective, qui est restée, par la force des circonstances, en toile de fond de la pensée d’Aron jusqu’à sa mort, la formule « paix impossible, guerre improbable », signifie aussi que l’unité européenne est impossible. Tout au plus peut-on espérer une fédération de l’Europe occidentale, qui serait extrêmement utile, sinon nécessaire, au redressement économique de l’ouest du Vieux Continent, ainsi qu’à l’organisation de sa défense. Mais cette fédération partielle ne se confondrait pas avec l’idée de l’unité européenne. Celle-ci relèverait de « la deuxième phase », au-delà de la « paix belliqueuse ». L’idée européenne servirait la défense de la liberté. Pour être raisonnable, elle n’en était donc pas moins contradictoire, puisqu’il s’agissait de réaliser l’unité de la partie occidentale du Vieux Continent, précisément pour conserver une liberté politique dont on jouissait jusque-là à travers la diversité des existences nationales. « Il y a peut-être une Europe en soi, il n’y a pas d’Europe pour soi82 », répétait Aron. Selon lui, il fallait rassembler les nations, non les renier.
65Comme il fallait une décision politique, celle-ci ne pouvait intervenir que sous la forme d’un choix entre l’influence soviétique ou l’Occident. C’est précisément ce que fit Raymond Aron en prenant position pour le plan Marshall.
« L’influence américaine, écrivait-il dans la préface au Grand Schisme, n’implique ni assimilation ni domination impériale, alors que l’intégration dans la zone communiste entraînerait la mise au pas. L’alternative d’une réaction, soutenue par le capitalisme de Wall Street, ou d’un despotisme stalinien, animé par certaines intentions de réforme, se pose peut-être en d’autres parties du monde, elle ne se pose pas en Europe occidentale. »
66Raymond Aron pensait que la division de l’Allemagne ne pouvait être que provisoire et dangereuse :
« La volonté des Allemands d’être une nation se maintiendra en dépit du grand schisme, […] la reconstruction de l’Europe en deux moitiés, soumises à des régimes inconciliables, ne saurait être qu’une phase transitoire. »
67C’est dans ce contexte qu’il remarquait que « la meilleure méthode aurait été évidemment d’empêcher la soviétisation de l’Allemagne orientale, la meilleure méthode serait encore d’en exiger l’évacuation. Mais cette méthode comporterait des périls immédiats que les Anglo-Saxons n’ont pas voulu courir, une résolution qu’ils n’ont jamais montrée. Peut-être un Churchill en serait-il capable, non un Attlee ou un Truman. Dès lors, si la stratégie américaine s’avoue incapable de progresser, il ne reste qu’une solution : résister sur place ».
68C’est ce passage du Grand schisme qui a inspiré à Alexander Werth un contresens sur la pensée d’Aron83. Ce contresens nous éclaire sur la réception du livre et sur l’impopularité qu’il valut à son auteur :
« Aron, écrit le journaliste et historien britannique, niait l’existence d’un impérialisme américain ; d’autre part, selon lui, l’impérialisme soviétique devait être “contenu”, tandis que les communistes français étaient une cinquième colonne avec laquelle aucun compromis d’aucune sorte n’était envisageable. […] Par ailleurs, il dissimulait à peine son aversion pour le containment, demi-mesure pusillanime, et son espoir que le moment viendrait où les Russes seraient chassés d’Allemagne de l’Est. »
69Et Alexander Werth continuait ainsi :
« Ces morceaux de bravoure de M. Aron, qui, dans son zèle de gaulliste néophyte, était prêt à chasser les Russes d’Allemagne orientale et, plus ou moins, à mettre les communistes français hors la loi, étaient diamétralement opposés avec le point de vue des intellectuels de gauche d’Esprit, qui refusaient d’admettre que le grand schisme fût définitif, que ce fût sur le plan intérieur ou sur le plan international, ou d’accepter le point de vue que l’Amérique et l’Europe occidentale étaient Dieu, et le monde soviétique le diable. D’un côté, il y avait l’Indochine ; il y avait Madagascar ; et aussi le fait que la classe ouvrière française était affamée ; et de leur point de vue, être aussi imbu de soi que l’était M. Aron était une erreur intellectuelle. »
70Alexander Werth était un homme de gauche, à l’unisson de la plupart des intellectuels de France, selon lesquels le parti communiste ne pouvait pas avoir tort, puisque la cause de la classe ouvrière était juste.
71Selon Raymond Aron, l’idée européenne était malgré tout valable, en raison même du péril. Si le Benelux, l’Allemagne occidentale, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie constituaient une unité, un nouvel avenir s’ouvrirait aux vieilles nations d’Europe, provisoirement affaiblies :
« De ce malheur même un bienfait risque de surgir. L’idée européenne est inspirée plus par des considérations sages que par l’enthousiasme. La menace actuelle serait susceptible de susciter l’élan qui fait défaut. La volonté, non de combattre l’Union soviétique, mais de lui résister, animerait l’organisation de l’Occident. Ce ne serait pas la première fois que l’unité naîtrait de la conscience d’un péril commun84. »
« Qu’on le veuille ou non, concluait-il, seuls les États-Unis donnent à l’Europe une chance de réaliser son vieux rêve d’unité ». Et cela le portait jusqu’à un certain lyrisme : « Sur la terre d’un continent vierge les fils de l’Europe ont appris la vertu des États Unis [sic] : ils en livrent le secret à la civilisation déchirée dont ils sont les héritiers85. »
72L’originalité de cet engagement européen apparaît aussi à travers la réserve que manifesta Raymond Aron lors du congrès européen de La Haye, qui se tint du 7 au 10 mai 1948 sous la présidence de Winston Churchill. Si Aron a assisté au congrès, il n’y a pas vraiment participé. Le congrès n’a même pas tenu une place déterminante dans les articles d’actualité, pourtant nombreux, qu’il a écrits à l’époque. Aussi, entre les deux images qu’il a proposées ensuite, celle du grognard, lors des conférences de Bruxelles en 1975, et le tableau beaucoup plus réservé qu’il offre dans les Mémoires, il ne fait aucun doute qu’il faut préférer celle-ci à celle-là.
73Le témoignage de Bertrand de Jouvenel est intéressant. Il a écrit qu’« il en est des idées un peu comme des maîtresses de maison : on y court, si elles ont “du beau monde”. C’était le cas de l’idée européenne. Ce Congrès, concluait-il, a été un véritable plébiscite des “gens de qualité”86 ». Ce qui l’enchantait était précisément ce qui gênait Raymond Aron. Les grands hommes de La Haye, Churchill comme Reynaud ou Daladier, avaient en commun d’être des has been. Le Congrès n’avait ni la légitimité d’une réunion d’hommes d’État en exercice, ni celle d’un soutien populaire incontestable. Raymond Aron fut sceptique et, « voyant Daladier seul, oublié ou ignoré par les membres de la Conférence, lui qui, en 1938-1939, assumait les responsabilités suprêmes », il alla causer avec lui87. Et c’est tout dire. « À l’égard de l’unité européenne, écrivait-il quelque temps plus tard, l’opinion publique paraît tout à la fois favorable et sceptique. On ne met guère en doute que cette unité soit souhaitable, mais on doute qu’elle soit réalisable, au moins dans le proche avenir88. »
74Dans une conférence à l’Institut d’études politiques, Raymond Aron s’était quelques mois auparavant exprimé sur l’idée européenne. Elle était devenue « politiquement efficace », depuis qu’elle pouvait reposer sur la peur de l’URSS :
« L’Europe occidentale, aussi longtemps qu’il n’y avait pas le problème des deux Europes, parlait de l’unité dans l’abstrait. Depuis qu’il y a ce problème, on a au moins un sentiment négatif pour constituer le premier sentiment de l’unité. Autrement dit, si triste que la chose soit, à l’heure présente, le seul sentiment qui est en train d’inspirer une certaine organisation de l’Europe occidentale, c’est la peur de l’autre partie de l’Europe. Naturellement, ceci est très triste, car un sentiment négatif n’a pas les mêmes vertus qu’un sentiment d’enthousiasme pur89. »
75Dans les années qui suivent la guerre, la priorité était de sortir de la pauvreté, de mettre fin aussi rapidement que possible au rationnement. Confrontés à la pénurie de dollars, les Européens durent négocier des prêts à Washington. Ils devaient aussi trouver une solution au problème des paiements entre États européens, puisque les monnaies n’étant pas convertibles entre elles, les échanges entre les États d’Europe occidentale étaient freinés, alors qu’il importait au contraire de les développer90. C’est pourquoi Raymond Aron a consacré un grand nombre d’articles aux questions économiques et monétaires entre 1946 et 1948, année de l’entrée en vigueur du plan Marshall91. Pour mettre en œuvre le plan Marshall, il fallait intensifier les échanges entre les États de l’OECE, et réfléchir à la possibilité d’une union douanière. Or, celle-ci supposait une harmonisation des taux de change et de la fiscalité, laquelle pouvait être préparée par des États souverains, mais ne pourrait être réalisée et maintenue que « par un gouvernement commun » :
« Seule une autorité à laquelle les États auront transféré une part de leur souveraineté sera capable de substituer à la multiplicité des économies nationales, chacune enfermée dans ses frontières, ses réglementations, sa politique monétaire et fiscale, l’unité d’un grand espace économique.
L’union douanière n’offre plus, à notre époque, une voie d’accès à l’unité politique, elle la suppose92. »
76Une entente franco-britannique semblait indispensable à la réussite du plan Marshall : c’était là la « responsabilité historique ». En France, la situation était très préoccupante à l’été 4793. Il fallut à la fin intensifier le rationnement, tandis que l’entrée en dissidence du PCF dans le contexte de la guerre froide multipliait les grèves, et contrariait le redressement économique du pays. En comparaison de la situation française, la politique d’austérité mise en place par Clement Attlee et le chancelier de l’Échiquier Stafford Cripps représentait aux yeux de Raymond Aron « le meilleur exemple de ce que peut donner un dirigisme intelligent, dans le cadre du régime parlementaire et avec le maintien partiel de la propriété privée des moyens de production94 ». La responsabilité historique de la France comme de la Grande-Bretagne était d’assurer le succès du plan Marshall, seul susceptible de faire pièce à l’universalisme dont était porteur le communisme stalinien. Cela supposait à la fois courage politique et discipline civique : « Rien, écrivait Aron, ne nous permettra de faire l’économie de l’austérité et de l’effort collectif. […] Seul l’effort européen emporter [ait] la décision américaine95. »
77C’est dans la même intention qu’il s’inquiétait des conséquences de la dévaluation du franc. Celle-ci était souhaitable du point de vue français, dans la perspective d’une limitation des importations et d’un encouragement aux exportations, mais risquait d’entraîner « une course à la dévaluation des diverses monnaies européennes, et une rupture de la solidarité occidentale au moment où on tentait de présenter au Congrès américain discutant le plan Marshall un front commun des Seize96 ».
78Au printemps 1948, Aron faisait le point sur le dilemme britannique, celui du choix entre le Vieux Continent et le Commonwealth. Le premier risquerait de distendre les liens avec les dominions, que la Grande-Bretagne jugeait toujours essentiels. Mais le choix de l’Europe, dans l’immédiat, n’était pas non plus une solution : « On ne crée pas un excédent par l’addition de déficits97. » Aron concluait sur la difficulté qu’il y aurait à obtenir le concours britannique pour réaliser l’unification de l’Europe : « Un auteur anglais célèbre a écrit que la Grande-Bretagne avait conquis son empire par distraction98. Il nous reste à compter sur la même distraction, aidée par les événements, pour faire l’Europe99. » Le Royaume-Uni laissait donc une place vide, que la France pourrait occuper, si son désordre intérieur et son instabilité économique n’enlevaient presque toute autorité à ses représentants. Aron décrit cette occasion historique dans le Figaro du 11 août 1948. Il insistait sur le fait que, « ce qui importe, par-dessus tout, à l’heure présente, c’est de donner une impulsion au mécanisme de collaboration européenne qui risque de s’enliser dans une bureaucratie internationale ». Il suggérait des initiatives européennes dans des secteurs stratégiques comme l’aéronautique et, deux ans avant le Plan Schuman, il affirmait : « Il faut un projet sidérurgique européen, et non des plans nationaux100. »
79Mais la situation internationale requérait avant tout un gouvernement capable de prendre des décisions. Raymond Aron n’en croyait pas capable la IVe République. C’est pourquoi il adhéra au RPF fondé par le général De Gaulle. Ce n’était pas contradictoire avec son engagement européen ; plusieurs textes ont été publiés par des gaullistes, qui témoignent de leurs réflexions sur l’alliance occidentale et sur l’unification de l’Europe. Dans les Mémoires, Aron cite le dialogue entre André Malraux et James Burnham101, de même que le Projet de pacte pour une union d’États européens de Michel Debré102.
80La situation internationale se détériorait. En février 1948 il définissait, dans l’article « Les alternances de la paix belliqueuse103 », sa propre conception de la guerre froide : « paix impossible, guerre improbable ». Le coup de Prague avait montré que les démocraties populaires devaient strictement suivre le modèle de Moscou. Aron rappelait que « les hommes d’État tchèques à Londres, en 1943, reprochaient au gouvernement polonais de ne pas s’incliner devant les faits accomplis, de ne pas chercher le salut dans une collaboration totale avec l’Union soviétique. On constate, non sans mélancolie, ajoutait-il, que la mise au pas est l’aboutissement logique de la collaboration aussi bien que de la résistance104 ». Aron dénonçait « le grand dessein de Staline105 », mais il n’en concluait pas que la guerre était inéluctable ; il pensait au contraire que les puissances occidentales pouvaient s’organiser pour dissuader une agression. Il vit par ailleurs avec intérêt le succès de la dissidence de Tito, preuve que le bloc soviétique n’était pas sans faille mais, au contraire, recouvrait la permanence des nationalités106.
81Aron a soutenu résolument le pacte de Bruxelles107, alors que l’opinion publique française redoutait les conséquences possibles d’un bloc occidental, la propagande communiste dénonçant une menace de guerre. De même, il a approuvé le processus d’unification des zones d’occupation occidentales en Allemagne108. Il montrait la soviétisation systématique et le réarmement dans la zone d’occupation soviétique. Mais il ne vit pas de risque de guerre immédiate lors du blocus de Berlin, du fait de la valeur dissuasive des bombes atomiques américaines. Comme naguère la flotte britannique, immobile dans ses bases, possédait la maîtrise des mers, de même, l’aviation stratégique américaine suffisait à stopper l’Armée rouge109.
82Contrairement à la réputation de cold warrior que lui valut son activité d’éditorialiste, Raymond Aron n’était pas du tout un partisan du réarmement à outrance : il redoutait l’inflation des dépenses militaires, dont l’efficacité était aléatoire110.
83Il accordait très nettement la priorité au relèvement économique de l’Europe. Il souhaitait donc limiter autant que possible les dépenses militaires. Il déplorait que la Grande-Bretagne fût fortement pénalisée par le maintien sous les drapeaux d’un grand nombre d’hommes, ce qui coûtait cher, et privait le Royaume-Uni d’une main-d’œuvre dont il avait le plus grand besoin. L’exemple du blocus de Berlin montrait que l’on pouvait concilier une défense efficace et une certaine modération des dépenses militaires, toutes choses qui requéraient l’alliance américaine. À la fin de 1948, le grand schisme était consommé, donc la division de l’Europe pour une durée indéterminée. L’actualité n’était plus à l’unification politique de l’Europe, à laquelle avait tendu le congrès de La Haye. La nouvelle question qui arrivait au premier plan était celle de l’Alliance atlantique.
Notes de bas de page
1 Raymond Aron, « Destin des nationalités », La France libre, V, 29, 16 mars 1943, p. 347.
2 Raymond Aron, « L’âge des empires », La France libre, X, 55, p. 13-20, mai 1945. Réédité in Chroniques de guerre, p. 975-985.
3 Ibid., p. 978.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 982-983.
6 Ibid.
7 Ibid., p. 984.
8 Raymond Aron, « Remarques sur la politique étrangère de la France », Chroniques de guerre, p. 969.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Mémoires, p. 167.
12 Raymond Aron Spectateur engagé (1981), DVD, éditions Montparnasse, 2005 : « À partir de 44-45, la France que j’ai vécue était vraiment, en profondeur, tout à fait différente de celle des années trente. […] et il y avait quelque chose surtout qui me donnait espoir, c’était que les gens autour de moi, ma génération, étaient animés d’une passion authentique, c’était une passion nationale. On voulait refaire le pays » (Raymond Aron accentuait ces mots).
13 Titre du chap. IX des Mémoires.
14 Raymond Aron, « La chance du socialisme », Les Temps modernes, no 2, novembre 1945, p. 227-247.
15 Ibid., p. 233-234.
16 Ibid., p. 236.
17 Ibid., p. 237.
18 Ibid., p. 239.
19 Raymond Aron, « Remarques sur la politique étrangère de la France », Chroniques de guerre, p. 963-964.
20 Raymond Aron, « Les racines de l’impérialisme allemand » (1943).
21 Raymond Aron, « Nouvelle carte du monde », Point de vue, 4 mai 1945.
22 Raymond Aron, « Les racines de l’impérialisme allemand ».
23 Raymond Aron, « Remarques sur la politique étrangère de la France ». Sur l’interprétation aronienne de la continuité ou discontinuité de Bismarck à Hitler, voyez Matthias Oppermann, op. cit., p. 220 sq.
24 Raymond Aron, « Les désillusions de la liberté », Les Temps modernes, no 1, 1er octobre 1945, p. 76-105 ; p. 101.
25 Joachim Stark, Das unvollendete Abenteuer, p. 37.
26 Raymond Aron, « Remarques sur la politique étrangère de la France », in Chroniques de guerre, p. 972.
27 Raymond Aron, « Nouvelle carte du monde », Point de vue, 4 mai 1945.
28 Raymond Aron, « Deux Allemagnes ? », Point de vue, 5 juillet 1945. L’article est cité dans Mémoires, p. 202.
29 Raymond Aron, « Pour l’unité de l’Europe », Point de vue, 20 septembre 1945.
30 Raymond Aron, Mémoires, p. 202.
31 Ibid., p. 205 : « De toute évidence, les articles de Point de Vue passèrent inaperçus dans le Paris littéraire et politique. »
32 NAF 28060, boîte 1, La crise du XXe siècle (avril-juillet 1946) et Perspectives sur l’avenir de l’Europe (26-27 novembre 1946).
33 Raymond Aron, « Du renouvellement des élites », La France libre, VII, 37, p. 30-38 (nov-déc. 1943), in Chroniques de guerre, p. 779-802.
34 Raymond Aron, Perspectives sur l’avenir de l’Europe, fos 2-3.
35 Ibid., fo 5.
36 Ibid., fo 8.
37 Ibid., fo 9.
38 Ibid. Aron ne fait alors aucune référence à Voltaire, mais les textes ultérieurs montrent qu’il pense alors à la description de l’Europe dans le chap. II du Siècle de Louis XIV.
39 Raymond Aron, Perspectives, fo 11.
40 Raymond Aron, Perspectives, fos 17-18.
41 Ibid., fo 17.
42 Ibid., fo 21.
43 Ibid., fos 29-30.
44 Ibid., fos 31-32.
45 Ibid., fo 32.
46 Raymond Aron, Perspectives sur l’avenir de l’Europe, cours du 27 novembre 1946, fo 3.
47 Ibid., fo 12.
48 Ibid., fos 15-16. C’est, semble-t-il, le seul commentaire d’Aron sur le projet de fusion churchillien.
49 Ibid., fo 19.
50 Ibid., fo 21.
51 Ibid., fo 27.
52 Raymond Aron, Mémoires, p. 251.
53 Raymond Aron, « Frankreichs öffentliche Meinung seit Kriegsende. Vortrag gehalten am 19. November 1946 im Wiener Presseklub », Europäische Rundschau, 6-7, 1946, p. 251-256.
54 Raymond Aron, « Hat Europa noch Aufbaukräfte ? », Bibliothèque nationale, Fonds Raymond Aron, NAF 28060, boîte 80. Le texte original en français a été publié sous le titre « Discours à des étudiants allemands sur l’avenir de l’Europe », in La Table Ronde, no 1, janvier 1948, p. 63-86.
55 Voyez Jean Breton (i. e. Célestin Bouglé), Notes d’un étudiant français en Allemagne. Heidelberg, Berlin, Leipzig, Munich, Paris, Calmann-Lévy, 1895, 310 p.
56 Raymond Aron, « Discours à des étudiants allemands sur l’avenir de l’Europe », in La Table Ronde, no 1, janvier 1948, p. 64-65.
57 Ibid., p. 65-66 (souligné par l’auteur). La même réflexion est reprise dans Le Grand Schisme, p. 59.
58 Ibid., p. 67.
59 Ibid.
60 Ibid., p. 68.
61 Raymond Aron, « Y a-t-il une civilisation européenne ? », semaines internationales étudiantes, Savennières, 5 août 1947, NAF 28060, boîte 89.
62 Raymond Aron, La crise du XXe siècle, NAF 28060, boîte 1, 7e leçon, 18 mai 1946, fos 173-175.
63 Raymond Aron, « Discours à des étudiants allemands », p. 77.
64 Ibid., p. 83.
65 Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, p. 350.
66 Raymond Aron, Mémoires, p. 751.
67 Jean Paulhan, « Trois notes à propos de la patrie ». La Table Ronde, no 1, janvier 1948, p. 20-41.
68 Julien Benda, Discours à la nation européenne, chap. III.
69 Voyez Jan-Werner Müller, « Julien Benda’s Anti-Passionate Europe », European Journal of Political Theory, vol. 5, no 2, 2006, p. 125-137.
70 Alfred Fabre-Luce, Le Projet Churchill, les États-Unis d’Europe. Paris, L’Auteur, 1947, 155 p.
71 Alfred Fabre-Luce, op. cit., p. 114.
72 NAF 28060, boîte 206, correspondance entre Raymond Aron et Alfred Fabre-Luce, et Archives nationales, Fonds Alfred Fabre-Luce, 472 AP2.
73 Raymond Aron, Le Grand Schisme, Paris, Gallimard, 1948, 343 p.
74 Raymond Aron, Mémoires, p. 284.
75 Voyez Rémi Brague, Au moyen du Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2006, 433 p. En particulier, « le géocentrisme comme humiliation de l’homme », p. 362-396.
76 Raymond Aron, Le Grand schisme, p. 14-15.
77 Op. cit., p. 30.
78 Op. cit., p. 39.
79 Raymond Aron, Le Grand Schisme, p. 46-47.
80 Ibid., p. 49.
81 Ibid., p. 49-50.
82 Formule répétée dans Le Grand Schisme, p. 59.
83 Alexander Werth, France 1940-1955, London, Robert Hale, 1956, 763 p.; p. 401.
84 Raymond Aron, Le Grand Schisme, p. 68.
85 Ibid., p. 80.
86 Bertrand de Jouvenel, « Au premier Congrès de l’Europe. 7 au 10 mai 1948 », La Revue de Paris, juin 1948. Rééd. in Commentaire, 133, printemps 2011, p. 199-202.
87 Mémoires, p. 273.
88 Raymond Aron, « Du Plan Marshall à l’Europe unie, IV. Les obstacles », Le Figaro, 10 août 1948.
89 Raymond Aron, « L’idée de l’Europe », conférence à l’IEP, 19 décembre 1947, NAF 28060, boîte 3 ; voyez fo 18.
90 William Diebold Jr, Trade and Payments in Western Europe, New York, Harper, 1952, 488 p.
91 Raymond Aron, « Du Plan Marshall à l’Europe unie, III. Accords économiques ou union politique ? », Le Figaro, 4 août 1948.
92 Ibid.
93 Raymond Aron, « Crise britannique et crise française », Le Figaro, 24 août 1947 (« La disette de dollars »), 28 août (« Inflation et dirigisme »), 31 août (« Responsabilité historique »).
94 « Inflation et dirigisme », article cité (28 août 1947).
95 Raymond Aron, Le rapport des Seize. I. Pour convaincre l’opinion américaine, Le Figaro, 1er octobre 1947.
96 Raymond Aron, « Problèmes de la dévaluation. Le différend franco-britannique », Le Figaro, 28 janvier 1948.
97 Raymond Aron, « La Grande-Bretagne et l’Europe », Le Figaro, 1er avril 1948. Voyez aussi en p. 403 des Guerres en chaîne.
98 John R. Seeley, The Expansion of England. Two Courses of Lectures, Londres, Macmillan, 1883, 359 p.; p. 10: “We seem, as it were, to have conquered and peopled half the world in a fit of absence of mind.”
99 Raymond Aron, « La Grande-Bretagne et l’Europe ».
100 Raymond Aron, « Du Plan Marshall à l’Europe unie. V. Action immédiate », Le Figaro, 11 août 1948.
101 André Malraux et James Burnham, The Case for De Gaulle, New York, Random House, 1948.
102 Michel Debré, Projet de pacte pour une union d’États européens, Paris, Nagel, 1950, 62 p.
103 Raymond Aron, « Les alternances de la paix belliqueuse », Le Figaro, 26 février 1948. C’est également le titre du chap. II du Grand Schisme.
104 Raymond Aron, « Technique du coup d’État », Le Figaro, 7 mars 1948.
105 Raymond Aron, « Le Grand dessein de Staline », Le Figaro, 15 septembre 1948.
106 Raymond Aron, « L’hérésie nationale », Le Figaro, 10 juillet 1948.
107 Raymond Aron, « La Toile d’araignée, I. le Kominform en Asie », Le Figaro, 11 octobre 1948.
108 Raymond Aron, « Les Deux Allemagnes, La reconstruction des zones occidentales, Le Figaro, 31 août 1948.
109 Raymond Aron, « De Berlin à Nankin », Le Figaro, 4 décembre 1948.
110 Voyez Raymond Aron, « Les désillusions de la liberté », Les Temps modernes, no 1, 1er octobre 1945, p. 92.
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Raymond Aron et l’Europe
Ce livre est cité par
- Stewart, Iain. (2019) Raymond Aron and Liberal Thought in the Twentieth Century. DOI: 10.1017/9781108695879
- (2017) Les Français en guerres. DOI: 10.3917/perri.coche.2017.01.0497
- Bachelier, Christian. (2015) The Companion to Raymond Aron. DOI: 10.1007/978-1-137-52243-6_21
- Oppermann, Matthias. (2015) The Companion to Raymond Aron. DOI: 10.1007/978-1-137-52243-6_4
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