Chapitre V. Légitimité démocratique et équilibre européen, 1943-1945
p. 109-130
Texte intégral
1Pendant la deuxième moitié de la guerre, Aron a consacré une place croissante, dans ses analyses, à des réflexions sur l’Europe qui sortirait du conflit. Dans un premier temps, il analyse le phénomène de la guerre, ce qui l’amène à remettre en cause l’interprétation de Clausewitz sous-jacente à la doctrine hitlérienne. Aron s’est en l’occurrence appuyé sur la pensée de Hans Delbrück. Une autre dimension de sa pensée concerne la critique du grand espace, autrement dit celle des thèses de l’impérialisme allemand. Les deux thèmes sont liés, puisque la légitimité de la guerre était fondée, aux yeux des nazis, sur le principe d’une guerre totale, mais courte, qui accomplirait une révolution spatiale, et d’où pourrait enfin résulter une véritable paix. Raymond Aron a pensé contre Carl Schmitt1, qui cherchait à justifier les conquêtes du IIIe Reich.
2À la fin de la guerre, à partir du début 1944, Raymond Aron a pris position pour une Europe libérale, fondée sur le cadre politique des nations. Mais il était conscient que le temps de l’équilibre européen était révolu, et qu’il fallait désormais concevoir un équilibre planétaire, dans lequel, pour faire contrepoids aux empires continentaux – allemand ou soviétique – l’engagement des puissances océaniques était nécessaire, en premier lieu celui de la Grande-Bretagne, et, à travers lui, celui des États-Unis. À ces conditions, on pourrait espérer une restauration de la démocratie libérale.
3Selon Spengler, la décadence de l’Occident entraînerait le déclin de la culture et le triomphe de nouveaux Césars, perspective apocalyptique dans laquelle « le règne du sang mettrait fin au règne de l’argent ». Dans l’anarchie où glisserait la civilisation, s’imposeraient les grands aventuriers capables de mépriser les hommes et de fonder des empires qui seraient la forme politique de l’avenir. Le but que se proposait Raymond Aron au début de l’article « La menace des Césars2 », en novembre 1942, était de peser les chances des conquérants au moment où l’issue de la guerre restait suspendue à la décision des armes. Raymond Aron abordait le problème de la guerre, dont il n’était pas jusqu’alors un spécialiste. Ses premières analyses, réalisées en collaboration avec Stanislas Szymonzyk, avaient concerné la défaite française de mai-juin 19403. Aron élargissait son analyse au phénomène de la guerre en général, en utilisant des exemples tirés de l’Antiquité, à partir du livre de Hans Delbrück, L’histoire de l’art de la guerre dans le cadre de l’histoire politique4.
4Dans « La menace des Césars », Raymond Aron n’a pas utilisé L’histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide qui allait devenir une de ses références habituelles après la guerre. S’appuyant sur Delbrück, il se servit de l’Histoire de Polybe, en l’occurrence de l’exemple de la deuxième guerre punique, plus précisément de la période qui va de la bataille de Cannes jusqu’à la défaite de Carthage5.
5La bataille de Cannes, en 216 avant Jésus-Christ, eut en effet une influence considérable sur la pensée militaire allemande, qui y vit l’archétype de la bataille d’anéantissement. Les Carthaginois y avaient réussi un encerclement parfait des légions de Paul Émile et de Varron. Selon Delbrück, le triomphe d’Hannibal avait été la conséquence du manque de mobilité des légions : ce n’est que plus tard, tirant les leçons de Cannes, que les Romains transformèrent la légion en une pluralité de petites unités tactiques, capables de changer de forme avec une grande souplesse et, tour à tour, de se grouper ou de se séparer sans se dissoudre. L’originalité de l’interprétation de Delbrück consistait à montrer qu’Hannibal ne disposait pas de forces suffisantes pour prendre Rome juste après la victoire de Cannes. De plus, les Carthaginois n’avaient pas non plus la maîtrise de la mer. Contrairement à une idée reçue, Carthage n’était pas alors une grande puissance navale, d’où le choix d’Hannibal, de faire le grand détour par l’Espagne et la Gaule, en affectant toutes les ressources à l’armée et au recrutement de mercenaires. Il ne pouvait donc pas faire le blocus de Rome. Hannibal « était capable de triompher en rase campagne, non de prendre d’assaut un camp fortifié ». C’est pourquoi il fut incapable de dégager Capoue, lorsque les Romains assiégèrent la ville. Raymond Aron a repris très fidèlement cette analyse de Delbrück dans « La menace des Césars ». Il rappelle que le tournant de la guerre fut l’incapacité d’Hannibal à dégager Capoue6, non la prétendue hésitation après Cannes. Cette interprétation présente un Hannibal plus rationnel que celui de la tradition la plus courante, celui qui néglige l’occasion unique d’en finir avec Rome pour s’adonner aux délices de Capoue. Raymond Aron montre bien que « le chef carthaginois n’avait qu’une seule chance de l’emporter, à savoir provoquer la défection des cités italiques ». Delbrück insiste sur le fait qu’Hannibal était pleinement conscient du rapport de forces, et qu’il était un très grand stratège7. Selon Delbrück, la grandeur d’Hannibal en tant que stratège résidait dans sa capacité à comprendre que ses propres forces étaient limitées, et qu’il ne pouvait donc pas espérer une victoire d’anéantissement :
« Hannibal savait très bien ce qu’il faisait lorsqu’après la victoire du lac Trasimène, et de nouveau après Cannes, il décida de ne pas marcher sur Rome. Dès le départ il avait en tête un autre moyen pour vaincre l’ennemi. Incapable d’écraser totalement les Romains, de les anéantir en tant que grande puissance, il conçut la guerre afin de les fatiguer et de les user, jusqu’à ce qu’ils acceptassent de conclure une paix de compromis. La stratégie devient politique, et la politique stratégie8. »
6Cette interprétation allait avoir une influence considérable sur Raymond Aron, puisqu’elle a ensuite inspiré toute sa réflexion sur Clausewitz. Delbrück, lorsqu’il méditait la campagne d’Hannibal en Italie, reprenait les analyses qu’il avait consacrées dès 1890 aux exemples de Frédéric le Grand et de Périclès9 : l’un et l’autre représentaient en effet, du moins aux yeux de Delbrück, une stratégie d’usure, dans laquelle il s’agissait soit d’user la volonté de vaincre de l’ennemi, puisqu’Athènes était incapable de l’emporter sur les hoplites spartiates dans une bataille terrestre, soit de défaire l’un après l’autre les membres de la coalition ennemie. Frédéric II de Prusse était dans le même cas pendant la guerre de Sept ans. Dans les deux exemples, Delbrück concluait à l’impossibilité d’une victoire militaire décisive, et privilégiait au contraire le primat de la politique dans la conduite de la guerre, donc une interprétation de la pensée de Clausewitz diamétralement opposée à celle qui faisait autorité en Allemagne et que Ludendorff avait défendue pendant la première guerre mondiale avant de la résumer dans La guerre totale10.
7En mai 1942, Aron avait exposé les idées de Ludendorff comme caractéristiques du nazisme. Il avait montré comment l’auteur renversait la formule célèbre de Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », pour lui donner un autre sens « à savoir la politique doit être, dès le temps de paix, commandée par les exigences de la guerre ». Aron considérait alors que le sens donné à la formule par Ludendorff était « dans la logique de la pensée de Clausewitz11 ».
8Or, si l’on suit attentivement les articles de La France libre, il apparaît que le jugement d’Aron sur Clausewitz a changé, de manière décisive et définitive, entre mai et novembre 1942 : en mai, dans « La stratégie totalitaire et l’avenir des démocraties », il considère encore que Ludendorff a exprimé la pensée de Clausewitz. Au contraire, dans « La menace des Césars », en novembre, il s’appuie sur l’interprétation de Delbrück, explicitement opposée aux thèses de Ludendorff. Or, entre les deux moments, la situation européenne s’était renversée. Au mois de mai, le Reich et ses alliés engrangeaient encore des victoires. À l’été 42, un effondrement de l’Union soviétique était encore redouté. Au contraire, la situation en novembre était plus rassurante : les Japonais avaient été arrêtés dans le Pacifique, les Anglo-Américains débarquaient en Afrique du Nord, et sur le front de l’Est commençait la bataille de Stalingrad. On pourrait donc formuler l’hypothèse qu’au moment où le Troisième Reich a échoué dans sa deuxième offensive d’anéantissement de l’Armée rouge, Raymond Aron, qui jusque-là abandonnait Clausewitz à l’ennemi en donnant raison à Ludendorff, s’est alors avisé, via Delbrück, que l’œuvre du stratège prussien pouvait être interprétée d’une tout autre manière, non plus dans le sens de l’anéantissement (Niederwerfung) mais dans la perspective de la guerre d’usure (Ermattung), la politique pouvant alors reprendre tous ses droits. Or, dans le contexte historique du XXe siècle, c’était la seule conception qui pût préserver l’existence des nations européennes en échappant au nihilisme de la guerre totale. En effet, la Niederwerfung n’est possible que dans un choc décisif et correspond à ce que Clausewitz appelle l’ascension aux extrêmes, l’évolution vers la guerre totale, tandis que l’Ermattung, la stratégie qui consiste à fatiguer l’ennemi, ne se donne pas pour but la destruction immédiate de l’adversaire. En novembre 1942, Aron n’approfondit pas l’analyse conceptuelle sous-jacente au livre de Delbrück – il n’a pas encore lu attentivement Clausewitz ; il a écrit ne l’avoir lu qu’en 1955 – mais il en utilise pour la première fois la substance, pour traiter de la guerre dans l’Europe du XXe siècle et pour résoudre le problème connexe de la fin de l’équilibre européen.
« Il est clair, écrivait Aron, que la politique de l’équilibre s’est transposée du cadre trop étroit des continents au cadre de la planète entière. À cette échelle, s’est réalisée la coalition contre le plus fort. Aussi le temps du monde fini, dont parlait Valéry, a-t-il plus de chances d’être le temps des guerres mondiales que celui de l’empire universel12. »
9Son raisonnement rejoignait ainsi les réflexions bien connues du général de Gaulle : la bataille de France perdue en mai-juin 40 n’était pas une défaite irrémédiable, puisque le conflit était mondial. En revanche, la stratégie hitlérienne semblait vouée à l’échec pour deux raisons : en premier lieu, parce que les ressources dont pouvait disposer l’Allemagne étaient inférieures à celle des Alliés ; ensuite, parce que le joug allemand s’exerçait avec une telle brutalité qu’il était insupportable aux victimes :
« Dans l’empire romain, dans l’empire de Napoléon, chaque personne gardait l’espoir de devenir l’égal d’un citoyen romain, d’un citoyen français. Dans l’empire hitlérien, ce ne sont pas seulement les non-Aryens, mais aussi les non-Allemands qui se sentent relégués pour toujours à un rang inférieur, privés de l’égalité personnelle en même temps que de l’indépendance nationale13. »
10« La menace des Césars » s’inscrit en fait dans la continuité de l’Introduction à la philosophie de l’histoire14. Comme auparavant dans la thèse, Aron refusait l’idée du déterminisme historique. Dans « La menace des Césars », il réfute l’idée que la fondation d’un empire universel soit le terme nécessaire de l’histoire. En ce sens, il ne suit pas Polybe, qui raconte avec admiration la genèse de l’empire romain :
« Le monde antique n’était pas, à l’avance, voué à l’unification par les armes, le monde moderne ne l’est pas. À partir d’une certaine date seulement, la puissance de Rome était devenue irrésistible. À d’autres instants, la fortune hésita, au lendemain de Cannes et peut-être encore sur le champ de bataille de Zama, de même que le sort fut en suspens sur la Marne en septembre 1914, dans le ciel d’Angleterre en septembre 1940, devant Moscou en novembre 1941. À ces instants, la volonté des hommes, parfois de quelques hommes, force le destin15. »
11Raymond Aron prophétisait la défaite de l’empire hitlérien et sa disparition. Il constatait aussi avec regret que « la conscience d’une civilisation commune et l’acceptation du concert des grandes puissances ont disparu de l’Europe déchirée16 ». Au terme de sa réflexion, Aron concluait à la nécessité, après la guerre, de « collaborations élargies » entre les États européens qui n’auraient probablement pas les moyens militaires de défendre leurs souverainetés :
« Mais les peuples, si farouchement qu’ils soient attachés à leur indépendance, ne consentiront pas indéfiniment à en payer la sauvegarde par des guerres inexpiables, répétées à vingt ans d’intervalle. On triomphe des conquérants par les armes, on conjure la menace des empires par la politique. Si l’Europe ne doit pas, comme la Grèce antique, s’user en des luttes incessantes pour finir lassée sous le joug d’un César, encore incombe-t-il aux nations libres d’assumer courageusement les responsabilités de la paix, d’accepter, avec clairvoyance, les collaborations élargies qu’exige la technique économique et militaire de notre époque. De ce courage, de cette clairvoyance, dépend le destin des nationalités, le destin de l’Occident17. »
12En janvier 1943, Raymond Aron s’interrogeait sur les conditions de la paix et suggérait que, pour sortir du cercle vicieux de la peur, il faudrait « rétablir, et à l’intérieur des nations et dans les relations entre nations, un ordre qui réponde à l’idée que gouvernants et gouvernés se font de la légitimité et qui, fort du consentement de la majorité, puisse se passer de la police, de la terreur et des aventures18 ». Ces réflexions ne faisaient pas seulement écho au discours de Franklin Roosevelt sur les Quatre Libertés19, dans lequel le président américain assignait aux États-Unis la mission de libérer le monde de la peur. Il s’agissait aussi, dans une perspective historique plus vaste, de comprendre la seconde guerre mondiale à travers la crise politique ouverte en Europe par la révolution française.
13C’est pourquoi Raymond Aron s’appuyait sur le livre de Guglielmo Ferrero, Reconstruction. Talleyrand à Vienne 1814-1815, dans lequel celui-ci attribuait à Talleyrand le mérite d’avoir compris le mal qui ravageait l’Europe : « l’effondrement du système ancien d’autorité20 ». Ferrero considérait en effet que la situation historique en Europe depuis juillet 1940 était comparable à celle des années 1806-1814. Selon Ferrero, Talleyrand avait sauvegardé les conquêtes morales, politiques et sociales de la révolution française, tout en mettant fin au déchaînement de la violence. Il avait fondé un nouvel équilibre européen. Au XIXe siècle, le Vieux Continent n’avait pas connu de conflit comparable aux guerres de la révolution.
14Du livre de Ferrero, Raymond Aron retenait le problème de la reconstruction du système européen dans des conditions telles que les libertés démocratiques fussent préservées. En revanche, il voyait plusieurs objections contre l’argumentation de Ferrero. La doctrine de Talleyrand avait manifesté sa fragilité dans le pays même dont elle visait à résoudre les difficultés. La tentative de fonder une « monarchie parlementaire et libérale » revenait à concilier l’inconciliable : le principe ancien de la légitimité monarchique de droit divin et le principe nouveau de la souveraineté populaire. Il n’était guère possible d’aller au-delà d’un compromis forcément fragile. Selon Raymond Aron, les principes que le Talleyrand de Ferrero voulait concilier « appartiennent en dernière analyse à des univers spirituels et historiques différents21 ». L’équilibre européen du XIXe siècle avait tenu au fait qu’aucune des grandes puissances n’était menacée dans son existence et que, par conséquent, l’enjeu des rivalités y était limité. Mais, concluait Aron, « toutes ces barrières sautèrent en 1914 et, à nouveau, s’ouvrit une ère de guerres hyperboliques ». Mais la restauration de la légalité démocratique était bien – Aron concluait ainsi son article – « une condition indispensable, une étape décisive de la reconstruction européenne ».
15Or, le même livre de Ferrero avait été également discuté dans un article de Carl Schmitt publié le 29 septembre 194022. Dans cet article, Carl Schmitt justifiait la guerre menée par le Reich comme la création d’un nouvel ordre spatial, comme « une révolution de l’espace ». Il ironisait au passage sur les idées paneuropéennes de Coudenhove-Kalergi et des pacifistes genevois de la Société des Nations pour lesquels, écrivait-il, la Terre apparaît presque comme « un unique hôtel cosmopolite ». Il qualifiait cette vision du monde de « philosophie de wagon-lit et de wagon-restaurant ». Pour Schmitt, ce qui était en train de se passer était comparable, en importance historique, à ce qui était advenu quatre siècles auparavant, lorsque la découverte de l’Amérique avait rendu caduque la vision du monde médiévale et entraîné la naissance du système européen moderne. Avec la seconde guerre mondiale, une nouvelle révolution spatiale était en cours, dont le résultat déjà reconnaissable était le grand espace continental. Selon Carl Schmitt, « le but de toute guerre sensée est la paix qui conclut cette guerre ». Et la paix ne consiste pas simplement en la cessation des hostilités. Sinon, écrivait Schmitt, « la paix ne serait qu’une non-guerre ». C’est ainsi que Schmitt nommait la période de l’entre-deux-guerres, dominée par l’esprit de Genève et les dispositions du traité de Versailles.
16Raymond Aron avait très probablement lu plusieurs des textes de Schmitt sur le grand espace, et il connaissait de toute manière les positions de Carl Schmitt pour la révision du traité de Versailles à travers le livre de Franz Neumann, Behemoth, qu’il avait lu dès sa parution en 194223. Schmitt méprisait Ferrero, « auteur libéral », qui n’avait selon lui rien compris à la nouveauté du grand espace24. Il faisait allusion au livre du géographe Ratzel, Der Lebensraum25, dont le titre nous renseigne sur l’inspiration qu’il a suscitée. Schmitt parlait de Création (Schöpfung) à propos du grand espace, ce qui, sous la plume d’un catholique aussi scrupuleux que lui, témoigne du fait qu’il était pleinement convaincu de la mission historique du nazisme26.
17Pour Schmitt, une paix authentique devait protéger le grand espace du risque de guerre, faute de quoi on ne pourrait pas parler d’une paix réelle. Selon lui, l’échec du traité de Versailles montrait qu’il n’était pas possible de fonder une paix européenne sans un ordre spatial européen27. Schmitt prétendait qu’« en réalité, le grand espace ne peut être que le domaine de la liberté, d’une autonomie accrue et de la décentralisation. Ce n’est qu’à ces conditions que la paix est possible ». De tels arguments relèvent de la propagande, mais celle-ci fut efficace au moment où l’Allemagne triomphait, et alors que le coût de la guerre était encore limité. L’attrait qu’elle eut pour Alfred Fabre-Luce, l’illusion qu’il eut que les Français pouvaient être « co-empereurs » de la nouvelle Europe, prouve que cette propagande était habile.
18Schmitt désignait comme ennemi principal l’Empire britannique, puissance maritime « universaliste », étrangère aux « espaces constitués ». Au moment où il écrivait, en septembre 1940, il considérait que la puissance britannique avait été ébranlée. La question qui se posait était de savoir ce que feraient les États-Unis d’Amérique. Il envisageait deux possibilités : ou bien, c’était la première hypothèse, les États-Unis resteraient fidèles à l’esprit du grand espace qu’ils avaient exprimé à travers la doctrine Monroe, ou bien, selon la deuxième hypothèse, les États-Unis feraient cause commune avec l’universalisme britannique. Schmitt considérait qu’avec Wilson, les États-Unis avaient abandonné la doctrine Monroe pour rejoindre l’universalisme anglais :
« On transforme le cœur sain du principe du grand espace, fondé sur le droit des peuples et la règle de non-intervention (des puissances extérieures au grand espace) en une idéologie mondiale impérialiste, s’ingérant partout sous des prétextes humanitaires, en bref, paninterventionniste28. »
19On peut supposer qu’Aron avait lu l’article de Schmitt. Il reprend en effet pour la réfuter l’une des critiques que l’auteur de La notion de politique adressait au système de Versailles. Le traité de Versailles avait, selon Schmitt, contribué à « balkaniser » l’Europe29. Reprenant le même terme, Aron montrait que les nazis avaient appliqué un traitement incomparablement pire à chacun des pays européens tombés sous leur domination. Ils avaient littéralement charcuté l’Europe30.
20Dans toute l’Europe, remarquait Aron, l’occupation nazie créait les germes de la guerre civile. Bien plus, les nazis légalisaient l’arbitraire. Aron comparait le récit de Machiavel, dans lequel celui-ci montre César Borgia invitant plusieurs de ses rivaux pour s’en débarrasser, avec la nuit des longs couteaux durant laquelle Hitler s’était débarrassé des SA. Alors que l’auteur du Prince se contentait de vanter l’astuce de César Borgia, « il était réservé à Hitler de proclamer la légalité de procédés imités des règlements de comptes du milieu31 ».
21Pour décrire cet aspect de la dictature nazie, Aron s’appuyait sur le livre de Franz Neumann32, qui accusait Carl Schmitt, d’ériger « la tendance à de grands espaces », « simple phénomène géographique », « au rang de processus historique et politique », et ainsi de subvertir le droit international, les droits des autres peuples étant aliénés au profit exclusif du peuple-maître33. Neumann montrait clairement quel subterfuge représentait l’utilisation de la doctrine Monroe par les Allemands : « Il y a autant de droits que d’empires, c’est-à-dire de grands espaces. Le grossdeutsche Reich crée son propre droit pour son propre espace. Les interventionnistes doivent rester à l’écart34. » En fait, Neumann ne restituait pas exactement la pensée schmittienne, selon laquelle le droit des gens ne pouvait plus exister qu’entre les empires. La doctrine allemande était d’autant plus dangereuse qu’elle reposait sur une conception raciale du droit international. Dans les écrits de Schmitt, soulignait Neumann : « Le droit international traditionnel est condamné comme création des Juifs et masque de l’impérialisme britannique. »
22L’une des mises en cause les plus radicales de l’impérialisme allemand par Raymond Aron dans les articles de La France libre est le passage des « Racines de l’impérialisme allemand », dans lequel il établit un lien entre la création du Reich « par la poigne de fer de Bismarck, utilisant toutes les ressources de la ruse et de la force », et l’entreprise hitlérienne. C’était, selon lui, comme le péché originel du Machtstaat allemand. Le Reich avait été « conçu de moins en moins comme une œuvre spirituelle, de plus en plus comme un moyen, un objectif préliminaire d’une politique de puissance indéfinie ». En bref, l’Allemagne, au cours de son histoire récente, avait trahi ce que la notion d’Empire pouvait avoir de dimension spirituelle dans la tradition politique de l’Europe. L’Allemagne depuis Bismarck jusqu’à Hitler avait été construite autour du prussianisme, « mélange de romantisme politique, de rationalité technique, de fanatisme froid ». L’Allemagne, écrivait Aron, « n’a pas vu dans la notion du Reich un moyen d’assurer la coexistence pacifique des nationalités traditionnellement liées, mais un instrument pour dominer, asservir, finalement exterminer les nationalités rivales35 ».
23Dans « De la violence à la loi », Raymond Aron s’inscrivait dans la même perspective que Guglielmo Ferrero, qui rêvait « pour le salut de l’Europe, d’une restauration de la légitimité ». Comme Benjamin Constant à la fin de l’époque napoléonienne, Aron et Ferrero déploraient les abus et les aventures des usurpateurs qui entraînaient dans le malheur non seulement les peuples qu’ils avaient vaincus, mais aussi leurs propres nations. Ainsi Aron évoque-t-il « la guerre présente, qui selon Ferrero, sort des aventures personnelles d’un Hitler ou d’un Mussolini, de gouvernements illégitimes prisonniers de la peur qu’ils inspirent comme de celle qu’ils ressentent ». De même, dans De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, Benjamin Constant écrivait en 1814 :
« La forme nécessaire à un peuple, pour tenir tous les autres dans la sujétion, est aujourd’hui, plus que jamais, un privilège qui ne peut durer. La nation qui prétendrait à un pareil empire se placerait dans un poste plus périlleux que la peuplade la plus faible. Elle deviendrait l’objet d’une horreur universelle. Toutes les opinions, tous les vœux, toutes les haines la menaceraient, et tôt ou tard ces haines, ces opinions et ces vœux éclateraient pour l’envelopper. Il y aurait sans doute dans cette fureur, contre tout un peuple, quelque chose d’injuste. Un peuple tout entier n’est jamais coupable des excès que son chef lui fait commettre36. »
24Comme les régimes d’usurpation dans le traité de Benjamin Constant, les régimes fascistes parvenus au pouvoir par la peur ont besoin d’elle pour se maintenir et doivent compenser par la guerre l’absence d’une véritable légitimité politique. Raymond Aron donnait donc finalement raison à Guglielmo Ferrero : dans la mesure où la révolution française avait apporté des conquêtes spirituelles et sociales, elle avait contribué au progrès politique en Europe. Par exemple, l’administration française en terre allemande avait été appréciée parce qu’elle était plus efficace, souvent aussi plus juste que les administrations d’ancien régime. La présence française en Rhénanie à l’époque de la Révolution et de l’Empire avait aussi été un facteur de progrès économique. Enfin, la Révolution et l’Empire partageaient « le prestige qui s’attache aux idées de liberté et d’égalité ». Au contraire, la révolution nationale-socialiste, avait peut-être « apporté certains perfectionnements des techniques militaire, économique, administrative, mais les idées qu’elle diffuse sont mortelles pour toute civilisation ».
25Alors que Carl Schmitt récusait toute comparaison entre l’époque de la Révolution et de l’Empire et la situation historique de la seconde guerre mondiale, Raymond Aron pensait au contraire que cette comparaison était légitime, puisqu’elle faisait apparaître des différences essentielles entre la France révolutionnaire et l’Allemagne nazie. En effet, la propagande du Troisième Reich cherchait une justification dans le fait que la France, des guerres de la révolution jusqu’au système de Versailles, avait toujours cherché à maintenir l’Allemagne dans un statut d’infériorité. Raymond Aron lui-même, dans sa jeunesse, avait considéré que les revendications allemandes pouvaient être justifiées, et qu’il convenait que la France s’abstînt d’abuser de la position de force qu’elle avait après 1918. Il avait abandonné ce point de vue en 1931, après avoir constaté la renaissance d’un nationalisme allemand exacerbé. Entre 1940 et 1945, l’antagonisme entre Aron et Schmitt atteignit donc son paroxysme.
26Apparemment, les deux auteurs tiennent le discours de la modération. Aron évoque Montesquieu qui enseignait que les nations à la guerre doivent se faire le moins de mal possible, Carl Schmitt évoque de son côté la perspective d’une paix totale. Mais celle-ci recouvre une dimension théologique, et même apocalyptique, qui n’existe nullement chez Aron. Cette idée de paix totale est à la fois un mensonge et une illusion. Mensonge, puisque la description du grand espace masque totalement l’asservissement des peuples dominés par l’Allemagne, illusion, dans la mesure où, si la guerre totale est bien une réalité, la paix totale est une chimère. Dans la pensée de Schmitt le type de paix qui avait existé dans l’entre-deux-guerres ne méritait pas le nom de paix alors que, pour Aron, il fallait savoir se contenter d’une telle paix, si c’était le seul moyen d’éviter la guerre totale.
27À l’idée schmittienne de la paix par l’empire, Aron opposait la perspective de la paix par la loi. L’idée même du grand espace allait rester suspecte à Raymond Aron, parce qu’elle avait été soutenue par les nazis. Or, cette idée fut également à la mode aux États-Unis à la même époque, pour de tout autres raisons. Elle était au centre du livre de James Burnham, The Managerial Revolution, publié en 194137. Aron critiqua les thèses de Burnham en avril 1943, dans « Du Pessimisme historique », texte dans lequel s’exprime de nouveau son rejet du déterminisme historique, de tout empire européen, mais aussi, plus profondément, ses objections à l’encontre du grand espace en tant que tel. Cette première réaction, résolument hostile, est d’autant plus intéressante qu’Aron allait être l’introducteur du livre de Burnham en France, quelques années plus tard, dans le contexte du début de la guerre froide38.
28James Burnham avait été proche de Trotski. Dans The Managerial Revolution, il annonçait l’avènement d’une nouvelle élite dirigeante, celle des managers, portés au pouvoir par le progrès des sociétés industrielles. La pensée de Burnham aboutissait à une vision du monde et de l’histoire dans laquelle il ne resterait en fin de compte que quelques grands espaces, organisé chacun autour d’un des États ayant accompli la révolution technocratique. La seconde guerre mondiale semblait le démontrer. Burnham subordonnait donc l’évolution politique à la rationalisation croissante de l’économie, ce qui, dans le contexte de 1940, l’amenait à des conclusions accablantes pour les démocraties occidentales ; l’Allemagne avait au contraire pris la tête de la révolution managériale39. Burnham rejoignait donc Schmitt sur plusieurs points. Il proclamait en effet que le système politique fondé sur les nations européennes était caduc, et que quelques super-États se partageraient le monde.
29Selon Burnham, le sens de la seconde guerre mondiale était « la consolidation du continent européen, qui implique l’effondrement de l’emprise britannique sur le continent ; secundo, l’effritement de l’empire britannique, principal représentant politique de la société mondiale capitaliste ». « Ces deux modifications, ajoutait-il, s’opérèrent lorsque la France capitula, en juin 1940. »
30Burnham pensait que la guerre aboutirait au partage du monde entre trois super-États : le Japon, l’Allemagne et les États-Unis. Il estimait que le Royaume-Uni perdrait son statut de puissance impériale et que l’Union soviétique se scinderait en deux : la fraction occidentale serait rattachée à l’espace européen, tandis que la partie orientale tomberait dans la sphère d’influence du grand espace asiatique construit autour du Japon. En visionnaire, Burnham décrivait la dislocation des empires coloniaux européens, et en particulier de l’Empire britannique. Il pronostiquait aussi l’échec des tentatives en vue de restaurer un ordre européen fondé sur les souverainetés nationales. Il faisait remarquer que les États-Unis eux-mêmes, par leur politique étrangère, agissaient en consolidant leur base stratégique dans l’hémisphère occidental.
31C’est cette interprétation de la guerre et cette vision de l’histoire qui sont la cible de Raymond Aron dans l’article « Du pessimisme historique » publié dans La France libre du 16 mars 1943, qui est une réfutation méthodique des thèses de James Burnham40. Contrairement à sa réputation, Raymond Aron se présente ici en accusateur du pessimisme. Il commence par évoquer l’optimisme naïf, ce que l’on appelle « la pensée par désir » ; il dénonce alors dans le pessimisme « la pensée par peur ». Le livre de Burnham est selon Raymond Aron l’exemple le plus caractéristique de ce qu’il appelle « un fatalisme sans espoir », qu’il rapproche des écrits d’Henri de Man ou de Marcel Déat. C’est l’unique référence à Henri de Man dans les articles de La France Libre. Aron ne pouvait que réprouver le ralliement de l’homme d’État belge à l’Europe hitlérienne. L’entreprise d’Aron consiste à remettre en cause les conclusions de Burnham, tout en acceptant par hypothèse les prémisses de son raisonnement :
« L’évolution vers une économie dirigée permet-elle d’annoncer avec certitude les institutions politiques et morales de l’avenir ? En dissolvant ces nécessités massives, nous parviendrons peut-être, non à substituer des prévisions globalement optimistes aux prévisions totalement pessimistes, mais à marquer les points d’application de la volonté humaine41. »
32Cette démarche est caractéristique de la méthode aronienne dans la mesure où elle consiste à révoquer en doute un raisonnement sans toutefois perdre de vue les réalités qui l’ont suscité. Le scepticisme est en l’occurrence un instrument efficace, selon l’image même employée par Aron, une sorte d’acide capable de « [dissoudre] les nécessités massives », donc de démonter les systèmes apparemment les mieux construits pour réserver les droits de la liberté humaine. Conformément aux positions qu’il avait défendues dans sa thèse, Raymond Aron refusait en l’occurrence de suivre ceux qui se présentaient comme des prophètes dépositaires du sens de l’histoire, « confidents de la providence ». S’appuyant de nouveau sur Behemoth, Raymond Aron montrait que le régime nazi faisait coexister l’ancienne élite capitaliste, des technocrates promus par le régime, et une aristocratie maîtresse de l’armée. Mais il n’était pas possible d’en conclure à la disparition inéluctable du capitalisme en Allemagne. Burnham avait procédé à une simplification abusive : « La société totalement rationalisée et intégralement tyrannique n’est qu’une vision de cauchemar : monstre à conjurer, non fatalité à subir42. »
33À partir de 1943, la préparation de l’après-guerre a pris une place croissante dans les articles d’Aron. On y distingue plusieurs préoccupations : d’une part, il se soucie de la reconstruction de la France et de sa place en Europe et dans le monde après la guerre. D’autre part, il constate que le vieux système de l’équilibre européen est révolu, il se pose la question de la place de l’Europe dans un équilibre qui ne peut être que mondial. Dans ce contexte, la question allemande a toute son importance, puisqu’il apparaît très vite que de cette question dépend le sort de l’Europe.
34Pour des raisons évidentes, Aron ne pouvait pas critiquer les Alliés. Les Mémoires permettent cependant de s’en faire une idée. Aron fréquentait en effet à Londres des exilés d’Europe centrale, polonais et tchèques, et il a évoqué les discussions qu’il tenait avec eux à cette époque. Il qualifie d’utopique le projet des Polonais, qui envisageaient de constituer une zone tampon entre l’Union soviétique et l’Allemagne. Il observait que c’était reproduire le plan imaginé par Mackinder lors du traité de Versailles en 1919. L’échec d’un tel plan, le fait que « la Pologne eût participé à la curée après l’accord de Munich », tout cela discréditait à l’avance le rêve d’une Europe centrale constituée en zone tampon, chargé d’une « mission de double barrage », vers l’Est et vers l’Ouest43.
35Bien plus, les nations de l’Europe centrale semblaient incapables de surmonter leurs divergences. Aron remarquait en particulier que les Polonais et les Tchèques ne parlaient pas le même langage. « Les Polonais ne faisaient pas mystère de leurs craintes. » Ils n’avaient oublié ni le pacte germano-soviétique de 1939, ni « le partage de leur territoire par les armées des deux empires », ni « l’assassinat à Katyn d’une douzaine de milliers d’officiers polonais par les troupes soviétiques44 ». Aron, dans les Mémoires, insiste sur la connaissance que les Polonais de Londres avaient de ce massacre ; il évoque la commission d’enquête réclamée en vain par le gouvernement Sikorsky. Ainsi, les Polonais ne se faisaient aucune illusion quant à l’attitude de l’Union soviétique à leur égard.
36En revanche, les Tchèques, « dans les conversations privées », avaient un tout autre point de vue. Ils admettaient par anticipation que l’URSS dominerait l’Europe orientale. À partir de là, il faudrait que le gouvernement de Prague entretienne de bonnes relations avec Moscou. C’était la thèse de Beneš, qui avait appris à ses dépens en 1938 « que l’Occident ne leur assurerait jamais la sécurité ». Raymond Aron admettait que l’hypothèse d’une domination soviétique en Europe orientale était réaliste, mais il contestait les conclusions que les Tchèques en tiraient : « Raisonnement au premier abord raisonnable, qui risquait de rejoindre celui de Gribouille45. » En fait, aux yeux d’Aron, Beneš avait commis une première erreur lorsqu’il « avait pourchassé le fantôme de l’empire austro-hongrois » de 1919 à 1939, alors que le péril venait du IIIe Reich. Il en commit une deuxième à partir de la fin de la guerre, et dans les années qui suivirent, en cherchant « la protection du nouvel impérialisme », le soviétique, parce qu’il « ne croyait pas à cet impérialisme ». Beneš était donc le type d’homme d’État dépourvu de lucidité, lui qui avait, en 36, fourni à Staline les informations reçues des services secrets nazis, et favorisé l’exécution de Toukhatchevski. Après 1945, Beneš allait continuer, écrit Aron, le même « travail de désinformation ». Aron détestait l’aveuglement de Beneš face à l’impérialisme soviétique. Dans les Mémoires, il raconte comment Beneš, montrant Prague à un visiteur étranger après la guerre, lui disait : « Voyez ce que j’ai sauvé. » Aron jugeait ce propos inacceptable. En effet, « Prague, dans son être matériel, devait sa survie à la capitulation de septembre 1938, que [Beneš] avait flétrie, mais qu’il avait peut-être souhaitée au fond de son cœur, et dont les Alliés avaient assumé la responsabilité ». Raymond Aron était particulièrement irrité par « le ton de supériorité » que les Tchèques adoptaient souvent, à Londres, à l’égard des Polonais. Il n’admettait pas, par exemple, que les Tchèques se permissent, devant les Polonais, de relativiser les massacres de Katyn, en arguant des sacrifices de l’Armée rouge sur les champs de bataille.
37Au soir de sa vie, l’auteur des Mémoires n’était pas devenu plus indulgent à l’égard de ce comportement des Tchèques. L’histoire les avait punis de leur aveuglement : « De fait, les Tchèques n’ont pas plus échappé à la domination soviétique que les Polonais. Une première fois, les Soviétiques ont pris le pouvoir à Prague par l’intermédiaire du parti communiste, sans qu’aucun de leurs soldats eût franchi la frontière. La deuxième fois, vingt ans plus tard, ce sont les troupes du pacte de Varsovie qui ont “normalisé” un régime que les dirigeants communistes tchèques eux-mêmes s’efforçaient de libéraliser46. » Cet abrégé de l’histoire tchèque, de Munich au printemps de Prague, démontre que les convictions exprimées dans « Destin des nationalités » ne se confondent pas avec une indulgence sans réserve à l’égard des petites nations. Il éclaire aussi la position de Raymond Aron par rapport aux accords de Munich. Il admettait en effet comme possible le fait que les Tchèques aient souhaité, au fond, l’accord, plutôt que la guerre qui eût détruit leur capitale et immédiatement ravagé leur pays. Dans cette hypothèse, la France aurait-elle dû jouer son existence pour un peuple qui, la suite des événements tendait à le prouver, n’aurait pas consenti ce suprême effort pour sa propre liberté ? Parmi les antimunichois, Raymond Aron est l’un des plus modérés. Il était convaincu depuis 1936 que la guerre contre l’Allemagne hitlérienne était inévitable, mais, par la suite, il n’accabla pas Daladier pour avoir signé les accords de Munich. Par la suite, la thèse du « sursis » soutenue par certains Munichois – mieux valait achever le réarmement avant d’entamer l’épreuve de force – lui apparut, sinon déterminante, du moins « sérieuse, peut-être valable47 ».
38En 1944-1945, la réflexion sur les futurs rapports de force en Europe et dans le monde devient la préoccupation principale de Raymond Aron. L’article « Pour l’alliance de l’Occident », publié dans La France libre en janvier 1944, est représentatif de cette évolution48. Aron y oppose la Russie, qu’il considère comme un empire, aux États-nations du continent. Il voit en l’Allemagne une puissance qui « n’a jamais su ou voulu choisir entre le principe de l’État national et celui de l’empire ». Dans ce classement des puissances, Aron réservait une place spéciale à l’Empire britannique et aux États-Unis. Son analyse s’appuyait désormais sur la géopolitique de Mackinder : l’impérialisme hitlérien avait visé, en vain, la maîtrise du Heartland mondial. Pour réaliser cet objectif, il ne manquait plus à l’Allemagne, une fois la France vaincue, que de soumettre l’Union soviétique. Aron rappelait comment la motorisation avait rendu, au cours de cette guerre, toutes ses chances à la stratégie d’anéantissement. En 1942, lorsque les chars de Rommel semblaient près d’atteindre Le Caire, ils auraient pu ensuite, sans rencontrer grande opposition, foncer vers les champs de pétrole du Golfe Persique. Et à la même époque, il s’en était fallu de peu que l’offensive d’été de la Wehrmacht ne coupât les lignes de communication entre Moscou et le pétrole de la mer Caspienne. Les analyses stratégiques de Raymond Aron à cette époque ont donc été fortement influencées par le point de vue britannique49.
39Dans « Pour l’alliance de l’Occident », Aron évoque les derniers efforts de Goebbels pour convaincre les Européens que les Alliés se diviseraient avant d’en avoir fini avec l’Allemagne. Il signale aussi un argument sinistre de la propagande nazie : le fait d’avoir affaibli de manière décisive le potentiel démographique de leurs ennemis :
« Dans leur volonté résolue de créer des “faits accomplis”, ils ont assassiné, par exemple, des millions de juifs en Pologne, reprenant, avec une rigueur scientifique, les procédés ancestraux de l’extermination des vaincus. De cette barbarie volontaire, l’horrible expression de judenfrei restera le symbole. Les Allemands eux-mêmes se vantent d’avoir écarté pour longtemps la menace russe en frappant les civils dans une mesure inconnue50. »
40Cette volonté affichée par les nazis, de surmonter l’inéluctable défaite au moyen de massacres prémédités, incitait alors Raymond Aron à envisager pour l’Allemagne, après la guerre, un traitement très dur : « Une politique de réparations énergiquement poursuivie, pendant plusieurs années, interdirait-elle la pacification ultime du continent ? Nous pensons exactement le contraire51. » Aron anticipait la politique qui chercherait à renforcer l’Allemagne pour faire contrepoids à l’hégémonie soviétique en Europe : « à tort ou à raison, dans le soin que l’on prend à l’avance de la prospérité allemande, les observateurs continentaux soupçonnaient aisément une secrète intention de rétablir l’équilibre en faisant appel, dans l’avenir, à la force germanique. » Aron redoutait alors que l’Allemagne, si elle était ainsi renforcée, ne reprît immédiatement sa politique de puissance traditionnelle :
« Une Allemagne, capable de faire contrepoids au “nouveau colosse”, n’agira jamais – aussi longtemps que la structure de la société et la psychologie du peuple allemand n’auront pas été profondément changées – en faveur de l’ordre établi ; elle ne travaillera pas à maintenir, conformément aux vœux des puissances océaniques, la pluralité et l’équilibre des nations indépendantes ; elle recommencera immédiatement le jeu entre l’Est et l’Ouest dont l’échec final cause sa défaite, et dont le succès temporaire précipita la catastrophe de 193952. »
41En janvier 1944, le risque d’une reprise par l’Allemagne de son Sonderweg apparaissait donc à Raymond Aron comme une évidence. D’une manière subtile, Aron remarquait que l’attraction de la Russie augmenterait en proportion du péril allemand. « La France, en particulier, qui n’aurait pu être sauvée au printemps de 1940 que par l’intervention immédiate de l’Armée rouge, et qui n’oubliera jamais le prix de l’alliance russe, sera d’autant plus intégrée au continent qu’elle sentira davantage peser à ses frontières la masse d’une Germanie en armes. » Pour écarter cette tentation de l’alliance russe en France, qui allait se concrétiser par le traité franco-soviétique signé par de Gaulle en décembre 1944, le mieux était de maintenir l’Allemagne dans un état de faiblesse durable. Ainsi, c’est à travers une Allemagne affaiblie que Raymond Aron voyait les meilleures chances d’une plus grande « influence des puissances océaniques à travers le Vieux Continent53 ».
42L’objectif principal de Raymond Aron était alors de rechercher les conditions d’un nouvel équilibre européen, que la France n’était plus assez puissante pour garantir par elle-même. Il fallait, pour cela des « coalitions organiques », que ce soit sous la forme d’une simple alliance ou d’une fédération. Lorsque Raymond Aron commence à penser l’Europe de l’après-guerre, il le fait donc en fonction de considérations stratégiques, dans lesquelles les puissances maritimes occidentales jouent un rôle nécessaire. Il tire ainsi les conclusions de la défaite de mai-juin 1940 : « La France est provisoirement trop faible pour assurer seule la protection terrestre de l’Occident54. »
43Une des solutions qui étaient alors imaginées était la constitution d’un bloc latin, incluant la France, l’Italie et l’Espagne. Raymond Aron ne l’évoque que pour en dire l’impossibilité. Pour deux raisons, le bloc latin ne pourrait en aucun cas réussir : il lui manquerait en effet « la plus indispensable munition : le charbon » ; par ailleurs il ne manquerait pas « d’éveiller les susceptibilités britanniques ». Alexandre Kojève a aussi réfléchi sur les perspectives du bloc latin, un peu plus tard, en 194555, mais, pas davantage que Raymond Aron, il ne semble avoir cru aux chances d’une telle association des États latins56. Dans « Esquisse d’une doctrine de la politique française », Alexandre Kojève constatait comme Raymond Aron l’affaiblissement démographique de la France. En revanche, les deux philosophes n’avaient pas du tout la même opinion concernant l’avenir des nations. Pour Kojève, l’État-nation était dépassé, mais l’heure n’était pas encore à l’État mondial. Kojève envisageait l’empire latin comme une solution permettant à la France de retrouver un statut de puissance. En virtuose de la dialectique, il imaginait la naissance d’un empire latino-africain, qui réaliserait l’intégration de l’islam car, selon Kojève, l’islam et le catholicisme sont beaucoup plus unis qu’on ne le pense. Cet empire permettrait à la France de faire contrepoids à l’Allemagne, et de limiter l’influence britannique en Méditerranée. Il supposerait au préalable l’élimination de Franco en Espagne. Le parti communiste pourrait se rallier au bloc latin, puisque le PCF était, aux yeux de Kojève, un parti conservateur anti-anglo-saxon. Il suffirait donc, par des démarches diplomatiques discrètes, d’obtenir l’accord de l’Union soviétique pour que le parti communiste soutienne le bloc latin. Celui-ci représenterait une civilisation, et ce n’était pas le moindre paradoxe, dans le projet de Kojève, que d’enrôler l’église catholique et le parti communiste au service d’un même projet politique. Par ailleurs, l’empire latin soumettrait l’Allemagne vaincue à des réparations très contraignantes, de nature à empêcher la renaissance de la puissance allemande. En particulier, l’Allemagne fournirait à l’empire latin le charbon qui lui faisait défaut.
44Le projet de Raymond Aron est alors tout autre. Fidèle à ce qu’il écrivait dans « Destin des nationalités », il considère que « la polémique contre les petites nations vit, en général, d’arguments discutables ou franchement inexacts. Ce ne sont pas elles qui sont responsables de la catastrophe présente. Économiquement, l’élargissement des unités présente certains avantages, mais il est de petits pays, riches ou équilibrés, qui ont mieux résisté à la crise que de plus grands ». La pierre angulaire du système que propose Aron en janvier 1944 est une alliance franco-britannique. Celle-ci est présentée comme la condition nécessaire de l’équilibre européen. À « l’âge des colosses », la France et la Grande-Bretagne avaient plus que jamais intérêt à unir leurs forces. La reconstruction de la France supposait l’alliance avec « les nations océaniques », la sécurité du Royaume-Uni imposait qu’on ne pût l’attaquer depuis le territoire français. Dans le cas d’un conflit, l’évolution prévisible des techniques n’assurerait plus au Royaume-Uni la position inexpugnable qu’il avait encore à l’été 1940. L’alliance de la France et de la Grande-Bretagne telle que la concevait Aron était enfin, comme le projet d’empire latin défendu par Kojève, celui de l’avenir d’une civilisation. Mais il était plus cohérent : il s’agissait aussi de la « parenté spirituelle » entre les nations française et britannique. La tâche suprême, écrivait Aron, était de « sauvegarder, à l’âge du machinisme de l’organisation collective, les valeurs de la civilisation libérale ». Ce n’était donc pas une simple alliance de circonstance.
45Raymond Aron emploie alors le terme d’« Occident », lorsqu’il évoque les valeurs ou la vocation spirituelle d’une civilisation. Il n’emploie pas le mot d’Europe, mot ambigu, puisque c’était celui qu’employait la propagande nazie, peut-être aussi parce que le sort du continent lui paraissait très incertain. Qu’adviendrait-il entre les perspectives d’alliance occidentale qu’il recommandait, la probable hégémonie soviétique sur l’Europe orientale à l’issue de la guerre, les risques de récidive de l’Allemagne – qui, en janvier 1944, n’était pas encore vaincue – et les ratiocinations sur le bloc latin auxquelles, on l’a vu, il n’accordait pas une grande signification ? Aron, l’homme libre, chérissait la mer, l’exilé de Londres était plus océanique que continental, plus occidental qu’européen.
46Au cours des derniers mois de la guerre, la résistance inattendue de l’Allemagne nazie suscita des interrogations. En effet, l’armée allemande fut capable d’un dernier sursaut, et ce au moment même où les forces alliées allaient envahir le territoire du Reich. Dans « Politique sur le continent57 », Raymond Aron s’exprime en témoin des polémiques qui s’élevèrent dans la presse anglaise lors de l’offensive des Ardennes, « au moment où les réactions de la Wehrmacht à l’ouest faisaient reculer les perspectives d’une fin prochaine du conflit ». La question que posait Aron mettait en cause l’ensemble de la propagande alliée. Il évitait de critiquer ouvertement l’objectif de la capitulation sans conditions, mais il n’en disait pas moins : « On ne sait plus clairement quelles sont les idées directrices des Nations unies. » C’était selon lui, peut-être, l’explication du « “miracle” de la résistance allemande ». Le « gouvernement de Himmler », c’est ainsi que Raymond Aron appelle alors le gouvernement de l’Allemagne nazie, était capable de profiter de cette « faillite de l’arme psychologique » pour obtenir du peuple une obéissance résignée, voire fanatique.
47L’avenir du Vieux Continent était en effet subordonné à des choix politiques. Aron s’inquiétait en particulier de savoir dans quelles conditions le principe d’autodétermination s’appliquerait : « Le principe constamment invoqué, “laisser les peuples libres de choisir leurs institutions”, révèle, à l’application, des équivoques, d’ailleurs prévisibles. On a beau jeu à invoquer le suffrage populaire, mais quel gouvernement présidera aux élections ? Comment éviter que le résultat des élections ne soit pas déterminé à l’avance par les préférences de ceux qui les organisent ? » Au-delà de ces questions, il y avait déjà l’opposition entre les grandes puissances victorieuses, le conflit idéologique qui a ensuite entraîné la guerre froide :
« Chacun sait que les grandes puissances victorieuses hésitent entre deux conceptions de la démocratie. La démocratie signifie-t-elle avant tout le respect des personnes, le suffrage universel, la pluralité des partis, les institutions parlementaires ? Ou bien signifie-t-elle avant tout la lutte contre les “féodalités industrielles ou financières”, un plan économique en vue du bien-être des masses ? Ceux qui se réclament de l’exemple britannique et américain se soucient d’abord des libertés que le langage marxiste qualifiait naguère de formelles. Ceux qui se réclament de l’exemple soviétique, dans l’interprétation qui en est proposée à l’extérieur, inclinent au radicalisme au moins verbal. Ainsi on oscille entre démocratie politique et démocratie sociale. Les partisans de la deuxième qualifient la première de bourgeoise. Quant aux partisans de la première, ils doutent que la deuxième mérite pleinement le nom de démocratie58. »
48Toute la difficulté était donc de définir la légitimité démocratique au lendemain de l’occupation. Aron concédait que « sur le continent, on en [était] à se poser la question : est-il possible du moins, de rendre aux idées démocratiques une signification qui rejoigne les préoccupations des foules » ? Il défendait en revanche les chances de la démocratie libérale en Europe, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, l’expérience de l’occupation donnait une vigueur nouvelle à « la détestation de l’arbitraire », à « la haine de toutes les Gestapo ». Aron prédisait ainsi le succès aux partis qui voudraient « rendre, à tous et à chacun, la possession, naguère assurée, de la sécurité, des libertés personnelles59 ». D’autre part, la propagande qui accompagnait la participation des communistes à la Résistance ne débouchait pas, du moins en Europe occidentale, sur un climat révolutionnaire.
49L’avenir de la politique en Europe pouvait cependant inspirer des inquiétudes, alors même que l’Allemagne nazie n’était pas encore définitivement vaincue. Dans « Politique sur le continent », Aron avance ses idées avec prudence, propose des compromis pour préserver les chances d’une politique libérale, là où la Résistance inclinait majoritairement aux solutions socialistes. Il invoquait ainsi l’exemple belge60, où des mesures de déflation brutale avaient été adoptées, en l’opposant à la prudence – ou pusillanimité ? – française, puisque les mesures d’assainissement réclamées par Pierre Mendès France avaient été écartées par le gouvernement provisoire, provoquant la démission de celui-ci, qui fut annoncée le 18 janvier 1945. En fait, d’un pays à l’autre, les situations politiques étaient extrêmement hétérogènes. En Grande-Bretagne, la légitimité démocratique n’était pas en cause, mais tel n’était pas le cas en Italie où l’on retombait, « d’un coup, dans la faiblesse du parlementarisme d’avant-guerre, aggravée encore par les suites et du despotisme fasciste et de la guerre et de l’insurrection61 ».
50L’Europe de 1945 était donc d’une telle diversité politique qu’il devenait difficile d’en théoriser les problèmes : « Les théories universelles de l’homo politicus ou œconomicus, étrangères à l’évolution des formes historiques, sont vides et sans fondement62. » Les masses européennes risquaient d’être déçues si la restauration des institutions démocratiques n’était pas accompagnée du retour à un niveau de vie décent. Raymond Aron n’ignorait pas la question sociale :
« Ce qui menace l’évolution pacifique de la vie française, ce sont moins les hommes que les choses. L’occupation a monstrueusement aggravé les inégalités sociales : une faible minorité vit confortablement à côté de masses misérables. […] Peut-être n’est-il pas possible de rétablir la hiérarchie ancienne : du moins importerait-il de réduire les inégalités, de réprimer le marché noir, de confisquer la plus large partie possible des bénéfices de guerre. »
51Il s’agissait donc de surmonter l’antinomie apparente entre la question sociale et le libéralisme politique. À ce titre, la vision de l’Europe que proposait Raymond Aron en 45 était bien celle d’un philosophe :
« La philosophie libérale ou démocratie est une philosophie du respect de l’homme. À ce titre elle n’est donc nullement liée à une conception individualiste de la société. Bien loin de nier les communautés réelles, elle apprend à chacun à se connaître dans un monde dont il n’est ni le centre ni le tout. Tant que l’on considère l’individu, c’est-à-dire un être fictif, défini par les traits communs à tous, on ne peut en effet lui attribuer que des droits universels, c’est-à-dire indéterminés par rapport aux exigences de chaque époque, de chaque collectivité. Au contraire, si on comprend les êtres concrets dans les situations réelles, on parvient à élaborer les revendications qu’ils formulent authentiquement les uns à l’égard des autres. […] Polonais, Russes, Français, Norvégiens, parqués dans les prisons du Reich, ont découvert leur commune humanité, mais ils ont aussi approfondi leur volonté d’être reconnus en tant que tels, dans leur nature singulière. Le Juif français n’aspire pas à être reconnu, abstraction faite de son judaïsme, par simple application des droits universels de l’homme, il aspire à être reconnu tel qu’il est, Français de religion ou d’origine juive. Autrement dit, une philosophie de l’homme dans la communauté redonnerait tout son sens au libéralisme fondamental, solidaire non de la bourgeoisie ou de l’individualisme, mais d’une conception pluraliste et humaniste de la vie collective63. »
52C’est ainsi que Raymond Aron prétendait concilier la défense des libertés démocratiques et l’effort pour améliorer les conditions de vie des Européens. Il s’agit bien de la liberté concrète, par opposition aux droits abstraits. Au bout du compte, la démocratie formelle était celle des droits abstraits. D’où, une fois de plus, un éloge du modèle anglais :
« La Grande-Bretagne a réussi à absorber les résultats universels de la révolution française sans bouleverser les cadres traditionnels de son existence. Au siècle dernier, l’intégration de réalités démocratiques dans des formes institutionnelles d’origine aristocratique a été le miracle britannique64. »
53Sur le plan philosophique, c’était une fois de plus retenir la leçon de Burke, puisque la tragédie européenne donnait raison à l’auteur des Réflexions : les droits civiques, l’enracinement dans la communauté historique qu’est la nation, l’emportaient sur les droits universels abstraits. Ceux-ci, de nombreux Juifs en firent la terrible expérience, s’évanouissaient, dès lors que ceux-là n’existaient plus. De l’épreuve de la guerre est donc sortie, contre l’arbitraire des tyrannies impériales, une conception libérale, pluraliste, de l’Europe, dans laquelle la légitimité démocratique relève des existences politiques nationales pour lesquelles les citoyens se sont battus. L’équilibre européen n’était cependant plus possible à l’échelle du Vieux Continent et supposait un nouveau système dans lequel, au niveau planétaire, interviendraient les puissances océaniques, d’abord la Grande-Bretagne, mais aussi, à travers elle, les États-Unis d’Amérique.
Notes de bas de page
1 Voyez Reinhard Mehring, Carl Schmitt, Aufstieg und Fall. Eine Biographie, Munich, C.H. Beck, 2009, 749 p.
2 Raymond Aron, « La menace des Césars », La France Libre, vol. V, no 25, novembre 1942, p. 24-31.
3 Raymond Aron et Stanislas Szymonzyk, « La bataille de France », La France Libre, janvier 1941. Réédité in La Guerre des cinq continents, Londres, Hamish Hamilton, 1943, 304 p. ; p. 26-46.
4 Hans Delbrück, Geschichte der Kriegskunst im Rahmen der politischen Geschichte, Stilke, Berlin, 1900-1920 (4 vol.) ; réédition Nikol, Hambourg, 2003. Voyez aussi Christian Malis, op. cit., p. 101.
5 Polybe, Histoire, III, 4.
6 Raymond Aron, article cité, p. 27.
7 Hans Delbrück, op. cit., vol. I, p. 393-413.
8 Op. cit., p. 396. Nous soulignons.
9 Hans Delbrück, Die Strategie des Perikles erläutert durch die Friedrichs des Großen, Berlin, Reimer, 1890.
10 Erich Ludendorff, Der totale Krieg, Munich, Ludendorff, 1935, 128 p.
11 Raymond Aron, « La stratégie totalitaire et l’avenir des démocraties », Chroniques de guerre, p. 561.
12 Raymond Aron, article cité, p. 30.
13 Raymond Aron, « La menace des Césars », p. 30-31.
14 Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, p. 233.
15 Raymond Aron, « La menace des Césars », p. 31.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Raymond Aron, « De la violence à la loi », La France libre, V, 27, 15 janvier 1943, p. 195-202, p. 195.
19 Du 6 janvier 1941.
20 Guglielmo Ferrero, Reconstruction. Talleyrand à Vienne, 1814-1815, Paris, Plon, 1940, 372 p.
21 Raymond Aron, art. cit., p. 197.
22 Carl Schmitt, « Die Raumrevolution. Durch den totalen Krieg zu dem totalen Frieden », Das Reich, 29 septembre 1940. Publié in Carl Schmitt, Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, textes réunis par Günther Maschke, Duncker & Humblot, Berlin, 1995, p. 388-394.
23 Franz Neumann, Behemoth The Structure and Practice of National Socialism, Londres, Gollancz, 1942, 429 p. ; en particulier le chap. V : « Le Großdeutsche Reich. L’espace vital et la doctrine Monroe germanique. »
24 Carl Schmitt, art. cit., Staat, Großraum, Nomos, p. 389.
25 Friedrich Ratzel, Der Lebensraum, Albert Schäffle, Tübingen, 1901.
26 Carl Schmitt, « Völkerrechtliche Großraumordnung, mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte », in Günther Maschke (éd.), Staat, Großraum, Nomos, p. 315. Voyez aussi Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme. L’impossibilité théologico-politique d’un œcuménisme judéo-chrétien ?, Paris, Cerf, 2008, 266 p.
27 Carl Schmitt, « Inter bellum et pacem nihil medium » (1939), in Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar, Genf, Versailles 1923-1939, Hambourg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1940, 322 p.
28 Staat, Großraum, Nomos, p. 285.
29 Carl Schmitt, « Die Raumrevolution », p. 390.
30 Raymond Aron, « De la violence à la loi », p. 198.
31 Machiavel, Exposé de la manière dont le duc de Valentinois a abattu Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, le seigneur Pagolo et le duc de Gravina Orsini (1503), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 118-124 ; Raymond Aron, « De la violence à la loi », p. 199.
32 Raymond Aron, « De la violence à la loi », p. 199.
33 Béhémoth, p. 156.
34 Ibid., p. 158.
35 Raymond Aron, « Les racines de l’impérialisme allemand », La France libre, VI, 32 (15 juin 1943), p. 110-117, réédité in Chroniques de guerre, p. 596-607. Voyez p. 605.
36 Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, chap. XIV.
37 James Burnham, The Managerial Revolution: What is happening in the World, New York, John Day, 1941, 285 p.
38 James Burnham, L’ère des organisateurs, Paris, Calmann-Lévy, collection « Liberté de l’Esprit » dirigée par Raymond Aron, 1947, 261 p., avec une préface de Léon Blum.
39 Ibid., p. 169.
40 Raymond Aron, « Du pessimisme historique », La France libre, V, 30, 16 mars 1943, p. 439-446.
41 Ibid., p. 440.
42 Ibid.
43 Mémoires, p. 189.
44 Ibid.
45 Mémoires, p. 190.
46 Mémoires, p. 190-191.
47 Ibid., p. 148.
48 Raymond Aron, « Pour l’alliance de l’Occident », La France libre, VII, 39, p. 178-186, janvier 1944. Réédité in Chroniques de guerre, p. 949-961.
49 Raymond Aron, Stanislas Szymonzyk, L’Année cruciale, Londres, Hamish Hamilton, 1944, 100 p.
50 Raymond Aron, « Pour l’alliance de l’Occident », p. 954.
51 Ibid., p. 956.
52 Ibid., p. 957.
53 Ibid.
54 Ibid., p. 958.
55 Alexandre Kojève, « Esquisse d’une doctrine de la politique française », Vanves, 27 août 1945. Voyez aussi, Dominique Auffret, Alexandre Kojève. la philosophie, l’État, la fin de l’histoire. Paris, Grasset, 1990. Réédition Le Livre de Poche, 2002, p. 393 à 403 : « L’idée-idéal de l’Empire latin. Une certaine idée de l’Europe face au danger allemand. »
56 Voyez le commentaire de Pierre Hassner à propos des réflexions de Kojève sur le bloc latin dans Commentaire, no 128, hiver 2009-2010, p. 878 : « On peut […] voir dans le texte de 1945 une contribution importante à la pensée politique, préfigurant la construction européenne. Personnellement, je n’en crois rien. Je ne pense pas que le héraut de l’État universel et homogène […] ait pu croire un seul instant, dans la situation de l’immédiat après-guerre, à la possibilité d’un empire dirigé par la France, flanquée de l’Italie et de l’Espagne, conservant ses colonies africaines, et excluant l’Allemagne, ni que, pour un cosmopolite formé par les cultures russe et allemande, la survie de la latinité fût une priorité. Je crois plutôt que, vivant en France, il tenait, pour des raisons soit de sécurité personnelle, soit de virtuosité ironique, à entrer dans la logique des gouvernants français, quels qu’ils fussent. »
57 Raymond Aron, « Politique sur le continent », La France libre, IX, 52, janvier 1945, p. 242-249, réédité in Chroniques de guerre, p. 900-910.
58 Ibid., p. 901.
59 Ibid., p. 903.
60 La réduction drastique de la masse monétaire en Belgique, lourde de conséquences sur le pouvoir d’achat, eut l’effet bénéfique attendu de réduire l’inflation et le marché noir. De plus, elle fut suivie assez rapidement de la mise en place d’un système de sécurité sociale.
61 Ibid., p. 906.
62 Ibid., p. 908.
63 Ibid., p. 909.
64 Ibid.
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