Conclusion de la première partie
p. 105-106
Texte intégral
1Il faut donc attendre 1943 pour voir dans les écrits de Raymond Aron une conception personnelle de l’Europe. Celle-ci aurait pu constituer un retour à l’idée européenne, puisque, dès 1926, le jeune Aron s’était présenté comme un partisan de l’unité politique de l’Europe.
2Pourtant, ce premier engagement était hésitant, il était avant tout pacifiste. D’où l’adhésion assez tiède aux thèses de la Pan-Europa, conjointement à l’intérêt pour la SDN. Ce premier européisme d’Aron ne résiste pas au spectacle de la montée du nazisme, et disparaît en 31 avec ses convictions pacifistes.
3La formation intellectuelle qu’il reçoit le rend en revanche très sensible à une autre dimension de l’Europe. C’est l’Europe de la culture, l’Europe comme une sorte de République des Lettres. Il reste ainsi fidèle, par la suite, à la vocation spirituelle des intellectuels, telle qu’elle se manifestait lors des décades de Pontigny, telle que la concevaient ses maîtres Léon Brunschvicg et Élie Halévy. À travers les décades organisées par Paul Desjardins, Aron n’a pas seulement rencontré sa femme, il a aussi vécu dans une tradition intellectuelle européenne. Sa proximité avec la famille Mann lors de son séjour en Allemagne en est un exemple.
4Sa formation philosophique joue aussi un rôle déterminant dans sa conception de l’Europe. L’Introduction à la philosophie de l’histoire est souvent qualifiée d’iconoclaste, parce qu’elle apportait des éléments nouveaux à l’Université française. En réalité, elle contenait surtout des éléments de défense contre les menaces nouvelles. Par exemple, Aron n’y cède pas à la mode de l’hégélianisme ; il tente audacieusement, mais on pourrait tout aussi bien dire prudemment, de concilier la philosophie critique et la morale kantienne avec la compréhension de l’histoire. Au-delà de son contenu épistémologique, la thèse de Raymond Aron possède aussi une dimension politique : l’homme vit entouré des restes du passé. Aron respecte les institutions dans la mesure où la communauté politique, communauté historique, est une condition de la liberté politique. Il exalte le courage civique et la décision, dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire, est plus kantienne que nietzschéenne. Après tout, dans la philosophie de Kant, l’acte libre par excellence est la décision morale. À partir de 1936, la situation de la France en Europe était compromise. Aron se rapproche d’Élie Halévy, dont il contribue à prolonger les réflexions après la mort de ce dernier en 1937. Il condamne dès 38 la dérive doriotiste de Fabre-Luce, annonciatrice de plus graves égarements de l’esprit.
5C’est pourquoi il est possible de considérer comme un tout la période 1938-1943 pendant laquelle, à partir de la réflexion sur les tyrannies et le machiavélisme moderne d’inspiration parétienne, Raymond Aron s’engage dans le combat des idées contre l’Allemagne nazie. La guerre confère au thème européen une nouvelle place dans sa pensée. Elle amène un retour à l’Europe, qui passe par le rejet de l’empire hitlérien, ultime expression de la Machtpolitik. Aron mobilise la culture française au service du mythe de la libération, mais il l’infléchit vers un pluralisme qui rejoint celui des nations européennes. Avec le séjour londonien, s’accentue aussi l’évolution vers le conservatisme libéral dont témoignait déjà l’allocution du 17 juin 1939. Via Montesquieu, Aron rejoint des aspects fondamentaux de la philosophie politique d’Edmund Burke, et s’il assume personnellement l’héritage historique de la Révolution française, du moins se risque-t-il à une Verharmlosung de Rousseau, tant il redoute le règne de la raison abstraite et la puissance illimitée du pouvoir constituant. À ce titre, l’unité européenne redevient un mythe dans sa pensée au tournant de la guerre, mais la vocation de l’Europe est d’être l’unité d’une pluralité. L’Europe qu’il esquisse dans « Destin des nationalités » est une Europe libérale, héritière et continuatrice de l’histoire des nations.
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