Chapitre I. Un jeune homme de bonne volonté, 1926-1930
p. 27-44
Texte intégral
1La légende aronienne situe en Allemagne, sur les rives de Rhin, le moment où le jeune philosophe découvre sa vocation de spectateur engagé. L’autobiographe des années quatre-vingt a daté de 1930 cet instant décisif dont procède tout le reste. 1930 est le commencement choisi dans les entretiens du Spectateur engagé et les Mémoires ont fixé la légende rhénane pour la postérité :
« Un jour, sur les bords du Rhin, je décidai de moi-même.
Je me suis si souvent remémoré cette méditation que je crains finalement d’avoir confondu avec mon authentique expérience la reconstruction que j’en ai faite. Il me souvient pourtant que j’écrivis à mon frère Robert, soulevé par la joie de la découverte, une lettre enthousiaste et peu intelligible. En gros, ce que j’avais l’illusion ou la naïveté de découvrir, c’était la condition historique du citoyen ou de l’homme lui-même. Comment français, juif, situé à un moment du devenir, puis-je connaître l’ensemble dont je suis un atome, entre des centaines de millions ? Comment puis-je saisir l’ensemble autrement que d’un point de vue, un entre d’autres innombrables ? […] Je devinais peu à peu mes deux tâches : comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de mon savoir ; me détacher de l’actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur1. »
2Sans remettre en cause l’importance de cette cristallisation, dont l’auteur reconnaît lui-même qu’elle fut l’objet de maintes reconstructions, il peut être intéressant d’étudier la sédimentation qui l’a précédée. L’état des sources et la volonté même de l’auteur rendent difficile cette première partie de l’enquête. Les documents d’époque sont rares ; dans les archives, la correspondance antérieure à 1945 a été en grande partie perdue. Il faut donc souvent s’appuyer, mais avec prudence, sur les confidences et les Mémoires. Cette précaution s’impose pour deux raisons. L’une est la richesse et la complexité de cette vie intellectuelle, qui expliquent que des inexactitudes ou des interprétations erronées se soient glissées dans la remémoration du passé. L’autre est le caractère intentionnel de l’autobiographie aronienne. L’illumination rhénane dans le crépuscule weimarien confère immédiatement à la Vita Aronis une dimension nietzschéenne ; elle l’élève aux dimensions grandioses de l’Histoire. C’est la version aronienne de La Condition humaine. Cette vie intellectuelle a son origine dans une décision. Aron n’a pas cessé de marteler le dogme des origines allemandes de sa pensée. Avant le Spectateur engagé et les Mémoires, il le communiqua au grand public dans diverses émissions de radio et de télévision à partir des années 1960. Il lui confère une place déterminante en 1971 dans sa leçon inaugurale au Collège de France, De la condition historique du sociologue :
« À partir de 1930, lecteur à l’université de Cologne ou pensionnaire à la maison académique de Berlin, je ressentais, presque physiquement, l’approche des orages historiques. History is again on the move, selon la formule d’Arnold Toynbee. Je demeure marqué, à tout jamais, par cette expérience qui m’a incliné vers un pessimisme actif. Une fois pour toutes, j’ai cessé de croire que l’histoire obéit d’elle-même aux impératifs de la raison et aux désirs des hommes de bonne volonté2. »
3Cette posture historique pourrait amener à délaisser la période antérieure à 1930. Si cette date est l’origine, si c’est là l’essentiel, à quoi bon remonter plus loin ? Raymond Aron lui-même a jeté le discrédit sur ses premiers textes. Ainsi remarquait-il face à Joachim Stark, le 7 octobre 1981 : « En ce qui concerne les articles antérieurs à 1933, les articles de 31 ou 32, je ne les prends pas au sérieux3. » Dans les Mémoires, un premier voyage à Genève en 1925 est évoqué rapidement parmi d’autres souvenirs de jeunesse. Raymond Aron y avait assisté à une session générale de l’Assemblée de la SDN ; il y avait écouté Paul-Boncour, qu’il admirait, et c’est alors qu’il rencontra Bertrand de Jouvenel.
4L’épisode semble anecdotique. Il prend une tout autre signification si l’on tient compte du fait que le premier article d’Aron, redécouvert par Jean-François Sirinelli, « Ce que pense la jeunesse universitaire d’Europe », est paru dans la Revue de Genève en décembre 1926. La rencontre de Bertrand de Jouvenel, mentionnée rapidement, apparaît comme un hasard. Elle prend un autre sens si nous considérons la communion d’esprit qui a scellé l’amitié d’une vie entre les deux intellectuels, membres d’une même génération. Cependant, cette amitié ne commença que plus tard4 : « Je connaissais à peine, avant 1939, Bertrand de Jouvenel. », écrit-il dans le chapitre « Le chemin de la catastrophe », où il évoque la décadence française des années trente. Raymond Aron revient même alors sur le voyage de Genève pour signifier son scepticisme vis-à-vis de la SDN et la distance qui le séparait de Jouvenel sur ces questions : il partageait avec lui le rejet du poincarisme, le désir de réconciliation avec l’Allemagne de Weimar, mais le séjour genevois l’avait laissé perplexe : absence de l’Allemagne et des États-Unis, aspect théâtral des débats. Le mémorialiste revient de nouveau sur 1930, l’année cruciale :
« Jusqu’au printemps de 1930, mes sentiments, mes opinions, ne différaient pas, pour l’essentiel, de ceux des amis de Jouvenel ; ni les uns ni les autres nous ne nous dissimulions la fragilité de l’ordre établi par les vainqueurs, immédiatement divisés, et nous jugions sévèrement la diplomatie menée par la France à l’égard du vaincu. En 1930, j’eus l’expérience brutale de l’Allemagne, frappée de plein fouet par la crise économique et le retrait des prêts américains, humiliée, revendicative, antifrançaise. Expérience choc qui suscita une intuition : le temps du malheur va revenir5. »
5Selon Aron, ce qui précède 1930 serait donc négligeable. Par ailleurs, l’article de 1926 n’est pas évoqué dans les Mémoires, ce qui n’a encore rien d’étonnant par rapport au regard qu’Aron portait sur sa jeunesse. Il a pourtant existé une réflexion aronienne sur l’Europe avant la découverte de l’Allemagne dans les années trente. Depuis l’article de Jean-François Sirinelli en 1984, on sait qu’Aron n’a pas été immédiatement l’intellectuel réaliste à la lucidité glacée auquel ses critiques l’ont identifié après 19456. Sirinelli considérait alors l’article-charge de Raymond Aron contre La Trahison des clercs de Julien Benda, en février 287, comme « le premier texte imprimé aronien ». Ce statut de premier texte publié reçut même la sanction de Raymond Aron, qui avait donc oublié l’article de la Revue de Genève8. Jean-François Sirinelli montrait un Raymond Aron « proto-aronien », « socialisant et pacifiste », à la fois « à l’unisson d’une majorité de sa génération normalienne » et « en harmonie avec son époque, contemporaine de Locarno et d’une détente des relations internationales ». À la fin, Jean-François Sirinelli revenait pourtant à l’expérience choc de l’Allemagne et à la formule de Toynbee. En d’autres termes, il avait réévalué l’influence d’Alain sur le pacifisme du jeune Aron, montrant par exemple qu’Aron avait probablement voulu échouer lors de sa préparation militaire supérieure, pour ne pas devenir officier de réserve. Il ne s’écartait pas en revanche de la rupture essentielle instituée par Aron, celle de l’expérience allemande à partir de 1930.
6Or, l’enjeu de ce débat est considérable quant au thème européen. Dans « Les Contretemps de l’aventure européenne9 », Robert Frank a souligné que l’engagement européen de Raymond Aron était bien antérieur à la guerre froide et qu’il ne saurait être réduit à l’anticommunisme. Cependant, le cadre chronologique retenu par Olivier de Lapparent, « Cinquante ans de réflexions européennes 1933-1983 », reprenait celui des Mémoires, peut-être au risque d’en reproduire les présupposés. Si l’on met entre parenthèses la limite de 1930 – dont il n’est nullement question de nier ici l’importance considérable dans l’évolution intellectuelle d’Aron – alors on entrevoit que la pensée aronienne concernant l’Europe est non seulement antérieure à la guerre froide, mais qu’elle est aussi antérieure à Hitler.
7Le premier texte publié de Raymond Aron, « Ce que pense la jeunesse universitaire d’Europe10 », associe l’idée européenne au service de la paix. Aron était alors étudiant rue d’Ulm, et il répondait à une enquête de la Revue de Genève. Son pacifisme reflétait l’air du temps. Mais le texte de 1926 montre aussi bien le jeune homme de bonne volonté à l’unisson de son époque et de sa génération, que le philosophe à la recherche de sa vocation. Le texte exprime en effet le pari sur une raison engagée. C’est le texte d’un moraliste qui critique d’abord la « lâcheté intellectuelle et morale de ceux qui, sous couleur de “cultiver leur moi”, abdiquent toute activité11 ». L’aboutissement de la réflexion est une définition de la mission des intellectuels dans la société, qui préfigure l’illumination rhénane de 1930 : « Le philosophe doit s’efforcer de dégager en une conscience intellectuelle, en une conscience morale, les normes et les principes impliqués dans l’activité concrète de la pensée, scientifique et morale : par l’étude du passé et la réflexion sur le présent s’ébauche ainsi une philosophie de l’esprit12. »
8Le texte laisse entrevoir une position centriste. En effet, il revendique une philosophie de l’esprit et récuse donc a priori les conceptions matérialistes, ce qui le séparait de la gauche révolutionnaire – mais non d’un socialisme démocratique humaniste à la manière de Jaurès ou de Blum. Par ailleurs, il admettait l’idée de progrès spirituel, idée kantienne qui le rattachait alors à la gauche. Cette position est restée comme un horizon de la pensée politique de Raymond Aron et de ses méditations sur l’histoire13.
9La philosophie proposée n’est pas une ataraxie mais réside, au contraire, dans « l’activité concrète de la pensée ». « À la Sagesse, écrit-il, il faut aspirer, mais, plus qu’à ce terme idéal, je crois à la valeur de l’effort vers la liberté et la vérité… » L’expression résume la mission assignée au philosophe, le fardeau de la responsabilité qui incombe à l’intellectuel14. Le terme d’effort renvoie probablement au conatus spinoziste15. La référence implicite à Spinoza signifie quelque chose. Elle situe d’abord dans la raison le recours ultime pour une existence humaine exposée aux « calamités » de l’histoire.
10Raymond Aron était un Français juif. Citoyen français, conscient de l’identité chrétienne de la France, instruit dans les écoles de la République, il s’en tient finalement à la religion dans les limites de la simple raison. D’une part, Raymond Aron voulait réagir contre « une vie nationale étriquée » et vers « une aspiration vague vers un Dieu au froid et éternel silence16 » ; de l’autre il pouvait s’adosser à une tradition intellectuelle. La signification spirituelle de la philosophie spinoziste apparaît dans cet extrait des Mémoires, à propos du traité De la vraie et de la fausse conversion de Léon Brunschvicg : « La conscience de l’éternité, chez Spinoza, n’est-ce pas en dernière analyse la conscience de saisir la vérité ? La vraie conversion n’espère pas le salut, elle est le salut17. »
11La philosophie de Spinoza représentait en un système la puissance de la raison ; elle proposait une ascèse intellectuelle : « Ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie18… » Spinoza était aussi, par excellence, le penseur juif qui émancipait sa pensée des limites de la tradition judaïque : « à l’égard de l’entendement et de la vertu véritable, aucune nation n’a été faite distincte d’une autre, ainsi il n’y en a pas une que Dieu à cet égard ait élue de préférence aux autres. Aujourd’hui donc, les Juifs n’ont absolument rien à s’attribuer qui doive les mettre au-dessus de toutes les nations. » Et Aron ajoutait : « Rien, sinon le malheur, rien non plus qui doive les mettre au-dessous des autres nations19. »
12La leçon de Spinoza, dans le contexte de 1926, pouvait servir à contenir le nationalisme français, de même qu’elle lui servit plus tard à exprimer la légitimité d’Israël mais aussi à en borner les prétentions. Enfin, cette philosophie reconnaissait l’autonomie du politique.
13Ainsi les propos d’Aron sur Brunschvicg dans les Mémoires pourraient-ils s’appliquer à lui-même. L’article de 1926 semble confirmer cette hypothèse. Lorsque le jeune philosophe écrivait : « l’effort vers la liberté et la vérité est déjà libération et joie », cela rejoignait son analyse de la vraie conversion selon Léon Brunschvicg. À côté de ces considérations abstraites, mais porteuses de choix philosophiques clairs, Aron prenait position dans le débat politique européen des années vingt : « dire non à la guerre », qu’il qualifiait de « mal absolu », « poursuivre la réconciliation franco-allemande », œuvrer à « la réalisation de la Pan-Europa, dont le comte Coudenhove-Kalergi a tracé une séduisante esquisse ». Le jeune philosophe comptait s’appuyer aussi bien sur la sécurité collective – La SDN, Locarno – que sur le mouvement ouvrier « car, à dire vrai, écrivait-il, c’est en ces “rudes compagnons” que je mets avant tout ma confiance20 ».
14Autour du but ultime, la sauvegarde de la paix, sont donc énumérés les moyens, parmi lesquels l’unité politique de l’Europe selon le modèle proposé en 1923 par le comte Coudenhove-Kalergi21. Certes, Raymond Aron ne s’étendait pas sur le contenu de celle-ci, mais il montrait clairement son adhésion au projet, séduisant parce que raisonnable. Il s’agissait de lancer un mouvement politique, d’abord auprès des élites, puis en direction des masses, pour parvenir à la fédération européenne.
15Coudenhove-Kalergi voulait juguler le déclin de l’Europe. Il estimait en effet que la guerre serait inévitable, à moins que l’unité européenne ne soit faite. L’argumentation représentait donc comme une urgence l’unification du vieux continent. Dans l’article d’Aron, la notion d’urgence revient cinq fois. Elle scande ainsi le texte et montre une inquiétude sincère. La Grande Guerre avait affaibli l’Europe, la prochaine guerre lui infligerait le coup de grâce : « Berlin et Paris partageraient le destin de Babylone et de Ninive22. » L’Allemagne vaincue en 1918 pourrait être tentée de se livrer à un aventurier ambitieux pour entreprendre contre la France une guerre de revanche. En 1923, alors que le nom d’Hitler était peu connu – l’ex-caporal fut emprisonné après l’échec du putsch du 9 novembre à Munich – Coudenhove-Kalergi redoutait l’avènement d’un tel homme, propagateur d’une nouvelle guerre européenne, « prêt à risquer l’existence de son propre peuple pour exterminer l’ennemi23 ».
16L’antidote était la réconciliation franco-allemande24. Or, l’occupation de la Ruhr et le Ruhrkampf venaient d’exacerber l’antagonisme franco-allemand : « Jamais, écrivait l’auteur de Pan-Europa, la haine entre Français et Allemands n’avait été plus intense qu’en 192325. » Coudenhove-Kalergi dénonçait « la politique française d’anéantissement26 ». Il observait que les partisans d’une alliance à l’Est devenaient plus nombreux chaque fois que les initiatives françaises exacerbaient davantage le nationalisme allemand. L’inimitié franco-allemande risquait de ruiner l’Europe au profit de la Russie. Pan-Europa affirmait au contraire, comme condition de la liberté en Europe, l’idée de la « communauté de destin27 » franco-allemande, sans laquelle aucune fédération européenne ne pourrait naître. Alors que nous ne connaissons pas plus précisément la pensée du jeune Aron, nous savons cependant qu’il a jugé « séduisante » cette conception de l’Europe28. Coudenhove-Kalergi associait les idées d’Europe et de liberté, et considérait la Russie, celle des tsars ou celle des soviets, comme une menace pour la liberté européenne. Préoccupé par la puissance militaire russe, Coudenhove-Kalergi ne négligeait cependant pas le danger inhérent au caractère idéologique du régime bolchévique : « Le but final, immuable des dirigeants communistes, écrivait-il, reste la révolution communiste mondiale29. »
17Lors de la Conférence de Gênes, du 10 avril au 19 mai 1922, s’était manifesté « l’un des plus grands dangers pour l’avenir de l’Europe », puisque l’Allemagne s’était liée à la Russie soviétique par le traité de Rapallo le 16 avril. La France devait assumer ses responsabilités, puisque sa politique allemande était alors le facteur principal du rapprochement germano-soviétique30. La Pan-Europe s’identifiait au régime de la démocratie libérale sous ses deux variantes possibles, libérale et sociale-démocrate. La démarche proposée visait donc avant tout à l’unité d’une Europe tournée vers l’Occident.
18L’Europe unie serait l’un des grands espaces du monde futur. Coudenhove-Kalergi évoquait l’idée panaméricaine, née avec la proclamation de la doctrine Monroe le 2 décembre 1823, acte de naissance du « sentiment de solidarité du Nouveau Monde contre l’Ancien31 ». Elle représentait pour l’Europe un défi. Il est remarquable, sur ce point, que l’auteur de Pan-Europa insiste bien davantage sur le processus d’unification panaméricaine – Pan-Amerika als Vorbild32 –, que sur les États-Unis d’Amérique, qu’il n’érige pas en modèle imitable par l’Europe. Avec Pan-Europa, Raymond Aron a été initié à la réflexion sur les grands espaces, donc à une géopolitique rudimentaire.
19Il fallait cependant tenir compte de la SDN, qui mettait en question le projet de Pan-Europa : pourquoi organiser une fédération européenne s’il existait déjà une fédération mondiale ? La fédération européenne pourrait servir la SDN en lui apportant l’appui d’une communauté plus concrète, et par là beaucoup plus légitime aux yeux des peuples33. Par un raisonnement analogue, Coudenhove-Kalergi surmontait le problème des nations. Il voyait dans les nations, non des communautés de sang, mais des territoires de l’esprit34. Par quoi Coudenhove-Kalergi ne disait pas autre chose qu’Albert Thibaudet, qui décrivait la France comme « une République platonicienne d’Idées35 ». Les élites intellectuelles avaient un rôle essentiel à jouer pour constituer « la nation européenne36 ».
20Cette vision de l’unité européenne ne confondait donc pas les cultures nationales et les excès du nationalisme. Elle ne subordonnait pas la réalisation de l’unité européenne à une table rase du passé mais voyait au contraire dans l’histoire de l’Europe et dans les œuvres du passé un héritage susceptible de servir la cause de l’unification. Il ne s’agissait pas, comme plus tard dans le Discours à la nation européenne de Julien Benda, d’alléguer la marche historique de l’esprit hégélien, de proclamer que « l’Europe sera une victoire de l’abstrait sur le concret37 ».
21Coudenhove-Kalergi voyait dans le christianisme et le socialisme les ferments de l’unité européenne. Dans L’article de la Revue de Genève, Raymond Aron prend nettement position pour le socialisme, mais il s’agit non moins clairement de la social-démocratie. En réalité, l’intention généreuse – « faire quelque chose pour le peuple38 » – n’entraînait pas l’adhésion à l’idéologie ou à la discipline de parti. Le texte d’Aron dénonce en effet « le culte des formules périmées » comme « lutte des classes, dictature du prolétariat, capitalisme39 ». On sait qu’Aron a déclaré dans les entretiens du Spectateur engagé qu’il avait adhéré au parti socialiste. Il le répète avec des réserves dans les Mémoires40. En 26, la SFIO n’est que « le parti vers lequel iraient [ses] sympathies » ; on ne saurait mieux dire, compte tenu des réserves exprimées, qu’Aron n’est alors qu’un sympathisant – Le seul parti auquel il ait jamais adhéré fut le RPF du général de Gaulle en 1947. Or, les réserves en question sont importantes. Elles portent en effet sur ce qu’il a appelé bien plus tard les mythes de la gauche. La philosophie politique du jeune normalien était déjà libérale. En revanche, la réprobation que lui inspirait le nationalisme, le rejet de la politique de Raymond Poincaré, de même que la tradition républicaine familiale41 le portaient naturellement vers la gauche. Son engagement européen était alors beaucoup plus fervent que la sympathie exprimée pour le parti socialiste : « Je crois à la nécessité de créer une conscience internationale qui serait à la réalité européenne ce que la conscience morale est à la réalité sociale : prendre conscience de l’interdépendance des nations, de la vie commune, économique et intellectuelle, qui unit les pays d’Europe, ce n’est pas poursuivre une utopie, c’est rapprocher la pensée de la réalité42. »
22Raymond Aron répondait donc à l’appel du comte Coudenhove-Kalergi adressé à la jeunesse européenne. Il en reprenait les termes : « Chaque grande entreprise historique, écrivait ce dernier, a commencé comme une utopie et fini comme une réalité. » L’engagement européen était un devoir moral. Pour Aron, dès 1926, l’Europe ne se limitait pas à la dimension économique. Elle était aussi intellectuelle, c’était une question de culture. Ce trait de la conscience européenne de Raymond Aron est essentiel, et il a représenté par la suite une permanence dans sa vision de l’Europe.
23Raymond Aron ne négligeait pourtant pas les problèmes économiques. Il faisait alors référence à un essai de Francis Delaisi, militant européen et partisan de la SDN43. Dans Les Contradictions du monde moderne, celui-ci s’appuyait avant tout sur la notion de mythe politique pour expliquer l’inadéquation entre les États-nations et les réalités économiques et politiques du début du XXe siècle. L’idée venait de Georges Sorel qui l’avait présentée et expliquée dans les Réflexions sur la violence en 190844. Le mythe politique selon Delaisi est « une représentation schématique qui n’a rien de scientifique ; obtenue par projection de notions familières à l’homme de la rue, elle peut être très différente de la réalité ». En d’autres termes, le mythe est « le levier de commande des esprits. » Dans Les Contradictions du monde moderne la notion de mythe organise l’ensemble de la démonstration qui part de la question « Où va l’Europe ? » Elle commence par un tableau historique des grands mythes politiques pour montrer ensuite la réalité de l’interdépendance économique des nations à laquelle s’oppose, selon Delaisi, « le mythe national ». Cela conduit à la dernière partie, « le mythe contre la réalité », dans laquelle l’auteur propose une interprétation de la Grande Guerre, une analyse des contradictions du Traité de Versailles et des conditions de la paix. Il conclut d’une manière qui rejoint celle de Coudenhove-Kalergi45. Delaisi préconisait de conserver les nationalités – formes concrètes d’existence politique –, mais de supprimer les souverainetés en séparant le politique de l’économique. On passerait ainsi, selon lui, « du polythéisme des souverainetés au monothéisme économique ».
24Alors que Coudenhove-Kalergi tendait vers la social-démocratie, Francis Delaisi exprimait des convictions libérales : le protectionnisme engendrait la guerre, la paix naîtrait du libre-échange46. En fait, la méthode suivie par Delaisi suggérait plutôt un primat de l’économique sur le politique qui s’expliquait par la réaction à la Grande Guerre. En 1926, Raymond Aron en retenait la critique du nationalisme, à partir d’arguments économiques difficilement réfutables. D’ailleurs, Delaisi n’entendait pas remettre en cause l’existence des nationalités, communautés concrètes enracinées dans l’histoire. Il contestait seulement le nationalisme absolu, et plaidait pour la limitation des souverainetés, d’abord dans l’ordre économique et dans le but de préserver la paix.
25Là encore, le premier article d’Aron semble important. Dans les Mémoires, le nom de Francis Delaisi n’est même pas mentionné. En revanche, Aron allait utiliser de manière récurrente la notion de mythe politique créée par Georges Sorel. Certes, il est possible qu’Aron connût déjà les Réflexions sur la violence lorsqu’il lut Les Contradictions du monde moderne, mais le livre de Delaisi a probablement influencé la formation de sa pensée politique, alors qu’il répugnait encore à admettre l’autonomie du politique par rapport à la morale47. Via Delaisi est apparu l’autre versant de la politique, le versant machiavélien, celui de l’action dont le critère n’est pas la différence entre le bien et le mal, mais celle qui sépare le succès de l’échec.
26L’article de 1926 rattache aussi Aron à Albert Thibaudet. La Revue de Genève48, fondée en 1920, était destinée à promouvoir la SDN, et l’on sait qu’Aron avait lui-même adhéré à une association pour la Société des Nations. Albert Thibaudet49, l’un des piliers de la revue, devint professeur à l’Université de Genève à partir de 1924. Bien que l’on ne connaisse pas de correspondance entre Raymond Aron et Albert Thibaudet, son influence intellectuelle sur le jeune Raymond Aron a été signalée par Richard Gowan pour la période de la seconde guerre mondiale. Selon Gowan, Thibaudet aurait influencé l’évolution intellectuelle de Raymond Aron en lui permettant de concilier pluralisme et sécurité de l’État50. Certes, il est facile de renverser l’argumentation : la guerre, la défaite de mai-juin 40 et l’exil ont rapproché Aron de la pensée de Thibaudet. Mais Aron s’est bel et bien inspiré du style dialogique de Thibaudet dans ses spéculations littéraires et politiques. Thibaudet était en effet l’homme des dialogues, des conversations infinies avec les grands auteurs. Il a résumé sa conception pluraliste et libérale de la littérature dans Les Princes Lorrains, où il raille Poincaré, l’homme du monologue : « La bibliothèque est la fille du dialogue, et le monologue l’ennemi de la bibliothèque51. »
27La leçon de Thibaudet était une leçon de modération, qui se concrétisait par le choix de Genève. C’est dans la Revue de Genève que parut progressivement, dès 1920, La Campagne avec Thucydide que Thibaudet avait écrit pendant la guerre52. Il y comparait le destin des cités grecques et celui de l’Europe, selon un parallèle qu’Arnold Toynbee avait établi dès 1914 et qui inspira ensuite Raymond Aron pour sa compréhension de l’histoire européenne du XXe siècle53. Thibaudet et Jacques Rivière avaient introduit à Pontigny en 1923 Alfred Fabre-Luce dont le premier livre, La Victoire54, était un pamphlet contre la thèse de la culpabilité allemande entérinée par l’article 231 du traité de Versailles. La Victoire était inspiré par la réconciliation franco-allemande ; le livre était aussi bien réquisitoire contre Raymond Poincaré que plaidoyer pour la SDN. Transposé à l’Europe, le pluralisme de Thibaudet s’était cristallisé en deux formules qu’il publia en 1925 dans la Revue de Genève : « L’Europe, c’est la partie de l’humanité qui vit sous la catégorie de la nation », par quoi cet Européen s’opposait radicalement à la vision exposée en 1933 par Julien Benda dans le Discours à la nation européenne. La seconde formule complétait la première : « L’Européen qualifié ne vit pas dans une nation mais dans un ordre de nations55. » À partir de quoi l’unité politique pouvait être conçue comme un dépassement des États ou des souverainetés nationales, certainement pas comme un effacement des nations elles-mêmes, puisque celles-ci représentaient la caractéristique essentielle de la vie politique européenne.
28Relayé de Genève en Bourgogne par Charles du Bos56 et Arthur Fontaine, cet esprit était aussi celui des décades de Pontigny où Paul Desjardins réunissait l’élite de l’intelligentsia française depuis 1910. Relancées en 1922 après avoir été interrompues en 1914 par la guerre, les décades consacrèrent une part importante des discussions à la paix, à la réconciliation franco-allemande et à la SDN. Celle-ci est au programme de la troisième décade de 1922, de la deuxième l’année suivante et de nouveau en 1937 (« Reconstruction de la SDN. Comment mettre ensemble la justice et la force ? »). La deuxième décade de 1925 était intitulée « Nous autres Européens. Europe et Asie », la troisième décade de 1932, « Gœthe le réconciliateur57 ».
29Les archives de Pontigny ont disparu, saisies par la Gestapo. Il ne reste pas grand-chose de la correspondance de Raymond Aron antérieure à 1945, très peu de chose concernant les décades. On sait qu’Aron y fut invité, comme il était habituel que le cacique de l’agrégation de philosophie le fût, à partir de 192858. L’importance des décades dans sa vie personnelle est connue. Comme l’a écrit Richard Gowan59, « he met his wife at Pontigny ». L’ambiance de Pontigny fut donc pour lui heureuse à la fois sur les plans intellectuel et personnel. Lui-même ne laissait aucune ambiguïté à ce sujet : « La dette de reconnaissance que j’ai contractée à l’égard de Pontigny est de celles que l’on désespère de jamais acquitter60. » Il assista aux décades assez régulièrement jusqu’à leur interruption par la guerre, donc avant, pendant et après son séjour en Allemagne. Raymond Aron reprit lui-même la tradition fondée par Paul Desjardins lorsqu’il dirigea en juillet 1958 une décade consacrée à des entretiens sur l’histoire autour d’Arnold Toynbee à Cerisy-la-Salle61. Le Raymond Aron des décades de 1928-1932 était donc un jeune intellectuel sérieux mais mondain, féru de littérature – sa première intervention fut consacrée à Proust62, qu’il évoque aussi de manière critique dans l’article de 1926, probablement d’accord dans cette admiration critique, avec Ramon Fernandez63, autre pilier de Pontigny. C’était aussi le joueur de tennis acharné qui a laissé transparaître sa passion du sport dans l’article de la Revue de Genève.
30Le 16 octobre 1925, Aristide Briand signait pour la France les accords de Locarno qui consacraient, semblait-il, un nouvel équilibre européen fondé sur la sécurité collective. Pour la première fois en effet la nouvelle Allemagne, la République de Weimar qui avait succédé au IIe Reich fondé par Bismarck, « acceptait volontairement et librement la frontière entre la France et l’Allemagne, et acceptait librement la démilitarisation de la Rhénanie ». Raymond Aron est revenu sur Locarno le 7 mai 1981, dans le cadre d’une émission de télévision présentée par Anne Sinclair64. À la journaliste qui lui disait : « Vous avez dû être comblé par les accords de Locarno, c’était le grand événement de l’année 25 ? », Aron répondait : « Il y a eu d’abord l’arrivée d’Édouard Herriot en 24, la liquidation de l’occupation de la Ruhr, la reconnaissance de l’Union soviétique, et puis, en 25, il y a eu la seule grande tentative de réconciliation entre la France et l’Allemagne, c’est Locarno. »
31C’était condamner la politique allemande de Raymond Poincaré, dont il taisait le nom. Mais Aron concluait ensuite que Locarno avait été la grande illusion de cette époque. Elle consistait à croire que l’on pouvait se réconcilier avec l’Allemagne en conservant les bénéfices de la victoire. Lorsque Briand avait dit « les États-Unis de l’Europe commencent », c’était, dit-il, « une vue de l’esprit » :
« Même à l’époque où j’étais tout de même très naïf, je ne voyais pas que les conditions fussent données déjà pour les États-Unis d’Europe parce que tout de même on sentait que l’opinion allemande en profondeur n’acceptait pas les résultats de sa défaite. […] Ce qui était la question essentielle qu’à l’époque je ne comprenais pas pleinement, [c’est qu’] il ne suffisait pas de faire ce que l’on a fait, c’est-à-dire une tentative de réconciliation, il fallait se demander à quelles conditions l’Allemagne, la nouvelle Allemagne acceptait la sanction des armes, c’est-à-dire les conditions du traité de Versailles. […] À l’époque il était possible de penser sérieusement une réconciliation avec une république de Weimar qui était faible, une république sans républicains dans une large mesure, qui était refusée par les classes possédantes, mais on pouvait essayer et, normalement, comme un homme jeune, idéaliste, qui voulait la paix et la réconciliation, je devais être pour Locarno, et dans ce cas-là je n’avais pas tort, j’avais à demi raison, c’est-à-dire qu’il fallait l’espérer mais il aurait fallu mieux comprendre les conditions auxquelles il aurait été possible d’aller plus loin. »
32Au soir de sa vie, Aron donnait donc raison sur le plan moral au jeune homme qu’il avait été tout en lui reprochant le manque de réalisme, plus précisément le manque d’analyse politique. L’article de 1926 additionne en effet les éléments susceptibles de contribuer à la paix – la Pan-Europe, la SDN, Locarno, les pactes régionaux comme la Petite Entente, l’internationalisme socialiste – sans les articuler entre eux ni analyser leurs limites. L’homme de 1981 considérait rétrospectivement que les illusions entretenues à Locarno avaient été révélées le 7 mars 1936, lorsque Hitler fit entrer la Wehrmacht en Rhénanie. Aron considérait en effet que Locarno présentait une faiblesse du point de vue français : si la frontière franco-allemande était reconnue officiellement par l’Allemagne, il n’en allait pas de même pour les frontières orientales du Reich, pour lesquelles les Allemands s’engageaient tout au plus à ne pas utiliser la force. Cela pouvait ébranler la confiance des alliés de la France en Europe centrale et orientale. En revanche, l’acquis essentiel de Locarno, remarquait Aron, était la démilitarisation de la Rhénanie : « Ce que la France avait gagné par la victoire militaire, et les Français ont perdu cet atout décisif, ils ont perdu ce qu’un million et demi de Français avaient gagné, c’est-à-dire la démilitarisation de la Rhénanie, en vingt-quatre heures, simplement par leur passivité en mars 1936. »
33La différence de perspective est éclatante. Dans le texte de 1926, l’auteur voyait dans Locarno un moyen de « vivre la paix » et de conjurer la guerre, « le mal absolu », à travers la réalisation d’une réconciliation authentique des deux peuples. Dans les propos de 1981, Locarno était la confirmation d’une position avantageuse qui, si la France utilisait le droit de recours à la force qui lui était reconnu, pouvait garantir la démilitarisation de la Rhénanie donc la sécurité des frontières françaises. Pour le jeune homme de 1926, toute guerre était absurde, alors que, pour le vieux philosophe qu’interrogeait Anne Sinclair, le sang versé pour cette guerre-là pouvait avoir un sens précis : il avait, par la victoire, garanti la sécurité du territoire national à travers la démilitarisation de la Rhénanie ; dans la mesure où Locarno préservait cet héritage, l’accord coïncidait avec l’intérêt politique national quelles que fussent les illusions dont l’opinion l’entourait.
34Il n’en reste pas moins que le premier article d’Aron était passionnément pacifiste et qu’il évoque irrésistiblement Mars ou la guerre jugée : « L’esprit seul peut faire la paix ; toutefois non pas sans vouloir65. » Les formules d’Alain pouvaient s’appliquer à Locarno par opposition au traité de Versailles, critiqué auparavant par Keynes dans Les conséquences économiques de la paix66, puis par Fabre-Luce dans La Victoire.
35Outre l’influence intellectuelle qu’il exerçait sur la jeune génération, en particulier dans la promotion de normaliens à laquelle appartenait Aron, Alain était aussi lié à Pontigny, puisque son maître Jules Lagneau avait accompagné les premières initiatives de Paul Desjardins. Lagneau s’était associé à l’Union pour l’action morale dès sa création en janvier 189267. Bien que cette association – interrompue par une brouille, puis par la mort de Lagneau – n’ait pas duré longtemps, elle signifie que le jeune Émile Chartier fut impliqué dans l’entreprise de régénération intellectuelle et morale de la France après la défaite de 1870. À la génération précédente, celle-ci avait inspiré La Réforme intellectuelle et morale de la France d’Ernest Renan. On vit ensuite apparaître, dans les troubles des années 1889-1892 : crise boulangiste, attentats anarchistes, scandale de Panama et nouvel antisémitisme – c’est en septembre 1892 qu’Édouard Drumont lança La libre parole – des efforts en vue d’un redressement moral du pays. C’est dans ce contexte que naquit en 1893 La Revue de métaphysique et de morale. Il s’agissait, en somme, de restaurer une religion dans la France de la IIIe République. Lagneau, puis Desjardins, furent quasiment honorés comme des saints laïcs. En 1891, dans Le Devoir présent, Paul Desjardins exprimait sa foi : « Je professe en toute certitude que l’humanité a une destinée, et que nous existons pour quelque chose… J’affirme seulement que cette destinée de l’humanité, si elle était connue, serait telle qu’elle entraînerait tous les hommes de bonne volonté, seul instrument dont tous disposent. Ce qui compte, ce n’est pas de raisonner sur la nature probable de cette lumière, mais de marcher et de fortifier en tous et en moi la volonté du bien68. » Cette aspiration se prolongeait en une quête de l’unanimité : « Quiconque fait le bien ne se sent plus seul, une volonté haute devient tout naturellement une enseigne d’armée ; elle porte en elle une vertu d’association, et inversement, il ne se forme pas d’association désintéressée, sans qu’elle émette une sorte de credo moral, inarticulé mais fort. On appelle ceci du beau mot, l’unanimité, c’est-à-dire une seule âme en beaucoup d’hommes69. » De même, Jules Lagneau présentait dans les Simples notes pour un programme d’union et d’action l’Union pour l’action morale comme « l’Église de l’Esprit70 ».
36Raymond Aron reconnut à Alain, jusqu’au bout, les qualités d’un grand moraliste. Il lui attribuait aussi le mérite d’avoir montré la portée révolutionnaire du suffrage universel : « Une révolution politique, peut-être la plus grande de l’histoire : celle qui fait des gouvernants, en théorie, les représentants, les serviteurs des gouvernés71. » Le véritable tort d’Alain est dans « son refus de reconnaître l’histoire » ; resté pur moraliste, il n’a pas pu penser une sociologie de la guerre, encore moins esquisser « une politique de paix clairvoyante » qui, écrivait Aron en 1952, « aurait visé à maintenir une situation dans laquelle Hitler n’aurait pu ni atteindre ses buts de conquête, ni provoquer l’explosion. Cette situation existait aussi longtemps que la Rhénanie, démilitarisée, laissait la Ruhr à la merci de l’invasion. Le jour où cette situation fut modifiée, la guerre devenait quasi inévitable. Alain n’aurait pas dit le contraire ? Probablement, mais il enseignait aux citoyens et même aux hommes d’État à penser le problème en termes tout autres72 ».
37« La tragédie de l’Europe », concluait Aron en 1952, était que l’on ne pouvait plus tenir en 1940 ou après le même langage pacifiste qu’en 1916. En renversant la perspective, nous pouvons dire qu’il en allait tout autrement avant 1933. La tradition intellectuelle dont Alain était l’héritier était donc la même que celle de Paul Desjardins, et il n’est pas sûr que l’image courante des Aliniens comme une sorte de secte, représentation entretenue par l’irritation de Léon Brunschvicg face aux disciples d’Émile Chartier, non démentie par Aron, corresponde à la réalité des années 1920. La tension relative au pacifisme d’Alain est apparue par la suite ; elle a résulté de l’inadéquation de la pensée alinienne au tournant historique de 1933.
38Comme les archicubes Jallez et Jerphanion inventés par Jules Romains, Raymond Aron a été un jeune homme de bonne volonté73. Jules Romains prête à l’agnostique Jallez dans le tome 18 des Hommes de bonne volonté, La douceur de la vie – paru en 1939, date qui renvoie le rêve de Jallez aux illusions perdues –, des sentiments enthousiastes. Jallez est alors devenu haut fonctionnaire de la SDN à Genève74 : « C’est le baraquement, à la place où se construira l’Église Universelle. Oui, je sens cela comme une Église, comme la naissance d’une Église. Et je voudrais le faire sentir aux autres. S’il tenait à moi, j’aimerais travailler à susciter et à répandre une mystique de la SDN. » Comme Jallez, Aron a baigné dans l’air du temps. Les élites intellectuelles s’interrogeaient sur leur mission après l’expérience d’une guerre terrible qui les avait souvent frappées dans leur chair – Michel Desjardins, fils de Paul, était tombé au front le 18 juillet 1918. Raymond Aron était pénétré de cette tâche morale : « L’idéalisme académique m’inclinait vers la condamnation du traité de Versailles, de l’occupation de la Ruhr, vers le soutien aux revendications allemandes, vers les partis de gauche, dont le langage et les aspirations s’accordaient avec la sensibilité entretenue, peut-être créée par le goût de la philosophie75. »
39Il n’en est pas moins vrai que, dans l’engagement européen qui fut le sien dans les années 1925-1926, Raymond Aron, pour soutenir le projet de la SDN, n’était pourtant pas dans le même état d’esprit que Jallez. Il n’est pas question chez lui de mystique : il prenait plutôt le chemin d’une approche concrète fondée sur l’analyse historique que celui d’une philosophie de l’histoire – la tonalité spinoziste de son premier article est importante, car il choisit une philosophie politique qui n’est pas une philosophie de l’histoire. Pour être, selon ses propres mots dans l’article de 1926, « une philosophie de l’esprit », son idéal n’en tenait pas moins compte des formes objectives de la vie spirituelle. Autrement dit, le jeune philosophe se voyait engagé dans l’histoire. La « philosophie de l’esprit » procédait ainsi d’une démarche rationnelle pratique fondée sur « l’étude du passé » et articulée à « la réflexion sur le présent ». C’était déjà le programme qu’il allait suivre durant toute sa vie, résumé en une seule formule dès 1926. De manière cohérente, cela conduisait à tenir compte des réalités économiques européennes – d’où l’attention aux textes de Francis Delaisi – en relation avec leurs conséquences politiques. D’où aussi l’intérêt pour la Pan-Europa de Coudenhove-Kalergi. Ce projet de fédération assignait un rôle essentiel aux intellectuels, mais ne présumait pas d’une nécessité historique. Pan-Europa décrivait plutôt les incertitudes de l’histoire, et appelait à saisir le moment opportun pour ne pas laisser échapper une constellation historique favorable au grand dessein. Pan-Europa ne contestait pas les nations en tant que telles : la fédération européenne serait ainsi le moyen terme entre les nations et la SDN, permettant à celles-là de survivre, au prix des souverainetés étatiques, et à celle-ci d’exister. Ces positions étaient aussi liées à une conception libérale de la politique, que l’on retrouve aussi bien dans le centrisme par exclusion des extrêmes de Coudenhove-Kalergi que dans le pluralisme intellectuel de Thibaudet. Même si les sympathies du jeune Aron le portaient vers le socialisme – longtemps après encore, puisqu’il vota pour le Front populaire en 1936 et se disait encore socialiste lorsqu’il soutint sa thèse en 1938 – c’était au prix de réserves telles qu’elles excluaient l’essentiel de l’idéologie socialiste.
40Enfin et surtout, Aron accédait à travers la République des Lettres à une pensée politique qui n’était pas uniformément idéaliste. Aussi bien Coudenhove-Kalergi que Delaisi tenaient compte d’une vision réaliste et machiavélienne de la politique, selon laquelle il importe de manipuler les hommes. Avec la pensée politique de Georges Sorel, le mythe politique acquiert la dimension d’un instrument du pouvoir. En 1925-1926, Raymond Aron n’en avait certes pas tiré toutes les conséquences, mais il avait lu ces théories, il savait donc. La rareté des sources, et la répugnance d’Aron autobiographe vis-à-vis de ses propres commencements, expliquent l’oubli partiel et les approximations sur cette époque fondatrice. Cependant, Aron allait effectivement s’éloigner pour longtemps, du moins dans ses écrits, de l’idée européenne, avant d’y revenir par une tout autre approche durant la seconde guerre mondiale.
41Cela s’explique par le tournant de 1930 : le jeune philosophe choisit d’aller parfaire sa formation en Allemagne ; il y fit la découverte des sciences sociales allemandes au milieu de la culture de Weimar. Il assista aussi à la ruine de la république allemande, dont il espérait la réconciliation avec la France, et fut enfin témoin de la naissance d’un totalitarisme. Au temps de l’inquiétude spirituelle pour la paix en Europe succédait donc un moment tragique, celui d’une catastrophe pour l’Europe.
Notes de bas de page
1 Raymond Aron, Mémoires, p. 53.
2 Raymond Aron, De la condition historique du sociologue, Paris, Gallimard, 1971, 65 p. Réédité in Raymond Aron, Les Sociétés modernes, Paris, PUF, janvier 2006, 1174 p. Voyez p. 1073.
3 Joachim Stark, Das unvollendete Abenteuer, p. 245.
4 Voyez Mémoires, p. 149.
5 Mémoires, p. 150.
6 Jean-François Sirinelli, « Raymond Aron avant Raymond Aron (1923-1933) », Vingtième Siècle, no 2, avril 1984, p. 15 à 30.
7 Raymond Aron, « À propos de la trahison des clercs », Libres Propos, avril 1928, p. 176-178.
8 Voir Jean-François Sirinelli, art. cit., p. 25, n. 51.
9 Robert Frank, « Les Contretemps de l’aventure européenne », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, année 1998, vol. 60, no 60, p. 82-101, voir p. 96.
10 Raymond Aron, « Ce que pense la jeunesse universitaire d’Europe », Bibliothèque universelle et Revue de Genève, décembre 1926, p. 789-794. Matthias Oppermann, op. cit., p. 31-33.
11 Ibid., p. 790.
12 Art. cit., p. 792. Nous soulignons.
13 Voyez Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962, 794 p. ; p. 30 : « Selon la vue profonde et peut-être prophétique de Kant, l’humanité doit parcourir la voie sanglante des guerres pour accéder un jour à la paix. C’est à travers l’histoire que s’accomplit la répression de la violence naturelle, l’éducation de l’homme à la raison. »
14 Voyez Tony Judt, The Burden of responsibility, Blum, Camus, Aron and the French twentieth century, Chicago, Chicago University Press, 1998, 196 p.
15 Spinoza, Éthique, démontrée de manière géométrique et divisée en cinq parties, traduction et notes de Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1975, 379 p. Livre III, Proposition 6 : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. » Le terme d’effort revient à trois reprises dans l’article d’Aron.
16 Art. cit., p. 789-790.
17 Mémoires, p. 39-40.
18 Spinoza, Traité politique, 1677, § 4.
19 Spinoza, Traité théologico-politique (1670), conclusion du chap. III citée dans les Mémoires d’Aron, p. 515.
20 Art. cit., p. 791.
21 Richard N. Coudenhove-Kalergi, Pan-Europa, Vienne, Pan-Europa Verlag, 1923, 167 p. Le livre était dédié à la jeunesse européenne.
22 Op. cit., p. 101.
23 Op. cit., p. 100-102.
24 Raymond Aron, art. cit., p. 791 et Coudenhove-Kalergi, op. cit., chap. IX.
25 Op. cit., p. 121.
26 Op. cit., p. 125.
27 Op. cit., p. 123.
28 Raymond Aron, « Ce que pense la jeunesse universitaire d’Europe ».
29 Richard N. Coudenhove-Kalergi, op. cit., p. 56-58.
30 Op. cit., p. 61.
31 Op. cit., p. 72 et 85.
32 Op. cit., p. 77.
33 Richard N. Coudenhove-Kalergi, op. cit., p. 84.
34 Ibid., p. 140.
35 Albert Thibaudet, Les idées politiques de la France, Paris, Stock, 1932, 264 p ; p. 263.
36 Pan-Europa, p. 142-143.
37 Julien Benda, Discours à la nation européenne, Paris, Galimard, 1933.
38 Raymond Aron, Le Spectateur engagé.
39 Raymond Aron, art. cit.
40 Mémoires, p. 48. La note contredit l’adhésion qui est affirmée dans le corps du texte.
41 Mémoires, p. 19.
42 Raymond Aron, « Ce que pense la jeunesse universitaire d’Europe », p. 791.
43 Raymond Aron, art. cit. Francis Delaisi, Les Contradictions du monde moderne, Paris, Payot, 1925, 560 p.
44 Francis Delaisi, op. cit., p. 23 ; Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, 1908.
45 Francis Delaisi fut secrétaire général de l’union pan-européenne entre 1927 et 1932 et il soutint les initiatives d’Aristide Briand dans le sens d’une fédération européenne. D’une constance imperturbable dans son engagement européen, il se retrouva sous l’occupation dans le RNP de Marcel Déat, donc dans la collaboration.
46 Francis Delaisi, Les Contradictions du monde moderne, p. 488.
47 Voyez Mémoires, p. 58 : « Mes textes témoignaient d’une confusion d’idées et de sentiments qui, dans l’article de février 1933 sur les pacifismes, commença à se dissiper. »
48 Sur la Revue de Genève, voir Jean-Pierre Meylan, La Revue de Genève miroir des lettres européennes, 1920-1930, Genève, Droz, 1969. Voir aussi Landry Charrier, La Revue de Genève, les relations Franco-Allemandes et l’idée d’Europe unie (1920-1925), Genève, Slatkine, 2009.
49 Michel Leymarie, « Albert Thibaudet et l’Europe », Revue historique 2004/4, no 632, p. 821-842 et, du même auteur, Albert Thibaudet, « l’outsider du dedans », Lille, Presses du Septentrion, 2006, 367 p.
50 Richard Gowan, « Raymond Aron, the History of Ideas and the Idea of France », European Journal of Political Theory, 2003/2, p. 383-399, p. 388-389 sur ce point.
51 Albert Thibaudet, Les Princes Lorrains, Paris, Grasset, 1924, 211 p. ; p. 97.
52 Albert Thibaudet, La Campagne avec Thucydide, Paris, NRF, 1922, 262 p. Page 7 : « La moitié environ de ces pages ont paru en 1920 dans les premiers numéros de la Revue de Genève. »
53 Raymond Aron, « Thucydide et le récit des événements », History and Theory, vol. 1, no 2, 1960, p. 103-128. Repris dans « Dimensions de la conscience historique », Paris, Plon, 1961, p. 124-167.
54 Alfred Fabre-Luce, La Victoire, Paris, NRF, 1924, 428 p. ; p. 377 pour les remarques cinglantes sur Poincaré. Voyez aussi Mémoires, p. 42, note.
55 Albert Thibaudet, « Pour une définition de l’Europe », Revue de Genève, septembre 1925, p. 1047-1055. Cité par Michel Leymarie dans « Albert Thibaudet et l’Europe », Revue historique, no 632, 2004/4, p. 830.
56 Michel Leymarie, art. cit. Sur Pontigny, voir François Chaubet, Paul Desjardins et les décades de Pontigny, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2009, 322 p. Voyez aussi in Paul Desjardins et les décades de Pontigny, Études, témoignages et documents inédits présentés par Anne Heurgon-Desjardins, Paris, PUF, 1964, 416 p.
57 Bulletin de l’Union pour la vérité, no 3-4, décembre 1933-janvier 1934.
58 Nicolas Baverez, Raymond Aron, Un moraliste au temps des idéologies, Paris, Flammarion, 1993, 542 p. Voyez p. 70.
59 Art. cit., p. 386.
60 Voyez Paul Desjardins et les décades de Pontigny, p. 398. Voyez aussi Mémoires, p. 77.
61 L’histoire et ses interprétations, Entretiens autour d’Arnold Toynbee, Raymond Aron (dir.), Paris, Mouton, 1961, 237 p.
62 Raymond Aron, Mémoires, p. 77.
63 Voyez Paul Desjardins et les décades de Pontigny, p. 198.
64 « Les vingt ans de Raymond Aron », 7 mai 1981, archives INA.
65 Alain, Mars ou la guerre jugée, Paris, 1921, CXI.
66 Keynes, The Economic Consequences of the Peace, Macmillan, London, 1920, 279 p.
67 Paul Desjardins et les décades de Pontigny, p. 40.
68 Paul Desjardins, Le Devoir présent, 1891, p. 4.
69 Ibid., p. 28-29.
70 La Revue bleue, 13 août 1892.
71 Raymond Aron, « Alain et la politique », NRF, 1952.
72 Ibid.
73 Voyez Raymond Aron, « Alain et la politique », Nouvelle Revue française, septembre 1952, p. 155-167 : « Intellectuel de bonne volonté, je me rangeais du côté du peuple contre les privilégiés, du progrès contre la tradition ; il fallait reconstruire rationnellement la société et liquider les institutions traditionnelles. »
74 Jules Romains, Les hommes de bonne volonté, XVIII : La douceur de la vie, chap. XIX.
75 Mémoires, p. 23.
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