Conclusion générale
p. 363-368
Texte intégral
1Dans les Cavaliers d’Aristophane1, comme dans le discours de Cléon rapporté par Thucydide au livre III de son Histoire de la guerre du Péloponnèse2, on trouve la même image du peuple spectateur, qui se comporte à l’Assemblée comme au théâtre, face à des démagogues qui se font acteurs pour mieux le séduire. Notre travail a trouvé sa source dans cette étrange coïncidence qui a d’autant plus éveillé notre curiosité qu’elle n’avait été jusque-là que rarement – et toujours brièvement – relevée par les critiques. N’était-on pas en présence de la première manifestation de ce topos toujours fort aujourd’hui ? En effet, que l’on évoque la prestation de telle ou telle personnalité politique dans les médias, ou encore l’apathie des citoyens, qui se satisfont d’en être les spectateurs, on assimile très fréquemment, pour la déprécier, la politique à un spectacle. Cependant, pour nous sembler familière, voire rebattue, la question de la démocratie comme spectacle, à Athènes, à l’époque classique, n’en est pas moins éloignée de notre expérience quotidienne du politique en général, et de la démocratie en particulier.
2Nous avons donc tenté de comprendre ce topos de la démocratie comme spectacle, d’en examiner le fondement historique, c’est-à-dire l’interaction effective entre le théâtre et le régime athénien. Il s’agissait, en d’autres termes, d’envisager l’histoire de la délibération démocratique dans ses rapports avec le théâtre, en examinant non seulement, dans les faits, les pratiques d’assemblées, mais également la façon dont les Athéniens se les représentaient mentalement.
3Couvrant l’ensemble de ce que l’on appelle la période classique – des premières assemblées délibératives à la fin du VIe siècle avant J.-C. jusqu’en 322 avant J.-C., date à laquelle Athènes tombe sous domination macédonienne et voit son corps civique considérablement réduit –, le vaste cadre chronologique que nous nous sommes fixé nous a semblé marqué par deux moments de rupture, qui nous ont servi de repères tout au long de notre enquête.
4Le premier n’est pas souvent présenté comme tel par les historiens modernes, car il ne correspond à aucun changement institutionnel : c’est la mort de Périclès, en 429. Il s’agit pourtant d’une date qui s’impose à la lecture des sources, tant il est manifeste que les Athéniens l’ont ressentie comme une fracture : elle marque, pour eux, l’entrée dans ce que nous avons appelé « l’ère des démagogues », ou, pour le dire autrement, la mise en représentation du politique.
5Le second moment de rupture est la restauration démocratique de 403, qui fait suite aux deux coups d’État oligarchiques de 411 et 404 : il s’agit là d’une rupture à la fois politique et institutionnelle. À cette date, en effet, et dans les années qui suivirent, les institutions démocratiques furent réformées, les lois révisées ; c’est à cette époque également que les Athéniens entreprirent de vastes travaux de réaménagement de la Pnyx. Si l’importance de cette rupture comme ses conséquences font débat parmi les historiens, dans notre perspective, elle semble jouer un rôle important dans la façon dont les Athéniens envisagent la théâtralité du politique et, partant, dans l’évolution du topos de la démocratie comme spectacle.
6Entre 508 et 429 avant J.-C., si les sources mettant en lumière les pratiques délibératives sont rares, un certain nombre de tragédies, en revanche, permettrent d’appréhender le déroulement des représentations théâtrales. Nous avons montré, en effet, combien le public tragique était impliqué dans l’action ; par le biais du chœur notamment, les personnages s’adressent aux spectateurs, les prennent à témoin de leurs souffrances. Ainsi le citoyen-spectateur participe-t-il activement à ce que nous avons appelé l’assemblée théâtrale.
7Que les poètes tragiques, puis, plus explicitement encore, les poètes comiques, transforment – pour quelques instants ou pour le temps de la pièce – le spectacle en délibération et les spectateurs en sujets délibérants, permet de penser que, déjà à cette époque, le public peut établir une analogie entre les assemblées politiques et judiciaires, d’un côté, et les assemblées théâtrales de l’autre. Or, la façon dont les poètes intègrent les citoyensspectateurs dans leur jeu scénique montre que, aux yeux des Athéniens, l’analogie se justifie également par la similitude topograhique et architecturale de leurs différents lieux de rassemblement, la Pnyx et le théâtre, mais aussi les tribunaux. Il est possible que, au-delà du seul jeu dramatique, la ressemblance des espaces ait influencé, en partie du moins, le comportement de ceux qui y siégeaient.
8En effet, depuis 460 environ, l’Assemblée du peuple se réunit dans un espace qui lui est exclusivement réservé – c’est une particularité athénienne. C’est d’ailleurs à cette époque que la démocratie, qui se met progressivement en place depuis 507 et l’introduction par Clisthène d’un système isonomique, est solidement établie, grâce aux réformes d’Éphialte notamment. Nous avons montré que, à partir de cette époque, le dèmos est souverain (kurios) et que, par conséquent, il se montre de plus en plus rétif à la domination de l’élite. Certes, Périclès a, de toute évidence, fait une forte impression sur ses contemporains ; sa rhétorique, empreinte de pédagogie et d’autorité, si l’on en croit Thucydide, devait être particulièrement convaincante. Néanmoins, c’est toujours le peuple qui a le dernier mot, et il maintient ceux qui prennent la parole à la tribune en son pouvoir, sous tension permanente.
9Pour cette première période, nous n’avons pas de trace de théâtralité dans les assemblées judiciaires et politiques, ni d’attestation du topos de la démocratie comme spectacle. Certes les sources éclairant directement ces assemblées sont rares, mais, en tout cas, le récit qu’en fait Thucydide pour les premières années de la guerre du Péloponnèse ne donne aucun indice de théâtralité. Il est vrai que Thucydide, à qui nous devons la quasi-totalité de nos renseignements sur cette période, s’attache à souligner l’autorité et la dignité de Périclès pour des raisons liées au programme politique de son Histoire : en effet, il veut que le contraste soit le plus fort possible entre celui qu’il présente comme un modèle d’homme politique et ses successeurs, les nouveaux politiciens, et singulièrement Cléon, sur qui il rejette la responsabilité de la délétère intrusion du théâtre dans l’enceinte de la Pnyx. Néanmoins, il est loin d’être le seul à souligner cette rupture. Ainsi, quand bien même on admet qu’un certain degré de théâtralité caractérisait déjà les prestations des orateurs dans les assemblées populaires avant 429 et que, à cette époque, l’analogie sur laquelle prendra appui le topos de la démocratie comme spectacle émerge progressivement, c’est sans commune mesure avec ce qui se passe après cette date.
10La « nouvelle génération » d’orateurs qui succède à Périclès serait composée, à en croire nos sources, de personnages vulgaires et braillards, n’hésitant pas, pour séduire le dèmos et lui faire prendre les décisions publiques qui arrangent leurs intérêts privés, à se faire auteurs et acteurs dramatiques, autrement dit, à utiliser sur la tribune de la Pnyx les stratégies discursives et les techniques de jeu développées à quelques centaines de mètres de là, dans l’orchestra du théâtre de Dionysos. Le principal stigmate de cette dégénérescence civique qui suit la mort de Périclès n’est autre que la mise en représentation du politique. Au-delà du discours partisan – maintes fois analysé et guère surprenant –, que produit la rivalité ou la fiction de rivalité entre l’élite aristocratique cultivée d’un côté et, de l’autre, une catégorie émergeante de nouveaux riches, incultes et, partant, sans scrupule et potentiellement dangereux pour le système de valeurs sur lequel repose l’édifice idéologique de la cité, ce constat reflète très probablement un réel changement de style à la tribune de l’ekklèsia.
11Si le degré de théâtralité des séances de l’ekklèsia est impossible à évaluer, puisque aucun discours y ayant été prononcé ne nous est directement parvenu, on peut cependant la déduire de celle, prégnante, des tribunaux. En effet, l’examen des discours judiciaires montre que les Athéniens étaient pleinement conscients de l’analogie entre ce qui se passait dans un tribunal et ce qui se jouait au théâtre.
12C’est donc à cette époque, entre 429 et 403, que s’est épanoui le topos de la démocratie comme spectacle, au point d’être mis en scène par Aristophane, dans les Cavaliers notamment. En même temps, il devient un argument fort de la rhétorique anti-démocratique. En effet, les détracteurs de la démocratie stigmatisent la mise en représentation du politique et en particulier l’une de ses manifestations qui les gênait le plus : le tapage (thorubos) du peuple assemblé, qui se comporte sur la Pnyx comme au théâtre. Or, ce qui rend ce tapage insupportable, c’est qu’il est la bruyante manifestation de la souveraineté du dèmos, qui ne se contente pas de voter pour imposer sa volonté. L’élite est consciente de ce que, dans les tribunaux comme sur la Pnyx, la théâtralité permet au dèmos de partager le savoir, et, partant, de partager le pouvoir. C’est précisément la raison pour laquelle, lors des coups d’États de 411 et 404, les oligarques évitent soigneusement de réunir le corps civique – ou ce qu’il en reste – sur la Pnyx ou dans le théâtre de Dionysos Éleuthéreus, préférant des espaces plus restreints, voire fermés.
13Après la restauration démocratique de 403 et les réformes qui l’ont accompagnée, le topos de la démocratie comme spectacle évolue considérablement. Il est tout d’abord mis à distance par Platon, qui le théorise pour le placer au cœur de sa critique du régime démocratique. Ainsi le philosophe présente-t-il la démocratie comme un manteau bigarré, un spectacle fascinant, notamment pour les femmes et les enfants3. De même, lorsqu’il déplore que la populace ait « l’audace de faire du tapage pour exprimer son jugement (tolman krinein dia thorubou)4 », il fait référence aussi bien aux assemblées politiques ou judiciaires qu’à l’assemblée théâtrale. Ainsi, chez Platon, théâtre et démocratie ne font qu’un, au point de littéralement fusionner dans la notion de « théâtrocratie » (theatrokratia)5. Par cette création lexicale, le philosophe souligne, à très juste titre, que ce n’est pas une analogie qui unit la démocratie au théâtre, mais une identité.
14Cependant, au cours du IVe siècle, le topos semble également perdre de sa valeur idéologique pour devenir simple insulte ad personam que les orateurs s’adressent les uns aux autres ou qu’ils adressent au dèmos, sans que cela implique une critique du régime démocratique, comme cela était le cas quelques décennies auparavant, lorsque le topos cristallisait l’opposition entre oligarques et démocrates. La menace macédonienne qui pèse sur Athènes a radicalement changé la donne. Certes, le dèmos, qui demeure souverain jusqu’en 322, ne cesse pas de « crier, interpeller, invectiver les orateurs », comme il le faisait un siècle plus tôt6, mais le tapage du peuple assemblé ne paraît plus beaucoup gêner l’élite athénienne ; il semblerait d’ailleurs que, face à la montée en puissance de Philippe, puis d’Alexandre, les citoyens s’en soient, davantage qu’auparavant, remis aux orateurs, ces professionnels de la politique – et notamment de la politique extérieure.
15En effet, à cette époque, tandis qu’au théâtre, les acteurs deviennent des vedettes « internationales » au point d’être envoyés en mission diplomatique à l’étranger, les orateurs sont désormais des professionnels de la politique qui font explicitement du théâtre à la tribune. La théâtralité des assemblées démocratiques finit ainsi par être pleinement assumée par les orateurs, et même recommandée par les maîtres de rhétorique – bien que l’on perçoive encore chez ces derniers une certaine réticence – un résidu de l’utilisation dépréciative du topos que faisaient, à l’époque de l’affrontement entre Athènes et Sparte, les détracteurs de la démocratie. Ce sont désormais les « habitués de la scène politique » ou politeuomenoi qui, à la tribune, retiennent toute l’attention, tandis que, assemblé face à eux, le dèmos semble passer hors-champ.
16Ainsi, à cette époque, le spectacle démocratique, si étrange par sa caractéristique principale, qui était d’avoir pour destinataires ceux-là mêmes qui en étaient les auteurs, tend à se transformer en un type de spectacle dont nous sommes familiers, un spectacle mis en scène par une poignée d’individus et destiné à plusieurs milliers de spectateurs : il n’est plus question de cette extraordinaire cohésion, que nous avons soulignée à maintes reprises dans notre enquête, entre la tribune – ou l’orchestra – et le koilon où sont massés les citoyens-spectateurs. Au théâtre, la coupure se matérialise d’ailleurs à l’époque romaine avec l’apparition du proskènion, sur lequel évolueront désormais les acteurs7. À l’heure de la République, Cicéron8, comme Quintilien sous l’Empire, recommandent à l’orateur de se faire acteur, même si l’auteur de l’Institution oratoire rappelle que l’orateur ne doit pas confondre la scène et la tribune, soulignant notamment qu’il ne faut pas, « en visant l’élégance de l’acteur, perdre l’autorité de l’homme de bien et de poids9 ».
17Conséquence de cette évolution dans les faits, dont les prémices sont ainsi sensibles dès le milieu du IVe siècle, s’amorce, dans les mentalités, et dans le langage, un glissement du topos du théâtre démocratique vers le topos de la scène politique, vers la scaena cicéronienne10. La persistance, pour ne pas dire l’omniprésence de ce topos de la scène politique dans notre langage quotidien est ce qui rend, au premier abord, notre sujet d’étude si familier. Nous espérons que notre travail de défamiliarisation, de mise à distance, de cet objet historique aura contribué à déconstruire la notion de « politique-spectacle » pour ce qui est de son application dans le contexte de l’Athènes démocratique.
18En définitive, la pratique consciente de la théâtralité est selon nous co-substantielle de la démocratie athénienne. Il ne s’agit pas d’influence d’un phénomène « culturel » sur les institutions politiques. Il ne s’agit pas non plus d’une simple analogie entre la cité et la scène, il s’agit, comme l’a bien vu Platon, d’identité. Les détracteurs de la démocratie, tel l’auteur du plaidoyer Contre Alcibiade11, n’avaient donc pas tout à fait tort de dire que les Athéniens vivaient dans la confusion du fictif et du réel, du théâtral et du politique – même si le sens historique de cette confusion ne va pas de soi et que son analyse, qui dépasse de loin le sujet de notre étude, devrait prendre appui sur une étude de la mimèsis. Formés par le théâtre, les Athéniens ont sur la vie un regard de spectateur et conçoivent les manifestations sociales comme des drames.
Notes de bas de page
1 Aristophane, Cavaliers, 752-755, par exemple.
2 Thucydide, III, 37-40 (37-38 en particulier).
3 Platon, République, VIII, 557c 4-9. Cf. N. Villacèque, « De la bigarrure en politique ».
4 Platon, Lois, III, 700d 2.
5 Platon, Lois, III, 700a 3.
6 Aristophane, Acharniens, 38.
7 Voir J.-Ch. Moretti, « Formes et destinations du proskénion dans les théâtres hellénistiques de Grèce », p. 37 notamment. Cf. supra, p. 114-115.
8 E.g. Cicéron, De oratore, III, 216-219. Dans ce traité, pour définir l’action oratoire, Cicéron s’inspire notamment du jeu scénique du comédien Roscius, l’image même de l’excellence, selon lui (i, 130). Cf. notamment M. Monbrun, « Cicéron et le théâtre tragique », in M. Menu (éd.), Théâtre et Cité, p. 73-85 ; A. J. E. Bell, « Cicero and the Spectacle of the Power », JRS, 87, 1997, p. 1-22.
9 Quintilien, Institution oratoire, XI, 3, 181.
10 Cicéron, De Oratore, III, 177 ; Pro Cn. Plancio, 29 ; Brutus, 6, par exemple.
11 [Andocide], Contre Alcibiade, 21-23.
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