Conclusion de la troisième partie
p. 359-361
Texte intégral
1Si les propos du Cléon thucydidéen traitant ses concitoyens de theatai1 nous ont frappée, c’est qu’ils rappellent le comportement de Monsieur Lepeuple dans les Cavaliers d’Aristophane et qu’il ne pouvait s’agir là d’une simple coïncidence. Or le peuple-spectateur nous a menée beaucoup plus loin que nous ne le pensions.
2Il est apparu clairement que si les poètes transforment, de façon récurrente, le spectacle en délibération démocratique, mais également la délibération en spectacle, ce n’est pas pour le plaisir de mettre en scène une figure de style. En effet, la théâtralité semble avoir été une réalité, tant à l’Assemblée que dans les tribunaux, où elle se révèle particulièrement complexe. À l’Assemblée, où nous nous sommes rendus pour cette troisième partie, il nous est difficile de percevoir si les orateurs présentaient leurs interventions comme des pièces de théâtre, comme c’était le cas dans les tribunaux, car les seuls discours qui nous soient parvenus, pour les dernières décennies du Ve siècle, sont ceux rapportés par Thucydide et Xénophon. Néanmoins, ces discours restitués laissent penser que ce n’était pas le cas, car nos auteurs n’auraient pas manqué de le relever. En revanche, il semblerait que les orateurs, au cours de leurs prestations, aient adopté un ton et une gestuelle d’acteurs, pour se faire comprendre d’un public réactif, qui n’hésitait pas à faire du tapage pour imposer sa volonté. S’il est certain que, ne serait-ce qu’en raison des mauvaises conditions acoustiques, Cléon n’a pas été le premier à mettre la politique en représentation, il n’en demeure pas moins qu’il y eut, avec l’arrivée de « nouveaux politiciens » à la tribune de la Pnyx, un changement de style. En outre, on l’a dit, le dèmos est, en cette période troublée de la guerre du Péloponnèse, entassé à l’intérieur des murs de la ville et donc particulièrement présent à l’ekklèsia et dans les tribunaux, où il délibère sur des sujets cruciaux. Les adversaires du régime athénien, et notamment les auteurs des coups d’État oligarchiques de 411 et 404, conscients de ce que le théâtre y est inhérent, abhorrent la théâtralité de la délibération démocratique et notamment son principal stigmate, le thorubos ; lorsqu’ils prennent le pouvoir, ils évitent soigneusement les espaces d’assemblée où elle pourrait s’épanouir.
3La guerre du Péloponnèse et les deux coups d’État oligarchiques successifs ont cependant profondément bouleversé la société athénienne, et à tous niveaux, au point que l’on peut parler, avec Robin Osborne, de « révolution culturelle athénienne2 ». Dans notre perspective, si, au lendemain de la restauration démocratique de 403, un partisan de l’oligarchie comme l’auteur du plaidoyer Contre Alcibiade fustige encore la perversion que le théâtre induit chez ses concitoyens3, on remarque cependant que, d’une manière générale, le topos du spectacle de la démocratie est davantage utilisé comme simple invective entre orateurs, ou, lorsqu’il est adressé au dèmos, pour le mettre en garde contre des orateurs adverses ; sur la scène comique, le topos n’apparaît plus sous les traits d’un Monsieur Lepeuple abruti par les flagorneries du Paphlagonien, mais semble plutôt désormais prétexte à des jeux de travestissement. Parce qu’il est désormais dépassionné, le topos peut être mis à distance et théorisé par Platon, qui le place au centre de son analyse du régime démocratique. Cependant, le philosophe n’en méprise pas moins profondément la théâtralité de la démocratie ; elle apparaît, pour lui, comme une marque de dégénérescence civique.
4Or, on retrouve la même condescendance chez Isocrate, qui évoque « le plaisir de la populace » à qui l’orateur déclame des histoires merveilleuses4, ainsi que chez Aristote, pour qui l’hupokrisis est « vulgaire5 » et ne convainc que par la « dépravation de l’auditeur6 ». Malgré cela, comme Platon, Isocrate et Aristote rationalisent l’argument idéologique ; parce qu’ils sont de bons théoriciens de la rhétorique, ils se trouvent contraints de recommander l’hupokrisis aux orateurs. Mais qu’en est-il du thorubos du peuple assemblé qui, on l’a vu, était au cœur de l’argumentation des adversaires de la démocratie quelques décennies plus tôt ?
5Si le thorubos, expression de la souveraineté du dèmos, est toujours bien présent dans les assemblées démocratiques, il ne semble plus gêner comme c’était le cas quelques décennies auparavant. En effet, c’est désormais la tribune qui retient toute l’attention : on s’intéresse, avant tout, à ceux qui s’y produisent en professionnels, pour ne pas dire en vedettes. À l’Assemblée comme au théâtre, les citoyens-spectateurs ne semblent plus faire partie intégrante de ce qui s’y joue – ou du moins plus autant qu’au Ve siècle. Aristophane, et, dans une moindre mesure, les poètes tragiques, n’avaient de cesse de transformer le spectacle en délibération, rappelant à tout moment à leurs spectateurs leur statut de politai ; les citoyens-spectateurs étaient ainsi intégrés à l’action. Au IVe siècle, le théâtre évolue profondément : certes, il s’institutionnalise un peu plus encore, mais les poètes délaissent les thèmes athéniens pour aborder des questions susceptibles d’intéresser autant un citoyen grec qu’un sujet d’Alexandre ; le succès des pièces est désormais porté par des acteurs qui deviennent de véritables stars. L’extraordinaire cohésion entre le poète, les acteurs, le chœur et les citoyens-spectateurs, qui caractérisait le théâtre du Ve siècle, n’est plus. À la tribune de l’ekklèsia et des tribunaux, les rhètores, qui ont, le plus souvent, suivi une formation auprès de maîtres de rhétorique voire d’acteurs, assument tout à fait la théâtralité de leurs prestations ; et s’ils ont quelque chose à reprocher à leur adversaire, ce n’est plus de faire du théâtre, mais de se montrer piètres acteurs.
6Ainsi, dans les assemblées démocratiques, qu’elles soient théâtrales ou politiques – ou même judiciaires dans le cas des grandes affaires publiques – les regards sont désormais rivés sur l’orchestra ou sur la tribune. Ce n’est plus tant la démocratie qui est en spectacle, que quelques individus renommés qui présentent de brillantes prestations. Le topos de la démocratie comme spectacle n’a-t-il pas commencé à se métamorphoser en ce topos qui nous est si familier, celui de la « scène politique » ?
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008