Introduction à la deuxième partie. Topographie et aménagement des espaces judiciaires : essai de restitution
p. 155-165
Texte intégral
Le Disciple. – Ça, c’est la terre entière, tout en rond, tu vois ? Ici, Athènes.
Strepsiade. – Qu’est-ce que tu dis ? Pas de danger que je te croie : je ne vois pas de juges installés là pour juger (δικαστὰς οὐχ ὁρῶ καθημένους)1.
1Athènes était considérée comme la ville des tribunaux ; les Athéniens étaient connus pour leur goût des procès2, dont le caractère théâtral ne leur avait pas échappé : ainsi Lysias déclare-t-il, au cours d’une action judiciaire : « C’est vrai, l’acteur de mes adversaires est meilleur ; mais ma pièce vaut mieux (βελτίων μὲν ὁ τῶν ἀντιδίκων ὑποκριτής, δρᾶμα δὲ τοὐμὸν ἄμεινον)3. » L’aménagement des tribunaux peut-il apporter ici un élément d’explication ?
2Grâce aux quelque 125 discours judiciaires qui nous sont parvenus, grâce aux comédies d’Aristophane (les Guêpes, en particulier), mais aussi à la Constitution d’Athènes et la Politique d’Aristote, et à d’autres textes encore, nous connaissons bien, aujourd’hui, le système judiciaire athénien. En revanche, où se trouvaient précisément les tribunaux, comment ils étaient aménagés, c’est-à-dire comment y siégeaient les jurés, où se tenaient les parties, comment était installé le public qui assistait aux procès, tout cela nous est beaucoup moins bien connu. Les sources littéraires et, bien que beaucoup moins nombreuses, les sources épigraphiques, fournissent un certain nombre d’indications, à recouper avec les résultats des fouilles, qui ont permis de mettre au jour, sur l’agora en particulier, un certain nombre d’objets de la vie judiciaire athénienne (klèrôtèrion, jetons de vote, echinoi, clepsydres, tablettes…), mais aussi et surtout des vestiges que l’on a identifiés comme étant ceux de certains tribunaux. Néanmoins, nous allons le voir, cette identification n’est pas toujours aisée, et des incertitudes subsistent. La publication, en 1995, par Rhys Townsend et Alan Borgehold, des résultats des fouilles de l’École américaine sur l’agora a cependant permis d’avoir une vue plus claire de la question des tribunaux athéniens4. Cela ne signifie nullement que ce dossier soit clôt : au contraire, la question évolue sans cesse, avec l’avancée des fouilles sur le site.
3Où se trouvaient ces tribunaux, comment étaient-ils aménagés, comment les Athéniens y étaient-ils installés ? Autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre, afin d’essayer de comprendre si la théâtralité des tribunaux, évoquée par Lysias, avait, en partie du moins, une explication matérielle.
Topographie des espaces judiciaires
4Les Anciens faisaient la différence entre les tribunaux chargés de juger les homicides et les tribunaux populaires chargés des autres cas. Les homicides, ainsi que certains autres crimes, sont jugés, à l’époque classique, par cinq tribunaux différents5. Tout d’abord, par le Conseil de l’Aréopage qui est le plus connu et qui siège sur la colline d’Arès, au nord-ouest de l’Acropole6 ainsi que dans la Stoa royale7. Ils peuvent également être jugés au Palladion, que l’on s’accorde en général pour situer dans le sanctuaire d’Athèna et de Zeus, hors les murs, à l’est de l’Acropole8. Le Delphinion serait, si l’on en croit Démosthène, « le plus sacré et le plus impressionnant » des tribunaux jugeant les homicides9. On en a identifié les vestiges au sud de l’Olympieion10, mais Alan Boegehold a objecté que l’édifice dégagé était couvert, alors que, comme le signale Antiphon, « les causes de meurtre sont toujours jugées par les tribunaux en plein air11 ». Cependant, cet argument ne paraît guère suffisant pour invalider l’identification, d’autant que l’édifice date très probablement de la fin du VIe siècle avant J.-C. Destiné à accueillir des jurys de 51 citoyens, ce tribunal devait être de taille modeste. D’autres types d’homicides se jugeaient au Prytanée, à la fois siège de l’exécutif et tribunal. Grâce à la découverte d’une stèle12, on a pu localiser cet édifice à l’est de l’Acropole13. Enfin, il y avait peut-être un tribunal dans un sanctuaire appelé « du puits » (Phréatos ou Phreattys)14. Les lexicographes, et à leur suite, certains archéologues15, ont associé ce tribunal « au tribunal de Zéa », mais probablement à tort car, comme l’a montré Alan Boegehold, ce dernier n’était pas un tribunal pour homicides, mais un tribunal ordinaire qui siégeait au Pirée16.
5En tout cas, les controverses sont nombreuses sur ces identifications. En effet, non seulement un même édifice n’a pas été désigné de la même façon tout au long de l’époque classique, mais en outre, il pouvait avoir plusieurs noms au même moment. Un certain nombre de tribunaux ordinaires ont pu cependant être identifiés.
6Le Métiochéion – que seuls mentionnent les lexicographes – pourrait également avoir été appelé Héliée et peut-être Meizon (Majeur) ; c’est un édifice qui tiendrait son nom de l’architecte qui l’aurait conçu, Métiochos (ou Métichos)17. On connaît, par Plutarque, un Métiochos, proche de Périclès, qui semble avoir fait l’objet des sarcasmes de la comédie ; Plutarque en parle comme de l’exemple même du politicien qui, à vouloir tout contrôler, devient ridicule18. Comme le note Alan Boegehold, « si c’est ce Métiochos qui a inspiré la formule “téménos de Métichos”, l’expression doit avoir été satirique ou du moins humoristique19 ». Le Métiochéion, dont on sait qu’il était suffisamment vaste pour accueillir un jury de 1001 dikastai20, peut avoir été, selon Félix Jacoby, l’édifice dans lequel se réunissait l’Héliée des Thesmothètes21 – du moins dans la seconde moitié du Ve avant J.-C.
7« Nous nous agglomérons par essaims dans des espèces de guêpiers, les uns autour de l’Archonte, d’autres auprès des Onze, d’autres à l’Odéon, pour juger22 », chante le chœur des Guêpes d’Aristophane, en 422 avant J.-C., faisant, selon toute vraisemblance, référence à l’Odéon « de Périclès ». En effet, construit vers le milieu du Ve siècle sur le flanc sud-est de l’Acropole, juste à l’est du théâtre de Dionysos Éleuthéreus, avant tout pour accueillir des concours musicaux – dont le proagon, la présentation des pièces de théâtre préalable aux concours dramatiques –, l’Odéon servait également de salle de tribunal23. D’après Alan Boegehold, qui s’appuie notamment sur Aristophane et Photius24, il semblerait que l’Odéon accueillait également le Tribunal des Archontes. Cette hypothèse est recevable pour le IVe siècle : on sait en effet qu’à cette époque, les procès pour demandes de pension alimentaire (dikai sitou) avaient lieu dans l’Odéon, et que c’est l’archonte qui mettait à l’ordre du jour et introduisait de tels procès25. Au Ve siècle, en revanche, cela semble peu probable : la tournure employée par Aristophane dans les vers que nous venons de citer (οἱ μὲν…, οἱ δὲ…, οἱ δ’...) montre bien que le Tribunal des Archontes ne siégeait pas dans l’Odéon26.
8Le Parabyston, mentionné par les inscriptions27, aussi appelé le « Tribunal des Onze ». Ces derniers, magistrats qui surveillaient la prison, exécutaient les sentences dans les procès publics et jugeaient les kakourgoi, y supervisaient les procès. Ce tribunal était très probablement situé sur l’agora28.
9Il semblerait qu’un autre tribunal encore ait été désigné comme le Kallion, mais son existence est moins assurée que celle des précédents. Il est notamment mentionné par Pollux et Photius, pour qui le nom de l’édifice viendrait de Callias29 – mais dans ce cas, ne se serait-il pas appelé Callieion ? Alan Boegehold souligne que ce tribunal peut avoir été appelé autrement encore30.
10L’existence d’un tribunal « au Lykos » est discutable ; seul Pollux le mentionne31. Les autres sources ne désignent pas directement l’édifice comme un tribunal32. De même, le Kainon, qui n’est mentionné que par Aristophane, n’a pas été localisé33. L’Ardettos et le Théséion sont habituellement envisagés comme des espaces judiciaires, mais Alan Boegehold choisit, à juste titre nous semble-t-il, de ne pas les considérer comme tels34 : en effet, si Pollux mentionne l’Ardettos comme un tribunal, nous ne disposons d’aucun témoignage de procès qui se serait tenu à cet endroit ou même dans les environs35. Il est en revanche possible que ce soit là, sur la colline de l’Ardettos, située au sud-est de l’Olympieion, au bord de l’Illissos, que les dikastai prêtaient tous les ans leur serment36. Pour ce qui est du sanctuaire de Thésée, où les esclaves pouvaient trouver refuge, seul Photius évoque des procès qui s’y seraient tenus37.
11À partir du milieu du IVe siècle, le nombre de tribunaux à Athènes diminue : « il y avait moins de citoyens, et Athènes n’était plus un empire », explique Alan Boegehold38. En effet, il semblerait qu’ils n’aient plus été que quatre : l’Héliée – qui est, à cette époque, un édifice à part entière, ou plus précisément, un complexe dont les archéologues pensent avoir identifié les vestiges au nord-est de l’agora –, l’Odéon, le Parabyston, et la Stoa Poikilè, qui se trouve au nord de l’agora, à proximité de la Stoa Royale.
12Ainsi, il semblerait que les tribunaux athéniens, d’une manière générale, se soient trouvés sur l’agora ou dans ses environs immédiats. Mais venonsen à présent à l’aménagement de ces édifices, pour tenter de comprendre comment y étaient installés les citoyens qui y siégeaient, qui y plaidaient ou encore qui assistaient aux procès.
L’aménagement des tribunaux
13S’il est difficile de localiser les tribunaux de l’Athènes classique, et plus encore d’en restituer l’élévation et l’aménagement, c’est qu’aucune architecture particulière ne permet de les identifier comme tels. Les archéologues s’appuient donc essentiellement sur le matériel judiciaire retrouvé lors des différentes campagnes de fouilles menées sur l’agora. Ces maigres vestiges ont tout de même permis à Alan Boegehold, John Camp II et Rhys Townsend, notamment, de proposer une reconstitution de certains de ces édifices, ainsi que de l’aménagement du plus récent d’entre eux, le « Péristyle Carré ». En nous appuyant sur ces hypothèses, mais également sur les textes, nous tenterons de comprendre en quoi l’aménagement des tribunaux a pu susciter une prise de conscience de la ressemblance physique entre l’assemblée judiciaire et le théâtre, prise de conscience qui se manifeste sous la forme discursive de l’analogie, et à partir de là, un jeu avec la théâtralité des procès.
14On a longtemps identifié le « péribolos rectangulaire » qui se trouve au sud-ouest de l’agora comme l’Héliée des thesmothètes39 ; d’après les calculs, ce bâtiment à ciel ouvert aurait pu accueillir quelque 1 500 héliastes40. Ce vaste édifice, dont les dimensions intérieures étaient de 26,5 x 31 m, présente un plan presque carré ; comme beaucoup d’édifices de cette zone de l’agora, il a été très endommagé, et, hormis les fondations, peu de vestiges subsistent41. Il daterait, pour sa première phase, de la fin du VIe siècle, mais il a très probablement été reconstruit une première fois après les guerres médiques, puis au moins une autre fois au cours du IVe siècle, avant que l’on y ajoute un péristyle, vraisemblablement au milieu du IIe siècle avant J.-C. L’édifice a été encore reconstruit et agrandi pendant les siècles suivants – notamment pour servir d’atelier de céramique semble-t-il – avant d’être abandonné au Ve siècle de notre ère. On comprend alors combien l’identification de l’édifice et de sa fonction, pour l’époque classique, peut être difficile.
15D’après John Camp II, il excède par sa taille tous les autres édifices publics importants de l’époque. Sa construction, très soignée en gros blocs carrés et ornée de stuc et de peintures, « ressemble à celle de n’importe quel édifice civil de l’époque42 », note l’archéologue. Édifié sur une petite butte, il domine le sud-ouest de l’agora, le long d’un axe qui mène à des dèmes importants, comme celui de Mélitè par exemple, mais aussi à la Pnyx. C’est pourquoi on en a fait l’un des bâtiments les plus importants de l’Athènes archaïque et classique. Mais, comme le souligne John Camp II, il est difficile d’aller plus loin. Si la plupart des périboles comme celui-ci appartient à des espaces sacrés, rien n’a été retrouvé permettant de l’identifier comme un sanctuaire, même si certains y ont vu l’Aiakeion, sanctuaire archaïque d’Éaque43. L’édifice est vaste, permettant l’accès à un grand nombre de personnes : il a dû être utilisé pour des réunions ou des assemblées. Mais lesquelles ? le Bouleutérion et le lieu de réunion de l’Assemblée ayant déjà été identifiés, il semblerait que cela ne puisse être qu’un tribunal44. John Camp II se tourne ici vers ce que l’on a appelé l’édifice A, qui se trouve sous la Stoa d’Attale et date du début du IVe siècle : comme nous allons le voir, il s’agit également, pour sa première phase, d’une vaste bâtisse non couverte, avec un aménagement intérieur minimal45. Si l’on peut identifier l’édifice A comme un tribunal (on y a retrouvé beaucoup de matériel judiciaire) et l’on admet qu’il en a toutes les caractéristiques, alors, l’identification du « Péribole Rectangulaire » comme un édifice judiciaire devient plus probable.
16Mais venons-en justement aux tribunaux retrouvés sous la Stoa d’Attale, dans la zone nord-est de l’agora46. Au début du Ve siècle avant J.-C., cette zone est occupée par des habitations et des ateliers ; dévastée par les Perses en 479, elle est alors abandonnée. Ce n’est qu’à la fin du troisième quart du Ve siècle que l’espace est réinvesti ; de petites constructions y sont bâties à la hâte, pour accueillir peut-être les Athéniens réfugiés à l’intérieur des murs de la ville dans les premières années de la guerre du Péloponnèse47. Au début du IVe siècle, tout est démoli pour faire place au premier des quatre complexes architecturaux qui seront construits sur cette zone ; malgré de maigres vestiges, leur taille et leur plan permet de les identifier comme des édifices publics, et divers indices – les objets retrouvés sur place notamment – montrent qu’ils ont servi de tribunaux.
17Le premier, l’édifice A48, de forme rectangulaire (41 x 22 m), couvre une surface de 900 m² environ ; l’entrée se trouve sur la longueur sud, pas centrée mais à 10,5 m environ de l’angle sud-ouest ; elle était probablement couverte d’un petit porche. Rhys Townsend note qu’il a pu exister d’autres entrées, mais que nous n’en avons aucune trace. Construit vers 400 avant J.-C., l’édifice, à ciel ouvert, ne devait comprendre que ses quatre murs, sans aménagement intérieur, à l’exception peut-être d’une pièce dans l’angle sud-est. Un péristyle a ensuite été ajouté, entre 350 et 325 avant J.-C. probablement. Dans la colonnade est, on a retrouvé deux éléments de canalisation en terre cuite (à l’origine pour l’écoulement des eaux), en forme de Π, enfoncées verticalement dans le sol – dont elles ne dépassent que d’une dizaine de centimètres –, face-à-face, à quelques centimètres de distance. Les deux éléments de canalisation forment ainsi une petite fosse aménagée49, dans laquelle on a trouvé quantité de matériel judiciaire, en particulier des jetons de bronze. Or Rhys Townsend note qu’une petite fosse similaire a été retrouvée associée à l’édifice C : si ces édifices étaient des tribunaux, ces fosses aménagées servaient très probablement au stockage du matériel utilisé pendant les procès, et notamment des jetons de vote. Cependant, il est peu probable qu’ils aient été déposés directement dans les fosses ; ils devaient plutôt être rangés dans des boîtes en bois qui y étaient encastrées. Rhys Townsend calcule qu’une fosse aménagée comme celle de l’édifice A, dont les dimensions intérieures étaient de 0,60 x 0,22 x 0,55 m, pouvait contenir 1000 jetons de bronze environ, c’est-à-dire suffisamment pour un tribunal de 501 jurés50.
18Le bâtiment B, situé à l’ouest du précédent, doit en être contemporain, mais il est difficile d’en déterminer la structure originelle51. Ses dimensions, à l’intérieur, devaient être de 16 x 11,5 m, ce qui paraît suffisant pour accueillir un jury de 401 personnes52. Nous ne pouvons rien savoir de la superstructure de l’édifice, et il n’est même pas possible de dire s’il était couvert ou non. Rhys Townsend propose de le restituer à ciel ouvert, comme le « Péribole rectangulaire » du sud-ouest de l’agora que nous évoquions plus haut53.
19Construit vers 340 avant J.-C.54, l’édifice C, accolé dans sa largeur au mur est de l’édifice A, mais pas tout à fait perpendiculairement, se présente sous la forme d’un long rectangle d’environ 210 m ². Le mur sud, mieux conservé que les autres, est plus précisément une colonnade fermée par des panneaux qui ne montaient probablement pas jusqu’à l’entablement qui devait être en bois : cela devait permettre une certaine intimité aux activités qui se déroulaient à l’intérieur de l’édifice, sans que l’éclairage et la ventilation en soient diminués, commente Rhys Townsend55. L’édifice semble avoir disposé de deux entrées, l’une au sud-est, au second entrecolonnement, l’autre au nord-est, presque à l’angle, abritée par un petit porche. Immédiatement à droite de cette entrée, se trouvait une petite pièce toute en longueur, qui semble avoir servi de lieu de stockage, ou, moins probablement, de salle de garde56. À l’extérieur du bâtiment, au nord de cette petite salle, a été retrouvée la petite fosse aménagée que nous évoquions plus haut.
20Construit au sud des autres bâtiments, l’édifice D (retrouvé sous la colonnade de la Stoa d’Attale) date de 325 avant J.-C. environ. Le peu de vestiges retrouvés suggère une stoa ou plus probablement une structure en forme de salle de 42 x 17 m, dans laquelle on pénétrait par une entrée située au nord57 ; 1501 dikastai pouvaient vraisemblablement y siéger.
21Pour Rhys Townsend, ces édifices donnent l’impression d’être liés entre eux, d’appartenir à un même complexe58 : « ils s’ouvrent tous sur la même aire ouverte et gravillonnée et sont groupés de façon à donner une forme positive à cet espace. Les édifices A, B, et C définissent la limite nord, tandis que l’édifice D est orienté de façon à fermer l’aire au sud. Le principal accès aux bâtiments devait être par la Voie des Panathénées à l’ouest, avec un second accès par l’est59 ». En outre, l’archéologue souligne très justement que la construction des premiers de ces édifices au début du IVe siècle, c’est-à-dire à l’époque de la restauration de la démocratie et de la réforme des lois, a matérialisé et concrétisé ce processus trop abstrait par ailleurs. Si l’on en croit Isocrate, les Trente n’auraient pris aucun soin des édifices publics, détruisant même les chantiers navals60 ; or, « une telle attitude aurait accentué l’élan bâtisseur de la démocratie restaurée ». Rompant avec la brillante architecture monumentale des dernières décennies du Ve siècle, les bâtiments édifiés après la fin de la guerre du Péloponnèse « sont des structures pour lesquelles il n’existe qu’une maigre tradition architecturale ; ils sont construits avec des matériaux moins coûteux et sont de moins grande ampleur ; et ils servent des besoins fonctionnels tout en jouant aussi un certain rôle symbolique61 ».
22Démolis à la fin du IVe siècle, ces édifices seront remplacés provisoirement par l’édifice E, le temps que soit construit, au tournant du IVe et du IIIe siècle62, le « péristyle carré ». Ce nouveau bâtiment, monumental, « était conçu pour inclure pratiquement les mêmes éléments que ses prédécesseurs tout en offrant à leur égard une unité formelle et une qualité qui manquait complètement aux précédents édifices63 ». De plan carré, l’édifice comporte quatre colonnades doriques, mesurant chacune 40 m de long, sur 8 m de large, autour d’une cour centrale, carrée également, avec une entrée principale aménagée au milieu du mur ouest et une, beaucoup plus modeste, au milieu du mur est64.
23Ainsi, pour Rhys Townsend, qui note que 20 % du matériel judiciaire de l’agora a été retrouvé dans cette zone, « la combinaison d’une vaste aire centrale entourée de bâtisses non couvertes, schéma commun aux édifices A-D et au Péristyle carré semble appropriée pour des tribunaux, avec le fonctionnement qu’on leur connaît à la fin du Ve et au IVe siècle. Le Péristyle carré, en particulier, semble avoir été expressément destiné à accueillir un tribunal aménagé de façon similaire à celle décrite par Aristote65 ».
24Mais d’après Aristote, « il y a dix entrées aux tribunaux, une pour chaque tribu66 ». Or, nous venons de voir que le « Péristyle carré » ne comporte que deux entrées, une large et une petite. Rhys Townsend67 résout le problème en restituant, devant la grande entrée de la façade ouest, un porche soutenu par six colonnes, ce qui donne cinq entrecolonnements ; derrière, au niveau du mur, des piliers viendraient diviser chaque entrecolonnement en deux. On obtient ainsi les « dix entrées » évoquées par Aristote. Une fois dans l’édifice, les dikastai s’acheminaient vers le tribunal qui leur avait été assigné, reconnaissable à sa couleur, probablement peinte sur les poutres du plafond des colonnades qui entouraient la cour centrale68. La plupart des procédures requéraient un jury de 501 citoyens qui se répartissaient en 25 sections (soit 25 rangs), chacune identifiée par une lettre ; lorsqu’il pénétrait dans l’édifice, le dikastès se voyait remettre un tesson lui indiquant une lettre, correspondant à la section où il devait s’asseoir. Chaque colonne et chaque entrecolonnement correspondaient à une section ; la lettre de celle-ci était inscrite soit sur le stylobate de la colonne correspondante, soit au sol, sur la dalle de l’entrecolonnement. Ainsi, derrière chaque colonne, et au centre de chaque entrecolonnement se trouvait un banc de bois qui occupait toute la largeur de la colonnade. À chaque angle de l’édifice faisaient donc face douze rangs d’un côté, treize de l’autre ; dans les angles mêmes se tenaient les parties et les magistrats, ainsi que tout le matériel nécessaire pour le procès : estrade, clepsydre, boîte avec jetons de vote. Selon Rhys Townsend, quatre tribunaux de 501 dikastai pouvaient ainsi fonctionner simultanément, les uns tournant le dos aux autres69.
25Cette restitution, qui tente de concilier les vestiges archéologiques d’un édifice qui ne fut jamais achevé et les indications données par Aristote, ne paraît absolument pas convaincante. Tout d’abord, comment concevoir qu’un orateur ait pu plaider devant un jury de plusieurs centaines de personnes en tournant le dos à la moitié d’entre elles ? Ensuite, comment imaginer que, dans le même espace, se soient tenus quatre procès concomitants ? Cela implique non seulement que les orateurs de ces quatre affaires plaidaient simultanément, en essayant de se faire entendre de leur jury (tout en lui tournant le dos !), mais également que les quelque 2000 dikastai rassemblés dans cet espace commentaient, murmuraient, applaudissaient en même temps70 – sans parler du public qui assistait nombreux aux procès et ne manquait pas de réagir, lui aussi, aux propos tenus par les orateurs71. On notera que Rhys Townsend, dans sa restitution, ne prévoit pas d’espace pour ces periestèkotes.
26Les données archéologiques ne permettant pas de reconstituer de façon satisfaisante l’aménagement des tribunaux à l’époque classique, c’est vers les textes que l’on doit se tourner pour tenter d’appréhender la façon dont siégeaient les jurés. Si les orateurs font fréquemment référence à la position assise des dikastai72, c’est dans les Guêpes que l’on trouve l’indication la plus précise à ce sujet ; les deux esclaves de Bdélycléon disent en effet de leur maître :
« Il a l’amour de l’Héliée, comme personne. Sa passion, c’est cela, être juge, et il geint s’il ne peut pas s’asseoir au premier rang73. »
27Ce passage nous apprend non seulement que les dikastai étaient assis sur des bancs de bois (xula), mais également qu’ils pouvaient s’asseoir où ils l’entendaient74. Les tribunaux étaient, on l’a vu, des édifices le plus souvent à ciel ouvert et sans aménagement intérieur particulier : or, les textes mentionnent également une tribune où les orateurs montaient pour plaider. N’ayant aucune trace de bèma dans les édifices qui ont été identifiés comme des tribunaux, nous pouvons postuler l’utilisation d’une tribune mobile en bois75. En fait, dans la seconde moitié du IVe siècle du moins, il y avait deux tribunes, une pour chaque partie76. Nous n’avons pas trouvé dans les textes d’indice permettant de préciser si les bancs formaient un rectangle face à la tribune, ou s’ils l’entouraient, en pi ; l’organisation de l’espace variait très probablement en fonction du lieu où se déroulait le procès. Le jury n’était pas installé de la même façon au Palladion, dans l’Odéon de Périclès ou encore dans la Stoa Poikilè. Mais dans tous les cas, les dikastai étaient assis sur des bancs, face aux orateurs. Une telle disposition venait renforcer la dimension théâtrale inhérente au procès : les jurés installés sur des bancs assistaient au spectacle des orateurs venant plaider leur cause.
28Nous allons voir, en nous appuyant sur l’étude des discours judiciaires des dernières décennies du Ve siècle77, que ces orateurs, pleinement conscients de la situation, jouaient littéralement leur drame à la tribune. Nous verrons ensuite comment Aristophane, dans les Guêpes mais également dans les Grenouilles, fait entrer dans l’orchestra la théâtralité des tribunaux, avant d’examiner deux cas de procès d’autant plus soigneusement mis en scène qu’ils sont pour le moins irréguliers : l’affaire des Arginuses et le procès de Théramène.
Notes de bas de page
1 Aristophane, Nuées, 206-208.
2 Thucydide, I, 77, 1 ; [Xénophon], Constitution d’Athènes, 3, 1-8.
3 Lysias, fr. III, 5.
4 R. F. Townsend, The Athenian Agora. Results of Excavations Conducted by the American School of Classical Studies at Athens, XXVII. The East Side of the Agora. The Remains beneath the Stoa of Attalos, Princeton, American School of Classical Studies at Athens, 1995; A. Boegehold et al., The Athenian Agora. Results of excavations conducted by the American School of Classical Studies at Athens, XXVIII. The Lawcourts at Athens. Sites, Buildings, Equipment, Procedure, and Tesimonia, Princeton, American School of Classical Studies at Athens, 1995.
5 Sur les compétences respectives de ces tribunaux, voir Démosthène, Contre Aristocrate, 63, 65-67, 70-71, 73-78 ; Aristote, Constitution d’Athènes, 57, 3-4. Cf. A. Boegehold et al., op. cit., p. 43-50.
6 Voir e. g. Eschyle, Euménides, 681-693 ; Andocide, Sur les Mystères, 78.
7 Voir Démosthène, Contre Aristogiton I, 23.
8 Voir A. Boegehold et al., op. cit., p. 47-48.
9 Démosthène, Contre Aristocrate, 74.
10 I. Threpsiadis et J. Travlos, « Ἀνασκαφαὶ νοτίως τοῦ Ὀλυμπιείου », AD, 17 (B’), 1961-1962, p. 9-14 ; R. E. Wycherley, The Stones of Athens, Princeton, Princeton University Press, 1978, p. 166-167.
11 A. Boegehold et al., op. cit., p. 91 ; Antiphon, Sur le meurtre d’Hérode, 11.
12 Musée de l’Acropole, n ° 13371.
13 Sur l’emplacement du Prytanée, voir G. C. R. Schmalz, « The Athenian Prytaneion Discovered ? », Hesperia, 75, 2006, p. 33-81 ; G. S. Dontas, « The True Aglaurion », Hesperia, 52, 1983, p. 48-63.
14 Cf. A. Boegehold et al., op. cit., p. 3.
15 Bekker, Anecdota Graeca, 311, 17-22 ; W. Judeich, Topographie von Athen, p. 436.
16 A. Boegehold et al., The Athenian Agora. XXVIII, The Lawcourts at Athens, p. 94-95 et 98.
17 Bekker, Anecdota Graeca, I, 309, 17-19 ; Pollux, VIII, 121.
18 Plutarque, Préceptes politiques, 15, Moralia, 811e 4-f 9. Voir A. Boegehold et al., op. cit., p. 177-178.
19 Voir A. Boegehold et al., op. cit., p. 5.
20 Hesychius, s.v. Μητίχου τέμενος.
21 F. Jacoby, FGrHist, 324 Androtion F 59, notes du commentaire, p. 148 n. 2.
22 Aristophane, Guêpes, 1108-1109 (trad. V.-H. Debidour, légèrement modifiée).
23 Voir A. L. H. Robkin, The Odeion of Perikles. Some Observations on its History, Form and Functions, PhD, University of Washington, 1976, p. 78-86 ; M. C. Miller, Athens and Persia in the Fifth Century B.C. A Study in Cultural Receptivity, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 232-235 (et, plus largement, p. 218-242).
24 Aristophane, Guêpes, 1108 ; Photius, s.v. Ὠιδεῖον, ainsi que Souda, s.v. Ὠιδεῖον. Cf. A. Boegehold et al., op. cit., p. 94.
25 Démosthène, Contre Nééra, 52-54; Pollux, VIII, 33.
26 Aristophane, Guêpes, 1108-1109; D. M. MacDowell, Aristophanes’Wasps, Oxford, Clarendon Press, 1988 (1971), ad loc.
27 Voir par exemple IG II², 1646, l. 12.
28 Voir Antiphon, Sur le meurtre d’Hérode, 10 ; R. E. Wycherley, The Athenian Agora, III. Literary and Epigraphical Testimonia, p. 146-147.
29 Pollux, VIII, 121 ; Bekker, Anecdota Graeca, I, 269, 33-270, 1 ; Photius Κάλλιον, s.v. Voir le commentaire de F. Jacoby, FGrHist, 324 Androtion F 59, notes du commentaire, p. 152-153.
30 Voir A. Boegehold et al., op. cit., p. 9, n. 21.
31 Pollux, VIII, 121.
32 Voir notamment Aristophane, Guêpes, 387-394 et 818-823 et le riche commentaire qu’en font Alan Boegehold et Margaret Crosby, in A. Boegehold et al., op. cit., p. 188-191.
33 Aristophane, Guêpes, 120 et Scholie, ad loc. Voir cependant R. E. Wycherley, The Stones of Athens, p. 60.
34 A. Boegehold et al., op. cit., p. 9.
35 Pollux, VIII, 122 : « (les dikastai) prêtaient serment dans le tribunal de l’Ardettos et juraient par Apollon Patroos, Déméter, et Zeus Basileus ». Cf. W. Judeich, Topographie von Athen, p. 42.
36 Outre Pollux, VIII, 122, cité dans la note précédente, voir Bekker, Anecdota Graeca, I, 443, 24-31 ; Harpocration, s.v. Ἀρδηττός ; Hesychius, s.v. Ἀρδήττους ; Souda, s.v. Ἀρδήττης.
37 Photius, s.v. Θησεῖον.
38 A. Boegehold et al., The Athenian Agora, XXVIII. The Lawcourts at Athens, p. 9.
39 H. A. Thompson, « Excavations in the Athenian Agora : 1953 », Hesperia, 23, 1954, p. 31-67 (p. 37-38).
40 H. A. Thompson et R. E. Wycherley, The Athenian Agora, XIV. The Agora of Athens, p. 62-65.
41 Pour la description précise des vestiges, voir A. Boegehold et al., op. cit., p. 99-100.
42 A. Boegehold et al., The Athenian Agora, XXVIII. The Lawcourts at Athens, p. 103.
43 R. Stroud, « The Sanctuary of Aiakos in the Athenian Agora », AJA, 97, 1993, p. 308-309 (résumé d’une conférence prononcée à La Nouvelle-Orléans en décembre 1992).
44 A. Boegehold et al., op. cit., p. 103.
45 A. Boegehold et al., op. cit., p. 10-15 et 110-113.
46 H. A. Thompson et R. E. Wycherley, The Athenian Agora, XIV. The Agora of Athens, p. 56-61. Voir planches VII A et B.
47 Thucydide, II, 16-17 ; H. A. Thompson et R. E. Wycherley, op. cit., p. 57 ; R. F. Townsend, The Athenian Agora, XXVII. The East Side of the Agora, p. 18-23.
48 Voir planche VIII.
49 Voir A. Boegehold et al., op. cit., pl. 2.
50 R. F. Townsend, op. cit., p. 28.
51 Voir planche VII A.
52 A. Boegehold et al., op. cit., 106.
53 R. F. Townsend, op. cit., p. 29 et fig. 7.
54 Ibid., p. 34.
55 A. Boegehold et al., op. cit., p. 106.
56 Voir planche VII A.
57 Voir planche VII A.
58 Voir planches VII A et B.
59 Ibid., p. 107-108. Sur l’aire centrale, voir R. F. Townsend, op. cit., p. 38-40.
60 Isocrate, Aréopagitique, 66.
61 R. F. Townsend, op. cit., p. 46.
62 Ibid., p. 96-103 et 143-153. Sur l’édifice E, voir ibid., op. cit., p. 36-38.
63 A. Boegehold et al., The Athenian Agora, XXVIII. The Lawcourts at Athens, p. 108.
64 Voir planches VIII A et B. Pour une description détaillée des vestiges de l’édifice, voir R. F. Townsend, op. cit., p. 51-68.
65 A. Boegehold et al., op. cit., p. 110.
66 Aristote, Constitution d’Athènes, 63, 1.
67 R. F. Townsend, op. cit., p. 92-96.
68 Voir Aristote, Constitution d’Athènes, 65, 2.
69 Voir planche VIII C.
70 V. Bers, « Dikastic Thorubos », dans P. A. Cartledge et F. D. Harvey (éd.), Crux. Essays presented to G. E. M. de Sainte Croix on his 75th birthday, Londres, Imprint Academic, 1985, p. 1-15 (p. 6-10 notamment).
71 A. M. Lanni, « Spectator Sport or Serious Politics ? Οἱ περιεστηκότες and the Athenian Lawcourts », JHS, 117, 1997, p. 183-189.
72 Voir, e. g., Démosthène, Contre Phormion, 4 ; Contre Macartatos, 18 ; Lycurgue, Contre Léocrate, 141.
73 Aristophane, Guêpes, 88-90 (trad. V.-H. Debidour légèrement modifiée).
74 C’est du moins le cas jusqu’en 409 : voir A. Boegehold et al., The Athenian Agora, XXVIII. The Lawcourts at Athens, p. 71-72.
75 Pour Alan Boegehold et Margaret Crosby, qui notent que le bèma est parfois appelé lithos (Aristophane, Acharniens, 683 et scholie ad loc. ; scholie à Aristophane, Assemblée des femmes, 677) il est possible que la tribune ait été en pierre dans les édifices qui n’étaient utilisés que comme des tribunaux ; ils remarquent cependant que le terme de lithos semble emprunté au vocabulaire de la Pnyx (A. Boegehold et al., The Athenian Agora, XXVIII. The Lawcourts at Athens, p. 201-202).
76 Voir Eschine, Contre Ctésiphon, 207 ; [Démosthène], Contre Olympiodoros, 31.
77 Nous ne nous interdirons pas cependant de renvoyer aux discours des orateurs du IVe siècle lorsque cela sera utile ; car si la théâtralité des tribunaux évolue, comme nous le verrons dans la troisième partie, certains aspects sont les mêmes qu’au Ve siècle.
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