Conclusion de la première partie
p. 149-151
Texte intégral
1Pour tenter de comprendre pourquoi le Cléon thucydidéen reproche à ses concitoyens assemblés sur la Pnyx d’y être « installés là comme des spectateurs », alors que le peuple, loin d’être apathique, est souverain, nous nous sommes rendus sur les gradins du théâtre de Dionysos. D’abord en bois, montés sur des échafaudages appuyés sur la pente de l’Acropole et formant un koilon en forme de pi, ces gradins sont ensuite, avec les travaux du milieu du IVe siècle, taillés dans un calcaire du Pirée et disposés en un demi-cercle prolongé par des ailes rectilignes. Dans ses deux phases successives, le théâtre de Dionysos Éleuthéreus permet aux spectateurs, plutôt confortablement installés, de voir et d’entendre ce qui se passait dans l’orchestra, mais aussi de se voir eux-mêmes, réunis en assemblée dramatique délibérante.
2En effet, nous avons observé, sur les gradins du théâtre, un public réactif, qui participait activement aux représentations dramatiques. Le poète comique Aristophane, qui tisse des liens étroits et complices avec ce public nombreux et hétérogène, s’adresse avant tout aux citoyens, qu’il n’a de cesse d’intégrer à la représentation. De même, les poètes tragiques, loin d’offrir aux regards une oeuvre froide et inaccessible, dialoguent eux aussi avec les spectateurs, s’adressent à eux et transforment bien souvent le spectacle en délibération. Sur ce point, nous avons choisi d’étudier la figure du messager tragique, particulièrement intéressante par le regard qu’il porte sur le spectacle des puissants. Nous aurions pu évoquer le chœur, également. Ce dernier ne représente qu’exceptionnellement un groupe de citoyens dans la force de l’âge : en effet, il est composé le plus souvent d’individus socialement dépendants, subordonnés aux héros : des femmes, mais aussi des vieillards ou des esclaves – et, beaucoup plus rarement, des dignitaires ou des divinités1. Ainsi, le chœur se caractérise par sa « marginalité “sociale”2 », marginalité qui est renforcée par la langue – dialectale et lyrique – qu’il emploie. Cette identité du chœur tragique lui a parfois valu d’être considéré par les Modernes comme une entité secondaire, sinon purement fonctionnelle. Le chœur tragique ne serait-il que le simple faire-valoir des personnages principaux ? Pour impuissant qu’il soit, le chœur ne se montre pas servile envers les héros. Il peut être prodigue de conseils, rassurant même3, mais aussi parfois très critique4. Il commente volontiers les spectacles auxquels il assiste et fait part de ses réactions, émotives, parfois violentes. Conscient de la place qu’il occupe dans le drame, le chœur précise, dans les Trachiniennes : « Je parle en simple spectateur (Ἐγὼ δὲ θατὴρ μὲν οἷα φράζω)5. » Le chœur est, pour ainsi dire, un spectateur collectif, constitué d’un groupe de personnages – servantes, captives, vieillards ou encore marins – qui regardent ensemble la tragédie. Lorsqu’il chante sa douleur, le chœur suggère aux spectateurs les émotions qu’ils doivent ressentir et, ce faisant, il définit le spectacle comme éminemment tragique. Or, si le chœur tragique apparaît comme le prolongement, dans l’orchestra, du public assis dans le koilon, comment concevoir que les spectateurs restent complètement ignorés ?
3Ne peut-on pas conclure, alors, que lorsque le Cléon de Thucydide reproche aux Athéniens de se comporter en spectateurs, ce n’est pas pour regretter une quelconque apathie de leur part, mais bien au contraire pour stigmatiser une trop grande participation ? L’analogie établie par le démagogue dans le récit de Thucydide mais aussi par Aristophane et bien d’autres, nous y reviendrons, a d’autant plus de poids que le théâtre accueille régulièrement des assemblées politiques : c’est, on l’a vu, fréquent dans les dèmes, exceptionnel et solennel à Athènes même, où le théâtre de Dionysos Éleuthéreus reçoit l’ekklèsia deux fois par an, l’une pour délibérer au sujet du déroulement des Grandes Dionysies, au lendemain des festivités, l’autre pour passer en revue les éphèbes. Comme la Pnyx, le théâtre est un espace démocratique, dans le sens où il permet aux citoyens de mettre les affaires de la cité es meson, de délibérer, de s’écouter les uns les autres et de se regarder faire de la politique.
4Mais tout cela suffit-il à expliquer l’analogie établie par Cléon ? Alors que la Pnyx et les tribunaux athéniens n’ont jamais accueilli de représentations théâtrales, les assemblées qui s’y tiennent sont qualifiées de dramatiques, les citoyens étant bien souvent présentés comme des spectateurs assistant à une pièce jouée par les orateurs-acteurs. Il convient donc d’examiner très attentivement ces assemblées judiciaires et politiques pour comprendre ce qui, dans leur déroulement, a pu conduire à les comparer aux assemblées dramatiques, autrement dit, pour déterminer le degré d’historicité de l’analogie. La métaphore du théâtre judiciaire – puisque c’est vers celui-ci que nous allons nous tourner à présent – longuement filée par Aristophane dans les Guêpes, est-elle seulement une image disqualifiante, employée par les détracteurs de la démocratie, ou recouvre-t-elle une certaine réalité ?
Notes de bas de page
1 Voir le tableau recensant l’identité du chœur de chaque tragédie établi par H. P. Foley, « Choral Identity in Greek tragedy », JHS, 108, 1988, p. 33-47 (appendice B, p. 26-27, analysé p. 13-14 de l’article).
2 J. Gould, « Tragedy and Collective Experience », in M. S. Silk (éd.), Tragedy and the Tragic, p. 220-221.
3 Voir, par exemple, Euripide, Électre, 758-760.
4 Voir par exemple Eschyle, Agamemnon, 1399-1400 et 1407-1411.
5 Sophocle, Trachiniennes, 526.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008