29. Un individualisme sans la liberté ? Vers une approche pragmatique de la domination
p. 339-348
Texte intégral
1Il est classique en sociologie d’opposer les constructions qui mettent l’accent sur les individus et les constructions qui mettent l’accent sur les institutions. Cette première opposition en croise souvent une seconde, avec d’un côté, des sociologies qui mettent l’accent sur la liberté des acteurs et sur leurs capacités d’opérer des choix en mettant en œuvre leur raison ou encore à s’ajuster pragmatiquement aux contraintes de la situation et, de l’autre, des sociologies critiques qui insistent sur les contraintes qui s’imposent à eux. Ces dernières se distribuent elles-mêmes entre des théories qui voient dans les institutions des instruments de protection des individus (comme c’est le cas d’une certaine façon chez Émile Durkheim) et des théories qui, à des degrés divers, assimilent les institutions à des instruments de domination (comme c’est plus ou moins le cas dans nombre de théories critiques développées dans les années 1960-1970).
2Je voudrais présenter ici les grandes lignes d’un cadre d’analyse, en cours d’élaboration, dont l’une des intentions est de prendre au sérieux la question de la domination sans jeter par-dessus bord les institutions. Ce cadre d’analyse s’efforce de prendre en compte certains acquis de la sociologie pragmatique à laquelle j’ai participé dans les années 1980-1990 (notamment Boltanski, 1990 ; Boltanski et Thévenot, 1991), tout en renouant avec certains motifs de la sociologie critique de Pierre Bourdieu qui a marqué ma formation sociologique (voir Boltanski, 2008). Ce retour pragmatique vers la critique – préoccupant d’autres sociologues passés par la sociologie pragmatique (Corcuff, 2002a) – avait été amorcé par un travail en commun avec Ève Chiapello (1999), mais demandait à être systématisé dans une nouvelle théorie critique. Cette démarche pourra éclairer de manière décalée, tant sur le plan de la sociologie que de la philosophie politique, les problèmes associés aux notions d’« individu », d’« individualisation » et d’« individualisme » qui préoccupent les contributeurs de cet ouvrage.
Le monde, la réalité et les institutions
3Je partirai d’une position originelle (évidemment aussi loin de la réalité que l’est, par exemple, l’état de nature des philosophies contractualistes) dans laquelle règne une incertitude radicale concernant ce qu’il en est de ce qui est et, indissociablement, sur ce qui importe, sur ce qui a valeur.
4En amont de cette position originelle je placerai deux facteurs d’anarchie. Le premier met l’accent sur le changement incessant du monde et des êtres qui le composent – y compris les êtres humains –, changement qu’il n’y a aucune raison, à ce niveau de construction, de concevoir comme prévisible, maîtrisable, ou comme obéissant à des « lois », en sorte qu’il est préférable de l’imaginer sur le mode de la métamorphose et de l’aléa. Pour désigner cette extériorité affectée d’un changement incessant je parlerai du monde, considéré comme étant – pour reprendre la formule de Ludwig Wittgenstein (1961, proposition 1, p. 29) – « tout ce qui arrive » de façon à le distinguer de la réalité c’est-à-dire de ce qui dans le monde a été pris en charge, de façon réflexive, par les épreuves (de réalité) et par les qualifications plus ou moins instituées qui, par le truchement d’effets de boucle, tendent à la produire et à la reproduire. À la différence du monde, la réalité est bien, en effet, toujours construite, comme le répète à foison la figure largement diffusée dans les sciences sociales de « la construction sociale de la réalité ».
5Le second postulat concerne la difficulté de concevoir et de réaliser un accord entre des êtres humains tous plongés, bien que chacun de façon différente, dans le flux de la vie. J’associerai cette difficulté au simple fait que les êtres humains possèdent un corps. Ayant un corps, chaque individu est nécessairement situé. D’abord, extérieurement, en tant qu’il est placé à un moment du temps et disposé en un point de l’espace, depuis lequel le monde lui apparaît. Mais aussi, si l’on peut dire, intérieurement, en tant qu’il a des désirs, des pulsions, des goûts, des dégoûts, une expérience de sa chair propre, etc. Il s’ensuit que, depuis la position originelle, chaque individu ne peut avoir sur le monde qu’un point de vue. Rien, a priori, n’autorise à concevoir ces points de vue comme partagés. Or, personne n’a en soi les ressources qu’il faudrait mettre en œuvre pour résorber l’incertitude de la situation et pour dissiper l’inquiétude qu’elle suscite.
6La question de ce qui est, telle que se la posent, non pas les philosophes, mais les acteurs qui performent le monde social, quand ils sont amenés à se la poser, c’est-à-dire souvent, sans doute, quand la situation est envahie par la dispute et que la violence menace, n’est pas celle de savoir ce qui est pour Pierre, Paul ou Jacques, ou ce qui est à Granville ou à Paris, mais ce qui est pour tous, ce qui est ici et là. Elle ne peut donc pas faire l’objet d’une réponse individuelle, toujours insuffisante pour rendre manifeste ce qui serait « en soi ». Dans des situations ordinaires d’interaction, tout ce que chacun peut faire c’est seulement, comme on dit très justement, « de donner son point de vue ». Or, particulièrement quand la dispute devient explicite et s’étend et qu’il faut mettre un terme à des désaccords qui menacent de basculer dans la violence, l’expression d’un point de vue est insuffisante.
7Une solution décisive est de déléguer la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est à un être sans corps. Un être sans corps peut envisager les individus et les choses « du dehors », les « voir sub specie aeterni », pour reprendre des formulations de Wittgenstein (remarque de 1930, repris dans 1990, p. 15-16). Cet être sans corps hante la sociologie, c’est l’institution. Une institution est un être sans corps à qui est déléguée la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est. C’est donc d’abord dans ses fonctions sémantiques qu’il faut envisager l’institution. Mais le problème, c’est que comme il n’a pas de corps, cet être ne peut pas parler, au moins autrement qu’en s’exprimant par l’intermédiaire de porte-parole, c’est-à-dire d ‘ êtres d’os et de chair comme nous le sommes tous. À ces institutions revient donc la tâche de confirmer ce qui est ; de dire ce qu’il en est de ce qui est et de ce qui importe.
La contradiction herméneutique
8Le problème avec les institutions, concerne la question de leur incarnation. On a suggéré plus haut que seul un être sans corps pouvait échapper à la contrainte du point de vue et dire ce qu’il en est de ce qui est en considérant le monde « subspecieaeterni ». Mais aussi que, cet être sans corps ne pouvant s’exprimer, il était contraint de s’exprimer par le truchement de porte-parole – tels que juges, magistrats, prêtres, professeurs, etc. Ces derniers, même lorsqu’ils sont officiellement mandatés et autorisés, ne sont néanmoins que des êtres corporels ordinaires – situés, intéressés, libidineux, etc. –, et par là condamnés, comme nous tous, à la fatalité du point de vue, au moins quand ils ne sont pas supposés s’exprimer en tant que délégués d’une institution. Car, l’apparence extérieure de ces porte-parole ne pouvant se modifier que faiblement selon qu’ils se présentent dans leur être ordinaire ou dans leur modalité institutionnelle, aucun signe ne permet d’avoir un accès suffisamment sûr à leur intériorité pour être certain qu’ils ne trompent pas et que celui que l’on voit et écoute est bien l’institution incarnée et non un individu comme vous et moi.
9De là, une profonde ambivalence à l’égard des institutions, qui est inhérente à toute vie sociale. D’un côté, on fait confiance aux institutions, on « croit » en elle. Comment faire autrement puisque sans leur intervention l’inquiétude sur ce qui est ne pourrait que croître avec les risques de discorde, de violence ou au moins d’éparpillement dans des langages privés que cela suppose. Mais, d’un autre côté, on soupçonne que ces institutions ne sont que des fictions et que seuls sont réels les êtres humains qui les composent, qui parlent en leur nom et qui, étant dotés d’un corps, de désirs, de pulsions, etc. ne possèdent aucune qualité particulière qui permettrait de leur faire confiance.
10Nous proposons de voir dans cette tension une contradiction indépassable, qui est en quelque sorte au fondement de la vie sociale commune, que nous appellerons la contradiction herméneutique. Elle pose le dilemme suivant. Il consiste soit à renoncer à la tâche consistant à dire ce qu’il en est de ce qui est (en soi, pour tous, etc.) au profit d’un échange de points de vue, avec le risque, non seulement de ne pas parvenir à une clôture, même provisoire, de la discussion et de l’interprétation, mais surtout d’aboutir à une véritable fragmentation sémantique empêchant toute formation d’un sens commun, et, à terme, à la violence. Soit à déléguer la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est à ces êtres sans corps que sont les institutions, mais au prix d’une inquiétude permanente quant à la question de savoir si les porte-parole qui permettent à l’institution de s’exprimer traduisent bien la volonté de cet être sans corps ou ne font, sous apparence de lui donner la parole, que d’imposer leur propre volonté de façon à satisfaire leurs désirs égoïstes, ceux d’êtres corporels comme vous et moi.
La possibilité de la critique
11C’est l’inquiétude suscitée par la contradiction herméneutique qui ouvre une brèche dans laquelle la critique peut s’engouffrer. Sans elle, les personnes seraient en effet continuellement sous l’empire des formes de confirmation dépendant des institutions et, par conséquent, entièrement plongées dans un monde traité comme allant de soi, sans être en mesure de prendre à l’égard de ces formes une position d’extériorité relative de façon à les mettre en question. Mais on peut aussi imaginer, peut-être, une autre alternative dans laquelle elles seraient constamment et à propos de tout dans le scepticisme le plus radical. À la différence de ces positions extrêmes et rarement attestées, l’existence de la critique prend précisément appui sur la possibilité de donner son adhésion et de douter et aussi, souvent à propos des mêmes objets, de basculer entre ces deux positions – autant de mouvements qui trouvent leur principe dans l’incertitude qui vient de l’impossibilité d’en finir une fois pour toutes avec la contradiction herméneutique.
12Il s’ensuit que constater que la vie sociale fait très généralement appel, face au litige ou à sa menace, à des instances susceptibles de dire ce qu’il en est de ce qui est, ne conduit pas nécessairement à considérer que la socialité serait, en quelque sorte par essence, « totalitaire » ou « fasciste ». Car, faisant face aux institutions qui disent ce qui est, se tient la possibilité de la critique, sans doute présente également, mais à des degrés divers et sous des formes différentes dans la plupart des sociétés. D’ailleurs, si elles étaient aussi sûres de leur fait qu’on l’affirme souvent, les institutions pourraient s’épargner bien du travail en le disant une seule fois, c’est-à-dire une fois pour toutes. Or, comme le montre notamment l’étude des formes rituelles ou cérémonielles, mais aussi celle du droit et de toutes les autres modalités de mises à la norme, les institutions sont acculées à la tâche de redire sans cesse ce qu’elles veulent dire. C’est la raison pour laquelle nous appellerons les institutions, considérées dans leurs dimensions sémantiques, des instances de confirmation. Les institutions doivent ainsi non seulement dire ce qu’il en est de ce qui est et ce qui vaut, mais aussi sans cesse lere-confirmer, pour tenter de protéger un certain état de la relation entre formes symboliques et états de choses des attaques de la critique.
13Confirmation et critique doivent donc être considérées comme deux fonctions qui s’entre-définissent mutuellement et n’existent que l’une par l’autre.
La fabrication de la fragmentation
14Il faudrait se garder de rabattre la relation entre instances de confirmation et capacités critiques sur le plan de l’opposition entre le collectif et l’individuel ou entre « holisme » et « individualisme ». Contrairement aux représentations idéologiques sur lesquelles prend appui, depuis le XVIIIe siècle, l’activité critique, le porteur de la critique n’est jamais un sujet isolé, une « conscience solitaire » clamant, à ses risques et périls, depuis le désert, avec l’espoir de réveiller un troupeau passif et grégaire.
15Ce que nous avons désigné jusqu’ici par le terme général decritique, n’est pas une instance métaphysique, dans la tradition de l’idéalisme. Son déploiement repose sur un travail qui a pour objet les liens – les liens sociaux –, et qui consiste à dénouer des relations pour en établir d’autres. Il ne s’agit donc pas non plus de la substitution de l’autonomie à l’hétéronomie au sens des Lumières. Le travail du lien consiste, au contraire, à déployer, souvent sur un mode catégoriel, des propriétés, traitées jusque-là comme contingentes ou comme secondaires, de façon à en faire le support de classes, qu’il s’agisse de classes au sens des « classes sociales » ou encore des genres et/ou des orientations sexuelles, ou encore de la relation à la nationalité ou à l’ethnicité, etc.
16En poussant l’argument à la limite, on pourrait dire, au contraire, que les institutions ne manifestent jamais aussi bien leur puissance que quand elles exercent le pouvoir de séparer, d’isoler, d’individualiser. En effet, les institutions, en tant qu’instances sémantiques, sont aussi des instruments dont les activités classificatoires ne trouvent pas leur finalité en elles-mêmes, mais sont orientées vers la formation de règles et, notamment, de règles qui assurent une coordination entre les acteurs. C’est par l’intermédiaire de ces règles que l’activité institutionnelle contribue à performer la réalité. Or, la constitution des sujets dans la perspective du suivi d’une règle (aussi utopique que soit ce projet, puisque personne ne peut vraiment agir en suivant une règle) consiste à envisager chacun en tant qu’il peut se conformer à la règle ou la transgresser, obéir ou désobéir, être coordonné avec d’autres ou se soustraire à cette volonté de coordination, c’est-à-dire à envisager chacun séparément, c’est-à-dire, précisément, en tant qu’individu. Contrairement donc au lieu commun de l’institution qui rassemble, en tant qu’entité « supra individuelle », on peut dire que le travail qu’exerce l’institution sur le corps social est d’abord un travail de fragmentation. Chacun est séparé des autres pour être tourné, dans la solitude, vers le lieu vide du pouvoir. Et cette opération est nécessaire pour absolutiser la réalité, c’est-à-dire pour forclore la référence, même imaginaire, à toute autre réalité possible. Nous avons affaire ici à une individualisation institutionnelle ; les institutions étant envisagées dans leur double dimension, emboîtée mais irréductible l’une à l’autre, de stabilisation de la réalité sociale et de domination.
17Dans cette optique, ce qu’on appelle le travail de libération se met en branle lorsque des acteurs, quittant l’optique de la règle, en viennent à comparer leurs situations respectives et à se demander, par exemple, pourquoi, lorsque chacun ne fait que suivre les règles (ou tenter de le faire puisque c’est impossible), pourquoi ce sont toujours les mêmes qui satisfont à toutes ou à la plupart des épreuves, quelle que soit la cité (au sens de De la justification, Boltanski et Thévenot, 1991) dont elles relèvent et, inversement, ce sont toujours les mêmes qui, face à toutes les épreuves, ou presque, se révèlent médiocres (des petits dans le langage de De la justification). Et c’est dans le cours de ce travail de rapprochement, associé à la mise en place de nouveaux principes d’équivalence, que se constituent des collectifs d’individus à partir desquels la critique peut se redéployer comme, par exemple, lorsqu’une femme, qui avait toujours, jusque-là, été telle mais en quelque sorte sans le savoir, s’adresse tout à coup à un autre et, particulièrement à un homme, en insistant dans son énoncé sur le fait qu’elle le prononce « en tant que femme ».
Sur le travail de domination
18Le paradoxe de l’institution (qui est au principe de l’ambivalence manifestée par la sociologie à son égard) peut être résumé de la façon suivante. Oui, les institutions sont bien, comme l’a répété à foison le discours théorique des années 1960-1970, des instruments susceptibles d’être mis au service d’une domination et, en ce sens, elles contraignent l’action et l’enferment dans des limites plus ou moins étroites. Et pourtant, comme n’a cessé de le répéter la tradition durkheimienne, elles sont, sous un autre rapport, nécessaires en tant qu’elles réduisent l’incertitude sur ce qu’il en est de ce qui est, ce qui est une condition de possibilité de l’action.
19Il s’ensuit qu’on ne peut pas se contenter de superposer institutions et domination sans s’interroger sur la pente qui entraîne les institutions vers la domination, ce qui est aussi une condition pour chercher à l’entraver.
20Si l’on admet, d’une part, que la critique ne se réalise qu’en s’enracinant dans des collectifs d’individus et, d’autre part, que la constitution de ces collectifs suppose le détachement par rapport aux qualifications et aux formats d’épreuve institués, et aussi par rapport aux règles qui s’ensuivent, au profit d’une attention portée à des propriétés traitées jusque-là comme contingentes, il faudrait alors se demander comment le travail de qualification et d’institutionnalisation des formats d’épreuve et des règles, entrave la critique en favorisant la fragmentation.
21Sans entrer dans le détail, j’envisagerai seulement une des façons de maintenir les personnes dans la fragmentation, c’est-à-dire, de les dominer. Ce sont les effets de domination complexe caractérisant les sociétés capitalistes – démocratiques contemporaines.
Les effets de domination complexe
22Une des caractéristiques de ces sociétés contemporaines est de reconnaître la légitimité de la critique, au moins lorsqu’elle s’exprime dans des formes reconnues, et même, quand la force des mouvements critiques augmente, de prétendre les incorporer, voire les institutionnaliser à leur tour. Toutefois, ces régimes demeurent orientés vers l’idéal de la fragmentation. Et cela, particulièrement, dans les périodes historiques où des mouvements collectifs porteurs de critique sont parvenus à s’établir.
23Dans ces situations, la fragmentation n’est plus obtenue en s’opposant au changement, pour maintenir coûte que coûte une orthodoxie, mais, au contraire, par l’intermédiaire du changement. L’instrument du changement permet de défaire la réalité dans laquelle des collectifs critiques étaient parvenus à s’inscrire, en modifiant les qualifications, les formats d’épreuve, et les règles jusque-là en vigueur, de façon à faire disparaître les prises et les repères que ces mouvements avaient utilisés pour se constituer. Plus généralement, les interventions sur le droit, la redéfinition des qualifications et des formats d’épreuve, le déplacement des frontières et des contours des unités, l’infléchissement des règles ou de leur interprétation et, particulièrement, des règles officielles de sélection, modifient sans cesse la réalité, et tendent à désorienter les acteurs qui subissent ces changements. Ils perdent les points saillants qui leur avaient permis de prendre certaines prises sur la réalité. Mais, dans ces conditions, le travail consistant à puiser, cette fois dans le monde, par le truchement des expériences existentielles, des manières d’être, des propriétés ou des contraintes susceptibles de donner appui à la formation de nouveaux types de liens n’est pas non plus à portée de la main. En effet, la prétention à placer le changement au cœur de la réalité, comme pour l’incorporer – qui est inhérente au cosmos capitaliste – tend à brouiller le contraste entre la réalité et le monde et, par là, à désamorcer les potentialités subversives des expériences existentielles. Comment distinguer la vie telle qu’elle est, telle qu’elle est vécue ou telle qu’on désirerait qu’elle soit, de la représentation qu’en donne un ordre officiel quand les contours de ce dernier s’estompent et qu’il devient très difficile de s’y orienter.
24Il s’ensuit un affaiblissement considérable de la critique. Cela vaut d’abord pour ce qui est d’une critique que l’on peut appeler réformiste, consistant à dénoncer le décalage entre, d’une part, les règles, les qualifications et les formats officiels d’épreuve et, d’autre part, la façon dont ils sont mis en œuvre dans les situations concrètes de la vie quotidienne. Mais cela vaut aussi pour une critique radicale qui, ne se contentant pas de mettre en tension les formes symboliques et les états de choses, entreprend d’introduire dans la réalité de nouveaux repères puisés cette fois dans le monde.
25Un régime de ce type s’est mis en place, de façon particulièrement exemplaire, dans les années qui ont suivi Mai 68 (particulièrement en France sous l’impulsion de Giscard d’Estaing) et l’on peut dire qu’il n’a cessé de se renforcer depuis lors. Une de ses caractéristiques est de présenter le changement comme étant à la fois inéluctable et souhaitable. C’est une nécessité qu’il faut vouloir. Ce rapprochement paradoxal de la volonté et de la nécessité constitue pourtant un lieu commun des modes de gouvernances du capitalisme avancé. Le changement en question n’est pas tant un changement domicilié dans le présent immédiat, qu’un changement qui s’annonce. Son caractère nécessaire n’est pas actuel mais futur. On ne le connaît pas encore, ou pas encore complètement. Il faut donc faire appel à des experts équipés d’une science sociale (économie, statistique, science politique, sociologie, etc.) et de centres de calcul et de prévision pour concevoir maintenant ce changement qui s’imposera à tous, mais plus tard et de toutes façons. Et il faut bien le vouloir, puisque, les forces qui le meuvent ayant un caractère inexorable, on ne peut pas faire autrement et que, en tant que « responsables », on doit chercher à en tirer parti.
26Il faut souligner un trait particulièrement important de ce mode de gouvernance autour duquel se nouent aujourd’hui des liens nouveaux entre le capitalisme et l’État, consolidés par l’échange entre techniques de management et procédures de légitimation. Il s’agit du caractère instrumental, strictement gestionnaire des interventions, et de leurs justifications. Les mesures adoptées, toujours présentées comme nécessaires, trouvent leur principe de nécessité dans le respect d’un cadre, le plus souvent comptable ou juridictionnel, sans exiger un large déploiement de discours idéologiques. Dans le cas de la domination par le changement, tout se fait sans apparat. Le caractère technique des mesures rend difficile, voire d’ailleurs inutile, leur transmission à un large public. Rien, ou presque, ne vient assurer la cohérence d’ensemble si ce n’est précisément le cadre comptable et/ou juridictionnel général auquel les mesures particulières doivent s’ajuster. Ces cadres comptables et juridictionnels – ce « gouvernement par les normes » comme dit Laurent Thévenot (1997) – reposent sur une extension de la logique du management, qui est un art de la fragmentation ou plutôt l’art de coordonner des individus détachés de leur appartenance et donc substituables les uns aux autres, en les plaçant, chacun pris séparément, sous l’emprise de la règle (ce qui fut la grande idée de Taylor). Cela, sans nécessairement qu’ils en aient eux-mêmes conscience, et dans la visée purement instrumentale du profit.
En guise de conclusion : sociologie, philosophie politique, praxis politique
27Le mode de domination dont je viens de donner un rapide signalement ne fait pas que défaire des collectifs existants porteurs de critiques. Il entrave la formation, au sein des dominés, de collectifs nouveaux, notamment en cherchant à susciter des attentes dont la réalisation, conformément à un idéal méritocratique, dépendrait uniquement des possibilités données aux individus d’exploiter les gisements de capacités qui dorment en eux : « si on veut on peut ». Mais comme, même si on le veut, on s’aperçoit assez vite qu’on ne peut pas grand-chose, alors il faut bien que chacun se retourne contre les autres, c’est-à-dire habituellement ses plus proches : chacun « pourrait » si les autres, (les camarades de classe, les voisins de bureau, les collègues d’atelier, ou d’Université, etc.) ne le lestaient pas du poids de leurs propres « incapacités ». Ce que l’on a appelé, depuis trente ans, « la montée de l’individualisme » – le dernier grand récit auquel la philosophie sociale semble avoir daigné croire – a vraisemblablement à voir avec ces nouveaux effets de domination, même si les phénomènes visés ne peuvent leur être entièrement imputés, comme le montrent une série de contributions de cet ouvrage.
28Mais l’approche proprement sociologique que j’ai commencé à déployer ici ouvre sur des questions relevant de la philosophie politique et même de la praxis politique. La légitime autonomie scientifique de la sociologie par rapport à des préoccupations plus directement politiques ne doit pas nous empêcher, au nom d’une illusoire indépendance et « neutralité » scientiste, de nous efforcer de penser des connexions entre différents registres (sociologie-philosophie politique-praxis politique). Dans une telle perspective, une prise de conscience de la contradiction herméneutique ne débouche pas nécessairement ni sur un rejet de la critique au nom d’une valorisation – actuellement très en vogue, même à gauche – des sources (supposées) d’autorité (le bien commun supra-individuel, la loi du Père, l’État impartial, le droit, la science absolutisée, etc.), ni, à l’inverse, sur un rejet de l’idée même d’institutions c’est-à-dire d’instances sans corps investies de la charge de dire ce qu’il en est de ce qui est afin d’atténuer l’incertitude propre à la vie sociale.
29Une philosophie politique renouvelée s’orienterait plutôt vers une prise de conscience de la contradiction herméneutique en vue de son déplacement. Mais à la condition, radicalement démocratique, que cette prise de conscience et ce déplacement soient également distribués entre tous les membres du collectif. Il est difficile d’évaluer tous les effets qu’exercerait un tel déplacement, mais on peut penser qu’il ouvrirait aux personnes de nouvelles possibilités dans la construction de collectifs – et notamment de devenir réellement ces êtres encore embryonnaires qu’invoque la sociologie, c’est-à-dire des individus et des acteurs. Cela sans sous-estimer les conflits qui les opposent au nom d’un consensus illusoire (qui, le plus souvent, a été un habillage de la domination), mais aussi sans se fixer sur le moment, aussi nécessaire soit-il, du conflit dans la mesure où l’accord pourrait se faire sur rien de plus que le caractère provisoire et révisable des formes de qualification, des formats d’épreuves, des définitions de la réalité. Dans une utopie de ce genre, deux dimensions fondamentales et liées pourraient être envisagées différemment de la façon dont elles sont traitées dans les sociétés structurées par la domination : le couple fragilité/incertitude et le couple individualités/collectifs. Tout d’abord, le monde social serait reconnu pour ce qu’il est, c’est-à-dire dans sa fragilité constitutive et dans son incertitude structurelle, et aurait donc à s’en ressaisir pour les mettre au panthéon de ses « valeurs » au lieu de prétendre toujours les résorber définitivement (voir aussi Corcuff, 2002-b). D’autre part, une association des individualités, rendant possible le déploiement des capacités individuelles, serait envisageable, dans la perspective libertaire ouverte par Marx (1965, p. 614) « d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social ». Cela supposerait toutefois que l’optimisme historique de Marx soit tempéré par un sens du tragique et que le caractère infini des contradictions sociales ne soit pas rabattu sur une vision harmonieuse du futur, selon les indications critiques fournies par Maurice Merleau-Ponty (2000).
30Un tel horizon politique appelle l’émergence de pratiques radicales nouvelles, dans des rapports réinventés entre sociologie, philosophie politique et praxis politique.
Bibliographie
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