28. Vers une théorie générale de l’individualisme contemporain occidental ?
p. 329-337
Texte intégral
1Nous nous efforcerons dans ce texte de présenter les articulations principales d’un travail en cours sur l’individualisme contemporain. Pour l’instant, nous n’avons écrit qu’une série des textes consacrés à certaines dimensions de ce projet d’ensemble (Corcuff, 2002, 2003-a et b, 2005-a et b, 2006-a et b, 2007, 2008 ; Corcuff, Ion, Singly, 2005), mais sans en produire un tableau général. Ce tableau général avance des passages entre des outils sociologiques et des ressources philosophiques. Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous essayerons de clarifier trois points préalables.
La notion d’« individualisme »
2J’emprunterai la distinction entre les notions d’« individuation », renvoyant à la présence d’agents empiriques individués dans toute société humaine, et d’« individualisation », faisant référence à une valorisation de cet agent empirique individué dans certaines sociétés, au philosophe Vincent Descombes (2003)1. Faire de l’« individualisme » une catégorie d’analyse sociologique implique alors de partir de l’hypothèse d’une plus grande individualisation des individus dans les sociétés dites « modernes » et contemporaines occidentales. On parlera dans cette perspective d’« individus individualisés ». Si l’individualité renvoie à une propriété de toute individuation dans les sociétés humaines, les sociétés dites « individualistes » occidentales auraient notamment comme caractéristique de valoriser une certaine version de cette individualité (basée sur les idées d’unité, de continuité, d’intériorité, d’authenticité et d’autonomie notamment).
3Toutefois, la catégorie d’« individualisme » apparaît d’un usage compliqué. Car prise en un sens homogénéisant, elle risque de devenir un principe explicatif transhistorique, fonctionnant comme une conceptualisation bulldozer, quels que soient les milieux sociaux et les périodes historiques. Les penchants homogénéisateurs dans l’usage de la notion sont souvent redoublés par la pente évolutionniste des récits des processus d’individualisation. Or, on peut repérer, dansl’histoire humaine, diverses figures d’individualisation dans différentes périodes historiques (par exemple, dans l’Antiquité grecque et romaine, comme l’a fait Michel Foucault), mais aussi des tendances à la désindividualisation à d’autres moments. Et puis, des tendances individualisatrices peuvent cohabiter avec des contre-tendances désindividualisatrices.
4Ces précautions ne nous conduisent pourtant pas à abandonner la catégorie d’« individualisme » dans l’analyse sociologique, mais elles poussent à un usage plus prudent. Il en va de l’individualisme comme de la plupart des concepts généraux en sciences sociales. Les concepts sociologiques constituent seulement des constructions analogiques, comme le rappelle Jean-Claude Passeron (1982 et 2000). Dans ce cadre, parler d’« individualisme », ce serait utiliser un repérage analogique n’écrasant pas la pluralité, voire l’hétérogénéité des périodes et des réalités englobées.
5L’individualisation des comportements apparaît au cœur de ce qui a été désigné comme « la Modernité » occidentale (dont on fait souvent remonter les prémisses à la Renaissance, avec une accélération au Siècle des Lumières). Elle s’est incarnée dans des logiques diverses jusqu’à aujourd’hui. Cette individualisation occidentale a trouvé de nouveaux développements à partir des années 1950-1960 aux États-Unis, puis en Europe. Ils ont été thématisés par certains comme « culture narcissique » (pour les auteurs les plus critiques) et comme « seconde Modernité » (pour les auteurs les plus compréhensifs) ; nous parlerons pour notre part d’individualisme contemporain occidental.
Un relationnalisme méthodologique
6L’opposition entre « la société » et « l’individu » est apparue comme une des plus structurantes dans l’histoire de la sociologie et de ses débats. L’opposition routinisée dans les repères académiques entre « holisme méthodologique » et « individualisme méthodologique » en constitue une des manifestations.
7Nous faisons l’hypothèse qu’une part importante des sociologies historiquement les plus stimulantes ne sont à strictement parler ni holistes, ni individualistes, d’un point de vue méthodologique, mais relationnalistes (de Marx et Simmel à Elias, Goffman ou Bourdieu). Le relationnalisme méthodologique constitue les relations sociales en entités premières, caractérisant alors les individus et les institutions collectives comme des entités secondes, des cristallisations spécifiques de relations sociales.
8Il ne faut pas confondre ici l’individualisme et le holisme en tant que méthodologies et l’individualisme et le holisme en tant que caractéristiques de sociétés. Il peut tout à fait y avoir une lecture holiste d’une société individualiste et une lecture individualiste d’une société holiste, par exemple. L’individualisme contemporain occidental sera donc appréhendé ici sous un angle relationnaliste d’un point de vue méthodologique.
Une théorie générale ?
9Nous avançons ici la possibilité d’une théorie générale de l’individualisme contemporain occidental, établissant des connexions entre différents registres intellectuels : théorie sociologique, sociologie empirique, anthropologies philosophiques et philosophie politique.
10Un tel essai de théorie générale s’éloigne des « systèmes » théoriques bouclés à prétentions totalisatrices (selon l’architecture philosophique construite par Hegel ou comme « le marxisme ») pour s’orienter davantage dans une dynamique exploratoire, testant des connexions entre des champs d’interrogation différents. Les connexions explorées ne sont cependant ni exclusives, ni nécessaires. Ainsi, tel présupposé anthropologique commun peut donner des conceptualisations théoriques différentes et des résultats empiriques différents. D’autre part, des sociologies de l’individualisme proches peuvent donner des traductions différentes dans l’ordre de la philosophie politique.
11On aurait alors affaire à une constellation lacunaire en mouvement, le résultat à chaque fois provisoire ne se présentant pas comme un « tout » refermé sur lui-même. Il déborderait certes, dans le souci d’une cartographie globale, l’état des savoirs vérifiés et vérifiables. Ce faisant, il aurait l’utilité de ne pas faire son deuil du souci du global, sans pour autant s’abandonner aux charmes incontrôlés du total. On peut ainsi penser qu’il est utile pour la sociologie de situer les différents savoirs produits par les enquêtes dans un paysage global, évitant l’émiettement de savoirs de plus en plus spécialisés, sans pour autant prétendre voir « le tout ». Dans une logique dynamique, la cartographie globale s’alimente d’enquêtes, tout en les débordant, ouvrant alors de nouvelles pistes pour d’autres enquêtes, qui elles-mêmes pourront déplacer les lignes de la cartographie globale.
12Àpartir de ces clarifications préalables, ce texte aura quatre temps synthétiques.
Débats sociologiques autour de l’individualisme contemporain occidental : vers une compréhension critique
13Dans le champ des sociologies de l’individualisme contemporain discutées en France, on peut identifier deux grands pôles tendanciels : un pôle critique et un pôle compréhensif.
14Le pôle critique va plutôt mettre en évidence comment l’individualisme contemporain défait des formes de lien social et génère des pathologies spécifiques (« narcissisme » chez Richard Sennett et Christopher Lasch ou « fatigue d’être soi » chez Alain Ehrenberg). Il n’aura pas nécessairement des jugements de valeur directement négatifs sur les processus analysés, mais le vocabulaire choisi donnera souvent des connotations négatives à ce qui est observé.
15Le pôle compréhensif va plutôt mettre en évidence une place nouvelle de la réflexivité, une « démocratisation » de la vie personnelle, ou une recomposition des liens sociaux dans un sens plus favorable aux individualités. Les travaux d’Anthony Giddens, Jacques Ion ou François de Singly vont plutôt dans ce sens. Là aussi, les jugements de valeurs ne sont pas nécessairement directs, mais le vocabulaire choisi révèle souvent des connotations positives.
16Les limites respectives des approches critiques et compréhensives ont vraisemblablement à voir avec une « maladie sociologique » proche des « maladies philosophiques » diagnostiquées par Ludwig Wittgenstein : « Cause principale des maladies philosophiques – un régime unilatéral : On nourrit sa pensée d’une seule sorte d’exemples. » (2004, partie I, & 593, p. 221). Les « sortes d’exemples » de Lasch, Sennett ou Ehrenberg apparaissent plus déprimants, alors que ceux de Giddens, Ion, de Singly apparaissent plus enthousiasmants.
17La mise en parallèle des aspects respectifs pointés par les approches critiques et les approches compréhensives nous oriente alors vers la possibilité d’une compréhension critique de l’individualisme contemporain occidental. Déjà une série d’auteurs, partant d’une approche compréhensive, ont été conduits à mettre en cause des dissymétries de ressources entre acteurs et groupes d’acteurs : Ulrich Beck, Jean-Claude Kaufmann ou Axel Honneth. C’est une perspective analogue que nous voudrions nourrir.
Sociologies de l’individualisme et anthropologies philosophiques
18Dans notre projet de théorie générale, nous souhaitons prendre en compte les rapports entre les dimensions analytiques-scientifiques (le plan principal des sciences sociales) et les présupposés anthropologiques (non nécessairement explicites) du travail sociologique. Nous entendrons ici « anthropologies » au sens d’« anthropologies philosophiques », c’est-à-dire des caractérisations philosophiques des propriétés de l’humain et de la condition humaine. Assumer la part anthropologique des sciences sociales pourrait participer à la dynamique proprement scientifique de ces disciplines si cela s’inscrit dans le mouvement de la réflexivité sociologique. Prendre conscience de cette part anthropologique, ce serait prendre conscience des limites des concepts utilisés, et donc du domaine de validité des énoncés scientifiques produits.
19Si on met en parallèle la façon dont Marx et Durkheim ont traité l’individualisation dans la « modernité » capitaliste, on repère une polarité intéressante pour les sociologies contemporaines.
20Une des anthropologies philosophiques alimentant la critique par Marx du capitalisme est celle de « l’homme complet ». Dans cette anthropologie, les humains seraient dotés de désirs infinis. Ces désirs sont considérés comme des potentialités créatrices. Chez Marx, le désir apparaît comme intrinsèquement positif et émancipateur ; le capitalisme constituant un cadre social entravant, étouffant, amenuisant la créativité humaine. Selon lui, une société émancipée doit alors libérer les désirs humains créateurs de leurs entraves. On pourrait parler dans cette double perspective d’une anthropologie philosophique des désirs créateurs, associée à une philosophie politique émancipatrice. Dans leurs implicites anthropologiques (sans nécessairement en être conscientes), les sociologies contemporaines les plus compréhensives quant à l’individualisme sont en général plutôt proches de cette anthropologie de Marx.
21De manière analogue, pour Durkheim, les désirs humains apparaissent illimités, mais cette illimitation relèverait de l’insatiable. Or, le caractère inextinguible des désirs les rendrait frustrants. D’où une philosophie politique d’inspiration républicaine accrochée à sa sociologie : il faudrait mettre des bornes sur lesquelles viendrait buter le caractère destructeur et auto-destructeur des désirs humains. On parlera alors d’une anthropologie philosophique des désirs frustrants, associée à une philosophie politique de l’éducation et de l’État républicains. Les sociologies contemporaines les plus critiques vont souvent converger anthropologiquement avec Durkheim.
22Une compréhension critique des ambivalences de l’individualisme contemporain aurait besoin, comme appui anthropologique, d’un pluralisme anthropologique, mettant en tension Marx et Durkheim, les potentialités créatrices et frustrantes des désirs humains. Georg Simmel a fourni des pistes dans ce sens, car sa sociologie contrastée de l’individualisme « moderne » prend notamment appui sur l’hypothèse anthropologique d’un « désir dualiste » (1999, p. 692). C’est dans son sillage que nous nous inscrirons.
Du concept de contradiction capital/individualité à la réception de la série télévisée Ally McBeal
23Afin d’outiller une démarche de compréhension critique dans les rapports entre individualisme contemporain et néocapitalisme, nous avons avancé la notion d’inspiration marxienne de contradiction capital/individualité (Corcuff, 2006-a).
24Précisons en premier lieu la notion de contradiction du capitalisme. Une contradiction du capitalisme vise un ensemble de contraintes structurelles et de potentialités d’émancipation au sein du capitalisme pouvant ou non être actualisées à travers une politisation dans différentes configurations socio-historiques.
25Les marxistes ont souvent mis l’accent sur la contradiction capital/travail. Mais comment formuler une contradiction capital/individualité ? Le capitalisme contribuerait à nourrir l’individualisme contemporain. Pourtant, stimulant les désirs d’épanouissement personnel, il limiterait et tronquerait au final les individualités par la marchandisation et la division du travail. Il ferait naître des aspirations à la réalisation de soi et à la reconnaissance personnelle qu’il ne pourrait que très partiellement satisfaire dans le cadre de sa dynamique de profit. Les désirs d’individualité frustrés deviendraient (comme les salariés dans la contradiction capital/travail) des « fossoyeurs » potentiels du capitalisme. Cette contradiction capital/individualité se trouverait exacerbée dans le cas du néocapitalisme (Boltanski et Chiapello, 1999), car l’individu est y encore davantage valorisé.
26On peut aborder les effets et les réactions au cadre néocapitaliste, et donc les formes prises par la contradiction capital/individualité, à travers un versant négatif (frustrations relatives) et un versant positif (imaginaires utopiques).
27L’angle classique d’analyse en sociologie dit des frustrations relatives, de Davies à Boudon et Bourdieu, nous sera donc ici utile. Cette notion vise un état de tension propre à une satisfaction attendue mais refusée ; d’où une insatisfaction. La frustration apparaît relative aux attentes telles qu’elles sont constituées dans un cadre socio-historique donné. Or, justement une série d’observations sociologiques (de Sennett, Lasch, Beck, Ehrenberg, Honneth ou Kaufmann) ont alimenté ces dernières années l’analyse des frustrations relatives de l’individualité dans nos sociétés contemporaines.
28Mais la frustration relative a un versant positif du côté des attentes, servant d’étalon au ressenti des frustrations. Ici la notion d’imaginaires utopiques apparaît heuristique. La notion d’imaginaire a été particulièrement explorée par Castoriadis (1975). L’imaginaire serait doté, pour Castoriadis, d’un pouvoir créateur, et non pas seulement d’une fonction reproductrice. De l’utopique, nous retiendrons l’aspiration à un « ailleurs » par rapport aux situations existantes. Le sens de l’ailleurs, cultivé dans un imaginaire personnel, servirait alors d’étalon aux déceptions ressenties.
29Au cours d’une enquête de réception, nous avons pu observer chez des téléspectatrices et des téléspectateurs français de la série télévisée américaineAllyMcBeal des réserves utopiques logées dans l’idéal amoureux.
Une autre « sorte d’exemple » : extraits d’un entretien (31-05-2003) avec Dominique (femme de ménage, 39 ans, célibataire, 4 enfants de pères différents)
« Peut-être y’a un cheminement qui a fait que je me suis sentie peut-être proche d’elle, dans le sens quand on recherche quelque chose dans la vie, on le cherche jusqu’à ce qu’on le trouve […] Le côté un peu heu utopique de l’amour. »
« Ça traduit un peu mes sentiments, mais eux ils ont les mots que moi je n’ai pas en fait. »
« L’idéal je pense que ça aide à avancer, dans un sens, enfin d’avoir un but ; c’est plutôt, enfin je pense que ça sert d’avoir un but, de pas baisser les bras. Et tant qu’on a cet idéal-là, on avance. On avance peut-être pas toujours de sur le bon chemin, mais on avance. Mais, par contre, le jour où on perd ses illusions. – enfin je l’ai vécu personnellement – le jour où on perd ses illusions, c’est tout, tout s’écroule en fait.
Tout s’écroule, mais c’est une mort pour une autre vie en fait. C’est c’est comme une naissance hein. »
30Cette aspiration à un ailleurs révèle une composante critique par rapport à des valeurs dominantes de la société néocapitaliste, car il vise un amour désintéressé et authentique, débarrassé du prisme marchand. Ce non-politique pourrait alors être considéré comme un « pré-politique » politisable, puisqu’il a jadis été politisé (par exemple, encore récemment autour des années 1968). Nous ferons alors l’hypothèse que les imaginaires utopiques-critiques de nos contemporains, activés notamment mais non exclusivement autour d’idéaux amoureux, sont en rapport avec cette contradiction importante, mais souvent mal perçue du néocapitalisme : la contradiction capital/individualité.
31Revenons sur certaines caractéristiques de la notion de contradiction capital/individualité. Tout d’abord, elle prend appui sur un pluralisme anthropologique : une ambivalence des désirs humains potentiellement caractérisés par une dynamique créatrice et par la frustration. Puis, elle essaye d’associer des dimensions compréhensives et critiques quant à l’individualisme contemporain.
32Elle relève d’une globalisation critique, avec une part d’extériorité, car les notions mêmes de « capitalisme » et de « contradictions du capitalisme » pointent des contraintes générales pesant sur les acteurs mais débordant leurs consciences en situation. Mais elle intègre aussi les capacités des personnes à générer des imaginaires utopiques, c’est-à-dire activant la possibilité d’un ailleurs par rapport aux logiques sociales existantes. C’est une façon de ne pas réduire, de façon misérabiliste (au sens de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, 1989), les acteurs à la frustration, à la souffrance et/ou à la domination.
33C’est une notion compréhensive-critique qui a aussi des dimensions politiques : 1) elle est adossée à un horizon émancipateur, non-capitaliste ; et 2) elle ouvre sur la possibilité d’un politisation. Mais cela demeure une notion principalement analytique, un outil d’analyse de la réalité, qui ne réduit pas cette analyse à une téléologie politique. Elle s’efforce donc, tout en assumant ses composantes anthropologiques, éthiques et politiques, de préserver une autonomie scientifique.
Essai de traduction dans le registre de la philosophie politique
34Nous proposerons, pour finir, une esquisse de traduction dans l’ordre de la philosophie politique ; traduction non nécessaire et non exclusive à partir des ressources sociologiques retenues. Cette traduction s’inscrit dans le cadre des potentialités de la galaxie altermondialiste émergente. Nous avons donné provisoirement le nom de social-démocratie libertaire à une telle hypothèse en philosophie politique. Cette philosophie politique aurait notamment à prendre en charge les relations entre une logique de justice sociale (comme réponse à la contradiction capital/travail) et une logique d’épanouissement des individualités singulières (comme réponse à la contradiction capital/individualité).
35Une conception de la justice sociale suppose en général une mesure commune. Dans la perspective d’une répartition équitable des ressources, il faut ainsi rendre des activités et des personnes commensurables, appréhendables à partir de critères communs au sein d’un même espace. C’est une vision de la justice que nous avons hérité de Platon et d’Aristote et que l’on retrouve chez les théoriciens contemporains de la justice, comme John Rawls. C’est ce que nous appellerons le versant social-démocrate du problème.
36Mais on oublierait, si on en restait là, ce qui tend à échapper à la mesure commune, c’est-à-dire l’incommensurable, l’individualité singulière. Or, les théoriciens anarchistes ont fréquemment insisté sur les risques d’écrasement de la singularité individuelle par les cadres collectifs de mesure. Ce serait donc la composante libertaire du problème.
37Au croisement de la tradition juive et de la phénoménologie, Lévinas a suggéré une piste quant à la mise en rapport des deux dimensions (la part libertaire de l’incommensurable/la part sociale-démocrate du commensurable). Il écrit ainsi :
« Comment se fait-il qu’il y ait justice ? Je réponds que c’est le fait de la multiplicité des hommes, la présence du tiers à côté d’autrui, qui conditionnent les lois et instaurent la justice. Si je suis seul avec l’autre, je lui dois tout, mais il y a le tiers […] Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l’incomparable. » (Lévinas, 1990, p. 84)
38Lévinas a donc commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure et de justice, d’autre part. C’est ce qu’il appelle « comparer l’incomparable », et que nous nommons social-démocratie libertaire.
39À travers les cheminements proposés, nous avons opéré des passages entre présupposés anthropologiques, théories sociologiques, enquête empirique et philosophie politique. Des passages qui ne constituent pas un système théorique bouclé, mais un autre rapport à la perspective d’une théorie générale. Cette théorie générale se présente comme une théorie de l’individualisme contemporain occidental. Ce n’est donc pas une théorie générale des sociétés contemporaines, mais une théorie régionale, se focalisant sur une des dimensions seulement de ces sociétés.
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Nous nous dissocions ici des acceptions de ces deux notions retenues par Christian Le Bart (2008), dansce qui constitue par ailleurs une magistrale synthèse des travaux disponibles sur ces questions.
Auteur
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