7. La privatisation des individus : l’approche du social par Castoriadis en question
p. 101-108
Texte intégral
1Dès la fin des années 50, Castoriadis constate un désintérêt croissant de la majorité pour les affaires publiques et assure que « la privatisation des individus est le trait le plus frappant des sociétés capitalistes modernes » (CMR 2, 69). Cette thèse, qu’il ne cessera de soutenir pendant près de 40 ans, représente à ses yeux la manifestation la plus probante d’une crise extrêmement profonde affectant les sociétés modernes devenues incapables d’offrir une représentation positive d’elles-mêmes. On peut être surpris devant la trivialité de tels propos, si souvent rabâchés sur tous les tons et tous les modes, au point de se demander s’il convient vraiment de les prendre au sérieux : ne relèvent-ils pas d’un lamento qui en dit plus long sur l’humeur négative de qui l’énonce que sur la réalité sociale ?
2Il faut toutefois se méfier des effets de lassitude et reconnaître qu’une vérité ne perd rien à être reprise. On peut alors se demander si la critique immédiate des propos de Castoriadis n’est pas à comprendre comme un symptôme. Le refus du constat de crise pourrait ainsi en être le produit : repliés sur leur vie privée, les individus souhaiteraient ne pas être perturbés par le bruit du monde, préférant dénier sa réalité que l’affronter. Ce ne serait donc pas tant le fait de dresser un bilan sombre de l’état social qu’il faudrait stigmatiser au prétexte qu’il ressort d’une pensée du déclin, mais bien l’assurance tranquille d’un pouvoir régénérateur de la société conduisant à une passivité de fait.
3La difficulté qu’il y a à trancher quant à la réalité et à la nature de la crise tient bien évidemment à notre enracinement dans le social que nous cherchons à comprendre, lequel interdit toute pensée de survol, comme disait Merleau-Ponty. Or cela, Castoriadis le savait parfaitement, lui qui assure qu’« il ne peut y avoir une théorie de l’institution car la théorie c’est la theôria : le regard qui se met en face de quelque chose et l’inspecte » (CL 6, 115), invitant plutôt à interpréter le sens du social à partir d’une analyse des significations imaginaires qui le structurent. Ce qui nous paraît représenter un apport décisif dans le domaine de ce que l’on a l’habitude d’appeler les sciences humaines.
4Ceci dit, la question se pose de savoir si l’on peut adhérer aux vues de Castoriadis sur le social – le social-historique, selon l’expression qu’il emploie pour manifester son refus de séparer société et histoire – sans adhérer pleinement à son analyse d’une « société à la dérive » ? Celle-ci peut en effet sembler outrancière à qui pressent que le désir d’autonomie, qu’elle suppose moribond, sous-tend encore bien des manières d’être, jusqu’à celles qui semblent ne rien lui devoir. On est ainsi conduit à contester certaines analyses de Castoriadis à partir de ses propres vues théoriques ; ce qui signifie que celles-là ne sont pas nécessairement dépendantes de celles-ci, que l’on peut adhérer à ses vues générales sur le social-historique sans partager son jugement sur l’époque.
Le sens de la crise : l’éclipse du projet d’autonomie
5Déplorant la crise des sociétés modernes, Castoriadis est parfaitement conscient de la manière dont ses propos peuvent être reçus : « On parle depuis longtemps de “crises des valeurs”, cela doit faire au moins cent cinquante ans, au point que cela risque de rappeler l’historie de Pierre et le loup. On en a tellement parlé que lorsque cette crise est enfin là, on réagit comme devant une blague éventée. » Mais « je pense fermement que le loup est vraiment là », continue-t-il, tout en précisant qu’il refuse le terme extrêmement imprécis de « valeur » pour envisager une crise « des significations imaginaires sociales » (CL 4, 127). Qu’est-ce à dire au juste ?
6Le comprendre suppose de prendre ses distances avec les thèses que l’on peut regrouper sous le nom d’individualisme méthodologique pour reconnaître que la société, nullement réductible à l’intersubjectivité ou à l’interaction individuelle, est toujours déjà-là, qu’elle est toujours déjà instituée, ou encore qu’elle s’institue en instituant un monde de significations. Comme le spécifie Castoriadis, « toute société crée son propre monde, en créant précisément les significations qui lui sont spécifiques » (CL 4, 127). Ces significations, qui relèvent d’une création sociale, ne peuvent être rapportées à rien d’autre qu’elles-mêmes : on ne peut ni les (re) construire logiquement comme c’est le cas dans une perspective hégélienne, ni les déduire de la nature à la manière des fonctionnalistes. N’étant donc ni rationnelles ni réelles, elles doivent être comprises comme imaginaires. Dire qu’elles sont sociales, enfin, c’est manifester qu’elles ne sont imputables à aucun être empirique, et renvoient plutôt au collectif anonyme que représente la société : « création de l’imaginaire social, elles ne sont rien si elles ne sont pas partagées, participées par ce collectif anonyme, impersonnel qu’est à chaque fois la société » (CL 4, 128). Retenons que les significations imaginaires sociales sont source de sens en ce qu’elles spécifient ce qui est juste et ce qui est injuste, indiquant par là ce qu’il convient de faire ou non et établissant les types d’affects qui sous-tendent les actions qu’elles valorisent.
7Cette approche, proposée par Castoriadis, permet de saisir que la tâche – qui incombe prioritairement et essentiellement à qui entend analyser une société donnée – est de dégager les significations imaginaires qui la structurent à partir de l’étude de son fonctionnement. Quant à la question de leur origine, il faut accepter qu’elle reste à jamais ouverte : on pourra toujours tâcher d’éclairer les conditions dans lesquelles ces significations sont apparues, mais on doit faire le deuil de la volonté de rendre totalement compte de leur émergence puisque cela reviendrait à les rapporter à ce qui était déjà-là et donc à nier leur caractère de nouveauté radicale.
8Pour ce qui nous intéresse ici, à savoir les sociétés occidentales actuelles, Castoriadis assure qu’elles « se sont formées telles qu’elles sont et se sont instituées moyennant l’émergence et, jusqu’à un certain point, l’institution effective dans la société de deux significations centrales » ; ce qui signe la rupture avec le monde chrétien (CL 4, 129). Ce que sont ces significations, il ne cesse de le répéter : il s’agit d’une part, du projet de maîtrise prétendument “rationnelle” de la nature aussi bien que des êtres humains – projet qui « correspond à la dimension capitaliste des sociétés modernes » –, et, d’autre part, du projet d’autonomie individuelle et sociale « qui correspond au projet démocratique, émancipatoire, révolutionnaire » (CL 4, 129-30). Soulignons-le, ces deux significations imaginaires sont hétérogènes en droit : la première s’exprime au travers de la révolution galiléenne qu’elle autorise, mais aussi de l’impérialisme, sur le plan politique, et de l’organisation taylorienne du travail, au plan social ; la seconde se manifestant, quant à elle, dans et par les luttes pour l’émancipation de tous.
9Si les premières expressions de ces significations sociales apparaissent dès le XIIe siècle, leur affirmation véritable ne commence qu’au XVIIIe et se poursuit « jusqu’aux guerres mondiales du XXe siècle ». Les sociétés modernes connaissent, au cours de ces décennies, une perpétuelle mise en question des formes politiques instituées et autant de propositions nouvelles : « pour la première fois dans l’ère chrétienne, la philosophie rompt avec la théologie ; la science rationnelle se développe très rapidement ; et l’art crée des formes nouvelles » – on peut ainsi parler de revendication explicite du projet d’autonomie « aussi bien dans le champ social et politique qu’intellectuel ». En même temps, précise Castoriadis, on assiste à la création du capitalisme, qu’il faut comprendre comme « nouvelle réalité sociale-économique ». Le trait marquant de cette période est alors « la contamination mutuelle » de ces deux significations imaginaires qui « mènent une coexistence ambiguë sous le toit de la “Raison” » (CL 3, 17).
10Nous pouvons maintenant le comprendre, la crise affectant les sociétés occidentales modernes tient essentiellement à la rupture de cet équilibre étrange dû à la privation des individus. Dès 1959, Castoriadis constate en effet que « l’idée qu’une action collective puisse déterminer le cours des choses à l’échelle de la société a perdu son sens sauf pour d’infimes minorités » (CMR 2, 69), la majorité ne s’intéressant plus guère qu’à ce qui relève de son existence privée. Ne peut-on penser que Mai 68 et les mouvements qui s’ensuivirent ont apporté un cinglant démenti à de tels propos ? Tout en se félicitant de tels mouvements, Castoriadis considère qu’ils « ont abouti à des semi échecs » puisqu’« aucun, parmi eux, n’a pu proposer une nouvelle vision de la société, ni affronter le problème politique global comme tel ». Aussi persiste-t-il dans son approche, assurant qu’« après le mouvement des années soixante, le projet d’autonomie semble subir une éclipse totale » (CL 3, 19-20).
11Il faut alors reconnaître que, tendanciellement, la société n’est plus structurée que par l’autre signification imaginaire moderne : le projet de maîtrise « rationnelle » – lequel « a cessé de concerner seulement les forces productives et l’économie pour devenir un projet global, d’une maîtrise totale des données physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles », révélant, si besoin était, son caractère proprement « démentiel » (CL 4, 90). Ce n’est pas là une simple appréciation morale ; le caractère démentiel d’un tel projet tient au fait, qu’à terme, il met en danger la permanence de la société qui le porte. Il suffit, pour le comprendre, de réfléchir sur le type d’être que le système actuel valorise et qui tend ainsi à devenir le seul modèle identificatoire : « celui de l’individu qui gagne le plus possible et jouit le plus possible ». Ici encore, Castoriadis met en garde contre la banalisation du banal si l’on peut dire : « cela se dit ouvertement de plus en plus, ce qui n’empêche pas d’être vrai », note-t-il, avant de préciser que, « malgré la rhétorique néo-libérale », gagner « se trouve maintenant disjoint de presque toute fonction sociale et même de toute légitimation interne au système », puisqu’« on ne gagne pas parce que l’on vaut, [mais que l’] on vaut parce que l’on gagne » (CL 4, 131).
12La société se trouve ainsi minée par la rationalité économique qui s’impose dans tous les domaines ; et si elle ne s’est pas effondrée, c’est parce qu’elle « bénéficie encore de modèles d’identification produits autrefois » (CL 4, 132). Autrement dit, le capitalisme en appelle à un type anthropologique alors même qu’il en suscite un autre, radicalement différent. C’est bien en quoi réside sa contradiction : « Le capitalisme s’est développé en usant irréversiblement un héritage historique créé par les époques précédentes et qu’il est incapable de reproduire. Cet héritage comprend, par exemple l’honnêteté, l’intégrité, la responsabilité, le soin du travail, les égards dus aux autres, etc. » Mais pourquoi, demande Castoriadis, « dans un régime qui proclame constamment, dans les faits et en paroles, que l’argent est la seule valeur », les juges resteraient-ils intègres, les enseignants attentifs à l’éducation de leurs élèves et les médecins à la santé de leurs patients sans considérations pécuniaires (CL 6, 176-77) ?
13Comprenons bien, il ne s’agit nullement de prophétiser la fin prochaine du système capitaliste, dont la capacité de réaction n’est plus à démontrer, mais de souligner que, s’ils permettent d’éviter un effondrement total, les aménagements du système ne parviennent jamais à surmonter les contradictions qui le minent. Cela vaut, notamment, pour le retour de l’éthique dont on parle beaucoup depuis plusieurs années. C’est là en effet un mouvement qui procède clairement d’un rejet de la politique au sens fort du mot, au sens d’une activité collective qui, mettant en jeu l’institution même de la société, présuppose que les hommes prennent conscience que rien n’est sacré en soi, qu’il n’existe aucune norme transcendante, que toute valeur relève d’une institution sociale. On comprend que Castoriadis assure « impossible » « de ne pas constater la parenté de ce tournant avec le repli sur la sphère “privée” qui caractérise l’époque et l’idéologie “individualiste” » (CL 4, 208).
Un rapport négatif au pouvoir
14La mise en cause du mouvement récent en appelant à l’éthique indique bien que les éléments de crise relevés par Castoriadis, que sont la privatisation des individus et le déclin de la politique, entretiennent de profonds liens avec la pensée libérale s’attachant prioritairement à la défense des libertés dites négatives. L’expression est due à Isaiah Berlin, qui définit par là « le champ à l’intérieur duquel un sujet – individuel ou collectif – doit ou devrait faire ou être ce qu’il est capable de faire ou d’être sans l’ingérence d’autrui » (1988, 190). La liberté ainsi comprise se fonde sur une opposition, qu’elle contribue à renforcer, entre l’individu et le pouvoir : elle vise à protéger celui-là de celui-ci – ce qui a conduit, par exemple, à parler d’habeas corpus ou à définir juridiquement la personne.
15En ce sens, la liberté négative est une revendication centrale de la pensée libérale depuis le XVIIIe siècle au moins. Pierre Manent n’a pas tort de faire valoir que c’est Montesquieu qui, « en voyant dans l’opposition entre le pouvoir et la liberté le centre du problème politique », « fixe ce que l’on pourrait appeler le langage définitif du libéralisme » (1988, p. 123) ; mais l’on peut penser que c’est Benjamin Constant qui manifeste le plus clairement la dynamique qui la sous-tend. Soulignant, dans son discours sur l’opposition entre Anciens et Modernes, que l’on ne peut « demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d’autrefois la totalité de leur liberté individuelle à la liberté politique », il assure que « le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et [qu’] ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances ».
16C’est justement cet état d’esprit que Castoriadis pointe et dénonce : le repli sur la sphère privée lié au désintérêt de la chose publique et animé par un rapport négatif au pouvoir politique perçu comme hostile. Notre propos n’étant pas d’analyser d’où procède une telle vue du pouvoir, nous nous contenterons de souligner qu’elle prend corps dans un contexte où l’État souverain s’est imposé partout en Europe, et de préciser que l’affirmation de cette instance indépendante résulte d’une sujétion consentie précédant la volonté d’en limiter le pouvoir – ce qui apparaît clairement dans le contrat social tel que défini par Hobbes.
17Le problème des sociétés modernes peut être mieux perçu à présent où s’exprime la contradiction de la pensée libérale qui, tout en se réclamant de la démocratie, c’est-à-dire d’un ordre social ne relevant de rien d’autre que de lui-même, flatte les désirs égoïstes de chacun et peine à affirmer leur appartenance à un collectif. Pourtant, comme le souligne Castoriadis, « si l’on s’interdit un tel recours extra-social, on ne saurait échapper à cette position arbitraire originaire : “nous sommes le corps instituant, nous sommes la source de l’institution” » (CFG 2, 200). Autrement dit, il est parfaitement inconséquent de se prétendre démocrate tout en refusant de s’impliquer politiquement.
18Mais comment s’impliquer politiquement quand on a l’impression que cela ne sert à rien, que les décideurs sont, sinon hostiles, du moins indifférents à l’expression populaire, et qu’ils imposent des orientations que la majorité subit plus qu’elle ne les désire. Autrement dit, comment être citoyen si l’on vit dans une société qui, tout en paraissant démocratique, se trouve être une « oligarchie libérale » (CL 4, 62) ? Question triviale qui, mettant l’accent sur les conditions sociales de l’engagement politique, a toutefois le mérite de pointer une circularité fort problématique : l’expression citoyenne suppose que la société soit effectivement démocratique ; ce qui n’est possible que si les individus sont effectivement citoyens.
Défense et promotion du projet d’autonomie
19La circularité que nous venons de souligner semble bien accréditer la thèse d’une éclipse du projet d’autonomie. Pourtant le travail de Castoriadis l’atteste, et ce que nous disons ne fait que le confirmer, l’autonomie est encore désirée par beaucoup. La signification imaginaire et sociale qu’elle représente ne s’est donc pas totalement dissipée et reste un solide point d’appui pour une critique du monde actuel et de son évolution. Elle permet, comme nous avons vu, de dénoncer la folie que représente le projet de maîtrise de la nature et des hommes qui s’appuie, tout en les flattant, sur les désirs inconscients de toute puissance et d’immortalité – ce qui fit dire à Lacan que « le capitalisme opère la forclusion de la castration » (Lacan, 1972). Elle permet également de dénoncer l’idéologie dominante qui prétend que l’homme est foncièrement un homo œconomicus, et ne cesse, par ailleurs, d’affirmer la nécessité d’une hiérarchie dans tous les aspects de la vie sociale.
20On peut sans doute penser, comme Castoriadis, que seule une infime minorité reste sensible à de telles vues. Mais on peut également supposer que celles-ci sont potentiellement partagées par tous les dominés d’un système qui, malgré les souffrances qu’elle génère, les gaspillages qu’elle occasionne, les inégalités qu’elle autorise, considère l’organisation de l’entreprise comme un modèle à étendre – y compris dans le champ de l’éducation ou de la médecine, c’est-à-dire des pratiques (ou des arts) visant l’autonomie des individus, que Freud considérait pour cela comme métiers impossibles.
21Renouant avec les analyses développées par Castoriadis au temps de Socialisme ou Barbarie, on se trouve alors conduit à promouvoir une activité militante redéfinie à partir de la notion de praxis comprise comme ce faire « dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie » (IIS, 112). Concrètement, il s’agit de rompre avec toute prétention à guider les individus que l’on juge dominés au point de ne pas s’en rendre compte pour chercher, plus modestement, à leur faire prendre conscience de la demande informelle d’autonomie qui s’exprime dans leur plainte ou leur manière d’être, et leur permettre ainsi de tirer eux-mêmes les conséquences politiques qui s’imposent. L’analyse n’est dès lors plus d’ordre simplement théorique, mais acquiert une véritable dimension pratique dans la mesure où elle n’est pas sans effets sur les agissements qu’elle envisage.
22Se sachant totalement impliquée dans le social, ayant fait le deuil aussi bien d’un discours objectif que d’une posture de neutralité axiologique, une telle option invite à risquer des hypothèses que seul le devenir effectif de la société est en mesure de valider ou d’infirmer. C’est ainsi que, prenant le contre-pied de Castoriadis, nous inclinons à penser que la dépolitisation qu’il pointe à regret ne tient pas simplement d’une volonté de repli sur sa sphère privée, mais relève aussi d’un sentiment d’impuissance et d’une défiance nouvelle à l’égard des partis et des syndicats traditionnels perçus comme des appareils bureaucratiques indifférents aux aspirations de la « base ». Elle exprimerait alors moins un désengagement citoyen qu’une confuse demande de prise en compte effective des positions de chacun.
23C’est là une hypothèse qui prend tout son sens quand on perçoit que le mouvement qu’on vise date des années 1970, c’est-à-dire du moment où les critiques du stalinisme ont atteint un large public. Au-delà de la remise en cause de la politique menée en Union Soviétique, c’est l’essence même de la bureaucratie qui était visée, de sorte que les formes traditionnelles d’organisation, reproduisant en leur sein l’opposition entre dirigeants et dirigés caractéristique de l’entreprise capitaliste, n’en sont pas sorties indemnes. Si l’on peut dire, avec Castoriadis, que « l’homme contemporain typique fait comme s’il subissait la société, à laquelle, du reste, il est prêt à imputer tous ses maux » (CL 4, 22-23), c’est à la condition d’ajouter que cela tient certainement, pour une part au moins, à la conviction qu’il a de n’être aucunement en mesure d’influer sur le devenir collectif.
24On ne saurait donc s’en tenir à la défense et à la promotion de l’idée d’autonomie. Il convient aussi et surtout permettre à tous de participer à une entreprise collective non directive au cours de laquelle chacun puisse éprouver sa capacité d’initiative et ressentir que les motivations de l’être humain ne sont pas nécessairement l’enrichissement personnel et le souci de soi dans l’indifférence aux autres comme on voudrait nous le faire accroire. La difficulté même d’une telle tâche témoigne de la puissance des représentations liées à la signification imaginaire centrale de la société moderne de volonté de maîtrise « rationnelle » de la nature et des hommes, comme celle posant qu’existent en chacun un désir inné de possession ainsi qu’une tendance à agir selon une logique de l’intérêt bien compris ou celle affirmant la nécessité d’une hiérarchie dans tous les aspects de la vie sociale. La domination que ces représentations exercent sur les esprits est d’autant plus forte qu’elles tendent à être perçues, non pour ce qu’elles sont, à savoir des créations sociales, mais comme naturelles. Le danger est alors que la société dans son ensemble se trouve dominée par ses propres représentations.
25On peut comprendre que Castoriadis ait parlé d’une éclipse du projet d’autonomie. On peut également se dire que cela tient, pour partie au moins, au fait que son investissement intellectuel l’a tenu éloigné de la vie des hommes ordinaires, lui interdisant de percevoir que beaucoup n’acceptent pas vraiment de vivre dans l’hétéronomie et que, s’ils donnent l’impression de se désintéresser du devenir du monde, c’est qu’ils n’ont pas encore trouvé les moyens de s’exprimer. Castoriadis n’a toutefois jamais cessé de défendre le projet d’autonomie : n’est-ce pas qu’il continuait, malgré tout, à espérer un sursaut collectif ?
Conclusion
26Nous nous demandions si les vues générales de Castoriadis conduisent à admettre la thèse de la privatisation de l’individu. La réponse nous paraît négative. S’il est difficile de s’opposer au constat qu’il fait d’un repli sur soi des individus, on peut penser que celui-ci ne relève pas seulement d’un souci de soi dans l’indifférence au monde social, mais qu’il manifeste également le refus de participer à un ordre politique comme fort peu soucieux des opinions des citoyens. On peut alors interpréter autrement que lui le désengagement politique dont il fait état, estimant qu’il révèle, en creux, une exigence authentiquement démocratique.
27Sans doute est-ce une façon de renouer avec les options que Castoriadis a pu dégager quand, soucieux de saisir l’effectivité des agissements des ouvriers, il se penchait avec attention sur la vie dans l’atelier de production. Sans doute est-ce aussi ce qui nous pousse à soutenir qu’un certain volontarisme politique peut être salutaire : il n’est au fond pas autre chose qu’un appel à se tenir à la hauteur de tous ceux qui, depuis les trois derniers siècles au moins, ont porté le projet d’une société émancipée. Résistant envers et contre tout et peut-être, d’abord, envers le sentiment désespérant de l’inutilité de leur geste, ils ont su manifester la force et l’efficacité du refus de la résignation.
Bibliographie
Bibliographie
Ouvrages de Castoriadis :
Capitalisme moderne et révolution, Paris, Union Générale d’Édition, 1979. Tome II. Cité : CMR 2.
L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975. Réimpression : Points-essais, 1999. Cité : IIS.
Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe 3, Paris, Le Seuil, 1990. Cité : CL 3.
La Montée de l’insignifiance. Les Carrefours du labyrinthe 4, Paris, Le Seuil, 1996. Cité : CL 4.
Figures du pensable. Les Carrefours du labyrinthe 6, Paris, Le Seuil, 1999. Cité : CL 6.
La Cité et les lois. Ce qui fait la Grèce 2, Paris, Le Seuil, 2008. Cité : CQG 2.
Autres ouvrages cités :
Berlin I., Deux conceptions de la liberté, in Éloge de la liberté, trad. J. Canaud et J. Lahana Paris, Calmann-Lévy, 1988.
Constant B., De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819. Voir texte en ligne.
Lacan J., Le savoir du psychanalyste, Entretiens de Sainte-Anne, 1971-1972, Inédit, Leçon du 6 janvier 1972.
Manent P., Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Pluriel, 1988.
Auteur
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