4. Eugène Fournière ou le socialisme comme individualisme relationnel
p. 67-77
Texte intégral
1« Le socialisme doit faire appel à l’individu, lui dire : Je ne te libère pas ; libère-toi toi-même, par moi qui ne suis pas ton but, mais ton moyen. » Cette formule d’Eugène Fournière (1857-1914) manifeste bien l’enthousiasme d’un certain socialisme tournant de siècle. Comme si le socialisme avait enfin trouvé dans l’individualisme son horizon et ainsi défini le point de fuite de son œuvre d’émancipation. Comme si le socialisme n’était justement que le moyen propre à atteindre ce but : le plein essor de l’individualité de tous et de chacun. L’ouvrage peu connu de ce socialiste réformiste, allié de Jaurès, son Essai sur l’individualisme1, en constitue le plus riche témoignage. On se propose ici d’en restituer l’argumentation générale afin d’en pointer toute la singularité et toute la radicalité.
« Les individualistes, c’est nous, les anti-individualistes, c’est eux »
2Tel est, selon Rouanet, l’ami et compagnon de lutte d’Eugène Fournière, la thèse fondamentale défendue dans l’Essai sur l’individualisme . L’opposition entre socialisme et individualisme relève en effet pour Fournière d’une confusion fondamentale entre « l’individualisme métaphysique » et absolu, d’une part, et « l’individualisme réel », relatif, de l’autre. Le premier, célébré par les « métaphysiciens spiritualistes et économistes », se fonde sur un concept de liberté pure et abstraiteliberté d’indépendance et d’indifférence, qui suppose que l’individu se définit et s’affirme contre la société. Dans une telle perspective, il y a effectivement opposition entre individualisme et socialisme. Or, selon Fournière, cet « individualisme absolu » est proprement intenable. Les hommes ne sont pas en effet des « dieux immuables et sereins ». Au contraire, obéissant au déterminisme universel, ils n’ont, au regard de l’univers, « pas plus de liberté qu’un puceron ou une pierre ». Doit-on pour autant en conclure que les hommes ne seraient que des « cristaux immobiles et symétriques » ? Telle est, en partie, la conclusion des socialistes les plus matérialistes qui les conduit à dénigrer, à l’instar de Lafargue, la liberté individuelle comme une « blague bourgeoise ». Or pour Fournière, l’« absolu réaliste » est, tout autant que l’« absolu idéaliste », incapable de cerner les ressorts de la liberté humaine. L’« individualisme réel » défendu par Fournière prétend dépasser cette opposition. Si, d’une part, l’individu est un « produit social » et la société un produit d’individus passés et présents, « cette partie : l’individu et ce tout : la société ne peuvent donc pas s’opposer » (EI, p. 7). Nul individu ne peut se réaliser pleinement sans la société et, ajoute Fournière, dans une veine très durkheimienne, « c’est d’elle que nous tirons tout ce qui nous fait attacher un prix à l’existence […] Par elle et par elle seule, l’individu assure et accroît son action sur les choses » (EI, p. 11). Dès lors, la liberté dont l’homme peut jouir résulte de sa sociabilité. Non seulement est-ce la société qui forme les individus, mais, en mettant, à leur disposition, certes de façon partiale et inégale, l’« avoir matériel, intellectuel et moral » des générations passées ainsi que les moyens dégagés par leurs contemporains, elle leur permet d’accroître leur pouvoir et leur puissance d’agir sur le monde. En ce sens, s’il pouvait exister des individus hors de toute société, ils seraient « les moins libres de tout l’univers », « leur individualité aux prises avec le monde extérieur et privée d’individualités identiques serait la plus réduite et la plus précaire qui se pût imaginer ». En sorte, conclut Fournière sur ce point, que « ce qu’on pourrait supposer être l’individualisme le plus absolu en serait au contraire la plus complète négation ».
Coopération et conflit ou la loi de l’universel échange
3Cet « individualisme réel » mérite d’être interprété non seulement comme un individualisme sociologique ou social mais plus encore comme un individualisme relationnel. En effet, pour Fournière, la vie sociale est avant tout une coopération permanente entre les individus. Ce sont ces échanges mutuels qui constituent la trame de l’existence collective. Ainsi, l’égoïste forcené mis en scène par l’individualisme métaphysique, celui qui ramène toujours tout à lui, qui ne vit que pour lui, c’est celui qui, fondamentalement, veut « ne rien donner et ne rien recevoir », et ainsi échapper à « la loi de l’universel échange » (EI, p. 23). Or cette loi s’impose à tous. Pour satisfaire ses besoins fondamentaux, l’homme entre inévitablement en relation avec ses semblables, tant sur le registre de la lutte que sur celui de la coopération. Il doit en effet vaincre des forces extérieures hostiles et pour cela doit compter avec ses semblables qui lui sont à la fois des concurrents et des auxiliaires. En ce sens, la fameuse lutte pour l’existence n’est pas étrangère au règne humain, mais elle ne saurait en être l’unique loi : « la coopération pour l’existence est aussi ancienne, aussi organique, que la lutte pour l’existence » (EI, p. 30). Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirment les économistes, la lutte n’est jamais purement individuelle. Les individus s’associent pour la lutte, établissant ainsi une double coopération, tant avec les vivants que les morts2. Ainsi, explique Fournière, l’homme ne saurait lutter pour conserver ou accroître son intégrité physique ou morale que s’il est armé des forces qu’un milieu antérieur a formées et lui a transmises. Il est donc associé à ses ancêtres comme il l’est aux forces que le milieu actuel met à sa disposition.
4Fournière dessine ainsi une sorte de solidarisme agonistique selon lequel les hommes, dans et par leurs luttes mêmes, sont toujours en coopération continue les uns avec les autres, dans le temps comme dans l’espace. Néanmoins, si cette solidarité agonistique est bel et bien la loi qui régit les relations humaines, ce que montre l’histoire c’est avant tout une série de luttes qui certes prennent fin par un accord, mais un accord par lequel le vainqueur impose au vaincu les termes de la coopération. Le progrès consiste alors dans la substitution graduelle de la coopération volontaire, consciente, à la coopération involontaire et imposée. Fournière en dégage une loi plus générale :
« puisqu’il n’y a pas de conflit sans coopération, et inversement, et qu’on voit se résoudre finalement tout conflit en accord, imposé d’abord par le fort au faible, puis délibéré et consenti entre égaux, il se conçoit que, plus un individu a de points de contact, par conflit ou par coopération avec les autres individus, et plus il est un individu complet » (EI, p. 40).
5La coopération et son double, le conflit, sont donc source d’individualisation. Telle est son interprétation originale de ce lien entre individuation et socialisation, devenu lieu commun, durant la « Belle Époque » de l’individualisme3. C’est par la coopération et le conflit que l’individu prend de plus en plus conscience de sa personnalité et que cette personnalité s’affirme et s’affine. Sur le modèle de l’élargissement des cercles sociaux qu’il emprunte tant à Simmel ou Tarde qu’à Bouglé, Fournière montre ainsi que l’homme réalise une liberté effective d’autant plus grande que se densifient ses liens de solidarité avec ses semblables, que s’approfondit, à mesure que les conflits se résolvent en accord, une coopération toujours plus étroite et plus organisée.
6Plus précisément, si, comme l’avait déjà suggéré Proudhon, l’individualité de chacun croît avec la sociabilité, c’est pour Fournière à la mesure de sa participation à « l’universel échange ». Et cela en un double sens. Utilitaire d’abord4. En effet, si l’on reconnaît l’individu libre à la possibilité qui lui est offerte de choisir entre les biens les plus divers afin de satisfaire la gamme la plus étendue de ses besoins, de ses goûts, voire même de ses caprices, alors « plus la coopération sera étendue parmi les hommes, plus chacun d’eux aura multiplié ses moyens d’échange avec ses semblables, et plus s’accroîtront les variétés et les différenciations qui peuvent assurer à chacun sa personnalité propre » (EI, p. 44-45). Mais c’est en un sens également moral que la réciprocité forge et approfondit l’individualité. En effet, alors que dans la « coopération obligatoire » – qu’il s’agisse de l’esclavage, du servage ou du salariat – « les uns donnent et les autres reçoivent », seule la coopération volontaire en sollicitant les dons et contributions de tous vient instituer une communauté d’égaux et, à travers elle, mettre en œuvre une certaine qualité des relations interhumaines qui permet justement d’enrichir, par ces échanges mutuels, la personnalité de chacun. La coopération consciente et librement organisée est ainsi « l’unique moyen de libération et d’extension de l’individu » (EI, p. 51). D’où cette formule de Fournière que l’on aurait pu lire sous la plume de Marcel Mauss : « l’individu s’accroît de l’incessant échange avec l’univers, et celui qui peut donner le plus est le plus individuel et le plus libre » (EI, p. 187).
La liberté comme relation
7Dans cette perspective, la liberté n’est donc pas imminente à l’individu et ne consiste pas, négativement, à faire ce que l’on veut. Elle est dans sa nature même essentiellement relationnelle. Elle nous vient du dehors, par notre capacité à posséder le plus complètement possible l’univers, tant par la pensée que l’action. Elle est donc une acquisition et un processus continu qui naît et croît à mesure que se développe, par notre « vie de relation », notre pouvoir de détermination sur nous-mêmes et sur les choses. Si la liberté est ainsi à la mesure de notre pouvoir, elle doit être définie d’un point de vue résolument positif5. La liberté bien comprise ne consiste donc pas seulement ni essentiellement dans la « suppression des contraintes extérieures », mais bien davantage dans « l’acquisition de secours extérieurs » (EI, p. 114). L’homme le plus heureux et à la fois le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables, son bonheur et sa liberté s’accroissent à mesure que se développent ses sentiments moraux et que se densifient ses rapports sociaux et politiques de coopération. Ainsi la liberté et l’individualité supposent-ils une socialité croissante, une densification des rapports de coopération et donc exigent la démultiplication des formes et des espaces d’engagements collectifs. Fournière retrouve ainsi la leçon fondamentale de ses maîtres en socialisme :
« pour Proudhon comme pour Pecqueur et Vidal, il n’est pas de liberté pour l’homme en dehors de l’état de société ; plus la société est organisée, plus grand est le nombre de ceux qui participent à l’administration, à la gestion sociale, plus complète est aussi la liberté de l’individu » (TS, p. 126).
8Cette conception positive de la liberté conduit alors redéfinir la notion même de loi. La loi bien comprise, cette « coopération des volontés », n’est-elle pas, non ce qui menace, mais ce qui « constitue la liberté », non pas ce qui fraie la route de la servitude mais le moyen privilégié de la « libération commune » (EI, p. 124) ? La loi, sous toutes ses expressions, est pour l’auteur un résultat de la coopération générale dont seule peut résulter la liberté réelle. C’est alors la qualité même de cette coopération – bref des formes multiples d’expression du souverain – qui garantit celle de loi, et par là de la liberté qu’elle réalise. Dès lors, « plus l’individu coopérera avec ses égaux à étendre et perfectionner la loi sociale, plus il sera libre6 » (EI, p. 109). Dans cette perspective, le contrat social n’est pas derrière nous, à nos origines, gravé dans le marbre. Il est devant nous, ou plutôt, dans un processus d’institution permanente, nourri de la coopération des hommes dans leur volonté d’exprimer dans les lois qui régissent leurs relations mutuelles les « rapports réels et conscients » du plus grand nombre des contractants. D’où, une nouvelle fois, l’importance de la lutte qui seule permet de « réaliser un concept supérieur de la loi par des moyens de coopération générale et par des volontés également éclairées sur les mobiles propres à réaliser le bien de tous les coopérants, c’est-à-dire de chacun d’eux » (EI, p. 131). Or, dans la mesure où les lois civiles n’expriment et ne règlent que des rapports auxquels les non-possédants demeurent étrangers et justifient ainsi leur commune exploitation, n’est-ce pas avant tout dans la sphère économique que doit porter la lutte ? N’est-ce pas ici, par la propriété sociale (ou collective), que de nouvelles formes de coopération, volontaires et non plus imposées, sont appelées à se déployer afin de réaliser la liberté la plus complète de l’individu ? L’individualisme intégral n’exige-t-il pas de prolonger cet idéal républicain d’auto-gouvernement au sein de cette sphère, de surmonter cette « infirmité civile » des non-propriétaires afin que leur capacité civique enfin reconnue ne soit plus étouffée ou désarmée par leur servitude économique ?
Le socialisme, « un libéralisme d’extrême gauche » ?
9C’est en ce sens que le socialisme bien compris est et ne peut être qu’un « individualisme intégral ». Plus encore, comme il le suggère sous une formule éminemment provocatrice, un « libéralisme d’extrême gauche7 ». Le plaidoyer pour le socialisme par lequel Fournière clôt son ouvrage vise ainsi, dans un premier temps, à montrer, selon son heureuse formule, que toutes les « ambiances du socialisme » sont libérales et individualistes et, dans un second temps, que c’est la radicalité même de son libéralisme et de son individualisme qui le conduit à chercher dans la solution au problème économique le fondement réaliste et le moyen essentiel de réalisation de son idéal. Qu’il s’agisse de la famille, des rapports politiques, de la religion, de la science, des châtiments et des peines, Fournière souligne tout d’abord combien les socialistes n’ont pas de leçon de libéralisme à recevoir et se placent à « l’avant-garde de l’individualisme ». Ainsi des rapports familiaux8. Dénonçant la sujétion de la femme, revendiquant, en droit et en fait, l’égalité des sexes et l’équivalence des fonctions entre hommes et femmes, ne s’appliquent-ils pas ainsi « à donner à la femme l’individualité qui lui manque encore » ? À tel point que pour Fournière « tout socialiste est nécessairement féministe, c’est-à-dire pour la “réalisation de l’individu féminin” » (EI, p. 140-141). C’est dans le même sens qu’ils affirment « le droit de l’enfant à devenir un individu réel », rompant avec cette métaphysique de la liberté qui égare encore quantité de libéraux et les conduit à s’arrêter respectueusement devant la prétendue liberté du père de famille, l’autorisant à pétrir sa progéniture selon son arbitraire. « Droit de ne point être roué de coups » et à être soustrait à l’autorité de parents indignes, mais surtout « droit à connaître pour agir ». Ici aussi, par ce droit à l’instruction, pour tous dans l’enseignement primaire, en raison de son intelligence et non du revenu de ses parents dans l’enseignement secondaire et supérieur, « le socialisme est toujours dans le sens de l’individualisme le plus réel et le plus concret ». Il en est de même en matière pénale où le socialisme défend l’individualisation des peines, l’amendement contre le châtiment. Ou dans son éloge de la science contre la croyance, tant la première « individualise l’homme » plus que la seconde ne peut le faire. Enfin, dans les rapports politiques, le socialisme est démocratique, républicain, décentralisateur, partisan de la représentation proportionnelle et de la législation directe, défenseur des droits des minorités. Parce qu’il tend à faire de chaque citoyen un souverain, il vise ainsi « à porter le pouvoir politique à son maximum possible d’individualisme9 » (EI, p. 143).
10Alors que les libéraux diffèrent à l’infini sur ces différents domaines (individualistes sur un point, ils se montrent tyranniques et autoritaires sur d’autres), « le socialisme n’hésite pas dans son individualisme intégral » (EI, p. 145). Son individualisme fait en quelque sorte système. Or s’il fait ainsi système, s’il manifeste une telle radicalité, c’est justement parce que le socialisme s’appuie sur une « conception synthétique » et « réaliste », et non plus métaphysique, des phénomènes individualistes. Cette conception consiste à affirmer la solidarité de tous ces phénomènes en les rattachant à la solution du problème économique. Dès lors, cette question, adressée au socialisme, pointant une contradiction rédhibitoire : « comment une atmosphère si radicalement individualiste pourrait-elle faire respirer l’air de la servitude ? », pourrait bien davantage s’appliquer au « pseudo-libéralisme ». L’air de la servitude, n’est-ce pas davantage celui que respirent tous ceux qui n’ont pas les moyens matériels de jouir de la plénitude de leur liberté ? Tous ceux qui, émancipés dans un tel état de dénuement, se voient livrés à l’arbitraire d’autrui. Bref, si les libéraux visent bien à reconnaître des droits aux individus, trop souvent leur donnent-ils des droits qui ne sont encore qu’un fantôme de liberté ou pire, des droits que la pauvreté tourne contre leurs bénéficiaires. Dès lors, conclut Fournière :
« Si l’individu ne peut se réaliser dans le milieu économique actuel et si, au contraire, une transformation des rapports économiques, faisant de chaque individu un propriétaire, permet à l’individualisme intégral de se développer dans toutes les directions où il tend, de l’aveu même du libéralisme, le socialisme économique n’est pas contraire à l’individualisme. » (EI, p. 148)
Liberté, égalité, propriété sociale
11Le socialisme est donc bel et bien la « condition nécessaire » de l’individualisme. À ce titre, il n’est qu’un moyen et non une fin en soi. Son idéal n’est pas « d’asseoir tous les hommes autour d’une même gamelle » (EI, p. 146). Il ne vise pas, par la propriété collective, à avant tout assurer à chacun l’intégralité du produit de son travail. Fournière critiquera d’ailleurs fortement la théorie de la valeur de Marx au point de suggérer d’en faire le deuil. Ainsi écrit-il en 1908 que « le socialisme gagnerait de se présenter comme chargé de résoudre un problème capital, tant par sa portée sociale que par ses conséquences morales : le problème de l’augmentation absolue de la valeur de l’individu10 ». Or, la propriété sociale bien comprise permet justement de porter solution à ce problème. Si le mouvement historique est caractérisé indissociablement par l’autonomie croissante de l’individu et la solidarité croissante entre tous les individus, le socialisme ne saurait approfondir ce mouvement et en assurer le plein déploiement sans constituer le milieu social au sein duquel autonomie et solidarité se renforceront mutuellement.
12Dans cette perspective, la propriété collective joue un double rôle conjoint, d’individualisation et de socialisation. Propriété des sans-propriété, son but consiste à « émanciper l’individu économique pour que l’individu social se réalise » (EI, p. 174). Comme l’affirmait Jaurès, la propriété sociale ne s’oppose pas à la propriété individuelle, au contraire elle seule permet d’assurer « la vraie propriété individuelle, la propriété que l’individu humain a et doit avoir de lui-même », ce qu’il nomme « la propriété de soi ». Néanmoins, si elle vise bien à donner à tous les moyens réels de leur liberté individuelle réelle, sa force individualisante repose sur sa force socialisante. Elle ne produit de l’individualité que parce qu’elle institue de la solidarité, c’est-à-dire une certaine qualité des rapports sociaux. Ou, pour l’exprimer dans les termes des solidaristes, parce qu’elle permet de substituer aux solidarités de fait et à ses coopérations serviles et inconscientes, une solidarité de droit sous la forme de coopérations volontaires et réfléchies. En effet, si les « rapports sociaux sont nécessairement des coopérations imposées par la nature des choses à tous les individus », dans l’état social passé et présent, « les uns coopèrent de leur plein gré, et à grand profit pour eux, tandis que les autres sont contraints de coopérer, sous peine de ne pas manger, et de se contenter du profit que les premiers leur laissent » (EI, p. 151). Ainsi, le salariat n’est-il, dans les catégories de Fournière, rien d’autre que le règne de l’arbitraire, « fiction juridique », « décret verbal » caractéristique de la conception métaphysique de la liberté promue par le libéralisme et de cette exaltation, propre à l’école économique dite individualiste, de la lutte pour la vie. Or, par la propriété sociale, ce sont de tout autres liens de coopération et de solidarité qui se nouent entre les hommes. La propriété sociale rend possible ce que le salariat justement exclut, soit cette liberté réelle, positive, qui repose sur « le pouvoir réel de coopérer volontairement, c’est-à-dire de fonder sa coopération sur des rapports d’égalité » (EI, p. 152-153). En ce sens, c’est par l’égalité et la réciprocité qu’elle assure la possibilité même de la liberté. Ainsi articule-t-elle ces deux éléments du mouvement historique, l’autonomie et la solidarité. Par sa capacité à substituer aux coopérations obligatoires et autoritaires passées une complexité croissante de coopérations volontaires et égalitaires, elle fournit à tous des moyens d’action nouveaux, une capacité d’agir renforcée qui individualisera l’homme d’une façon bien plus complète que ne peuvent le concevoir même les libéraux les plus radicaux.
13On ne peut qu’être frappé par la singularité du socialisme de Fournière. « Libéralisme d’extrême-gauche », il manifeste tout autant une profonde sensibilité libertaire – comme en atteste son rêve d’un monde sans maître – qu’une foi républicaine peu commune dans les vertus de l’auto-gouvernement. Pour autant, ce basculement radical dans le registre de l’autonomie, cette aspiration à l’« autodéterminisme le plus complet11 », ne supposent pas un reflux des attentes logées dans le collectif. Bien au contraire, seul le collectif ouvre la porte de l’autonomie12. Ainsi retrouve-t-on chez Fournière, pour l’exprimer dans les termes de Louis Dumont, une structure hiérarchique originale dans laquelle l’élément holiste – le cadre symbolique par lequel est pensée la totalité sociale et se définit un « Nous » – contient, au double sens du terme, l’élément individualiste. Une formule de Jaurès, tirée de sa conférence de 1902, « La justice dans l’humanité » résume parfaitement cette articulation de holisme et d’individualisme qui caractérise la forme hybride du socialisme. La « formule suprême de l’ordre socialiste », suggère-t-il en s’appuyant sur Proudhon, n’est autre que « l’universelle fierté humaine dans l’universelle solidarité humaine ». Fierté de l’indépendance individuelle et de l’autonomie politique – donnant à tous la possibilité de gouverner individuellement et collectivement sa propre vie, sans que jamais « l’homme ne soit l’ombre d’aucun autre homme » – dans une société tissée de liens de solidarité. On retrouve là cette structure hiérarchique où l’élément holiste – la solidarité – contient l’élément individualiste – la fierté –, c’est-à-dire en donne les conditions sociales de possibilité tout en l’encadrant et en en limitant la force potentielle de déliaison.
14En ce sens, la solidarité de Jaurès, l’association de Fournière mais aussi la justice selon Proudhon, l’Humanité selon Leroux, voire la figure même de la République, bref tous ces éléments holistes qui structurent l’architecture du socialisme désignent bien une certaine qualité des liens interhumains qui ne sauraient résulter mécaniquement du seul tissage des libertés individuelles. Or la qualité de ces liens consiste avant tout dans leur dimension réciprocitaire. L’ordre du collectif, quelles que soient les formes de symbolisation et ses modes d’institutionnalisation, est principalement ce qui ouvre à l’échange, à la coopération, condition de l’autonomie. Il est en quelque sorte l’ordre du don. Chacun se souvient du « Discours à la jeunesse » de Jaurès, prononcé en 1903.
« Qu’est-ce donc, s’interrogeait-il, que la République ? C’est un grand acte de confiance, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action, qu’ils sauront se combattre sans se déchirer et auront assez de liberté d’esprit pour s’occuper de la chose commune. »
15Donner le suffrage universel, c’est bien sûr reconnaître un droit individuel. Mais par ce don de citoyenneté, la République fait aussi un pari de confiance. Pari que chacun saura faire bon usage de ce don au bénéfice du bien commun et de l’intérêt général, pour donner à son tour à la communauté politique. Un autre article du programme républicain mérite d’être interprété dans le même sens, celui de l’éducation. Pour George Renard, directeur de la Revue socialiste comme son ami Fournière et théoricien d’importance du socialisme réformiste (libertaire) aux côtés de Jaurès, tout enfant, personne morale en puissance, a droit à « l’éducation intégrale », droit d’accéder à tous les moyens de culture intellectuelle, morale et physique dont dispose la société de son pays et de son temps. Bref la société doit, pour ce qui dépend d’elle, assurer à tous ses membres des chances égales de se développer intégralement. Mais en même temps elle est en droit d’attendre qu’ils apportent à l’œuvre commune tout ce que l’on peut attendre d’eux. L’éducation relève en ce sens elle aussi d’un pari. Pari que ce don de la société à ses membres puisse être reçu, donc que chaque individu puisse être éduqué13. Mais aussi pari que ce don puisse être rendu, que chacun contribue à enrichir la vie collective du groupe par un apport spécifique. C’est dans le même sens qu’il faut interpréter leur plaidoyer commun pour la propriété sociale ou collective. Donner la propriété sociale, c’est avant tout donner au travailleur ce que la propriété capitaliste lui interdit : la possibilité de nouer des formes de coopérations égalitaires, des liens de réciprocité grâce auxquels l’individualité de chacun est garantie et renforcée par sa participation à l’« universel échange14 ». Bref, donner le suffrage universel, l’éducation, la propriété, c’est reconnaître à chacun une place dans cet espace de dons mutuels que constitue la société. Socialiser le pouvoir, le savoir et la propriété, c’est instituer des espaces de jeux coopératifs, des relations d’association propres à générer une certaine qualité – égalitaire et réciprocitaire – des rapports sociaux et par là des individualités ainsi forgées.
16En ce sens, le mouvement socialiste, comme le rappelle Joseph Sarraute, « a sa racine dans le même terrain que l’individualisme le plus extrême », il répond au même « besoin d’une vie plus intense, plus large, plus indéfinie15 ». Néanmoins, comme je l’ai déjà rappelé, cet individualisme le plus extrême ne saurait être conçu sur le mode de ce que Fournière nomme « le prétendu individualisme des isolés ». Lorsqu’il lui oppose l’individualisme social, soit la « liberté consciente des solidaires », c’est pour mieux souligner combien « l’individu s’affirme, s’accroît, se détermine dans la coopération de plus en plus volontaire », au point où « celui qui peut donner le plus est le plus individuel et le plus libre » (EI, p. 187). Il n’est donc pas illégitime de rapprocher le socialisme de la coopération de Fournière, comme celui de Jaurès ou de Renard, du socialisme de Marcel Mauss, bref d’un socialisme par le don16.
17Selon cette interprétation, la question du rapport de Fournière au libéralisme mérite d’être reposée, ainsi que le sens même de son réformisme. À l’évidence, le socialisme n’est pas avant tout ou seulement une affaire de ventre. Comme le souligne J. Sarraute, la satisfaction des besoins matériels n’est qu’un aspect du problème. « De l’autre côté, poursuit-il, se dresse l’idéal anarchiste, l’appétit de liberté, la responsabilité personnelle, la haine de la contrainte et de l’autorité17. » S’il s’agit là d’un « a priori aussi puissant et légitime que la revendication des moyens de subsistance et de la sécurité du lendemain », le socialisme ne saurait confier à l’État la responsabilité de tout le mécanisme de la production et par là le doter d’une autorité dictatoriale dans toutes les sphères de la vie sociale. Le pur idéal communiste serait une négation de l’individu. Mais à l’inverse, le pur idéal anarchiste serait une négation de la société18. C’est donc à un compromis entre ces deux absolus que le socialisme doit aboutir. Or ce compromis définit pour une part essentielle le réformisme de cette constellation socialiste à laquelle appartient Fournière. Il appelle, par l’association et la démocratie, des socialisations progressives et partielles, propres à articuler pratiquement égalité économique et liberté, et non une socialisation intégrale – en ce sens « révolutionnaire » – qui ne pourrait s’opérer qu’au détriment de la liberté. Mais par ces socialisations successives, c’est bien l’expropriation capitaliste qui se poursuit. En effet pour ces socialistes, la socialisation, quels qu’en soient les formes et les domaines d’application, n’a pas pour seul but de doter les individus d’armes égales afin qu’ils puissent, dans des conditions d’équité, prend part et tirer légitimement leur épingle du jeu dans cette course que constituent la concurrence économique et la lutte pour les positions sociales les plus enviables19. L’un des buts, aujourd’hui presque oublié du socialisme, est au contraire la « neutralisation de la concurrence économique » (Sarraute). Car celle-ci n’est pas seulement injuste et génératrice d’inégalités et de misère. Elle distrait et détourne les hommes de leurs modes de relations les plus authentiques et les plus enrichissantes pour les livrer corps et âme aux sphères les plus inférieures de l’activité humaine, celles de la nécessité, de la fonctionnalité et de l’utilité, bref pour ne les enrôler que dans l’exclusive lutte pour la vie. Il s’agit au contraire, par la socialisation, de les ouvrir à des luttes plus hautes, propres à s’exercer sur un domaine de plus en plus idéal.
18En ce sens, comme ne cesse de le rappeler Fournière, le socialisme ne marque pas la fin de la lutte entre les individualités. La lutte des hommes, si légitime, doit se déplacer sur d’autres terrains que celui de celui de la lutte pour l’existence, afin qu’ils puissent rivaliser d’abord de générosité, de civisme, d’intelligence, de beauté et d’efforts. Peut-être y a-t-il là un autre sens du « libéralisme » à actualiser, à l’opposé de celui promu par le « néo-libéralisme » ou le « socialisme libéral » contemporains. Le « libéral » n’est-il pas d’abord celui capable de libéralité ? À ce titre, c’est avec cette dimension radicalement anti-utilitariste du socialisme qu’il s’agirait peut-être avant tout, comme nous y invite l’œuvre de Fournière, de renouer.
Notes de bas de page
1 Paris, Alcan, 1901 (1reed.), p. 175 (désormais cité EI). Cet ouvrage majeur a fait l’objet d’une toute récenteréédition (Lormont, Le Bord de l’eau, collection « Bibliothèque républicaine », 2009), dont ce texte reprendcertains éléments de la longue introduction que nous lui avons consacré. Sur les aspects biographiques et leparcours militant de Fournière, voir notre post-face à cette même réédition. Pour une synthèse plus générale,je me permets de renvoyer à mon ouvrage : La délicate essence du socialisme. L’association, l’individu et laRépublique, Lormont, Le Bord de l’eau, collection « Les voies du politique », 2009.
2 « S’il peut vivre la vie la plus complète et la plus épanouie, si même il est devenu apte à vivre, c’est aux vivants et aux morts qu’il le doit » (EI, p. 42).
3 Cf. J. F. Spitz, Le moment républicain en France, Paris, Paris, Gallimard, 2005.
4 Utilitaire et hédoniste. Cette dimension hédoniste n’est pas sans rapport avec l’idéal d’abondance qu’il partage notamment avec Fourier : « Grâce à la coopération sociale, où la part du lion lui a été faite par ses aïeux ou par lui-même, ses revenus le font jouir de la vie par toutes les pores […] Il prend de l’univers tout ce qu’un individu peut se procurer de jouissances. Il vit véritablement d’une vie supérieure, d’une viesociale » (EI, p. 48).
5 Dans ses Doctrines socialistes (Paris, Alcan, 1904), Fournière rappelle, citant les termes des Contradictions économiques, que « Proudhon distingue bien entre la liberté négative qui consiste dans la suppression “des obstacles qui entravent la liberté”, et la liberté positive, qui consiste dans la création “des moyens (instruments, méthodes, idées, coutumes, religions, gouvernements, etc.) qui la favorisent” » (Doctrines, p. 126).
6 Dès L’idéalisme social (Alcan, 1898), Fournière affirmait que « les fatalités sociales disparaîtront devant notre vouloir né de notre savoir ».
7 EI, p. 145. Marcel Gauchet, qui connaît bien l’œuvre de Fournière, a récemment suggéré que « le socialisme dans sa définition initiale, telle qu’elle s’épanouit durant le second XIXe siècle, ne se conçoit bien que comme l’accomplissement révolutionnaire du libéralisme » (La crise du libéralisme, Paris, Gallimard, 2007, p. 9).
8 Sur ce thème, voir également la troisième partie (« La famille idéale ») de L’idéalisme social.
9 Et c’est également au nom de l’individualisme que le socialisme défend le droit international et condamne le colonialisme afin que soit assurée à tout individu la liberté de son action sur tous les points du globe.
10 « Le socialisme et l’association », in La revue socialiste, 1908/2, p. 518.
11 « La démocratie, écrivait-il dans l’Idéalisme social, marche vers son perfectionnement qui est la connaissance et la possession de soi dans l’autodéterminisme le plus complet » (op. cit., p. 277).
12 Voir M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 2001 et surtout La crise du libéralisme, op. cit.
13 À défaut d’un tel pari, autant rétablir immédiatement l’esclavage et classer les races, suggère Renard (Le régime socialiste, Paris, Alcan, 1903).
14 Jaurès d’ailleurs ne disait pas autre chose lorsqu’il rappelait, dans son article « Socialisme et liberté » (1898) qu’Aristote avait déjà souligné que le plus grand bienfait de la propriété, c’est qu’elle permet de donner. Et que lorsque tous seront propriétaires, tous pourront donner et nouer entre eux ces relations de réciprocité et de solidarité.
15 « Le principe démocratique et le socialisme », in La revue socialiste, 1/1900, p. 282.
16 Pour une perspective générale sur ce socialisme par le don, voir S. Dzimira, Marcel Mauss, savant et politique, Paris, La Découverte, 2007 et Ph. Chanial, Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie, Paris, La Découverte, 2001.
17 Sarraute, op. cit., p. 288. « Nous aussi, écrivait Jaurès, nous sentons en nous l’impatience de toute contrainte extérieure, et si, dans l’ordre social rêvé par nous, nous ne rencontrions pas d’emblée la liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions pas marcher et chanter, et délirer même sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers la société actuelle malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions […] Plutôt l’anarchie que le despotisme quel qu’il soit. » (citéin G. Pirou, Les doctrines économiques en France, Paris, A. Colin, 1925, p. 56).
18 George Renard dans son étude Socialisme libertaire et anarchie, soulignait dans le même sens : « Les socialistes sont orientés aussi vers le développement intégral de l’individu, vers la disparition graduelle de toute contrainte extérieure, vers un état social où tout gouvernement serait devenue inutile parce que chacun ferait ce qu’il devrait sans autre maître que sa conscience et sa raison. Seulement ils considèrent que pouratteindre cet idéal, il faut une longue éducation solidariste et que les lois sont encore nécessaires […] C’estpourquoi l’on peut, disons même l’on doit, souhaiter que le socialisme soit aussi libertaire que possible »(Paris, Éditions de La revue socialiste, 1895, p. 9-10).
19 Or n’est-ce pas aujourd’hui en ces termes, au nom de « l’égalité des chances » ou de la « discrimination positive », accolée à une idéologie du mérite désormais triomphante, que la social-démocratie tend à réduire sa vocation ?
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