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Introduction

p. 13-17


Texte intégral

1Le sacré est un thème d’actualité comme le montrent les rencontres organisées par la Bibliothèque du Centre Pompidou sur « La littérature contemporaine et le sacré1 », le 17 mai 2008, et l’ouvrage récent de Régis Debray : Jeunesse du sacré, publié chez Gallimard en 2012. Plus ancien, l’ouvrage sur le sacré de Jean-Jacques Wunenberger, paru aux PUF en 1981, dans la collection Que sais-je, ainsi que les nombreuses rééditions dans la Petite bibliothèque Payot, en 1949, 1969, 1995, du livre : Le Sacré, traduit de l’allemand, de Rudolf Otto, montrent l’intérêt constant pour le sujet.

2On pourrait s’interroger sur la persistance du sacré dans la littérature après la crise religieuse qui a affecté le xxe siècle, marqué par le mot célèbre de Nietzsche sur « la mort de Dieu », dans Le Gai savoir, et par le silence de Dieu après Auschwitz. Yannick Haenel et Francine Figuière répondent à cette question : « La désacralisation n’élimine pas la notion de sacré. Au contraire, celle-ci se métamorphose au point que, dans les œuvres qui l’attaquent le plus violemment, un autre sacré s’invente2 ».

3Le sacré prend donc d’autres formes que celles qui s’exprimaient dans l’œuvre de Péguy, Claudel, Bernanos ou Mauriac. Ce sont ces métamorphoses du sacré que nous étudierons chez des auteurs qui ont pris leurs distances avec les croyances religieuses traditionnelles, notamment chrétiennes ou musulmanes, dans la littérature française et francophone du xxe siècle.

4Notre corpus s’appuiera principalement sur l’œuvre de romanciers français qui ont écrit, pour la plupart, dans la seconde moitié du siècle, qu’il s’agisse de Joseph Delteil (1894-1978), Paul Morand (1888-1976), Albert Camus (1913-1960), Julien Gracq (1910-2007), Michel Tournier (1924…), Jean-Marie-Gustave Le Clézio (1940…) ou Philippe Le Guillou (1959…), mais aussi des poètes tels Blaise Cendrars (1887-1961), Eugène Guillevic (1907-1997) ou Jean Grosjean (1912-2006). S’ajoutent à ces auteurs français un auteur allemand du début du siècle, Franz Kafka (1883-1924) et un auteur francophone marocain, Abdelhak Serhane (1950…).

5Il convient d’abord de redéfinir ce qu’on entend par « sacré » et notamment le rapport entre sacré et religion. Régis Debray observe :

Religion est un mot de souche romaine et de terroir latin que l’Occident chrétien a fait sien (…) mais qui n’a pas son répondant en grec ancien, en hébreu, en arabe, en persan, en chinois. Sacré est un terme qui s’entend et peut se traduire, à quelques nuances près, dans toutes les langues du monde. Ne prenons pas la partie pour le tout. Ni le saint, originalité chrétienne, pour le sacré, notion bien plus ancienne (…).

Dieu, c’est – 700 ans avant J.-C., le sacré, – 100 000 : la première sépulture. (…) Notre espèce n’a pas attendu l’apparition tardive du Père éternel pour dresser un menhir ou creuser un tumulus3.

6Jean-Jacques Wunenberger souligne également que sacré et religieux ne sauraient être assimilés :

Paradoxalement, le sacré est devenu aujourd’hui un thème de discours, un objet de science, pour lui-même, à côté ou à la place du religieux. Cet intérêt pour le sacré a d’ailleurs augmenté à mesure que nos sociétés occidentales contemporaines connaissaient un déclin du religieux, un effritement du sacré qui en était issu4.

7La définition du sacré, telle qu’on la trouve dans le Trésor de la Langue Française, insiste sur l’opposition entre sacré et profane : « Le sacré est ce qui appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la divinité et inspirant crainte et respect5 ». Le sacré est en effet ambivalent, fait « d’attraction et de répulsion, de plaisir et de peine6 », de fascination à la découverte d’une réalité transcendante et de panique devant quelque chose de « tout autre » qui nous dépasse. « Une même épithète peut couvrir des expériences très contrastées7 » observe Régis Debray.

8Notre plan mettra en évidence cette opposition avec l’évocation du « sacré noir » dans la première partie et celle du « sacré cosmique » dans la seconde. La resacralisation du monde profane matérialiste, qui remet en cause la définition du sacré par la séparation avec le profane, fera l’objet de la troisième partie. La quatrième partie évoquera la sacralisation de l’art, considéré comme le détenteur d’une nouvelle forme de sacré.

9L’article d’Anne-Marie Baranowski : « Franz Kafka : La sacralisation barbare dans La Colonie pénitentiaire et L’Amérique » montre que l’œuvre de Kafka n’est pas sans laisser pressentir « ces religions politiques d’hier comme le nazisme et le communisme d’État, avec leur ankylose cérémoniale et l’abrutissante idolâtrie du chef8 » selon la formule de Régis Debray.

10De même l’article d’Alain Néry, sur Le Flagellant de Séville de Paul Morand (1951) dont l’action se situe en Espagne à l’époque napoléonienne, évoque la fascination du héros pour les sacrifices sanglants et les supplices expiatoires. Le sacré y entretient une affinité avec la violence, le néant et la profanation, dénoncés par l’auteur.

11À l’opposé de ce sacré lié à la mort, qui suscite peur et fascination, le sacré camusien étudié par Adela Gligor exalte la vie, les valeurs du royaume terrestre telles que les mythes grecs, loin de la mythologie chrétienne fondée sur les notions de salut et de châtiment, en ont donné l’exemple. Le Christ-Pan est la figure mythique qui célèbre les noces avec la terre.

12Brigitte Lane, quant à elle, découvre dans l’œuvre de Le Clézio « un sacré sans orage, un sacré léger », où « le monde est le territoire de l’homme » selon la formule de Gérard de Cortanze9. Cette approche anthropologique originale souligne l’importance déterminante pour Le Clézio de sa rencontre, dans les années 1967 et 1974, avec les Indiens Emberas et les Waunanas de la forêt panaméenne et de l’observation de leurs rituels.

13Jean-François Frackowiak réalise une autre approche anthropologique du sacré dans son étude sur Le Dieu noir de Philippe Le Guillou, titre qui désigne un pape africain imaginaire du xxie siècle converti au christianisme mais élevé dans des cultes païens. L’article analyse le rapport entre l’acte d’écrire et le sacré qui ne se confond pas avec le religieux ni avec une confession, ici la religion catholique, mais qui renvoie à un rapport charnel au monde et à ses éléments. De cette ivresse, de cet accord « de toutes ses fibres au socle du monde10 », naît selon lui l’écriture comme « une prière tellurique et païenne11 ».

14Les poètes contemporains ont souvent sacralisé le monde profane matériel. C’est le cas d’Eugène Guillevic, dans « le Dit du pérégrin » étudié par Jacques Lardoux. Ce poème reprend un genre littéraire médiéval évoquant le voyage du pèlerin, considéré comme le symbole du voyage de l’homme sur la terre. Les réalités qui lui procurent la joie sont les feuillages, les fleurs, l’aurore, le chant du rossignol qui participent en leur simplicité de la vie courante. Cet écho, parfois satirique, à la littérature religieuse n’en rappelle pas moins Saint François d’Assise.

15Jean Grosjean n’est pas non plus le poète d’une religion mais « le poète du sacré » selon les termes employés dans un entretien12. C’est à partir du long poème « Hiver » que David Galand étudie le parcours spirituel de Jean Grosjean. Il y montre le poète reprochant à Dieu son abandon du monde où il cherche sa présence. Mais le débat avec Dieu y évolue peu à peu de la révolte voire du blasphème à l’apaisement et l’ouverture au monde grâce au dépouillement imposé par l’hiver.

16Mathilde Bataillé met aussi en lumière la sacralisation du monde matériel et profane dans l’œuvre de Michel Tournier – qui se désigne comme « un naturaliste mystique13 » et pour qui, « en vérité, tout est sacré14 ». Elle s’intéresse plus particulièrement à la sacralisation de l’art qui incarne souvent, au xxe siècle, la notion de sacré. À l’instar de Malraux qui fait de l’œuvre d’art un « anti-destin », Tournier voit dans l’art un moyen « d’échapper au temps qui détruit pour accéder à une réalité qui se refuse15 ». C’est aussi par la création que, selon Tournier, l’artiste se rapproche de Dieu. Elle montre l’aspect transgressif du sacré chez Michel Tournier qui détourne certains mythes au service d’un message personnel qui les renouvelle, renouant ainsi, en les actualisant, simultanément avec un sacré de transgression et un sacré de célébration.

17L’article de Blandine Charrier aborde la perception du sacré chez Julien Gracq à travers la réécriture du mythe de la Quête du Graal dans Le Roi Pêcheur (1948) où elle montre à la fois l’empreinte chrétienne sur ce mythe médiéval et le refus de Julien Gracq de lui donner crédit. Julien Gracq nous offre une approche déchristianisée du sacré : à travers Perceval et Amfortas s’affrontent les forces de la nature, le soleil et la lune, et l’objet sacré se caractérise moins par sa capacité à contenir le sang du Christ que par le désir d’élévation de l’homme à la recherche de la fulgurance d’une révélation qui veut trouver son langage. La Quête du Graal serait ici au service d’une mystique surréaliste.

18Mathilde Mésavage, elle, choisit l’œuvre d’un auteur francophone marocain, Abdelhak Serhane, pour montrer une forme de sacré lié à l’art. Abdelhak Serhane enfant a d’abord appris la langue coranique, considérée comme sacrée, avant d’être initié à la langue française et à la parole poétique. Mathilde Mésavage s’appuie sur la distinction établie par Régis Debray entre « le sacré d’ordre » qui parle de hiérarchie, de respect, d’institution et « le sacré de communion » qui « parle effervescence, subversion, fraternité16 ». En dépit de la colonisation, la langue française et l’écriture poétique se révèlent porteuses, pour l’auteur, d’un sacré libérateur, vital pour sa conquête d’une identité propre et pour sa création.

19Dans son article sur les « Postures franciscaines de l’écrivain contemporain non confessionnel », Aude Bonord s’intéresse à un groupe d’auteurs français qui, tout en marquant leur distance vis-à-vis de l’institution religieuse, sont fascinés par l’exemple de Saint François d’Assise lorsqu’ils envisagent leur vocation artistique et leur statut d’écrivain, voyant dans cette référence le meilleur exemple d’alliance entre l’art et une exigence spirituelle. Elle s’interroge sur cette position qui aboutit à une réévaluation du statut d’artiste dont l’anonymat ferait du créateur un intermédiaire entre une force transcendante et l’œuvre en laquelle elle s’incarne, à l’image du saint intercesseur (voir Delteil ou Cendrars fécondés par l’Esprit Saint comme l’hagiographe médiéval).

20Le sacré au xxe siècle apparaît ainsi plus proche de l’homme, de la terre et du monde quotidien. Qu’il se manifeste dans la Nature ou dans l’Art ou la Poésie, l’incarnation lui est nécessaire conciliant ainsi élan et enracinement.

Notes de bas de page

1 Voir Francine Figuière et Yannick Haenel, La littérature contemporaine et le sacré, Paris, La Bibliothèque Publique d’Information, 2009.

2 Ibid., p. 7.

3 Régis Debray, Jeunesse du sacré, Paris, Gallimard, 2012, p. 14.

4 Jean-Jacques Wunenberger, Le sacré, Paris, Que sais-je, 1981, p. 3.

5 Voir le site du TLF : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

6 Jean-Jacques Wunenberger, op. cit., p. 9.

7 Régis Debray, op. cit., p. 15.

8 Ibid., p. 14.

9 Gérard de Cortanze, J.M.G. Le Clézio, Paris, Gallimard folio, 1999, p. 259.

10 Philippe Le Guillou, La main à plume, « Sur la création littéraire », La Gacilly, éd. Artus, 1987, p. 15.

11 Ibid., p. 17.

12 « Jean Grosjean : le poète du sacré », entretien de Jean Grosjean avec Jérôme Cordelier, Le Point, 27 janvier 2005.

13 Michel Tournier, Des Clés et des serrures, Paris, Chêne/Hachette, 1979, p. 194.

14 Michel Tournier, Les Météores, Paris, Gallimard folio, 1975, p. 158.

15 Michel Tournier, Le Crépuscule des masques, Paris, Hoëbeke, 1992, p. 106.

16 Régis Debray, op. cit., p. 15 et 18.

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