Conclusion générale
p. 289-297
Texte intégral
1Sola fide. Deux mots qui semblent, dans la tradition protestante, reléguer les œuvres au second plan de la piété devant l’unique source de salut que représente la foi. Pourtant, elles sont prépondérantes dans la vie du chrétien en rupture avec Rome. Les diverses contributions de ce volume l’ont montré et, à l’issue de ces réflexions, divers jalons peuvent être posés.
2Le premier, qui sous-tend toute recherche historique, est celui des sources. Comment en effet percevoir l’importance des œuvres dans les protestantismes européens ? Écrits de réformateurs et de pasteurs, manuels et cours pour ministres et proposants, ouvrages de controverse, sermons et catéchismes, livres consistoriaux, registres des synodes nationaux et régionaux, testaments... ont été tour à tour sollicités pour rendre compte de la question des œuvres dans la Réformation, de ses origines à la Grande Guerre. Les œuvres affleurent dans ce qui constitue, au total, une bonne partie des sources du protestantisme et peu de documents protestants semblent de fait échapper à la problématique des œuvres, de leur conception, de leur initiative, de leur mise en action dans les communautés permettant donc d’affirmer le rôle non négligeable de celles-ci dans l’ecclésiologie et la pratique protestante. Cela ne signifie pas que nous en ayons une entière connaissance car les sources pour la période la plus ancienne de ce volume manquent parfois pour dénombrer avec exactitude les personnes secourues, calculer le montant des aides et restituer l’organisation précise des actions caritatives pour évoquer un volet important des œuvres. De plus, comme le remarque très justement Didier Poton, compter les cas ne suffit pas pour appréhender le temps consacré à l’ensemble des entreprises menées autour de ce que nous avons qualifié, en introduction, de « diaconat universel » protestant.
3Cependant, à travers quatre siècles d’histoire, l’analyse de la place que tiennent les œuvres dans la vie du fidèle protestant s’affine. Religieuses, tout d’abord, les œuvres sont la matérialisation de la foi du croyant. Après notre introduction qui débute avec les écrits de Luther, Judith Becker a rappelé l’interprétation de ces dernières dans les ecclésiologies des réformateurs, expliquant l’éventail des positionnements entre Calvin, qui insiste finalement peu sur le secours aux nécessiteux, et Bucer ou a Lasco qui font de la diaconie une part constitutive de l’Église. Au fil des siècles, l’homilétique réformée rend compte de cet écart, qualifié par Hubert Bost de « paradoxe du salut », contradiction résultant d’une part de la nullité théorique des œuvres pour parvenir au salut et, d’autre part, d’une parole protestante itérative et insistante sur la nécessité de ces dernières dans la vie ici-bas. L’impératif des œuvres dans les sermons est constant, et de plus en plus pressant en avançant dans les siècles, pour expliquer aux fidèles que, si les œuvres ne sont pas méritoires, elles n’en restent pas moins essentielles pour le salut car elles sont le marqueur de la foi agissante. Les œuvres sont ainsi un vaste ensemble de gestes, de postures, de comportements qui correspond à ce que Dieu attend du croyant et qui se manifeste particulièrement dans l’acte du don, du secours, de l’attention que l’on porte à son prochain – et donc à soi-même – exposé à une situation d’inconfort, de misère, de maladie, de danger... Elles sont aussi, dans les moments de doute ou de fragilité potentielle d’une foi qui est menacée ou vacillante (tel est particulièrement le cas, en France, des périodes de troubles du XVIe siècle et des années 1660-1685), une expiation dont le jeûne, étudié par Didier Boisson, en est une matérialisation ; les œuvres sont une forme de résistance à l’oppression des consciences comme l’a analysé Chrystel Bernat. Elles sont, de fait, un pivot qui soude la communauté, ancre le chrétien dans sa foi.
4Les œuvres s’inscrivent également dans une perspective sociale car elles créent du lien entre les individus vivant sur un même territoire, communauté religieuse ou ville. Dès l’origine de la Réformation, l’importance des œuvres comme facteur d’ordre social a été mise en avant par les Réformateurs eux-mêmes mais un glissement s’opère sur les espaces réformés et, comme nous l’avons montré avec les sermons des pasteurs Rabaut à Nîmes ou Didier Poton pour La Rochelle, il n’est plus simplement question, à fin du XVIIIe siècle, d’ordre social mais d’équilibre communautaire, de paix partagée et de bonheur collectif dans la réalisation des œuvres protestantes.
5Cet ambitieux rôle social ou cette tension œuvres-salut-foi ne signifie pas pour autant que, dans la vie du croyant, les œuvres sont perçues comme un geste évident de la part du fidèle protestant. Une parole pédagogique autour des œuvres se retrouve à maintes reprises pour expliquer comment la « bonne œuvre » doit se faire, avec quel esprit tourné vers Dieu, dans une posture dénuée de toute considération personnelle, l’attention à l’autre souffrant, démuni ou miséreux peut s’accomplir. Ce discours est aussi récurrent pour éclairer la nécessité du don – indispensable pour alimenter matériellement les différents fonds d’entraide – qui ne semble pas toujours aller de soi. L’exemple mulhousien développé par David Tournier a souligné combien les grandes familles protestantes peinaient parfois à œuvrer jusqu’à obliger le Préfet, en 1832, à les inciter à l’action charitable. Motiver, encourager, expliquer les œuvres est donc indispensable.
6Ce geste charitable – signe d’amour de Dieu – renvoie à une troisième question, après celles des sources et des significations religieuse et sociale des œuvres, celle de l’initiative des diverses actions caritatives observées. Les fonds d’aide sont, d’abord, d’origines variées. Alain Joblin a inventorié plusieurs provenances pour l’Église de Calais : la collecte lors du culte, les grandes cérémonies privées, les dons, les legs testamentaires, les amendes consécutives à des déviances morales ou les intérêts provenant du placement des sommes détenues par l’Église (comme le demandait le synode national de La Rochelle en 1607). Si ces recettes peuvent être généralisées à de nombreuses autres Églises réformées de l’époque moderne, il faut aussi ajouter des ressources plus spécifiques à chacune d’entre elles comme la vente des feuilles de mûriers dans la principauté d’Orange (Françoise Moreil), les « boîtes de quêtes » placées dans les boutiques des marchands nîmois (Philippe Chareyre) ou les visites de l’élite de Loudun chez les particuliers pour solliciter un don au profit de l’Église (Edwin Bezzina). Les institutions protestantes – conformément à l’ecclésiologie dont nous avons rappelé les fondements en introduction – sont les premières à mettre en place des œuvres charitables : les différents règlements de l’Église française de Londres, tout au long du XVIe siècle, sont particulièrement révélateurs de la place occupée par chacun. Ailleurs, pasteurs, anciens, diacres, consistoires dans leur ensemble, sont à l’origine des prises de décision – souvent collectives – concernant l’organisation des actions caritatives au sein des Églises. Une place particulière doit cependant être faite aux femmes qui restent, sans surprise, souvent absentes des sources institutionnelles, mais qui s’imposent parfois dans les entreprises charitables comme les visites aux malades ou les collectes à domicile. Dès le XVIe siècle, à Nîmes ou à Loudun, l’élite urbaine féminine s’investit en ce sens alors que pour Orthez au XIXe siècle, Hélène Lanusse-Cazalé a montré le rôle des femmes de diacres et de pasteurs dans l’action quotidienne du « Comité des dames ». Prolongeant ou non l’action de leurs époux, ces investissements dans l’action charitable attestent l’implication des simples laïcs et le maillage local des œuvres sociales et charitables.
7Cette échelle locale est en effet dominante dans l’approche des œuvres en milieu protestant. Certes, certains pasteurs s’adressent à la multitude indifférenciée des hommes et des femmes susceptibles de lire leurs travaux imprimés, comme Charles Drelincourt, présenté par Marianne Carbonnier-Burkard, pour ce qui concerne la visite des malades ou bien Claude Brousson, dont une partie de l’édifice littéraire adossé sur la question des œuvres a été analysé par Chrystel Bernat. Mais nombre de ministres admonestent d’abord les fidèles de leur Église lors du culte du dimanche : ainsi les Rabaut, père et fils, transmettent un message autour des œuvres nécessaires à leurs ouailles, à Nîmes et Montpellier, à un auditoire qu’ils croisent dans la quotidienneté de leur ville le reste de la semaine. Ce rapport de proximité est sans doute un élément qui a pu favoriser les œuvres huguenotes sans pour autant que leur parole en chaire, exhortant à la charité envers les plus démunis, soit toujours performative. Une autre importance de l’échelon local se lit également dans l’organisation même des œuvres : collecte, gestion, redistribution se font dans ce cadre spécifique, sans se porter exclusivement, toutefois, sur les pauvres nécessiteux locaux. À Loudun, à Courthézon, à La Rochelle, à Emden, à Oloron-Sainte-Marie, à Calais l’aide est partagée avec les étrangers de passage ou attirés plus longuement à cause de difficultés conjoncturelles. Dans cette dernière localité se met d’ailleurs en place une forme d’entraide transnationale alors que l’Église calaisienne secourt les fidèles d’« Allemaigne » et de Hollande dans les années 1670. Toutefois, une ligne de partage entre personnes secourues ou non s’observe mais sur d’autres critères que celui de l’appartenance géographique. Le premier est l’adhésion à la Réforme. Plusieurs cas indiquent, clairement, une confessionnalisation de l’assistance aux plus démunis. Les catholiques ne sont généralement pas secourus par l’entraide protestante ou ne le sont plus à l’exemple de Mulhouse qui met fin, au milieu du XIXe siècle, à sa politique municipale de non ségrégation religieuse des pratiques charitables. Un autre partage se fait entre « vrais pauvres » et oisifs, d’où l’importance, souvent mise en avant dans les consistoires, de remettre au travail les pauvres déjà secourus comme forme de réintégration sociale (à Calais, Nîmes ou La Rochelle notamment). Parfois, l’existence de plusieurs types d’individus à assister ainsi qu’une conception différente de l’aide à apporter créent diverses structures de diaconat dans la même Église comme dans celle d’Emden, étudiée minutieusement par Timothy Felher jusqu’à révéler l’existence d’une institution jusqu’alors inconnue.
8Mais l’assistance protestante, cela a été dit, ne peut se résumer au don en argent ou en nature, à la visite aux malades, à l’éducation donnée à des enfants pauvres. Car elle est soutenue par une recherche de normalisation et moralisation de la société, pauvres et riches ayant chacun des devoirs comme le rappelle Jean a Lasco, surintendant de l’Église des étrangers de Londres au XVIe siècle ou le pasteur Rabaut Saint-Étienne au début des années 1770 à Nîmes. L’entraide peut être dès lors entreprise d’évangélisation à l’exemple de la Fraternité d’Oloron-Sainte-Marie, étudiée par Carole Gabel, structure particulière du XXe siècle qui développe une action ciblée sur une population espagnole, apportant aide matérielle et connaissance de l’Évangile. Le secours est un soutien spirituel, de manière évidente à l’égard des malades qui constituent souvent une masse importante des secourus (plus de 50 % à Courthézon par exemple), mais aussi pour l’ensemble des Églises d’où la déclinaison des œuvres comme facteur de cohésion. Didier Boisson relève ainsi la multiplication des appels aux jeûnes à partir des années 1715 – alors que cette pratique était très exceptionnelle avant 1685 – évoquant, à la suite d’Hubert Bost et avec Luc Daireaux, une « ecclésiologie de crise1 » dans laquelle les œuvres prennent toute leur place. Cela nous renvoie à la question de la temporalité de ces dernières. Il y a en effet, dans les différentes sources utilisées, un rappel constant à œuvrer mais il est des moments de crispation – politique, économique, sanitaire, climatique – qui rendent les œuvres d’autant plus urgentes à développer et d’autant plus délicates à mettre en place : nécessité d’assister son prochain lors des saisons froides (partout signe d’augmentation des miséreux), au moment des épidémies diverses (qui décuplent les malades à visiter), à l’occasion des aléas économiques comme durant les années 1787-1789 (qui multiplient la nécessité des secours). Parfois, les structures de solidarité sont rattrapées par ces difficultés comme au début de la Grande Guerre où la Fraternité d’Oloron-Sainte-Marie peine à trouver les ressources indispensables.
9Dans ce constat d’omniprésence temporelle des œuvres, apparaît leur généralisation à toutes les Églises sans toutefois signifier homogénéité des actions. Certes, le rôle des villes ou des États dans la mise en place des actions charitables a été rappelé dans nombre de contributions, la place des consistoires et des décisions collectives également, mais il faut réhabiliter l’individu protestant dans le processus des œuvres du protestantisme. Marc Venard affirme, pour le XVIe siècle, que « l’idéal charitable semble avoir été davantage présent du côté catholique que du côté protestant », ajoutant plus loin que la première Église a été « remarquablement inventive » dans ses formes de charités2. Ce constat d’ingéniosité caritative, qui semble jouer pour la période la plus ancienne de ce volume, nous entraîne vers un dernier point : celui de la spécificité des œuvres protestantes par rapport au catholicisme ou, en tout cas, de la comparaison des œuvres entre l’une et l’autre religion. Sur le temps long des quatre siècles choisis pour cette analyse, une telle question appelle plusieurs réponses. Indéniablement, du XVIe au XIXe siècle, la grande différence entre les deux branches chrétiennes est la signification que chacune d’entre elles donne aux œuvres et cela a été rappelé à plusieurs reprises :
« La foi en Christ, en effet, ne nous affranchit pas des œuvres, mais de l’opinion que l’on en a : la sotte présomption de chercher la justification par leur moyen3. »
10Luther est au fondement de cette séparation. Nous avons vu, toutefois, que la position des théologiens protestants subit quelques évolutions au fil du temps, Amélie Lecoq a évoqué la construction théologique du rapport entre les œuvres et le salut chez le professeur Samuel Secretan au séminaire de Lausanne, rappelant que le glissement vers une « orthodoxie raisonnée » s’observe au XVIIIe siècle à Neuchâtel, Genève ou Berlin. Et, en toute logique, l’importance de l’orthopraxie faisant la part belle aux œuvres se retrouve également dans les sermons du Désert que nous avons présentés.
11En dehors de cette divergence originelle, quelles différences observer entre les œuvres protestantes et celles de leurs frères catholiques ? Bien peu de chose, semble-t-il, à partir des divers cas étudiés. Marianne Carbonnier-Burkard note que dans l’implication active des laïcs pour la visite des malades une « fluidité des rôles » s’observe, alors que dans les visites catholiques une hiérarchie des visitants se met en place ; qu’il n’y a pas, à cette occasion, de sacrement dispensé mais simplement un réconfort pour le souffrant. Cependant, la comparaison des manuels de consolation aux malades des deux branches chrétiennes livre de nombreuses similitudes pour le XVIe siècle. Pour la période suivante, Didier Boisson relève également le complet décalage temporel entre jeûne catholique et jeûne protestant marquant une césure sociale forte entre les deux communautés mais l’attention à la souffrance humaine, aux difficultés de l’existence a mobilisé tout autant catholiques que protestants et cela dans une même perspective d’exclusivité confessionnelle. C’est sans doute la période postérieure au Réveil qui permet le mieux de saisir – mais peut-être ici les sources sont-elles aussi les mieux conservées – de véritables figures individuelles, les entreprises privées et non plus simplement des structures collectives et publiques pour investir le champ des œuvres protestantes à l’exemple d’Albert Cadier, ministre à Oloron-Sainte-Marie ou des grands industriels du XIXe évoqués par Nicolas Stoskopf. La remarque de Marc Venard sur l’inventivité catholique en matière d’œuvres, qui valait pour l’époque moderne ne s’applique plus à la période contemporaine sur les études de cas observées. Et l’émulation entre les deux branches chrétiennes, au XIXe siècle (et entre les ramifications protestantes elles-mêmes), montre des structures d’assistance parfois similaires et simultanées, à l’exemple des diaconesses de la Maison du Diaconat (assistées du Comité des dames patronnesses) et des Sœurs de Niederbronn (secondées par la société Saint-Vincent-de-Paul), les unes et les autres installées à Mulhouse comme l’a expliqué David Tournier.
12La diaconie féminine devient ainsi un véritable marqueur d’évolution des œuvres dans les protestantismes européens. La mise en place des communautés de diaconesses remonte à 1836, en Allemagne, à l’initiative du pasteur luthérien Theodor Fliedner (1800-1864) qui fonde la Maison de Diaconat de Kaiserswerth, au nord de Düsseldorf, avec Gertrud Reichardt (1788-1869), fille de médecin. Cette première expérience de fondation de diaconesses protestantes (Diakonissenanstalt) devint rapidement un modèle dans la mise en application des œuvres dans lesquelles les femmes pouvaient avoir une place prééminente, mais aussi un véritable centre de formation de l’assistance médicale féminine4. L’Espérance, périodique évangélique fondé par Ami Bost en 18385, relate toutefois la diversité des actions de la communauté « mère » qui regroupe près de cinq cents sœurs en 1868 :
« Le cercle d’activité des diaconesses est étendu. A Kaiserswerth même, leurs différents établissements occupent un tiers de la petite ville. Ils se composent d’un hôpital, d’une maison d’aliénés, d’une école normale, de deux écoles, d’un orphelinat et d’un refuge. Ces maisons, groupées autour de la maison des diaconesses, sont les pépinières où les futures diaconesses sont préparées à leurs diverses vocations. De là elles sont envoyées au dehors, partout où les Églises les réclament6. »
13Entre 1837 et 1861, plus de vingt « maisons-mères » se constituent un peu partout suivant le modèle de Kaiserswerth qui a inspiré l’Europe entière : à Saint-Pétersbourg, Karl von Mayer (1830-1883) fonde, en 1859, un hôpital évangélique dans lequel les infirmières étaient également formées7 ; à Échallens en Suisse romande, le pasteur Louis Germond (1796-1868) crée, en 1842, les « Sœurs de Saint-Loup », voulues par le ministre comme une expérience parallèle aux Sœurs de la charité catholique8. En France, à Strasbourg, à Mulhouse ou à Reuilly9 (1841) des expériences similaires se développent également même si ces communautés ne sont pas des filiales de la première expérience luthérienne de Kaiserswerth. La multiplication de ces institutions féminines provoque d’ailleurs des discussions au sein du protestantisme français et suisse, autour de la question de la légitimité de ces congrégations et du rôle des femmes dans l’Église. La présence de femmes soignantes, protectrices, patronnesses, des veuves hospitalières se retrouve dans l’Écriture10 mais l’existence de congrégations extérieurement assimilables à des ordres religieux catholiques dérangeait11. L’absence de vœux prononcés par les sœurs était alors présenté comme un gage de la liberté de la croyante qui décidait, sans soumission, d’entrer – ou de sortir – de ces communautés. Leur fonction était donc purement pastorale et non liturgique et elles étaient, par exemple, assimilées à des « sœurs laïques » dans l’Angleterre de la fin du XIXe siècle12.
14Avec ce siècle et pour des raisons qui ont déjà été exposées en introduction – Réveil, industrialisation, paupérisation – le protestantisme, tout comme le catholicisme, prend donc parfois une tonalité singulière. Tel est particulièrement le cas du christianisme social que le présent volume aborde à la marge avec la dernière contribution de Carole Gabel sur la Fraternité d’Oloron-Sainte-Marie fondée par le pasteur Albert Cadier. Intimement lié au contexte socio-économique que connaissent alors les sociétés européennes, le christianisme social introduit une valeur relativement absente dans les siècles antérieures : avec lui, il n’est plus simplement question d’entraide, de charité, de morale chrétienne mais également de justice sociale. Ce « protestantisme social », marqué en France par la Commune, a connu des phases plus ou moins florissantes que ce colloque n’avait pas pour objectif d’aborder13. Manifestation contemporaine de l’entraide en milieu protestant, il ne saurait occulter l’ensemble des œuvres depuis l’origine de la Réformation, leurs conceptions variées et évolutives autour du socle commun de l’œuvre en tant que foi vivante, et leurs mises en pratique adaptables et adaptées au public sollicité pour donner ou destiné à recevoir.
15Cette première enquête collective sur les œuvres en milieu protestant ne prétendait pas à l’exhaustivité ; elle appelle des compléments que d’autres chercheurs pourront sans doute livrer notamment sur l’assistance en milieu luthérien car, si la théologie de Luther irrigue plusieurs contributions, sa pratique a été peu esquissée14. Ce volume est toutefois une première réponse à une présentation parfois simplifiée des œuvres dans la Réformation en Europe. Ces œuvres protestantes, spiritualité polymorphe à dimension religieuse, sociale, publique, politique, apparaissent, de fait et dès le XVIe siècle, comme une véritable forme d’engagement du fidèle et comme une expression temporelle de la responsabilité individuelle dans le protestantisme européen.
Notes de bas de page
1 Bost H., « Clause Brousson et le Désert des huguenots : une poétique de l’épreuve », Ces Messieurs de la RPR, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 242.
2 Mayeur J.-M., Pietri Ch., Vauchez A., Venard M., Histoire du christianisme, t. 8 Le temps des confessions (1530-1620), Paris, Desclée, 1992, p. 1023 et p. 1138.
3 Luther M., Le Traité de la liberté chrétienne, Œuvres, t. II, Genève, Labor et Fides, 1966, p. 302.
4 Sur le protestantisme et les soins voir : Diebolt É., La Maison de santé protestante de Bordeaux, 1863-1934. Vers une conception novatrice des soins et de l’hôpital, Toulouse, Éd. Érès-Ethiss, 1990 ; Negre C., Le protestantisme nîmois à l’œuvre. Le diaconat 1561-1945 – La maison de santé protestante 1842-1945, Nîmes, Lacour, 1992 ; Crapuchet S., Protestantisme et écoles de soins infirmiers, de la IIIe à la Ve République, Montpellier, Presses du Languedoc, 1996 ; Diebolt É. et Fouché N., Devenir infirmière en France, une histoire atlantique ? (1854-1938), Paris, Éditions Publibook Université, 2011.
5 Encrevé A., Les protestants français au milieu du XIXe siècle : les réformés de 1848 à 1870, op. cit., p. 129.
6 L’Espérance, Trentième année, Paris, 25 décembre 1868, p. 423-424. L’auteur note également des stations hors d’Allemagne : Italie, Constantinople, Alexandrie, Smyrne, Beyrouth et Jérusalem. Un autre journal protestant, Les Archives du Christianisme, fondé à Paris par le pasteur Juillerat-Chasseur, évoque cette expérience caritative réussie notamment dans la nécrologie du pasteur Fliedner en 1864 (IIIe série, t. VI, XLVIIe année, p. 303-305).
7 Heller G., Charlotte Olivier-von Mayer : la lutte contre la tuberculose dans le canton de Vaud, Lausanne, Éd. d’en bas, 1992, p. 24.
8 Il explique dans une brochure que, dans le protestantisme, rien n’existait de comparable à l’œuvre de Saint-Vincent de Paul et que cela était reproché aux protestants et vu « comme une preuve que le dévouement de la charité ne pouvait jeter des racines profondes dans le sol de la Réformation », Germond L., Établissement des diaconesses ou des sœurs évangéliques de la charité, s. l., s. d., p. 3.
9 Sur les diaconesses de Reuilly voir la bibliographie en introduction du volume (note 46).
10 Par exemple en Rm 16, 1-2 ; 1 Tm 3, 11 ou Tm 5, 9-10.
11 Le débat porta, de manière anecdotique mais révélatrice des résistances à ces créations féminines, sur le costume de certaines d’entre ces diaconesses à l’exemple des celles de Reuilly dont le bonnet, jugé « clérical, papiste et congréganiste » par le pasteur Athanase Coquerel fils, a suscité une vive polémique en 1845-46 (voir Lambin R., « Le costume des diaconesses, plus d’un siècle d’évolution spirituelle : les tâtonnements (1840-1960) », op. cit., p. 362-363). Voir l’annexe en introduction.
12 Charlot M., « Église et société : l’ordination des femmes à la prêtrise », Charlot M. (dir.), Religion et politique en Grande-Bretagne, Paris, Presse universitaire de Sorbonne Nouvelle, 1995, p. 121. Le mouvement des diaconesses de Kaiserswerth apparaît en Angleterre vers 1861-1862.
13 Crespin R., Des protestants engagés : le christianisme social, 1945-1970, Genève/Paris, Labor et Fides/Les Bergers et les mages, 1993 ; Blaser K., Le christianisme social : une approche théologique et historique, Paris, Van Dieren, 2003.
14 Il est possible de renvoyer aux travaux de Vogler B. « L’assistance dans le monde luthérien allemand et alsacien : théorie et pratique », Annales ESC, 10-3 (1991), p. 345-351 et Briand-Barralon A., « La communauté luthérienne de Lyon au XVIIIesiècle », Chrétiens et sociétés, no 16, 2009, p. 17-54.
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