Le mode d’insertion de l’individuel dans le collectif : une comparaison France/Pays-Bas
p. 213-222
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Index géographique : France
Texte intégral
INTRODUCTION
1La littérature en sciences sociales foisonne d’études portant soit sur l’individu soit sur la collectivité mais rares sont celles qui sont centrées sur le rapport entre l’individuel et le collectif. Comment assure-t-on la conciliation entre l’autonomie de l’individu et les règles nécessaires au fonctionnement en groupe ? Comment fait-on pour éviter le conflit entre l’individu et le groupe ? Et, plus précisément, cette articulation entre l’individuel et le collectif est-elle un facteur de variation culturelle ? Si ce thème sociologique, pourtant central, demeure peu développé, c’est probablement par manque d’outils méthodologiques et de cadre théorique. Il y va de la difficulté à saisir les catégories et leurs relations dans une même démarche. La comparaison internationale est souvent mobilisée à cet effet car elle permet de faire ressortir le contraste entre des modes d’organisations différents. Les Pays-Bas et la France sont appropriés à la démarche car ces deux nations perçoivent et gèrent la diversité sociale de manière radicalement différente. On pense par exemple aux institutions politiques (république vs pluralisme) et aux systèmes éducatifs (école unique vs éducation segmentée et cloisonnée) qui reposent sur des principes radicalement différents dans ces deux pays.
2Cet article cible le rapport entre l’individuel et le collectif aux Pays-Bas. Puis il le met en perspective avec son équivalent français. Pour ce faire, nous avons sélectionné deux thèmes très différents qui nous permettent d’accéder et de couvrir plusieurs niveaux d’analyse (micro et macro). Dans une première section, nous étudions la construction de l’accord en nous appuyant sur le processus de décision consensuel. Ceci nous permet de caractériser l’articulation entre l’autonomie et la coopération. Les difficultés éprouvées par les Français avec ce type de décision sont ensuite analysées. Dans une seconde section, nous tirons parti d’une série de mots intraduisibles néerlandais se rapportant au vivre ensemble aux Pays-Bas. L’étude du sens de ces mots fait apparaître un processus d’insertion de l’individuel dans le collectif très particulier. Un retour sur la perspective française nous conduit à distinguer deux modes d’insertion de l’individu dans la collectivité radicalement différents.
LA CONSTRUCTION DE L’ACCORD AUX PAYS-BAS
3Le consensus est un mode de régulation qui séduit par son aspect démocratique et sa capacité à gérer la diversité. En effet, il permet la réalisation d’accords entre acteurs porteurs d’enjeux et intérêts très différents. Le consensus suscite aussi des questions. Comment, partant de positions diverses, parvient-on à un accord unanime sans faire de déçus ? La cohérence de la notion qui sous-tend le consensus ne fait-elle pas défaut ?
4Aux Pays-Bas, le consensus n’est pas seulement l’objet de discours mais c’est une réalité courante (Keizer et alii, 2000). L’aptitude des Néerlandais à s’accorder est d’autant plus étonnante qu’elle est accompagnée par une grande autonomie individuelle (d’Iribarne, 1989). La société et l’éducation reposent sur la construction d’un individu maître de lui-même et responsable (de Bony, 2003). Cette coexistence d’autonomie et de coopération incite à rechercher la manière dont ces deux éléments s’articulent.
Le processus de décision néerlandais : quelques traits saillants1
5Les Néerlandais n’aiment pas le vote majoritaire, ils le trouvent trop sélectif. De même, la décision n’est pas perçue comme une sélection, un tri ou le fait d’une majorité dépassant une minorité (van Vree, 1999). C’est une construction collective conduisant à une solution fédératrice (van Lente, 1997). Ainsi, dès que plusieurs individus sont concernés par une question commune, ils se concertent et mettent en place un processus qui comprend des réunions formelles en alternance avec des discussions informelles (Huisman, 2001).
6La réunion décisionnelle (vergadering) obéit à des règles et normes très strictes qui s’opposent au style informel en vigueur dans les relations de travail. En début de réunion on observe un rituel autour des absents excusés. En effet, participer au processus est un engagement vis-à-vis de la future décision. Mais c’est surtout le rôle du président qui attire l’attention. Celui-ci ne dispose d’aucun pouvoir de décision particulier, il est exclusivement chargé de la qualité du processus (van Lente, 1997). Il établit et maintient une atmosphère propice à la construction de l’accord. Il distribue les tours de parole puis restitue ou synthétise ce qui a été dit. Chacun peut donner son avis sans interruption ni débat d’idées. Lorsque survient un désaccord ou un imprévu, le président ajourne la réunion. Un délai de réflexion individuelle et de consultation informelle peut suffire, sinon, une commission est désignée pour traiter le problème. Dans un déroulement normal, les points de vue se rapprochent progressivement et une décision commune s’élabore qui aboutit à la formulation des points d’actions.
La décision consensuelle au niveau symbolique
7Le processus de décision néerlandais est considéré comme une situation collective contenant une étape individuelle. Ses acteurs attachent une importance primordiale à la consultation. Chacun a le droit de s’exprimer et chacun est entendu. Ecouter l’opinion d’un individu, c’est aussi lui accorder du temps, de la considération, du respect. Au-delà du recueil des avis, la consultation symbolise le respect de la personne et de sa parole.
8Lorsqu’ils parlent de la décision, les acteurs font toujours référence au groupe qui la prend. Pour eux, le choix du groupe prime sur celui d’un individu. Pendant la décision, celui-ci relativise son point de vue et fait des compromis pour aboutir à une solution, la mettre en œuvre et en tirer profit. L’étape de la décision s’inscrit dans le registre de l’intérêt collectif.
9Lors de la consultation, le groupe reste en retrait en laissant l’individu s’exprimer puis, pendant la décision, l’individu se retire au profit du groupe. L’autonomie individuelle et la coopération s’expriment toutes les deux mais en alternance et de façon exclusive. Et ceci règle le problème de leur coexistence (de Bony, 2007).
Les dispositifs sociaux mobilisés par le consensus
10La construction de l’accord nécessite l’assistance d’une série de dispositifs sociaux. Ces dispositifs ont été particulièrement sollicités pendant la « pilarisation » (1880-1965), une période de fragmentation politique, religieuse et sociale caractérisée par une forme d’entente particulière entre les dirigeants (Lijphart, 1968). Il y a d’abord l’égalitarisme et le droit au désaccord. Toutes les opinions sont mises sur un même pied d’égalité. De plus, l’individu a le droit de ne pas être d’accord avec la décision (van der Horst, 2001). Ceci lui permet d’appliquer une décision qui ne fait pas son adhésion tout en restant autonome dans sa pensée. Ensuite, arrivent en renfort, la sociabilité, le conformisme, le pragmatisme, l’exigence d’objectivité et le contrôle affectif. La sociabilité est convoquée lorsque l’individu est soumis au dilemme de défendre son point de vue ou de faire preuve de convivialité. Cette sociabilité va de pair avec le conformisme lui-même généré par le groupe (Shetter, 1997). Le pragmatisme, l’exigence d’objectivité et le contrôle émotionnel incitent l’individu à s’en tenir uniquement au fait de la décision et à se distancier de sa subjectivité.
11Ces dispositifs sociaux agissent de concert, en découplant l’expression de l’opinion de la prise de décision, en limitant le terrain de rencontre entre le point de vue individuel et la décision collective ou en neutralisant leur conflit potentiel. Le processus de décision néerlandais ne fonctionne qu’au prix de ces évitements et séparations.
Les pierres d’achoppement pour un Français
12Lorsqu’il participe au processus de décision néerlandais, un Français éprouve deux sortes des difficultés. Il est d’abord gêné par cette façon d’appréhender la décision avec cette tendance à faire l’impasse sur la qualité de la décision. Il est également dérangé par la manière dont l’individu est traité et en particulier, par cette impossibilité de défendre sa propre position.
13La décision néerlandaise n’est ni un choix ni un tri, c’est la construction d’une solution. Le processus aboutit à une seule décision et les alternatives potentielles ne sont pas évaluées. Un Français aurait plutôt tendance à soupeser plusieurs scénarios potentiels avant de retenir celui qui parait le meilleur. Au contraire, la décision fédératrice est une solution dont la qualité n’est souvent pas la meilleure mais qui fait l’adhésion du plus grand nombre. Un Français éprouve de la difficulté avec ce qu’il appelle « les compromis mous ». C’est la qualité de la décision qu’il privilégie au point de se permettre de changer une décision qui s’avère médiocre. Ceci constitue probablement la plus grosse pierre d’achoppement entre Néerlandais et Français. La décision néerlandaise étant d’abord un accord entre pairs, changer de décision revient à les renier.
14Un œil français ne manque pas de remarquer le « chaînon manquant » du processus de décision néerlandais. En effet, pendant la consultation, une opinion est respectée comme le propre de la personne qui la livre. Elle n’a donc pas à être discutée, critiquée ou débattue. Puis le groupe se met en recherche d’une direction commune. À cette étape, le débat n’est pas bienvenu car il risquerait de créer des différents au sein d’un groupe cherchant à se fédérer. De plus, dans cette phase de création collective, les opinions perdent leur caractère individuel pour se fondre dans un projet commun. Il n’y a donc pas lieu de les défendre. C’est l’ensemble du processus qui exclut la possibilité de défendre un point de vue individuel en tant que tel. Le consensus évite systématiquement le débat sans jamais l’interdire.
15Le fait de donner son avis avant d’adhérer à une décision différente sans avoir eu la possibilité de se défendre peut gêner un Français : cela lui paraît opportuniste. Dans une réunion décisionnelle française il n’aura probablement pas plus de chance de voir son avis retenu, mais il aura eu l’occasion de le défendre. Le fait d’avoir combattu pour ses idées lui permettra de rester en accord avec lui-même lors de l’application de la décision. Pour un Français, le respect de l’individu est étroitement lié à celui de ses idées. Qui le désire a le droit non seulement de défendre ses convictions mais aussi d’essayer de convaincre les autres. Au contraire, « laisser à chacun ses valeurs » est plutôt un signe de désintérêt pour les dites valeurs (les siennes autant que celles des autres). Ceci laisse entrevoir un mode d’insertion de l’individuel dans le collectif différent en France et aux Pays-Bas.
LES « MOTS INTRADUISIBLES » ET LE VIVRE ENSEMBLE AUX PAYS-BAS
16Chaque langue dispose de mots « faits maison » qui sont de véritables trésors pour l’ethnologue. Ces termes qui expriment les singularités indigènes propulsent directement au cœur d’une culture et en révèlent l’esprit. Souvent ces mots caractérisent le rapport aux autres ou au travail. On pense par exemple au fameux « nemawashi » japonais (forme de consultation), au « jeitinho » brésilien (forme de débrouillardise), au mot anglais « fair » au « statut » français, à la « tarifautonomie » allemande.
17La langue néerlandaise dispose ainsi de toute une série de termes2 qui explicitent les singularités de la vie sociale en vigueur. Nous en avons retenu quatre que nous interrogeons d’abord d’un œil français puis que nous analysons dans la perspective indigène. Ceci nous permet de dégager l’univers de sens néerlandais et d’accéder au type d’insertion de l’individuel dans le collectif qui régit la société néerlandaise.
Samenleving
18Un Français vivant aux Pays-Bas remarquera bientôt que les rapports entre Néerlandais ne renvoient pas aux deux catégories sociologiques traditionnelles. La langue néerlandaise comprend les termes « maatschapij » et « gemeenschap » pour designer respectivement société et communauté mais elle ne les utilise pas couramment. Lorsqu’ils évoquent leur vie en collectivité, les Néerlandais mobilisent systématiquement le terme « samenleving3 », celui de « maatschapij » étant réservé au secteur politique et institutionnel. Littéralement, le terme « samenleving » exprime le fait de vivre ensemble. Le dictionnaire Van Dale, de rigueur aux Pays-Bas, traduit « samenleving » par société, symbiose, vie en commun et cohabitation. Les étrangers achoppent souvent sur ce mot-valise qui va de soi pour un Néerlandais au point de ne pas le préciser. Ce qui donne du fil à retordre, c’est cette association entre le préfixe « samen » (ensemble) et les réalités du pluralisme néerlandais4. De fait, si les Néerlandais retiennent « vivre ensemble » et non « société », c’est qu’ils ne se reconnaissent pas dans ce dernier modèle. La forme d’insertion de l’individuel dans le collectif est probablement d’un autre ordre.
Contexte historique
19Contrairement à nombre de voisins européens rassemblés sous la bannière de dynasties princières depuis le Moyen Âge, l’unification néerlandaise est tardive (de Voogd, 1992). Les Pays-Bas se sont construits au cours d’une révolte de communes contre des absolutismes religieux et politiques. La paix d’Utrecht (1579) a scellé l’union de 7 provinces, mais chacune conservait son gouvernement propre. Une organisation politique très particulière était retenue au niveau fédéral comme au niveau local. Elle était basée sur l’égalité des parties indépendamment de leur importance et comportait des dispositifs visant à limiter le pouvoir des plus puissants. Ce refus de positions hégémoniques a aussi touché le domaine idéologique et la religion. Dans la république de Hollande, la tolérance était beaucoup plus forte que dans les pays environnants et le principe de liberté religieuse a été érigé en une sorte dogme. Ceci a favorisé une organisation sociale reposant sur une diversité de groupes ayant chacun sa propre sensibilité lesquels géraient leur coexistence en maintenant adroitement l’équilibre délicat entre l’unité de la nation et leurs différenciations idéologiques. Certes, la société n’était pas exempte de conflits mais les groupes avaient une manière particulière de s’accorder sur une base d’égalité et en mobilisant le compromis. À la fin du XIXe siècle, un conflit portant sur la question scolaire5 a été à l’origine d’une fragmentation sociale très stricte. Connue sous le nom de « verzuiling » que l’on traduit approximativement par « pilarisation », ce terme renvoie à l’organisation des piliers d’un temple réunis uniquement à leur sommet (Schuyt et Taverne, 2000). Au cours des années soixante, le phénomène inverse, la « dépilarisation » a conduit au pluralisme actuellement en vigueur. Plusieurs spécialistes s’interrogent sur l’influence de la « pilarisation » sur le vivre en semble aujourd’hui (Wintle, 2000).
Verzuiling
20C’est Abraham Kuyper (1837-1920) qui proposa le modèle d’organisation sociale et politique mis en pratique aux Pays-Bas à la fin du XIXe siècle pendant une cinquantaine d’années. Cette organisation reposait sur le principe de la souveraineté dans son propre groupe. Selon Kuyper, l’état devait renoncer à son pouvoir pour institutionnaliser et subventionner les piliers qui représentaient les diverses conceptions religieuses philosophiques et politiques. La pilarisation se mit en place sur une base religieuse avec trois courants (catholiques, protestants et humanistes). Par la suite furent aussi pilarisés les partis politiques, les medias, les syndicats, hôpitaux et écoles. La vie quotidienne des Néerlandais était strictement cloisonnée depuis le berceau jusqu’au tombeau. Arendt Lijphart (1968) décrit et analyse ce phénomène dans un ouvrage séminal qui n’a pas été particulièrement bien reçu aux Pays-Bas. La pilarisation est le fruit d’une interprétation très particulière des différences idéologiques. Les différences sont perçues comme « des réalités durablement établies et qui ne doivent pas être changées (p. 124) ». Les piliers vivent isolés les uns des autres à l’exception de leurs élites qui se rencontrent pour diriger la nation et s’accorder sur les questions communes. Lijphart a analysé la manière dont ces élites parvenaient à s’accorder malgré leurs différences. Les discussions entre les dirigeants des piliers étaient essentiellement basées sur des forces cohésives et évitaient systématiquement les forces antagonistes. Les décisions communes étaient atteintes à renfort de « fair compromises » et d’accords pragmatiques. L’auteur a mis a nu les règles du jeu de cette organisation sociale qui mobilisait entre autres, le droit au désaccord, le pragmatisme, le secret, le droit de gouverner sans entraves. Ces mêmes dispositifs sociaux sont à la clef du processus de décision contemporain.
Gedogen
21Le dictionnaire traduit ce terme par souffrir, supporter, tolérer, autoriser ou permettre. « Gedogen » reflète une tolérance envers certains écarts à la loi. L’attitude néerlandaise face à la drogue en est une illustration. Considérée comme relevant de la santé publique et non du code pénal, elle est à la fois tolérée, soignée et contrôlée. Les Néerlandais considèrent qu’un contrôle pragmatique de la déviation est la meilleure façon de régler le problème. La tolérance à la déviation est une attitude que l’on retrouve dans la sphère économique et même dans le cercle familial. Selon Van Oenen (2002), le « gedogen » est associé à une perception particulière de la règle. Les Néerlandais considèrent que le maintien du droit est du ressort conjoint des dirigeants et du citoyen. Ceci se concrétise par une marge d’interprétation individuelle au niveau des lois, des normes ou des règlements. Cette liberté d’interprétation est accompagnée d’une attente d’un comportement individuel exemplaire. Mais comme une attente ne peut pas se traduire par une obligation, la déviation vis-à-vis de cette attente ne peut pas être interdite : elle doit donc être « tolérée ».
Gezellig
22C’est l’un des mots les plus utilisés de la langue néerlandaise. Gezellig évoque un lieu, une situation ou une compagnie chaleureuse et agréable. Il reflète une forme de convivialité que l’on retrouve un peu dans le terme anglais « cosy ». Pour un Néerlandais, « gezellig » a une connotation très positive. Lorsque l’on dit : « Wat gezellig », on exprime son bien-être, sa satisfaction et c’est aussi un compliment pour ceux qui ont contribué à créer et maintenir cette ambiance chaleureuse. Le terme gezellig n’a pas toujours le même crédit pour les étrangers vivant aux Pays-Bas. Certains d’entre eux avouent éviter ce terme, d’autres disent qu’ils le détestent. Pour eux, « gezellig » incarne la pression du groupe, le contrôle social. Il représente la nécessité de se plier ou se conformer en silence à une situation à laquelle on n’adhère pas. Cette sociabilité est convoquée dès que l’individu doit faire un choix entre la possibilité de défendre son point de vue et celle de maintenir une bonne ambiance dans le groupe. Elle impose la supériorité de la qualité de la relation sur la clarté du point en discussion. Celui qui enfreint la norme s’entend dire poliment : « Laten we het wel gezellig houden6 » ou plus fermement : « Hou het AUB gezellig » et le commentaire : « Het was niet gezellig » suivra immanquablement dans les couloirs. Certains spécialistes se sont penchés sur ce terme. Pour l’anthropologue Driessen (1997), il s’agit d’une obligation ou d’un ethos. Ce terme renvoie « à une valeur partagée, un besoin collectif et une obligation sociale de défendre ce besoin collectif (p. 51) ». Van der Horst (2001) évoque l’exclusion progressive de ceux qui osent défendre leur point de vue et brisent l’atmosphère conviviale7 : Comme mentionné par Shetter (1997), les Néerlandais attachent beaucoup d’importance à la solidarité du groupe et le conformisme et imposé non pas d’en haut mais à l’intérieur du groupe lui-même.
INSERTION DE L’INDIVIDU DANS LA COLLECTIVITÉ AUX PAYS-BAS ET EN FRANCE
23Ces termes intraduisibles néerlandais reflètent les diverses facettes d’un double processus d’intégration de l’individu dans la collectivité. D’une part, il y a une intégration au sein de groupes homogènes, intégration forte qui repose sur l’unité de la valeur. L’individu est protégé par le groupe en échange de son adhésion à celui-ci. D’autre part, il y a un processus de redistribution entre les groupes fondé sur la solidarité entre ces groupes tout en respectant l’autonomie de chacun d’eux. Le terme « samenleving » inclut ces deux processus d’intégration, d’où son manque de précision. Le terme « gezelligheid » se rapporte au processus d’intégration interne. Il traduit cette atmosphère chaleureuse et protectrice d’un groupe dans lequel l’individu se reconnaît. Le mot « verzuiling » reflète la situation extrême d’un cloisonnement de la société en groupes homogènes isolés. Il renvoie au processus d’intégration interne pour la majorité des individus tandis que la redistribution entre les groupes est assurée par les élites. Le terme « gedogen » incarne la limite de ce double processus d’intégration. En effet, cette organisation sociale suppose implicitement que l’individu est inclus dans un groupe qui le contrôle. Et il n’y a pas véritablement d’instance de contrôle transcendant les groupes. Le déviant se retrouve dans « l’angle mort » de cette organisation sociale et le « gedogen » reflète l’impuissance à gérer la situation correspondante.
24Le processus de décision néerlandais est régi par une intégration forte de l’individu dans le groupe. En effet, d’une part, le groupe protège l’individu en échange de son adhésion et, d’autre part, l’individu n’a de comptes à rendre qu’à lui-même sur sa propre opinion. En d’autres termes, il est en situation « low stake low risk » vis-à-vis du groupe qui ne le met jamais au défi. Cependant l’individu est en position « high stake high risk » vis-à-vis de lui-même. Il mobilise le droit au désaccord et opère une scission entre un « moi individuel » et un « moi collectif ». L’individu est totalement autonome dans son opinion tandis qu’il dépend du groupe en ce qui concerne ses actions collectivement décidées (de Bony, 2008).
25À la différence de la situation néerlandaise, l’individu français n’est jamais totalement soumis au groupe, et non plus totalement indépendant de celui-ci. Et cette position plus centrale de l’individu le place dans une position très inconfortable. En effet, l’individu doit rendre des comptes au groupe sans que celui-ci le protège. Contrairement au Néerlandais, l’individu français est en situation « high stake high risk » vis-à-vis du groupe. Mais cette contrainte lui offre conjointement une plus grande marge d’intégrité individuelle. On peut donc distinguer une insertion de l’individu dans le groupe plutôt duale aux Pays-Bas et plutôt centrale en France (de Bony, 2007).
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cette recherche transversale tire profit de l’intégration de l’auteur dans la société néerlandaise. Elle suit une démarche inductive qui fait des emprunts à Geertz (1975) et d’Iribarne (1998). Le travail descriptif repose sur des observations participantes, l’analyse de documents et une recherche en littérature sur le consensus et la décision. Le travail interprétatif est le fruit d’une cinquantaine d’entretiens réalisés aux Pays-Bas dans divers secteurs professionnels.
2 On pense à « samenleving, verzuiling, poldermodel, vergadering, draagvlak, gezelligheid, gedogen ».
3 Depuis une dizaine d’années celui de « multiculturele samenleving ».
4 Certains Anglo-Saxons relèvent le paradoxe en traduisant samenleving par « living apart together ».
5 Ce conflit, qui portait sur le financement des écoles par l’État et la neutralité de celui-ci a été résolu par un financement identique de l’État sur toutes les formes d’éducation scolaire.
6 Les trois expressions verbales qui suivent peuvent se traduire respectivement par : « On maintient la convivialité n’est-ce pas ? » « Restez convivial SVP ! » et « Ce n’était pas convivial ».
7 « Ceux qui brisent le gezelligheid seront soigneusement ignorés et réaliseront qu’il devient de plus en plus difficile pour eux de pouvoir prendre une chaise et se joindre à une discussion. »
Auteur
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