Communauté badoise contre État Wurtembergeois : la formation de l’État du Sud-Ouest après la seconde guerre mondiale
p. 203-211
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES SUR LE CONCEPT DE COMMUNAUTÉ AU PLAN HISTORIQUE
1La question de la communauté est en Allemagne indissociable de celle de la territorialité. Elles participent de la même compréhension de la culture. En effet, le territoire et les attributs symboliques qui lui sont afférents forment le cœur de la construction identitaire allemande. Il a longtemps constitué le creuset naturel dans lequel se forgeaient les caractéristiques communautaires selon les schémas les plus variés. Les lignes de fracture entre les différentes régions et entre les différentes populations à l’intérieur de l’espace germanique, liées à leurs configurations politico-religieuses et longtemps exacerbées par l’absence d’un État central puissant1, se sont renforcées avec l’industrialisation de l’époque moderne2. Mais le creusement de ces différences réelles n’a pas eu d’incidence sur la perception des concepts de région et de communauté en général, qui restent fortement marqués en théorie par une conception herdérienne : les entités géographiques participant de l’histoire et rebaptisées Volk sont à la fois considérées comme égales et contribuent tour à tour, par leur épanouissement, à l’élaboration d’une culture nationale3. Johann Gottfried Herder a une vision holiste de l’essence de l’homme qui, alliée à une individualisation de la communauté calquée sur celle que les Lumières reconnaissent à l’individu, constitue une approche originale et le socle de nombreuses formes de pensée ultérieures.
2Le célèbre penseur de Weimar puisait en cette matière à des sources qui lui étaient familières. Un siècle plus tôt en effet, les débats théoriques sur les rapports entre le territoire et l’idée de communauté avaient fait rage. Ils s’enracinaient dans le caméralisme du XVIIIe siècle, dont le corpus théorique était un mélange contemporain d’aristotélisme modernisé, de droit naturel empruntant aux théories de Hugo Grotius, Samuel von Pufendorf et au Léviathan de Hobbes et d’empirisme en matière d’économie, de société et de considérations géographiques. Ces théories, qui ne sont pas étrangères à la sociologie moderne, se retrouvent toutefois plus dans les thèses de Ferdinand Tönnies que dans celles, plus classiques, de M. Weber ou G. Simmel4. Les éléments influents plus que constitutifs sont les concepts de société et de communauté qui ont nourri la réflexion moderne sur ce qui constitue la définition du lien social, se heurtant pourtant en permanence comme à une aporie au cadre dans lequel ils deviennent pertinents : le territoire devenu État, puis région ou Land. Il est largement évacué dans les discours scientifiques officiels, ne revenant sur le devant de la scène que par la médiation de disciplines marginales comme la Volkskunde, ethnologie allemande dont l’objet est la diversité allemande5.
DEUX TERRITOIRES ET DEUX COMMUNAUTÉS IDENTITAIRES MARQUÉES
3Dans le cas concret du Bade-Wurtemberg, l’ensemble de ces principes sont sous-jacents à la fusion entre les deux régions. L’espace géographique du Sud-Ouest était la résultante de tendances longues présentes dès la création des deux entités historiques par volonté napoléonienne en 1806. Ce qui fut à l’œuvre dans cette unification était la mainmise sur le processus de légitimation étatique pour l’ensemble de la grande région qui allait du Neckar au Rhin. Le nouveau royaume de Wurtemberg et le Grand-Duché de Bade étaient deux constructions très différentes par leur essence. Doté d’un noyau étatique ancien et d’une capitale incontestée, Stuttgart, le Wurtemberg est un assemblage de deux parties distinctes : d’un côté le bassin du Neckar marqué par un protestantisme teinté de piétisme et berceau de l’industrialisation tardive de la région ; de l’autre, toute la partie méridionale du Wurtemberg, héritage de l’ancienne mosaïque territoriale homogène sur le plan religieux, puisque majoritairement catholique, et sur le plan économique car essentiellement agricole. Le Pays de Bade était encore plus hétérogène : loin d’avoir une capitale unique comme le Wurtemberg, la région était tiraillée entre plusieurs grandes métropoles qui avaient été successivement les matrices des grandes dynasties territoriales et qui avaient parfois changé plusieurs fois de confessions au gré des avatars historiques ; on distinguait ainsi quatre villes importantes qui structuraient l’ensemble de la région : dans la partie septentrionale, Karlsruhe, capitale ducale et Mannheim, capitale économique ; le nord du Pays de Bade était indéniablement la partie la plus industrialisée de l’ensemble du Sud-Ouest allemand, avec un accès au Rhin qu’avait convoité, pendant tout le XIXe siècle, son grand voisin wurtembergeois. Dans la partie méridionale du Pays de Bade, la ville universitaire de Fribourg-en-Brisgau avait pris le pas sur Baden-Baden, l’ancienne capitale de la branche catholique des ducs de Bade.
4Le Pays de Bade, cet « État improbable », selon l’expression de son créateur Sigismund Freiherr von Reitzenstein, moins puissant et moins centralisé que le Wurtemberg, n’en avait pas moins des traits communs avec son voisin : une expérience parlementaire précoce, qui avait mené parfois à des conflits particulièrement virulents entre les souverains et les représentants des différents ordres, un bénéfice tiré de la révolution territoriale, à laquelle les deux États durent leur élévation au rang de royaume pour le Wurtemberg en 1805 et de Grand-Duché pour le Pays de Bade en 1806, et des traditions libérales assez marquées portées par une haute administration avide de réformes après les bouleversements sociaux du premier XIXe siècle. Mais il existait également des différences assez grandes entre les deux entités géographiques, et notamment des rapports confessionnels inversés, qui faisaient qu’en Pays de Bade, une dynastie protestante minoritaire régnait sur un pays aux deux tiers catholique, alors que les chiffres étaient inversés en Wurtemberg. Ainsi, l’événement politique majeur que fut 1848 conduisit à la constitution d’une culture révolutionnaire et insurrectionnelle en Pays de Bade tandis que l’homogénéité sociale, politique et économique permit au Wurtemberg d’éviter de tels troubles6. Quant au catholicisme badois, il mena pendant le Kulturkampf une lutte très virulente contre la Prusse, de sorte que jusqu’à la fin de la monarchie, le « rapport tendu entre l’État et l’Église, entre le libéralisme et le catholicisme politique est resté la question centrale de la politique intérieure badoise7 ».
LA DEUXIÈME RÉVOLUTION TERRITORIALE
5La seconde étape de structuration de cet espace avec ses incidences directes pour les communautés concernées intervint après la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte très particulier8. Les repères identitaires avaient été largement obérés par la chute du IIIe Reich et les Alliés en profitèrent pour mettre en place un État qui répondrait à deux critères importants : créer un espace économique viable et empêcher que les Français ne renforcent leur emprise sur la rive gauche du Rhin. Le 18 mai 1945 fut décidée la création du Bade et du Wurtemberg-Hohenzollern et le 19 septembre celle du Wurtemberg-Bade.
6Mais ces nouvelles entités n’avaient aucune légitimité aux yeux des populations concernées. Les nouvelles frontières étaient peu pertinentes, englobant en une seule région le cœur historique de deux anciens États (Wurtemberg-Bade), tandis que les parties historiquement ajoutées se retrouvaient découpées dans deux États différents (Bade et Wurtemberg-Hohenzollern). La fusion se fit donc de manière arbitraire, ce qui permit à deux logiques de s’affronter dans un espace relativement ouvert. D’un côté, on trouvait des Alliés soucieux d’accroître l’efficacité de la gestion territoriale et qui, pour ce faire, puisaient dans le fédéralisme d’inspiration américaine ; de l’autre, en particulier chez les Badois, on soulignait une tradition allemande reposant sur des critères de reconnaissance sociétaux comme la religion catholique, la mystique révolutionnaire ou encore le caractère rhénan.
7Il n’est pas galvaudé de parler ici d’affrontement communautaire (Gemeinschaftsstreit), puisque c’est ainsi que s’appelèrent eux-mêmes plusieurs mouvements participant à cette lutte. Il y eut un recours systématique au vocabulaire approprié de la part de la partie qui se sentit menacée par la nouvelle donne politique : les termes d’association patriotique (Heimatbund), de peuple (Volk), mais aussi de communauté badoise furent abondamment employés par les partisans du statu quo. Deux modes de pensée s’opposaient, qui correspondaient à des concepts différents, l’un basé sur le concept politique de société, l’autre sur l’acception historique du terme de communauté de culture régionale9. Ces deux discours avaient cohabité de façon concomitante au long de l’histoire allemande, mais se trouvaient en porte-à-faux dans cette situation précise. Ces points de vue relevaient de raisonnements scientifiques différents, représentatifs de disciplines complémentaires, mais instrumentalisées par les deux camps : d’un côté celui des politologues, dont la science très nouvelle en Allemagne était marquée d’une empreinte américaine10, de l’autre celui des historiens et sociologues, qui s’interrogeaient à l’instar de Friedrich von Meinecke sur la pertinence de la narration historique traditionnelle11.
LA CRÉATION D’UNE CULTURE COMMUNE
8Après le référendum de 1951, qui vit la victoire des partisans de la fusion, historiens et ethnologues se rallièrent peu à peu aux arguments dominants. Pour les politologues, l’affaire était entendue, le résultat factuel clôturant les débats sur la question de la légitimité du découpage électoral effectué. Aux yeux des autres spécialistes, la question était bien de savoir comment à partir de deux communautés différentes pouvait se forger un espace de convergence identitaire.
9On en revenait à une vision de l’Allemagne qui était la somme de ses cultures régionales. Elle était fondée sur une réalité d’autant plus forte que le refoulement du carcan national faisait renaître un intérêt renouvelé pour les études régionales12. Du côté allemand, c’était presque un retour aux sources : le fait d’être Allemand plus que Wurtembergeois ou Saxon n’était devenu une évidence que vers les années quatre-vingt de l’Empire bismarckien, c’est-à-dire plutôt tardivement par rapport à d’autres grandes nations occidentales. Ceci donna lieu au fameux débat d’une voie particulière de construction de l’histoire allemande, le fameux Sonderweg, qui parcourut l’école historique allemande pendant une grande partie des dernières décennies du XXe siècle13.
10En Bade-Wurtemberg, c’est dans les années soixante-dix, une fois le choc de la fusion des deux anciens États apaisé, qu’on vit émerger une littérature justifiant la création de cette région « trait d’union » (Bindestrich-Land)14. L’expression était intéressante car il s’agissait en l’occurrence de ne pas blesser le sentiment d’appartenance communautaire qu’avaient continué d’éprouver certains Badois à l’égard de leur ancienne patrie et de laisser à chacune des deux entités historiques son existence propre à l’intérieur de l’espace nouvellement créé. Les « deux cultures n’entrent pas directement en contact sur toute leur surface, mais sur certains points… seulement15 ». Ce discours émanait de spécialistes de plusieurs disciplines, historiens, sociologues, ethnologues (la fameuse école de Tübingen joua ici un rôle décisif). Il contribuait a posteriori à l’histoire d’un objet purement artificiel et mettait en place pour ce faire un certain nombre d’institutions comme la centrale politique du Land de Bade-Wurtemberg située à Stuttgart16.
11Ce discours légitimiste, de nature apparemment apaisée et à visée apaisante, s’orientait selon trois axes : le premier consistait à forger la conscience unitaire des deux communautés, notamment du point de vue historique et territorial ; le second était de faire comprendre aux Badois, notamment de la partie méridionale, qui continuaient à produire une littérature régionale marginale de résistance, pourquoi ce qui s’était produit était inéluctable et devait conduire à la prééminence wurtembergeoise, dont le symbole fut le choix de Stuttgart comme capitale ; le troisième point était une adresse à l’ensemble des autres régions pour s’en démarquer et montrer que cette identité n’est pas galvaudée à une époque où les particularismes régionaux faisaient office de substitut de sentiment patriotique dans une Allemagne s’oubliant à la fois dans le mythe du miracle économique et dans le refoulement du politique.
L’EXIGENCE PERFORMATIVE : LES TROIS ÉTAPES DE LA NAISSANCE DU BADE-WURTEMBERG
12La première question peut donc être formulée ainsi : les Wurtembergeois et les Badois ont-ils une histoire commune ? La réponse pour les zélateurs de la cause est bien évidemment oui. L’argumentation hésite, jusqu’au début des années soixante-dix, à faire appel à l’histoire contemporaine et à l’actualité. Elle s’appuie sur deux structures en apparence neutres et connues : le territoire et la langue. Pour ce qui était du territoire, nombre de manifestations visibles furent élaborées, depuis l’élaboration d’un Atlas régional jusqu’à la construction à Stuttgart d’une Maison du Bade-Wurtemberg, inaugurée en 1987. En ce qui concerne la langue, l’élément essentiel était la mise en valeur des frontières dialectales, encore extrêmement vigoureuses et pertinentes au milieu du XXe siècle17.
13Le second volet de la construction de cette culture commune est une production datée des années soixante-dix. Il introduit des éléments d’histoire plus récents et s’attache au concept de culture politique. Les historiens, mais aussi les ethnologues qui en font usage se réfèrent notamment aux travaux de Gabriel Almond et Sidney Verba de 196318 sur la culture civique et politique. Cette idée de culture politique, reprise par un ethnologue comme Hermann Bausinger19, vise à justifier le résultat des deux référendums, puisqu’une partie de la population badoise était restée sceptique face aux vertus de ce découpage régional discutable. Le propos est de montrer comment les deux nations ont réussi à n’en faire plus qu’une dans une logique historique et démocratique presque naturelle. L’implicite est de faire comprendre aux Badois pourquoi ils ont perdu. Plusieurs arguments sont mis ici en place dans une logique implacable.
14Le premier est celui de la question de la légitimité du pouvoir : au morcellement badois, dû aux querelles de succession, à la multiplicité des capitales s’oppose une volonté étatique farouche des Wurtembergeois, qui construisent très tôt un modèle viable et fiable. Alors que les Badois n’ont que peu de souverains importants restés dans la mémoire collective, l’histoire wurtembergeoise construit ses propres mythes fondateurs comme celui d’Eberhard le Barbu, qui fera du Wurtemberg un duché solide et résistant aux aléas de la guerre de Trente ans. En outre, le Pays de Bade deviendra Grand-Duché après la restructuration territoriale décrétée par Napoléon alors que le Wurtemberg sera royaume. On distingue dans l’histoire du Wurtemberg le noyau intégrateur que l’on appelle Vieux Wurtemberg et l’ensemble du territoire dans ses frontières de 1806 que l’on appelle Wurtemberg. Il n’existe rien de tel pour le Pays de Bade. En outre, les caractéristiques géographique et confessionnelle du Wurtemberg sont aisément identifiables, ce qui a permis d’intégrer les populations hétérogènes rajoutées au Wurtemberg au début du XIXe siècle.
15Le second argument en découle. C’est le sous-entendu parfaitement perceptible pour l’ensemble des Badois et des Wurtembergeois de la légitimité dynastique reposant à partir du XVIe siècle sur la représentativité confessionnelle. Le Wurtemberg se range dans le camp de la Réforme et en devient l’un des bastions. Le Pays de Bade oscille entre protestantisme et catholicisme en vertu de ses régents et n’a de ce fait pas d’identité aussi visible que celle du Wurtemberg. Les souverains badois de la dynastie des Bade-Durlach qui finissent par s’imposer sont protestants et règnent sur une population aux deux tiers catholique. L’instabilité du pouvoir est une marque chronique du Pays de Bade, sur laquelle il est impossible de construire le nouvel État.
16Le dernier point de cette argumentation fallacieuse renforçant la légitimité de la victoire wurtembergeoise rejoint une vieille antienne très souvent proférée au moment du Kulturkampf. Le Pays de Bade, contrairement au Wurtemberg est un lieu de passage marqué par les influences françaises à la manière de la Rhénanie. Hans-Georg Wehling, spécialiste reconnu d’histoire régionale, écrit même : « Sans la proximité de la France, le Pays de Bade n’aurait jamais existé sous cette forme et en ayant une telle surface20. » Ceci se manifeste dans deux événements majeurs de l’histoire allemande parfaitement identifiables, mais contraires au main stream imposé par la Prusse : la Révolution de 1848, très éruptive en Pays de Bade et l’opposition à Bismarck.
17Caractère révolutionnaire et attachement fort à l’Église romaine sont les reproches les plus virulents faits aux Badois. En 1848, de nombreux acteurs majeurs des fractions les plus progressistes de l’Assemblée de Francfort sont issus du bassin rhénan ; en outre, la Révolution se terminera dans la violence en Pays de Bade, réprimée par les troupes prussiennes. De nombreux dirigeants politiques seront obligés de s’exiler en France ou en Suisse. Quant au catholicisme, l’un de ses traits saillants est d’avoir été avec celui de la Rhénanie à la pointe du Kulturkampf de Bismarck. Ce qui se joue n’est pas seulement un conflit religieux, mais un conflit identitaire, les catholiques ayant été accusés par le chancelier allemand de faire le jeu de la France et de la Pologne21.
18Tous ces arguments participent donc du deuxième volet de l’histoire communautaire. Le schéma le plus classique et éculé de l’histoire allemande est pour ainsi dire réactivé. Les Badois, assimilés de façon tacite à la partie de l’Allemagne entrée à reculons dans l’Empire wilhelminien, doivent être supervisés par une autorité de tutelle normative, respectant un pouvoir étatique centralisé et réformé. À la manière dont les Rhénans peu fiables ont eu besoin des Prussiens pour s’ancrer dans l’histoire allemande, les Badois ont eu besoin des Wurtembergeois, d’autant plus que certains partis soupçonnaient la France de soutenir secrètement le mouvement autonomiste badois au plan financier22.
19Le dernier volet de cette construction communautaire est destiné aux autres Länder. Le Bade-Wurtemberg, pour créer un consensus autour de son identité, va s’appuyer sur deux facteurs essentiels. Il récupère à son profit, grâce en partie à ses prestigieux sites universitaires, l’image de l’Allemagne des poètes et des penseurs, forgée par Johann Karl August Musäus au XVIIIe siècle et largement vulgarisée par Madame de Staël. Beaucoup d’intellectuels étaient issus de la région du Sud-Ouest, en particulier du Wurtemberg, mais l’avaient quittée à l’instar de Friedrich Schiller, Georg Wilhelm Friedrich Hegel ou encore Friedrich Wilhelm Joseph Schelling pour des raisons de censure ou de carrière. Le fait de se réapproprier ces figures mondialement connues inscrivait le Bade-Wurtemberg à prédominance wurtembergeoise dans le giron des grands États de l’Allemagne fédérale. Il effaçait les séquelles de l’union en subsumant les communautés dans un espace national plus vaste, mais n’était en aucun cas facteur de réconciliation.
20La véritable réunification se fit, de façon inégale entre le Pays de Bade et le Wurtemberg, grâce à la prospérité économique dans une période de croissance continue, par analogie au patriotisme du Deutschmark qui prévalait partout ailleurs chez de larges couches de la population de l’Allemagne fédérale de l’époque. Elle s’appuyait sur la figure tutélaire réactivée du Tüftler, l’inventeur bricoleur qui fit la réputation des entreprises wurtembergeoises à partir du milieu du XIXe siècle. En 1971, le second référendum sur la validité de la fusion des deux anciens États fut de ce fait un succès pour les partisans du Bade-Wurtemberg, au faîte de sa puissance économique.
21Pourtant, des ressentiments sous-jacents refont surface à certaines occasions, lorsque la possibilité d’une concurrence entre les deux anciens rivaux se fait jour. Ainsi a-t-on vu les Badois se réjouir de la qualification de Heidelberg ou de Fribourg plutôt que de Tübingen ou de Stuttgart parmi les universités d’élite mieux dotées financièrement au plan fédéral ; de la même façon, la résurgence du conflit a eu lieu lorsqu’il s’est agi de savoir s’il fallait que le TGV qui allait jusqu’à Stuttgart s’arrête aussi à Karlsruhe, siège du Tribunal constitutionnel et rivale badoise par excellence. Le vieux conflit, mal éteint, resurgit ainsi, comme on pouvait s’y attendre, de manière sporadique.
22Ce qui s’est joué en Bade-Wurtemberg dans le court laps de temps qui va de la fin de la guerre à la fusion des deux régions s’inscrit dans une redéfinition des rapports entre l’espace politique et les communautés qui s’y inscrivent. En effet, après l’écroulement de l’État national-socialiste, qui avait transcendé les différences communautaires par la création fictive d’une identité idéelle sur une base raciale, et l’émergence de l’État de droit dans le cadre de la République fédérale, l’espace ouvert par le vide politique national va mettre aux prises deux régions et deux communautés dont le rapport à la domination étatique est largement asymétrique. Aux arguments de l’État centralisé wurtembergeois, relativement homogène au plan religieux puisque ses communautés hétérogènes ont été depuis longtemps assimilées par la coercition après le recès de 1804 et la réforme territoriale de 1806, répondent ceux de la légitimité communautaire des Badois qui ne peuvent s’appuyer sur les mêmes structures pour faire valoir leurs droits. Sans doute le fédéralisme tel qu’il s’est construit sur une base régionale parfois légitime (comme dans le cas de la Bavière), parfois artificielle (comme dans le cas de la Basse-Saxe) a-t-il contribué, en recréant un espace juridique et identitaire nouveau calqué sur un modèle connu, à promouvoir une réconciliation apaisée entre la communauté telle qu’elle avait été pensée par Herder et l’État dans la tradition hégélienne.
Notes de bas de page
1 On peut consulter à ce propos le livre de Godelier M., Au fondement des sociétés humaines, Albin Michel, Paris, coll. « Bibliothèque idées », 2007, qui met en exergue le lien politico-religieux comme fondement central de la construction communautaire.
2 Pollard S., Region und Industrialisierung, Vandenhoek. U., Ruprecht, Göttingen, 1980.
3 Herder J. -G., Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit, Berlin, 1774.
4 Tönnies F., Gemeinschaft und Gesellschaft : Grundbegriffe der reinen Soziologie, Bibliothek klassischer Texte, Nachdr. der 8. Aufl. 1935, 4., unveränd. Aufl., Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 2005.
5 Bausinger H., Volkskunde ou l’ethnologie allemande, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1993.
6 Hettling M., Reform ohne Revolution. Bürgertum, Bürokratie und kommunale Selbstverwaltung in Württemberg von 1800 bis 1850, Kritische Studien zur Geschichtswissenschaft 86, Göttingen, 1990.
7 Becker J., « Der badische Kulturkampf und die Problematik des Liberalismus », Badische Geschichte. Vom Großherzogtum bis zur Gegenwart, Landeszentrale für politische Bildung Baden-Württemberg, Stuttgart, 1979, p. 95.
8 Georget J. -L., « Le Bade-Wurtemberg a cinquante ans », Allemagne d’aujourd’hui, n° 164, avril-juin 2003.
9 Dumont L., L’idéologie allemande, France-Allemagne et retour, Paris, Gallimard, 1991.
10 Von Beyme K., Politikwissenschaft in der Bundesrepublik Deutschland. Entwicklungsprobleme einer Disziplin, Sonderheft 17 der Politischen Vierteljahresschrift, Westdeutscher Verlag, Opladen, 1986.
11 Voir par exemple l’œuvre célèbre de Meinecke F., Die deutsche Katastrophe : Betrachtungen und Erinnerungen, Brockhaus, Wiesbaden, 1949.
12 En France, les deux exemples les plus récents en sont les ouvrages de Bogdan H., Histoire de la Bavière, Perrin, 2007 ou encore de Bled J. -P., Histoire de la Prusse, Paris, Fayard, 2007.
13 Parmi les textes de référence très nombreux à ce propos, on peut citer naturellement l’article de Wehler H. -U., « “Deutscher Sonderweg” oder allgemeine Probleme des w estlichen Kapitalismus ? Zur Kritik an einigen “Mythen deutscher Geschichtsschreibung” », Merkur, 35/2, 1981, p. 478-87 ou encore celui de Kocka J., « Der Deutsche Sonderweg in der Diskussion », German Studies Review, 1982, H 5, p. 265-79.
14 L’un des articles fondateurs de ce cycle de publications est bien évidemment l’article de Bausinger H., « Zur politischen Kultur Baden-Württembergs », Eschenburg T. et Wehling H. -G., (dir.), Baden-Württemberg, eine politische Landeskunde, Stuttgart, 1975, p. 13 à 40 ; on peut également se référer à l’article de Wehling H. -G., « Ein Bindestrich-Land ? Verbundenes und Unverbundenes in der politischen Kultur Baden-Württembergs », Langewiesche D. (dir.), Baden-Württemberg, eine politische Landeskunde Teil II, Stuttgart, 1991.
15 Dumont L., op. cit., p. 18.
16 Au terme des travaux de la Commission pour l’histoire régionale du Bade-Wurtemberg paraîtra le fameux Historischer Atlas von Baden-Württemberg, Borawski G. (dir.), Offizin Chr. Scheuffele, Stuttgart, 1988.
17 « Kelten, Urschwaben und Badener », 50 Jahre Baden-Württemberg, Stuttgarter Zeitung, 25 avril 2002.
18 Almond G. et Verba S., The Civic Culture : Political Attitudes And Democracy in Five Nations, New York, Litte Brown, 1963.
19 Bausinger H., op. cit.
20 Wehling H. -G., op. cit., p. 22.
21 Kott S., Bismarck, Presses de Science Po, coll. « Facette », 2003.
22 Der überspielte Volkswille, Die Badener im südwestdeutschen Neugliederungsgeschehen (1945-1970), Fakten und Dokumente, Robert Albiez u. a., Karlsruhe (Braun), 2. Auflage Baden-Baden, Nomos-Verlag, 1992.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Faire communauté en société
Ce livre est cité par
- Yalçın-Riollet, Melike. Garabuau-Moussaoui, Isabelle. Szuba, Mathilde. (2014) Energy autonomy in Le Mené: A French case of grassroots innovation. Energy Policy, 69. DOI: 10.1016/j.enpol.2014.02.016
Faire communauté en société
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Faire communauté en société
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3