L’action communautaire d’inspiration nord-américaine
p. 171-182
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Texte intégral
INTRODUCTION
1L’action communautaire dont il est ici question réfère à un ensemble de pratiques d’inspiration nord-américaine, même si nous ne développons ici que celles du Québec, ce qui demeure une expérience spécifique qui ne pourrait être généralisée à l’ensemble canadien ou états-unien. Au Québec, l’action communautaire est intimement liée au contexte sociétal et au rôle de l’État. La société dont nous parlons ici est la société québécoise, « province francophone » survivant dans un continent américain anglophone, hispanophone et lusophone. « L’État » dont nous parlons est celui de cette province de 7 millions et demi d’habitants, dans une confédération canadienne de 31 millions d’habitants, dont les États provinciaux et fédéraux se partagent diverses juridictions. Celles qui relèvent spécifiquement de la province sont : la santé, les services sociaux, l’éducation, la culture, le logement, la justice, le développement économique, la sécurité du revenu et le travail notamment. En somme, les conditions de vie au quotidien, qui sont aussi les premiers champs d’activités des populations qui s’impliquent activement au niveau « communautaire » (local).
L’ACTION COMMUNAUTAIRE : LES MOTS POUR LE DIRE
2Il convient de distinguer dans un premier temps les notions d’action communautaire, d’organisme communautaire et d’économie sociale qui sont des phénomènes reliés et complémentaires. Il existe aussi bien d’autres termes que l’on peut relever dans le champ de référence des textes et acteurs de ce domaine au Québec, comme ceux d’animation sociale, de développement communautaire, d’action sociale, d’action populaire, d’intervention sociale. Le mot « associatif » est rarement utilisé. Par comparaison, l’usage fréquent en France du « terme domaine associatif » correspondrait au Québec à celui de domaine communautaire.
3La définition que nous retenons permet de décliner en différentes formes ou styles des pratiques d’action communautaire existantes. Le « Comité aviseur » québécois de l’action communautaire autonome définit ainsi les organismes communautaires : ce sont des organisations sans but lucratif (OSBL) au sens juridique, issues de leur communauté locale1 et visant l’intérêt collectif. Ils comprennent généralement les composantes suivantes : un mode de fonctionnement démocratique (une Assemblée générale constitutive, un Conseil d’administration et un mode de direction participatif) ; une autonomie décisionnelle sur les orientations, mandats et objectifs de l’organisme ; un financement non orienté vers le profit. Nous pouvons distinguer les trois formes d’organismes les plus fréquents : ceux qui offrent des services (dépannage alimentaire, services à domicile, transport, information et consultation) de manière complémentaire aux pouvoirs publics ou de manière autonome, services offerts à leurs membres, mais aussi à une population externe plus ou moins étendue ; les groupes d’entraide ou de soutien mutuel pour les membres eux-mêmes ; les organisations de défense de droits d’une partie de la population affectée par une situation de discrimination, d’exclusion ou de pauvreté.
4Nous incluons également dans l’action communautaire les associations et les coopératives (autre forme juridique) d’économie sociale comme faisant partie du noyau d’acteurs de l’action communautaire. L’économie sociale s’ordonne autour des principes de fonctionnement suivants : l’organisation a pour finalité de servir ses membres ou la collectivité, elle a une autonomie de gestion par rapport à l’État, elle intègre dans ses statuts et ses façons de faire un processus de décision démocratique impliquant usagères et usagers, travailleuses et travailleurs, elle défend la primauté des personnes et du travail sur le capital, elle fonde ses activités sur les principes de participation, de prise en charge et de responsabilités individuelles et collectives.
5On peut dénombrer plus de 5 000 organismes communautaires au Québec qui correspondent à une définition reconnue par l’État provincial (critères de la loi de 1991 sur les services de santé et les services sociaux et de la Politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire adoptée en 2001). Cela représente environ 15 000 salariées (ce sont encore surtout des femmes) et une contribution de l’État provincial qui dépasse les 300 millions $ US2.
L’ACTION CATHOLIQUE, L’ACTION SOCIALE POLITISÉE ET LE DÉVELOPPEMENT LOCAL
6L’action communautaire est un phénomène social qui existe depuis plus de 60 ans au Québec sous diverses formes connues et reconnues. Traditionnellement, on situe l’apparition du phénomène au début des années 1960 au Québec, mais en fait, il est possible de relier ces pratiques à celles qui prévalaient dans les mouvements catholiques des années 1940 et 1950, sous l’appellation générale d’action catholique. La Jeunesse étudiante catholique (JEC), la Jeunesse ouvrière catholique (JOC) en sont des exemples. Développées dans l’activité éducative à l’école ou dans les milieux de travail, ces pratiques étaient celles de la « militance chrétienne », rattachées à une institution dominante alors au Québec, l’Église catholique. Des objectifs d’aide aux plus démunis, de justice sociale, d’engagement étaient fortement présents et une pratique d’animation collective bien élaborée.
7Une étape décisive de l’action communautaire coïncide plus ou moins avec les débuts de la Révolution tranquille au Québec, fin d’un régime autoritaire et conservateur en politique. Réformes de l’État, de l’éducation, de la santé, mouvements culturels : c’est l’effervescence sociale au Québec, mais aussi aux États-Unis et dans plusieurs pays. Nous pouvons évoquer mai 1968 comme repère similaire en France. Au Québec, dès 1963, c’est le travail des premiers « animateurs sociaux », en milieu urbain, dans les vieux quartiers pauvres qui deviendront objet de rénovation urbaine, mais aussi en milieu rural pour favoriser un développement économique et social impliquant la participation des populations concernées. Ce sont les premiers « comités de citoyens ». Ces comités, formés le plus souvent de femmes de milieux populaires et soutenus par des animateurs de formation universitaire, portaient sur les conditions de vie au quotidien. Leur action vise à exercer des pressions sur les représentants politiques pour améliorer les conditions de vie (logement, santé, espaces de jeux, accès à la justice, etc.).
8Les années 1970 ont vu se multiplier les comités de défense des droits et les groupes dits « populaires » (appellation qui a remplacé les comités de citoyens). En contrepartie, il y avait accroissement de perspectives professionnelles d’animation sociale et communautaire axées sur des services ou une participation démocratique plus intégrative et s’appuyant de plus en plus sur de nouveaux professionnels formés, par exemple, en travail social, à l’université. D’autres pratiques et influences ont vu le jour. L’approche revendicatrice de l’américain états-unien Saul Alinski en action sociale (Manuel de l’animateur social) ou celle du sud-américain brésilien, Paulo Freire (Pédagogie des opprimés) sont particulièrement présentes dans les pratiques éducatives et d’action communautaire de cette période. C’est aussi l’émergence d’un mouvement socioculturel très fort au Québec, le mouvement féministe. C’est enfin, dans une tout autre direction (libertaire) la mise en place des communes et pratiques contre culturelles fortement influencées par les expériences de la contre-culture californienne.
L’ACTION COMMUNAUTAIRE DIVISÉE FACE À L’ÉVOLUTION DE L’ÉTAT
9Dans les années 1980 le radicalisme politique, malgré le grand projet souhaité d’un mouvement social unifié des groupes populaires contre « l’État et la bourgeoisie », a cédé progressivement la place à la création de nombreuses ressources et services porteurs d’orientations de toutes sortes, répondant d’abord à des besoins de la vie quotidienne. C’est une période où l’on sonne déjà la fin de l’État Providence et de la relative croissance économique des « Trente Glorieuses ». C’est le début d’un néolibéralisme qui favorise les initiatives citoyennes plutôt que le développement de l’appareil d’État. Les groupes populaires deviennent des « organismes communautaires » et se tournent vers l’offre de services et le développement économique communautaire, dans le cadre de ce que l’on appelle déjà « l’économie sociale ».
10Plusieurs de ces initiatives citoyennes au cours des années 1970 et 1980 ont influencé les politiques sociales des gouvernements tant municipaux, provinciaux que fédéraux. Des cliniques populaires de santé ou des services d’aide sociale ont favorisé la création des Centre locaux de services communautaires (CLSC) ; les associations de locataires ont contribué aux politiques de soutien à la création de logements sociaux (Habitations à Loyer Modique et coopératives de logements) ; les associations de défense des personnes vivant de prestations de sécurité du revenu ont permis l’édiction de règles de plus grande équité à l’égard des personnes de statuts différents ; les mouvements de femmes ont orienté les services publics vers la prévention et l’intervention à l’égard de la violence conjugale ; les organismes de travail de rue ont favorisé le développement de politiques traitant des personnes itinérantes ; les ressources alternatives en santé mentale ont introduit une approche globale de collaboration entre les institutions et les familles de personnes vivant des problèmes de santé mentale. Ces succès relatifs ont eu un certain effet pervers, entraînant un affaiblissement des luttes revendicatives et accentuant l’hétérogénéité des pratiques. Elles ont surtout conduit à un rapport ambigu avec l’État : la complémentarité des actions dans un grand nombre de secteurs impliquant des actions communautaires soutenues financièrement par l’État à différents niveaux a contribué à développer une dépendance certaine et un déplacement des mandats. Les années 2000 vont voir s’accentuer ces appels au « partenariat » avec les institutions publiques. Nous allons illustrer le développement de l’action communautaire par une étude empirique sur un quartier montréalais3.
L’ENQUÊTE MONTRÉALAISE
Profil du quartier Côte-des-Neiges (CDN)
11Le quartier Côte-des Neiges est le plus densément peuplé de Montréal4. Sa population, en constante augmentation, s’élève à près de 102 000 personnes (Marois, 2005). Plus de la moitié de cette population est née à l’extérieur du Canada (Piché et Bélanger, dans Meintel, 1997). En 2001, au dernier recensement, 51 % des habitants du quartier Côte-des-Neiges étaient nés à l’extérieur du Canada ; 16,5 % étaient arrivés au pays depuis moins de cinq ans (Marois, 2005). Trois vagues d’immigration et d’accueil des réfugiés l’ont marqué : au début du XXe siècle, des populations d’Europe de l’Est (russes de filiation juive), en 1960 des Caraïbes et de l’Amérique centrale (Haïti, Jamaïque) et en 1970 de l’Asie (ancienne Indochine) et de l’Afrique. En tout, 36 % sont nées en Europe, 32 % en Asie, 18 % en Amérique (hors Canada) et 12 % en Afrique. Ce quartier est aussi un quartier d’accueil : les recensements successifs montrent qu’une fraction importante du quartier est entrée au pays depuis moins de cinq ans (idem). Sur le plan socio-économique, Côte-des-Neiges est assez hétérogène. Il existe en effet de grandes disparités dans le quartier. Si 41 % de la population vit dans un ménage à faible revenu (Lang, 2004), il y a des écarts de revenus importants entre ses différents secteurs (Ville de Montréal, 2002).
Démarche de recherche
12L’objectif de la recherche est de documenter l’apport de l’action communautaire à l’évolution du quartier. La recherche a été initiée à la demande du milieu assiociatif et se réalise dans un cadre partenarial, sous l’égide d’une équipe de recherche universitaire et de représentants d’organismes communautaires du milieu, dont la directrice du Conseil communautaire du quartier CDN, réunissant plus de quarante organismes communautaires5. La recherche comprend deux phases : une première, sociohistorique, basée sur des récits individuels et collectifs d’acteurs sociaux (2004-2006) et une seconde, centrée sur l’analyse d’impacts de l’action communautaire (en cours, 2006-2009). Nous rapportons ici les résultats de la première phase.
13La production des données s’est faite à partir de quinze entretiens semi-dirigés d’une durée moyenne de 1 h 30 et de cinq entretiens collectifs de trois heures ou plus auprès d’organismes communautaires. Les personnes interviewées, identifiées par le comité d’encadrement de la recherche sont des témoins de l’évolution de l’action communautaire dans CDN. Les cinq organismes sont : le Centre communautaire de loisirs de Côte-des-Neiges ; SIARI (Service d’interprète et accueil des réfugiés et immigrants) ; le Projet Genèse (groupe de défense des droits et d’organisation communautaire) ; Promis (Promotion, Intégration, Société nouvelle, groupe d’accueil aux familles immigrantes) et BCA (the Black Community Association, défense des droits de la communauté noire et anglophone).
14L’analyse thématique de contenu, faite à partir des enregistrements intégraux d’entretiens, portait sur les dimensions suivantes : l’évolution sociodémographique des « clientèles », l’origine des organismes et leur « mission », le contexte sociopolitique, les rapports entre les différentes instances ou acteurs sociaux du quartier, les orientations idéologiques et les formes organisationnelles de l’action communautaire. Nous présentons l’essentiel des conclusions de cette analyse.
LES GRANDES LIGNES DU RÉCIT DE L’ACTION COMMUNAUTAIRE DANS LE QUARTIER CÔTE-DES-NEIGES
15Nous pouvons reprendre le récit d’ensemble de l’histoire de l’action communautaire un peu à l’image d’un récit héroïque, des pionniers des origines au développement actuel. Rappelons quelques repères de cette histoire vivante.
16Il existait, certes, une vie communautaire dans le quartier avant 1970, mais relativement concentrée dans un milieu spécifique, anglophone et juif, à côté des institutions plus classiques du monde québécois canadien-français que sont les églises et les écoles chrétiennes. Dans les années 1970, quelques organismes pionniers naissent : Projet Genèse, le Centre communautaire de loisir, la BCA. L’organisation communautaire du CLSC6 Côte-des-Neiges est, en outre, déjà importante à cette époque. C’est en réponse à des besoins de la population du quartier, des jeunes et des familles ainsi qu’à une « nouvelle immigration » (qui deviendra le phénomène majeur de ce quartier jusqu’à aujourd’hui) que le mouvement communautaire s’est développé. Et la croissance est spectaculaire : d’une dizaine d’organismes, en 1970, à plus d’une centaine aujourd’hui.
17L’inspiration de départ est de se prendre en mains collectivement, de s’entraider, de revendiquer des droits. Les débuts sont précaires : peu de financement, beaucoup de bénévolat, mais des leaders engagés. Les récits convergent : ces débuts sont fondés sur les besoins et la participation de la population, sur un développement « autonome ». Dans les années 1980 et 1990, on assiste à une progression constante du nombre d’organismes, scandée par l’arrivée de plus en plus importante de vagues différentes d’immigrants et de réfugiés de toutes les parties du globe. De nouveaux organismes sont créés pour répondre à de nouveaux besoins de base : alimentation, vêtement, emploi, mais, aussi, et de plus en plus, des besoins relatifs à l’accueil des nouveaux immigrants : information et orientation, apprentissage de la langue française, interprétariat, aide à l’enfance et à la famille, défense des droits. La multiplication des organismes et les dangers de la fragmentation et de la compétition sont vite contrés en grande partie par l’émergence d’organismes de concertation : le Conseil communautaire et les tables de concertation (une quinzaine). Cette coordination inter organismes, principalement issue du milieu, est notable, elle précède et fonde des initiatives publiques plus sectorielles qui vont suivre (petite enfance, développement économique communautaire, par exemple). Cette croissance, pourtant, ne fut pas toujours simple : à la lenteur des réponses institutionnelles, celles des gouvernements provinciaux, municipaux, de quartiers correspondent des activités intenses de mobilisation suivies de négociations et de pressions multiples (pour l’obtention de locaux, d’équipements collectifs, de financement). Et tout n’est pas égal dans cette croissance. Il y a des survivants, des gagnants, mais aussi des échecs et des départs. Soixante-quinze organismes vont ainsi « disparaître7 », un indice que tout n’est pas simple en ce monde du « communautaire ». Plusieurs témoignages font état, aujourd’hui, de la précarité de leur financement pour leurs activités.
LES ORIENTATIONS THÉORIQUES ET PRATIQUES
18Les orientations de base du discours des acteurs sociaux interviewés (qu’on trouve aussi dans plusieurs documents consultés : chartes de fondation, dépliants, énoncés de politiques) réfèrent à une triple mission : fournir des services adaptés qui répondent au besoin des « membres », « usagers » du quartier ; offrir des lieux et des temps d’échanges, de soutien social, de solidarité ; s’organiser pour défendre ses droits de citoyen. Cette triple mission est vécue différemment suivant les organismes, certains offrants d’abord et surtout des services, d’autres étant davantage préoccupés par la défense des droits. Elle est vécue différemment aussi selon les périodes de développement historique : les années 1970 et le début des années 1980 étaient plus marqués par une action communautaire revendicatrice un peu partout à Montréal, comme dans le quartier. La période allant de la fin des années 1980 à 2005 est davantage caractérisée par la tendance à offrir des services, à professionnaliser l’action, à établir des partenariats avec des institutions, à mettre sur pied des activités d’économie sociale et solidaire.
19L’approche communautaire « à la base » (grass root) est fortement valorisée ; elle implique un fonctionnement démocratique ouvert à tous et toutes. La philosophie d’empowerment (de réappropriation de son pouvoir) individuel et collectif est énoncée dans nombre de textes et rappelée dans des témoignages. En ce qui a trait à l’immigration et à la diversité « ethnoculturelle », la position majoritaire des personnes interviewées est celle d’une citoyenneté inclusive fondée sur l’exercice de droits sociaux communs et de ressources (logement, nourriture, travail) plus accessibles. Cela n’exclut pas, au contraire, le souci de prendre en compte les différences culturelles et de s’en occuper en offrant des services d’aide linguistique, d’accueil et d’information. Plus que « s’accommoder », il s’agit de vivre ensemble.
20Ces orientations se fondent, pour plusieurs, sur une vision humaniste des personnes et le plus souvent d’un vif souci de justice sociale. Cela se traduit, entre autres, par une approche globale, qualifiée d’« écologique », ou de systémique : l’individu est inséparable de son contexte social complexe. Nous retrouvons parfois une orientation plus « humanitaire », avec, en toile de fond, la plus vieille tradition judéo-chrétienne de charité : aider l’être démuni et en détresse au-delà de toute considération utilitaire ou politique. En bref, c’est tout l’arc-en-ciel des figures d’action communautaire que nous retrouvons dans les témoignages recueillis. Mais c’est aussi tout l’idéal communautaire citoyen qui traverse le discours et qui lui donne cet accent de discours « héroïque » que nous évoquions plus haut. Le héros, en effet, est celui « dont le courage et les exploits », les réalisations notables sont motivés par une cause, un idéal, qui permet d’affronter les limites et les obstacles d’une situation inacceptable en regard de cet idéal.
UN PREMIER ENJEU DE L’ACTION COMMUNAUTAIRE : LES MODES DE GOUVERNANCE
21La complexité des formes de direction ou de gouvernance d’organismes communautaires, compte tenu des missions en cause (défense de droits, participation démocratique, efficacité de services) et de la diversité des formes de gestion, pose de nombreux défis au futur de l’action communautaire. Nous en soulignons ici quelques-uns.
22Un premier défi posé aux organismes communautaires a trait à leurs rapports avec le gouvernement, particulièrement en ce qui concerne leur mode de financement. L’une des principales craintes des acteurs de l’action communautaire est la direction et le contrôle que tentent d’imposer les institutions gouvernementales, sur le travail et la mission des organismes. Les restructurations administratives dans la santé et services sociaux ont transformé les façons de travailler des organismes communautaires et les rapports entre eux et les acteurs institutionnels. Ils sont obligés de se définir et de se redéfinir en fonction de ces restructurations. Les organismes communautaires sont devenus, par la force des choses, selon certains, des organismes de services, des sous-contractants. D’autres voient cela davantage comme un partenariat, mais les liens entre les différents partenaires tendent de plus en plus à se formaliser. Pourtant, comme le souligne Jetté (2005), la préservation de leur autonomie est fondamentale pour ces organismes dans leur fonction critique, dans leurs innovations sociales, dans la spécificité de leurs pratiques et de leur enracinement dans la communauté.
23Un enjeu, plus interne celui-là, demeure et devient de plus en plus présent, celui de concilier la démocratie « à la base », le professionnalisme des permanents ou des bénévoles et la participation. En effet, et cela n’est pas sans lien avec le point précédent, les attentes aussi bien des « partenaires » institutionnels que des membres eux-mêmes concernant la qualité des services accentuent la professionnalisation du personnel des organismes communautaires. Accéder à des cours de français ou des loisirs sportifs, certes, mais avec de bons professeurs ou instructeurs. Par ailleurs, tous les organismes rencontrés réaffirment l’importance d’un mode de gouvernance « communautaire », participatif, voire revendicatif. Assemblée générale, conseil d’administration représentatif, direction collégiale sont des mécanismes toujours présents et importants pour la majorité des organismes. Mais les tensions existent : le « membre » n’est pas toujours clairement défini entre l’« usager » et le participant actif à l’organisme ; la présence aux assemblées n’est pas toujours forte ; la mobilisation autour de revendications sur des droits ou des politiques est plus difficile.
24Un autre défi est lié aux relations entre les organismes communautaires : comment développer, d’une part, la nécessaire concertation et solidarité d’action et, d’autre part, sauvegarder une pleine autonomie dans la poursuite de la mission propre, des « intérêts » de chacun des organismes ? Mais il y a aussi le contexte sociopolitique actuel des rapports à l’État, surtout dans le domaine des services sociaux et de santé, qui rend cette concertation plus délicate, face à une concurrence accrue entre les organismes et la demande gouvernementale.
25Il y a, enfin, les difficultés, toujours actuelles, ayant trait au cadre de travail des employés des organismes communautaires. Les écarts de salaires ou d’avantages sociaux demeurent importants, globalement, entre les organismes communautaires et les institutions publiques en santé et services sociaux. Il est surtout à souligner la précarité des emplois, liés à ces conditions, liées aux aléas des subventions, dont le renouvellement demeure la plupart du temps incertain. La place et le rôle des bénévoles demeurent importants dans beaucoup d’organismes communautaires. Et met en cause la place relative des « permanents » dans le travail et les modes de gestion de l’organisme.
LE DÉFI DE L’INTÉGRATION CULTURELLE ET CITOYENNE
26Le quartier Côte-des-Neiges est devenu un véritable quartier d’accueil, attirant par sa pluralité et une philosophie de citoyenneté inclusive partagée par une grande majorité d’acteurs sociaux. Mais cette ouverture est confrontée à un constat d’inégalités sociales. Beaucoup d’immigrants se trouvent aujourd’hui dans des conditions de dépendance et de pauvreté, en recherche de travail, de logement salubre, de ressources requises pour vraiment faire partie de la vie sociale de tous. Il existe aussi des tensions sociales qui viennent fortement questionner cette notion de citoyenneté inclusive. Les intervenants d’organismes communautaires veulent bien « inclure » et « intégrer » les gens provenant d’univers culturels différents. Mais veut-on d’abord et seulement une intégration sociale (emploi, logement, nourriture, services de santé, services sociaux pour tous), sans prendre en compte les différences culturelles ou « ethniques » ? Ou veut-on aussi prendre en compte les différences culturelles et favoriser un véritable métissage culturel, un rapprochement interculturel (usage de plusieurs langues, acceptation de plusieurs références religieuses, variété d’habitudes de vie) ? Jusqu’où est-on prêt à définir des stratégies d’accueil de la diversité culturelle ?
27Malgré le réseautage important remarqué dans l’étude entre les organismes communautaires et les mécanismes de concertation, force est de constater que plusieurs continuent à se définir par rapport à des exigences linguistiques fermes privilégiant le français ou l’anglais. La présence d’une troisième langue d’usage pour beaucoup ne vient que complexifier cette différence de base qui procède d’une longue histoire dans le quartier, mais aussi à Montréal et au Québec. Force est de constater que la politique d’une langue commune requise au Québec (le français) ne correspond pas aux pratiques quotidiennes et cela traverse l’action communautaire comme les services institutionnels.
28La présence également de près de 20 % d’organismes communautaires définis par l’appartenance ethnoculturelle rend plus problématique le « vivre ensemble » pluriel et ouvert associé à la poursuite d’une citoyenneté inclusive dans l’action communautaire. Si certains de ces organismes font état d’une ouverture certaine à la pluralité des cultures, d’autres sont plus réservés ou exclusifs et ne se retrouvent pas dans les divers mécanismes de concertation pour l’ensemble du quartier.
CONCLUSION
29Les résultats de la recherche dans un quartier de Montréal ont permis de saisir, non seulement l’ampleur et la « grandeur » du développement communautaire, mais aussi un certain nombre de difficultés et de défis que nous venons de rappeler : « intégration » et accueil des immigrants de multiples provenances ; orientations de base de l’action communautaire ; gouvernance communautaire. Ces défis sont à remettre dans le contexte d’une redéfinition des services sociaux et de santé, du cadre sociopolitique voulant dans ce secteur allier le privé et le public : le communautaire est ainsi interpellé comme partenaire complémentaire voire comme « tiers secteur » pour utiliser le vocabulaire de l’économie solidaire (entre le privé et le public). C’est à titre de services de proximité facilitant l’accès à la population du territoire et par la reconnaissance de leurs compétences spécifiques qu’il est fait appel aux organismes communautaires. D’autres secteurs sont ou seront plus ou moins directement interpellés dans le même sens, dans les domaines des loisirs ou de la culture.
30Deux éléments clés se dégagent du discours des personnes interviewées et recoupent des enjeux qui traversent la problématique générale de l’action communautaire dans son développement historique au Québec : la philosophie de base du ‘communautaire’ et l’autonomie des organismes. La philosophie de base renvoie à celle des années 1970, que certains évoquent avec un soupçon de regret ; l’autonomie, c’est celle des organismes qui ont un pouvoir de décider ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Cette autonomie est toujours menacée par les bailleurs de fonds, qui cherchent à la restreindre ou à la contrôler en imposant une façon de faire. Les organismes doivent en effet rendre des comptes, ce qui alourdit les tâches administratives. La réforme de la santé et des services sociaux n’apaise pas cette méfiance, bien au contraire.
31Dans tous les cas, les pressions découlant de la demande de service obligent à revoir les autres missions fondamentales dans l’histoire de l’action communautaire dans le quartier, comme ailleurs au Québec, de la défense des droits et de la citoyenneté « réelle » (l’exercice effectif, dans la vie courante de ces droits et devoirs) et de la convivialité, le vivre ensemble que favorise la vie associative.
Bibliographie
Bibliographie
Alinski S., 1976, Le manuel de l’animateur social, Paris, Seuil.
Boucher L., Côté R., Gaudette M., Larose M., Proulx M., Joseph G., Lapointe M., Paquin C., Campanile D. et Fournaris T., 2005, Les services d’organisation communautaire, Proposition d’organisation, Montréal, CSSS de la Montagne.
Freire P., 1974, Pédagogie des opprimés, Paris, Maspéro.
Jetté C., 2005, Le Programme de soutien aux organismes communautaires du ministère de la Santé et des Services sociaux : une forme institutionnelle structurante du modèle québécois de développement social (1971-2001), thèse de doctorat, département de sociologie, université du Québec à Montréal.
Lang K., 2004, Portrait statistique de Côte-des-Neiges, Montréal, Conseil communautaire Côte-des-Neiges/Snowdon.
Marois C., 2005, Appropriation, intégration sociale et appréciation de la qualité de vie des milieux résidentiels par les résidents du quartier Côte-des-Neiges, Rapport de recherche, Montréal, université de Montréal et Table de promotion de Côte-des-Neiges.
Meintel D., Piché V., Juteau D. et Fortin S. (dir.), 1997, Le quartier Côte-des-Neiges à Montréal. Les interfaces de la pluriethnicité, Montréal, L’Harmattan.
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Rhéaume J. avec la collaboration de Giguère M. et Tremblay C., 2004, Action communautaire, empowerment et construction identitaire : ethnicité et pauvreté, Montréal, Centre de recherche et de formation du CSSS de la Montagne.
Ville de Montréal, 2002, Profil : arrondissement de Côte-des-Neiges/Notre-Dame-de-Grâce, document de travail, Montréal.
Notes de bas de page
1 La communauté locale réfère à la population d’un territoire spécifique : quartier urbain, zone rurale, village.
2 Source : Secrétariat à l’action communautaire autonome, État de situation de l’intervention gouvernementale en matière d’action communautaire, Gouvernement du Québec, nov. 2003.
3 Voir Rhéaume et alii, 2004 et Rhéaume et alii, 2007.
4 La densité de la population s’élève à 8 765, 8 habitants au kilomètre carré (Boucher et al., 2005) – l’arrondissement Côte-des-Neiges/Notre-Dame-de-Grâce est l’un des cinq arrondissements les plus populeux. À titre comparatif, la Ville de Montréal compte en moyenne 3 625 habitants au kilomètre carré.
5 L’équipe de chercheurs comprenait : Jacques Rhéaume, chercheur principal ; Lucie Dumais et Yves Vaillancourt, co-chercheurs, professeurs à l’université du Québec à Montréal (UQAM) ; et les partenaires : Roger Côté, Centre des services sociaux et de santé (CSSS) de la Montagne, desservant le quartier (CDN) ; Denyse Lacelle, directrice du Conseil communautaire CDN, Denise Beaulieu, directrice, Centre communautaire de loisirs CDN ; Ginette Bibeau, intervenante, PROMIS (Promotion, Intégration, Société nouvelle) ; Alain Landry, directeur, Multicaf (Multi Cafeteria) ; et deux professionnelles de recherche, Louise Tremblay et Fannie Brunet (UQAM). Recherche subventionnée par le Fond québécois de recherche société et culture, Québec.
6 CLSC : Centre local de services communautaires. Ce type d’organisme est actuellement intégré, au Québec dans une nouvelle entité, le CSSS, Centre de services sociaux et de santé, comprenant l’ensemble des services publics tels les hôpitaux, centre d’hébergements pour personnes âgées, cliniques diverses.
7 Nous n’avons pas étudié spécifiquement ces organismes disparus. Il faut noter qu’un certain nombre d’entre eux ont simplement changé de nom et se sont reconvertis, d’autres ont migré dans d’autres quartiers. Il demeure cependant qu’une majorité d’organismes, depuis les années 1970, ont effectivement fermé leurs portes.
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Faire communauté en société
Ce livre est cité par
- Yalçın-Riollet, Melike. Garabuau-Moussaoui, Isabelle. Szuba, Mathilde. (2014) Energy autonomy in Le Mené: A French case of grassroots innovation. Energy Policy, 69. DOI: 10.1016/j.enpol.2014.02.016
Ce chapitre est cité par
- (2022) Clinical Sociology - Selected Basic Readings, Organizations and Publishers. Clinical Sociology Review, 17. DOI: 10.36615/csr.v17i1.1305
Faire communauté en société
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