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Les politiques locales de « mixité éthnique » : disqualifications et assignations à l’altérité

p. 103-112

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Texte intégral

INTRODUCTION

1« On s’exprime souvent comme si les gens acquéraient de nulle part les valeurs qu’ils défendent. Elles semblent exister a priori, c’est-à-dire être antérieures à toute expérience » écrivaient N. Elias et J. L. Scotson à propos des communautés de Winston Parva à la fin des années 1950 (Elias et Scotson, 1997, p. 324). Les valeurs des réseaux communautaires des immigrés en France apparaissent souvent comme de pures importations de leur pays d’origine. Pourtant, le contexte socio-historique participe de la production des communautés et de leurs interprétations (Schrecker, 2007).

2Ce chapitre portera précisément sur l’analyse des effets des politiques locales de « mixité ethnique » sur le développement des sentiments d’appartenance communautaire. Par « espaces de mixité ethnique », nous entendrons ici les fêtes, les expositions et les espaces de débat organisés par les acteurs des politiques locales (Politique de la ville, Prévention spécialisée, Médiation interculturelle…) afin de favoriser les rencontres entre porteurs de cultures d’origines différentes au sein des quartiers dits sensibles. Comment ces acteurs institutionnels locaux interprètent-ils les liens communautaires et contribuent-ils à les façonner ? L’objectif de cette contribution n’est pas d’apprécier si les pratiques sociales des immigrés relèvent de la communautarisation ou de la sociation, entendus au sens de M. Weber (1971). Il s’agira bien plutôt d’étudier les liens communautaires comme le produit d’interactions entre minoritaires1 et acteurs institutionnels ayant en charge leur accueil en France.

3Une enquête de terrain ethnographique2 dans un grand ensemble de l’agglomération rouennaise permettra d’appréhender le contexte local d’apparition d’un intérêt pour le « vivre ensemble ». Comment les liens communautaires sont-ils devenus un risque à l’échelle locale ? Comment les acteurs des politiques sociales territorialisées au sein des quartiers prioritaires s’emparent-ils de la question pour produire des espaces dits de « mixité ethnique » où ils tentent de gérer l’altérité ? Ces espaces sont-ils producteurs de rencontres par delà les frontières ethniques (Barth, 1995) ou bien reproduisent-ils des assignations identitaires ?

DÉCLIN DU GRAND ENSEMBLE ET CONSTRUCTION DU « PROBLÈME SOCIAL » DU QUARTIER

4Le grand ensemble étudié fut construit entre 1959 et 1964 dans le cadre du Ve plan du Commissariat général au plan d’équipement et de productivité pour résorber le déficit de logement. Il est alors la vitrine de la politique municipale de mixité sociale et de promotion du cadre de vie ouvrier. Dans l’avenant au contrat de ville 2000-2006, la municipalité rappelle : « Ce patrimoine avait une vocation locative, ciblée vers une clientèle intermédiaire au profil légèrement supérieur au parc social, assurant un peuplement équilibré et dynamique, illustré par l’existence d’une très forte amicale des locataires (jusqu’à 75 % des locataires). »

5À partir des années 1980, la municipalité commence à s’inquiéter de la dégradation physique du quartier et du départ des classes moyennes vers les zones pavillonnaires. Malgré la réhabilitation d’une partie du parc, le taux de vacance des logements ne cesse d’augmenter jusqu’en 19933. Alertée par cette situation, la municipalité élabore un projet dit du « Développement Social des Quartiers » dans le but d’obtenir des financements pour la réhabilitation du quartier. Partant d’une lecture spatialisée des inégalités sociales, l’action sociale cherche à se territorialiser à l’échelle du quartier pour gérer la « paix sociale » dans le quartier.

6Les partenaires de la Politique de la ville s’accordent alors autour d’une perception commune du quartier en termes de carences (« en déclin », « cumulant les handicaps », « une étiquette négative ») perceptibles par la dégradation de son bâti. Bien que des malfaçons aient accéléré cette dégradation, ils en attribuent la principale responsabilité aux habitants du quartier dont les pratiques seraient « inadaptées au mode de vie urbain », selon une employée du service urbanisme interrogée. En sous-entendus, cette représentation d’« inadaptation » n’évoque-t-elle pas l’arrivée en plus grand nombre de familles immigrées en France et supposées sans expérience de la « modernité » de l’habitat en milieu urbain ? Etiquetés (Becker, 1985) comme potentiellement « dégradeurs » du bâti, les immigrés sont perçus comme le signe, voire la cause de la dégradation du grand ensemble : « La mise en place d’une politique de « remplissage » par les nouveaux bailleurs, avec recherche systématique de familles immigrées dans les foyers de la région parisienne, enclenchant un processus de boule de neige, accélérant la dégradation physique et sociale du site4. »

7En 1981, sans doute alerté par le départ des couches sociales intermédiaires vers les zones pavillonnaires, un des principaux bailleurs privés du grand ensemble, une compagnie d’assurances, décida de revendre ses trois cent soixante-quatorze logements. Constatant la faiblesse de la demande locale, elle les céda à des petits investisseurs privés qui augmentèrent les loyers sans opérer de réparation ni de rénovation, ce qui ne fit qu’accroître le taux de vacance de ces logements. Ces investisseurs privés en quête de rentabilisation rapide recherchèrent donc une nouvelle clientèle solvable mais contrainte d’accepter cette offre de logement devenue d’un mauvais rapport qualité/prix.

8L’un des principaux investisseurs fit le tour des foyers de travailleurs immigrés, notamment parisiens, afin de démarcher des hommes cherchant un lieu de résidence pour obtenir le regroupement familial. En effet, dès 1974, la fermeture des frontières stoppa la noria de l’immigration de travail (Sayad, 1999). Contraints de rester en France, de nombreux hommes décidèrent alors de faire venir leurs femmes et enfants dans le cadre du regroupement familial. Ce dispositif permet5 l’obtention d’une carte de résident familial, à condition que le chef de famille dispose de ressources financières et d’un logement considéré comme suffisant pour accueillir sa famille « dans de bonnes conditions ». Au milieu des années 1980, les discriminations à l’entrée du logement public et privé accentuées par la saturation du logement en région parisienne contraignent ces hommes désireux d’être rejoints à accepter un logement pourtant onéreux et éloigné de leur activité professionnelle.

9Le grand ensemble étudié a ainsi accueilli un tiers des familles arrivées dans le département de Seine-Maritime dans le cadre du regroupement familial entre 1989 et 19946. En quelques années, plus d’un millier de personnes (dont environ 90 % de nationalité marocaine) se sont installées dans des logements, principalement privés, de ce quartier de sept mille habitants. Parmi ces immigrés, marocains en majorité, quatre pères de familles sur cinq travaillent à Paris. Les mères de familles doivent alors s’adapter toutes seules à un environnement inconnu, dont elles ne maîtrisent pas la langue de surcroît. C’est ainsi que vont se développer des liens de solidarité entre voisins, encore perceptibles aujourd’hui, sur la base desquels put notamment se créer un service de médiation interculturelle au sein du quartier7.

10C’est pourtant dans ce contexte que la concentration spatiale d’immigrés au sein du quartier est devenue le principal « handicap social » du territoire, la justification d’une politique de « Développement Social des Quartiers » alors que la ségrégation spatiale se présentait comme la conséquence et non la cause de la marginalisation. Décrivons à présent comment les liens communautaires des minorités du quartier sont interprétés par les acteurs institutionnels locaux.

SOCIABILITÉ COMMUNAUTAIRE ET RECOURS À L’ETHNICITÉ DANS LE QUARTIER

11Aujourd’hui, les femmes du quartier se rendant à l’école ou au marché se regroupent encore volontiers par région d’origine, plus que par nationalité d’ailleurs. Les femmes originaires du nord et du sud marocain ne parlent pas la même langue vernaculaire, elles se saluent sans pour autant nécessairement entretenir de relations de sociabilité régulières alors que les femmes du village d’El Alya en Tunisie se retrouvent presque chaque après-midi pour prendre le thé, chez l’une ou l’autre. L’interconnaissance est forte entre la plupart des familles marocaines du quartier. Nombre d’entre elles viennent de la région de Ouarzazate et c’est d’ailleurs par cette interrelation qu’elles ont eu connaissance de ces logements vacants.

12Les travaux de l’école de Chicago ont montré l’importance des liens de solidarité communautaire lors de l’installation dans le pays d’accueil. Selon W. I. Thomas et F. Znaniecki, cette vie communautaire est d’ailleurs l’une des étapes nécessaire de l’assimilation (1998). Contrairement à ce que croit le sens commun, les solidarités reposant sur un sentiment d’appartenance mutuelle ne constituent pas inéluctablement une fermeture aux autres groupes ethniques. Aucune famille n’a par exemple refusé l’intervention d’une médiatrice interculturelle originaire d’un autre pays ou membre d’une autre communauté d’origine. Dans certains contextes, l’extériorité peut même être vue comme un gage de moindre risque de propagation des « secrets de famille ».

13En outre, les lieux centraux du quartier sont appropriés par divers groupes ethniques. Le salon de thé-kebab, tenu par une ancienne médiatrice interculturelle de nationalité turque, est l’un des lieux de rassemblement des jeunes par-delà les frontières ethniques. Les éducateurs du club de prévention du quartier avaient perçu l’atout qu’il représentait pour entrer en communication avec les « jeunes » du quartier. Ce salon de thé n’accueillait pas principalement des Turcs ni des descendants turcs, mais il était un lieu où se croisaient des hommes d’origines diverses, d’âges différents selon les heures de la journée et de la semaine. De même, dans le supermarché ethnique du centre commercial, les produits sont de provenances diverses : produits non identifiés à un « terroir » (sucre, farine…), produits normands (crème, fromages…) et produits d’importation maghrébine mais également d’autres régions du monde (la Turquie, l’Afrique Subsaharienne, l’Asie du Sud-Est, etc.). Des personnes d’origine sénégalaise achètent des meubles dans la boutique dite de « salons marocains » et des personnes d’origine française font leurs courses dans le supermarché ethnique, parfois avec une liste d’ingrédients pour faire une « recette exotique » qu’une voisine leur a conseillée.

14Ces commerces ethniques ne sont pas des lieux de ségrégation ethnique mais des lieux où se croisent des habitants du quartier porteurs de différentes identités ethniques, assignées et/ou revendiquées. Les services municipaux et l’association des commerçants, par exemple, voient d’un mauvais œil l’apparition de « commerces ethniques » au sein du quartier (salon de thé, kebab, supermarché exotique, ameublement…). Le salon de thé kebab a même été détruit dans le cadre de l’Opération de renouvellement urbain. On peut même se demander s’il n’a pas été victime de son succès. Pourquoi dès lors les solidarités communautaires et les commerces ethniques sont-ils perçus comme des lieux du « repli communautaire » plutôt que comme des espaces de « mixité ethnique » ?

DE LA PRODUCTION DU RISQUE INTERCOMMUNAUTAIRE AU RENOUVELLEMENT DU PACTE RÉPUBLICAIN

15Bien que les habitants rencontrés n’évoquent pas l’existence de « tensions intercommunautaires », les acteurs des politiques publiques locales y font spontanément référence. Un éducateur de Prévention spécialisée relate ainsi : « Cette arrivée massive de populations étrangères n’était pas sans poser des tensions entre les communautés elles-mêmes et le fait de se dire bah ! si on travaille un petit peu ensemble… si on essaye de sortir un peu d’un communautarisme, qui était forcément naturel… Parce que c’est normal que les gens du Maroc, ils se retrouvent un peu entre eux. » Les paroles de ce travailleur social montrent un glissement de sens entre une tendance qualifiée de « naturelle » au regroupement des personnes originaires d’un même pays vers des conséquences supposées sur les relations « entre les communautés elles-mêmes ». Les professionnels de l’action sociale territorialisée s’inquiètent d’une mise en danger de la communauté nationale par ces regroupements « naturels ».

16Magali, salariée de la municipalité m’explique en recherchant une connivence : « Douze ethnies dans une même tour, ça crée tous les problèmes qu’on connaît. » Lorsque Virginie, sa collègue, se montre surprise, je relance en demandant : « Quels sont ces problèmes ? » Virginie répond alors en regardant sa collègue : « Pour l’instant… rien. Moi je ne l’observe pas sur le quartier, entre les différentes ethnies, je ne l’observe pas. » Contrainte de se justifier, Magali rétorque : « Alors il y a eu… c’est vrai que quand il y a eu l’immeuble Flora… Il y avait quatorze ethnies et ça a créé des problèmes de voisinage, de relations. Sur les autres quartiers, il y avait des répercussions ». Notons que les « problèmes de voisinage » ont été causés par le projet de démolition, certains propriétaires manifestant avec force leur refus de revendre à la municipalité leur appartement. Recherchant le consensus, Virginie rétorque : « Avec les ateliers, les gens ont appris à vivre ensemble en communauté. » Puis elles reprennent leurs explications du contenu de ces ateliers.

17En demandant plus d’explication sur le « problème » des ethnies dans un immeuble, j’ai affaibli le discours visiblement consensuel structuré autour de la définition officielle de leur mission. Virginie, animatrice au sein de ce quartier depuis une dizaine d’années, n’a jamais constaté ces fameux « problèmes ». Pourtant, elle se contredit ensuite en affirmant que c’est grâce aux ateliers que « les gens ont appris à vivre ensemble ». La gêne de sa collègue l’a-t-elle rappelée à l’ordre, lui rappelant le lien officiel entre l’existence de « tensions communautaires » et l’intervention pour « construire du lien social entre les habitants » et le devoir de mise en valeur de l’efficience de leurs actions ?

18Cette interaction montre que, sans être avérées, les tensions communautaires sont préexistantes dans l’esprit des intervenants sociaux. Les plus expérimentés (ou les plus clairvoyants) d’entre eux perçoivent bien que ces solidarités communautaires par région d’origine ne sont pas la cause de « problèmes ». Néanmoins, ils continuent de les penser en termes de risques pour la collectivité. Cette peur du « repli communautaire » naît de la conception française de l’intégration républicaine où la société est une somme d’individus qui se libèrent des contraintes et de l’obscurantisme de leurs communautés d’appartenance primaire. Pour accéder au statut de citoyen, un immigré doit demander la nationalité française et s’émanciper de ses appartenances communautaires. Tout regroupement en fonction des origines met donc en danger ce pacte républicain d’intégration et ne peut être perçu que comme obscurantiste.

19Craignant que ce dit « repli communautaire » et la stigmatisation du quartier n’attisent la montée du racisme local, les acteurs de politiques sociales locales orientent leurs actions vers le développement de la tolérance : « Bah pour eux… c’est… Ma petite fille, tu vas travailler là-bas mais tu vas mourir, tu vas te faire agresser ! Ah mon Dieu ! Bah oui ils ont des a priori, des préjugés et après quand ils apprennent à connaître, ils se rendent compte qu’il ne faut pas croire tout ce qui est écrit, qu’il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac » (animatrice socioculturelle de la municipalité).

20La méconnaissance serait donc la cause du problème posé par les immigrés et, par extension, par le quartier. Les préjugés racistes se combattent donc en « apprenant à se connaître ». Tout se passe comme s’il existait une « richesse » potentielle latente au sein de la population immigrée qui ne demanderait qu’à éclore par les échanges interculturels. Prises séparément, les cultures seraient porteuses du danger de communautarisme alors que la multiculturalité est porteuse de richesse. V. Geisser nomme cette pensée le « messianisme socialisateur » au sens où elle « conçoit la société comme un ensemble dont la cohésion sociale serait assurée par la diversité des apports historiques et culturels » (Geisser, 2000, p. 48). Le modèle d’intégration républicaine est donc renouvelé à l’échelle locale. Ce n’est plus par l’indifférence aux différences que les individus s’écartent de leurs appartenances communautaires pour appartenir à la « communauté des citoyens ». Désormais, c’est par des échanges interculturels que les citoyens doivent apprendre à « vivre ensemble » au sein de cette « communauté de citoyens ».

MISE EN SCÈNE DU « FAIRE SOCIÉTÉ » ET ASSIGNATIONS IDENTITAIRES

21Ainsi, sous l’impulsion du service de la Politique de la ville, la vie collective du quartier est rythmée de fêtes à vocation « interculturelle » organisées par les institutions publiques : fin du ramadan, carnaval, fête de la musique, etc. Arrêtons-nous un instant sur l’exemple d’une fête organisée à l’occasion de la fin des travaux de l’Opération de renouvellement urbain d’une partie du grand ensemble. Aux dires des animatrices de la Politique de la ville, la fête fut un grand succès :

V : On a fait une inauguration enfin une fête pour la prise de possession de la place des Pyrénées mise en place, cette fois, quasiment que par les habitants. Nous, on était là pour la logistique. C’est les habitants qui ont prévu leurs stands, ils ont fait des gâteaux…
M. : Enfin comme une kermesse d’école quoi, ils se sont éclatés quoi. Il y avait des gâteaux de toutes les cultures, toutes origines. Il y avait aussi eu un pique-nique géant où chaque famille avait fait un plat, l’avait mis sur une table. C’était le buffet dans tout le quartier.

22La « participation des habitants » est l’un des critères d’évaluation d’une fête ou d’un atelier collectif. En précisant que « cette fois », la fête a été organisée « quasiment que par des habitants », elle illustre les difficultés habituellement rencontrées pour obtenir leur adhésion à ce type de projet collectif. Elle se reprend après avoir utilisé le terme « inauguration ». Il s’agit bien d’une fête, non d’une cérémonie officielle et c’est justement grâce à son caractère convivial et festif que « les habitants » ont participé à cet événement.

23Ici, la participation prend la forme de la préparation de stands de kermesse et surtout celle d’un buffet exotique. Comme dans les fêtes organisées par l’école ou le club de Prévention spécialisée, les « habitants », en réalité les habitantes, sont invitées à venir avec des gâteaux qui seront ensuite découpés en petites parts pour que chacun puisse y goûter. Les plats sont exposés sur une table mais il n’est pas rare qu’une des cuisinières prenne l’initiative de servir les gâteaux aux personnes présentes. Les professionnels du travail social complimentent chaque cuisinière pour son gâteau. Les professionnelles en demandent souvent la recette. Ainsi, une fête réussie nécessite des échanges autour des plaisirs de la table : « Et se dire est-ce que l’on ne peut pas profiter de ce réseau pour créer des espaces de convivialité, des espaces de vie euh… où on va permettre un peu à des personnes de se connaître un peu autrement, à travers des fêtes, à travers des soirées, et à travers surtout des partages conviviaux autour de la nourriture, de repas » (éducateur spécialisé).

24La convivialité de ces fêtes est donc construite autour du partage de nourriture. Cette habitude est sujette à plaisanterie au sein du club de Prévention où la prise de poids est devenue « une maladie professionnelle ». Quand un ou une nouvelle éducatrice de prévention arrive, il lui est conseillé de s’acheter des vêtements chauds pour « faire de la rue » et l’on prévient comme suit des risques du métier : « Tu vas voir ici, on mange tout le temps, tu vas grossir. » Selon l’éducateur cité précédemment, la convivialité née du partage de ces repas permet « de se connaître un peu autrement ». Lorsque l’interconnaissance entre les participants n’est pas importante, les gâteaux et les recettes restent des sujets de discussion aisés. En effet, les éléments non symboliques tels que les recettes de cuisine se transfèrent plus aisément d’une culture à l’autre que les éléments religieux ou idéologiques (Cuche, 2001).

25Une fête réussie comporte donc un grand buffet avec « toutes les cultures, toutes les origines » qui symbolise le « faire société ». C’est le sens de l’expression d’une animatrice de la municipalité : « C’est le buffet dans tout le quartier. » Évidemment, le buffet ne remplit pas tous les lieux publics du quartier mais il serait partagé par tous ses habitants, sans qu’aucune « culture » ne soit exclue. Ce buffet symbolise donc le respect et la tolérance à l’égard de toutes les « cultures » supposées présentes au sein du quartier. Pourtant, ce sont les acteurs des institutions publiques locales qui gèrent cette mise en scène de la diversité culturelle. Ce faisant, ils forcent l’accent culturel et contribuent à fabriquer une communauté là où elle n’existe pas.

26Cette mise en scène du « faire société » peut également prendre la forme d’expositions. A force d’être sollicitée pour faire découvrir « sa culture » aux élèves, une médiatrice interculturelle eut l’idée d’organiser des « expositions interculturelles » et récolta progressivement une importante quantité d’objets usuels ethniques. Les objets choisis étaient en lien avec la cuisine (ustensiles, gamelles, denrées alimentaires de base…) ou des jeux fabriqués à la main et posés sur de grands tissus africains aux couleurs vives. Or, bon nombre d’objets utilisés quotidiennement au Sénégal sont identiques à ceux utilisés en France. Invitée pour sa «différence culturelle », cette médiatrice sent bien qu’il n’y a aucun intérêt à montrer un poste de radio ou une télévision, pourtant souvent au cœur des sociabilités familiales et de voisinage, et cela d’autant plus que ces pratiques ne sont pas valorisées à l’école. De plus, pour améliorer le caractère « interculturel », d’autres femmes ajoutèrent des objets venant de régions du Maghreb. Avec la présence des objets dits « maghrébins », l’exposition ne pouvait être suspectée de communautarisme et valorisait ainsi la « multiculturalité » du quartier, le plus souvent réduite aux trois groupes déjà évoqués (« africains », « maghrébins » et « français autochtones »).

27Ainsi, les critères de sélection des objets sont donc complexes. D’une part, ils doivent être identifiés comme « différents » de ceux utilisés dans la vie quotidienne du groupe des « français » supposés « autochtones », dont l’ethnicité8 française est admise. D’autre part, ils doivent être pensés comme légitimes dans l’espace public, donc par exemple, sans connotation religieuse. Par conséquent, cette « exposition interculturelle » ne présente pas une culture dans sa complexité mais met en scène une forme d’altérité acceptable, voire « aseptisée », la différence entre objets symbolisant les frontières ethniques entre les groupes. Afin d’être bien identifiables comme « différents » et « typiques », les femmes préparant l’exposition ont choisi des objets anciens, moins utilisés aujourd’hui avec l’arrivée du confort moderne au sein des ménages. L’effet pervers est que le choix des objets met en scène l’altérité et l’absence de modernité de ces cultures, au risque de renforcer ainsi l’idée que ces cultures sont arriérées, voire inférieures. Ce n’est pas par volonté différencialiste que cette médiatrice insiste sur l’altérité mais plutôt parce qu’elle a compris qu’elle est la source de sa légitimité pour intervenir dans ce contexte. C’est précisément parce que les professionnel(le) s de l’action sociale territorialisée l’assignent à cette altérité qu’ils acceptent de reconnaître l’intérêt de sa présence au sein des institutions publiques.

28Dans le grand ensemble étudié, c’est au cours des années 1990 que l’action publique locale identifie la présence d’immigrés comme source de stigmatisation du quartier. Du fait de la grammaire républicaine, leurs liens communautaires sont pensés a priori comme facteur de risque pour le « vivre ensemble » alors qu’ils sont le résultat de stratégies d’installation en France dépendantes des politiques d’accueil des immigrés (Poiret, 1996). Bien que dépassant les frontières ethniques, les solidarités de voisinage et les commerces ethniques sont d’emblée suspectés d’être source de « tensions intercommunautaires ». Tout se passe alors comme si c’était au contrôle républicain de légitimer les espaces de rencontres interethniques en leur donnant la reconnaissance d’espaces de « mixité ethnique ». N’y aurait-il que sous le contrôle de l’action publique que les solidarités minoritaires pourraient être reconnues comme des ressources pour le développement local ?

29Inquiets de la montée du racisme à l’échelle nationale, les acteurs locaux tentent de composer entre respect du modèle républicain et adaptation à une ethnicisation des rapports sociaux en élaborant des projets d’éducation à la tolérance mettant en scène la diversité culturelle. Pourtant, cette « bonne volonté » des professionnels conduit parfois à des effets contreproductifs car les minoritaires sont principalement réduits à leur appartenance ethnique supposée et assignée.

30Comment expliquer ce décalage entre les intentions et les effets produits ? D’une part, cette assignation identitaire des habitants est renforcée par une vision fixiste des cultures. Alors que l’anthropologie insiste aujourd’hui sur la dimension relationnelle et dynamique des cultures (Cuche, 2001), les institutions publiques perçoivent toujours les cultures comme des isolats prédéterminés et fixes, voire réduits à un folklore exotique. D’autre part, en réduisant les sources du racisme à la méconnaissance de l’autre, les institutions cachent, à elles-mêmes et aux autres, leur contribution à la production d’un véritable « ordre social raciste » (De Rudder, Poiret et Vourc’h, 2000). Sans réflexion interne aux institutions publiques sur leur propre contribution au racisme, les effets pervers de ces espaces de « mixité ethnique » ne pourront être atténués.

Bibliographie

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Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Sur la pertinence de l’usage du terme « minoritaire », lire Jounin N., Palomares E. et Rabaud A., « Ethnicisations ordinaires, voix minoritaires », Sociétés contemporaines, n° 70, 2008.

2 Cette recherche s’appuie sur une enquête de terrain de type ethnographique réalisée entre octobre 2001 et novembre 2005. Il s’agit principalement d’observations réalisées avec une fréquence d’au minimum 70 heures par mois (2001-2003) puis de 20 à 30 heures par mois (2003-2005) : observation directe des lieux publics du quartier (rue, métro, centres commerciaux…), et d’observations participantes auprès des médiatrices interculturelles (lors de leurs activités professionnelles et militantes). Ces observations ont été complétées par des entretiens auprès d’acteurs institutionnels locaux (Prévention spécialisée, Médiation interculturelle, Politique de la ville, Education nationale…).

3 D’après les statistiques de la municipalité, la vacance se stabilise autour de 13 % en 1993, tout en conservant un taux de plus de 20 % dans certaines zones du grand ensemble.

4 Avenant au contrat de ville 2000-2006 sur la convention de renouvellement urbain, page 28.

5 Faut-il désormais écrire « Permettait » tant les transformations récentes des politiques migratoires françaises tendent à supprimer ce droit humain qu’est de pouvoir vivre en famille ?

6 Estimations du Service social d’aide aux émigrants réalisées en 1994. Remarquons que les habitants du quartier représentaient environ la moitié des résidents de cette commune de la périphérie rouennaise.

7 Ce service a été crée par une association d’action sociale locale avec pour objectif d’améliorer les relations entre les familles immigrées et les institutions publiques.

8 Nous utilisons les termes « ethnicité » et « ethnicisation » dans une perspective résolument non fixiste pour préciser que la saillance de l’ethnicité est produite par les interactions sociales (Poutignat et Streiff-Feinart, 1995).

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