Précédent Suivant

Contribution à une conception ouverte de la communauté : l’apport des travaux de Roberto Esposito

p. 63-72

Entrées d’index

Index géographique : France


Texte intégral

INTRODUCTION

1Le thème de la communauté occupe depuis plus de vingt ans une place centrale à la fois dans l’espace médiatico-politique français et occidental et dans celui de la philosophie politique internationale. Si parfois ces deux espaces se rencontrent, il n’en demeure pas moins vrai que « la » communauté est bien souvent parée de toutes les vertus (la valeur quasi métaphysique de l’appartenance au groupe), soit de tous les maux (le communautarisme menacerait jusqu’aux fondements de la démocratie occidentale) : la caractérisation du fait communautaire est rarement nuancée. Aussi il paraît urgent de réfléchir sur cette notion afin peut-être de parvenir, au moins au sein d’un espace scientifique, à rendre compte de toutes les nuances et variations que ce concept peut charrier. De ce point de vue les travaux de Roberto Esposito constituent un apport considérable1. Spécialiste de philosophie morale et politique2, celui-ci, à partir d’une « contre-histoire de la philosophie politique » propose une conception originale de la communauté. S’appuyant sur une interrogation de son sens étymologique il serait possible, selon lui, de déployer une autre ambition pour la définition de la communauté, celle du don, de la dette, et de l’altérité. On voit immédiatement combien cette conception peut nous conduire à décentrer notre regard, à envisager d’une manière différente nos doxas, préjugés et prénotions sur la communauté. Ainsi, élaborée en philosophe politique, relisant l’ensemble de la tradition occidentale, Roberto Esposito provoque nos discours sociologiques et sociaux. Mais, ce que l’on peut considérer comme une ouverture du concept et comme un déplacement des lignes de la philosophie politique moderne, doit trouver des points d’articulation avec des conceptions développées au sein de la sociologie. Ce n’est qu’à partir de ces accroches que la communitas, idée philosophique de la communauté, pourra peut-être provoquer l’émergence de représentations sociales alternatives de la communauté.

DE LA NÉCESSITÉ D’UN DÉPLACEMENT

2L’ensemble de la réflexion de l’auteur repose sur l’idée d’un « manque, d’un écart, d’un vide », sur la « sensation que l’idée et la pratique de la communauté est aujourd’hui exposée à une contradiction insoutenable3 » : d’un côté, tout nous parlerait de communauté : « les corps, les visages, les regards de millions de réfugiés, d’affamés, de déportés4 » ; de l’autre, la communauté dans son sens essentiel apparaîtrait abandonnée au double destin de l’oubli et de la déformation, du refoulement et de la trahison. Oubli car la fin du communisme a créé un vide de pensée : d’une certaine manière, la question de la communauté aurait disparu avec les régimes communistes5. Déformation surtout : on aurait affaire à « une perversion de l’idée de communauté… en simple défense de nouveaux particularismes, de petites patries fermées à tout ce qui n’est pas étroitement tenu par le lien obsessionnel et mortifère de l’appartenance et de l’identité à soi6 ».

3Pour lui, la communauté n’est pas un simple objet de la philosophie, mais un nœud, un point d’incandescence qui en fait quelque chose de plus important. La question de la communauté met en jeu notre contemporanéité, provoque une question radicale sur ce qu’est notre présent. C’est en réduisant la communauté à un « objet » que le discours philosophico politique la soumet à un langage conceptuel qui la distord alors même qu’il essaie de la nommer, à savoir « le langage de l’individu et de la totalité, de l’identité et de la particularité, de l’origine et de la fin ou plus simplement du sujet avec toutes ses connotations d’unité, d’absoluité et d’intériorité7 » (p. 14). C’est une conception du sujet considéré comme une entité auto-subsistante qui entraîne toute la réflexion sur la communauté dans une impasse. Pour penser véritablement la communauté, il faut quitter le langage de la philosophie politique moderne. Il est alors nécessaire de sortir d’une réflexion en termes de propriété, d’appartenance. La communauté en réalité n’est pas une propriété qui peut s’ajouter à un sujet. Pour R. Esposito, il n’y a au fond pas de différence entre « la sociologie organiciste de la Gemeinschaft, le néo-communautarisme américain et les diverses éthiques de la communication » (d’Appel et Habermas, p. 14) : toutes ces pensées, aussi diverses peuvent-elles paraître, ne parviennent pas à s’élever à une pensée de la communauté émancipée de la philosophie politique moderne et de sa conception du sujet.

4Un effort de pensée est donc nécessaire pour sortir de cette contradiction, de ce qui constitue en réalité un impensé. Bataille, Blanchot, Jean-Luc Nancy, Giorgio Agamben, autant d’auteurs qui ont tenté de sortir la réflexion sur la communauté de l’impasse signifiée par les débats contemporains. La première étape du chemin consiste en une généalogie communautaire : il s’agit de cerner les moments décisifs d’une généalogie du concept moderne de la communauté orientée par ce que l’auteur appelle le « vecteur d’une progression désimmunisante ».

ÉTYMOLOGIE ET « CONTRE-HISTOIRE » DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE MODERNE

La communauté comme manque

5Pour initier sa réflexion, Roberto Esposito va chercher un point de départ herméneutique extérieur à la philosophie politique moderne et s’appuyer sur l’étymologie de communitas (communis) pour fonder son propos : le premier sens définit communitas par son opposition au mot « propre ». Est commun ce qui n’est pas propre à, ce qui commence là où le propre finit. Le commun est ce qui appartient à plus d’un, à plusieurs ou à tous, et qui par conséquent est public ou général.

6Il faut également prendre en considération un autre sens : le munus indique une caractérisation sociale entre trois significations possibles : onus, officium et donum. Il fait sens vers les notions de devoir (obligation, charge, office, fonction emploi, poste) et don. C’est un don particulier, qui se distingue par son caractère obligatoire. Le munus accepté il faut rendre en retour : on doit donner et l’on ne peut pas ne pas donner. Le munus est en réalité le don que l’on donne, et non celui que l’on reçoit. Il s’agit d’une perte, d’une soustraction.

7Il faut également s’intéresser à l’ancien sens de communis, c’est-à-dire à celui de « copartage d’une charge ». L’enquête étymologique conduit Roberto Esposito à l’idée suivante : la communitas serait l’ensemble des personnes unies non pas par une propriété mais par un devoir ou une dette. Non par un plus mais par un moins, un manque, par une limite prenant la forme d’une charge. À l’inverse donc, l’immunitas serait ce qui en dispenserait. Tandis que « la communitas est liée au sacrifice de la compensatio, l’immunitas implique le bénéfice de la dispensatio » (p. 15). Donc le munus que la communitas partage n’est pas une propriété ni une appartenance mais une dette, un gage, un don-à-donner. Il est donc ce qui déterminera, ce qui est sur le point de devenir, ce qui virtuellement est déjà un manque. Les sujets de la communauté sont unis par un devoir (je te dois quelque chose et non tu me dois quelque chose), un devoir qui fait qu’ils ne sont pas entièrement leur propre maître, un devoir qui plus précisément les exproprie, en partie ou totalement, de leur propriété initiale, de leur propriété la plus « propre », c’est-à-dire de leur subjectivité même. Le commun n’est pas donc caractérisé par le propre mais par l’impropre, ou plus radicalement par l’autre.

8On le voit, le renversement proposé par l’auteur est total. Bien loin du sens commun, mais également des conceptions scientifiques les plus couramment répandues, il nous propose une tout autre façon d’envisager l’horizon communautaire.

9En effet, dans la communauté, les sujets ne pourraient pas alors trouver un principe d’identification, pas plus qu’un espace paré de toutes les vertus à l’intérieur duquel ils pourraient communiquer (même et surtout au sens habermassien du terme). On retrouve cette manière d’envisager la communauté chez G. Agamben : « Quelle peut être la politique de la singularité quelconque, autrement dit, d’un être dont la communauté n’est médiatisée ni par une condition d’appartenance (l’être rouge, italien, communiste), ni par l’absence de toute condition d’appartenance (une communauté négative, telle que Blanchot l’a récemment proposée), mais par l’appartenance même8 ? » Les sujets ne trouvent rien d’autre qu’un « vide », cette « distance », cette « extranéité qui les constitue comme manquant à eux-mêmes : donnant parce qu’eux-mêmes donnés, non sujets ou sujets de leur propre manque, de leur manque de « propre » (p. 20), « sujets finis, coupés, traversés par une limite qui ne peut être intériorisée parce qu’elle constitue précisément leur “dehors”, parce qu’elle est l’extériorité sur laquelle ils débouchent et qui les pénètre dans leur non-appartenance commune » (p. 21). C’est pourquoi la communauté ne peut être pensée comme un corps, une corporation dans laquelle les individus se fondraient en un individu plus grand. Mais elle ne doit pas non plus être entendue comme la « reconnaissance » réciproque et intersubjective qui pourrait leur renvoyer un reflet confirmant leur identité initiale. Elle n’est pas une manière d’être, et encore moins de faire, du sujet individuel.

10Naturellement cette « exposition n’est pas perçue comme indolore par le sujet qui en fait l’expérience » (p. 21). Les limites sont nécessaires au sujet. Si celui-ci se sent menacé, et pour R. Esposito c’est bien ce que fait le munus, alors la crainte de voir ce qui permet une élaboration identitaire disparaître conduit à un repli sur une chose « commune », la fausse image de la communauté. Aussi la communauté n’est pas identifiable à la chose commune (la respublica par exemple) mais bien plutôt « le trou dans lequel celle-ci risque continuellement de glisser » (p. 22). La chose publique est inséparable du rien. Et c’est précisément le néant de la chose qui constitue notre fond commun. Tous les récits sur le délit fondateur ne font que rappeler sous forme métaphorique le delinquere (manquer, faire défaut) qui nous maintient ensemble : « la brèche, le trauma, la lacune d’où nous provenons : non pas l’origine, mais son absence, son retrait » (p. 22).

11On aboutit donc à un renversement de sens : l’impropre, voire l’autre, par un évidemment de la propriété initiale, par une dépropriation ou expropriation du sujet propriétaire, porté par la loi du munus à sortir de soi, à s’altérer au point de perdre son statut de sujet individuel, fermé et protégé par des confins infranchissables.

12Dans cette perspective, la conception chrétienne ne fait que représenter une étape dans ce que l’auteur pointe comme la dérive appropriative de la conception de la communauté. Dans les lexiques médiévaux, la communitas est associée au concept d’appartenance. La communauté « est ce qui appartient à un collectif et ce à quoi ce collectif appartient comme à son genre substantiel : la communitas entis » (p. 23). Cette conception fait signe vers le territoire (on peut penser alors au castrum et à la civitas) et vers la communia (caractère personnel attaché de fait ou de droit aux cités autonomes c’est-à-dire qu’elles sont propriétaires d’elles-mêmes).

13Mais un autre mot, la koinonia vient s’entremêler à la communitas : le lieu commun de la koinonia est constitué par la participation eucharistique au corpus Christi qui est représenté par l’Église. Qu’est-ce à dire ? L’homme reçoit le don que Dieu lui fait à travers le sacrifice du Christ : et c’est seulement à partir de ce premier munus que les hommes se retrouvent en commun les uns vis-à-vis des autres. Si nous sommes frères, c’est dans le Christ, « dans une altérité qui nous retire notre subjectivité, notre propriété subjective, pour la fixer sur le point vide de sujet duquel nous venons et vers lequel nous sommes rappelés » (p. 25).

14Nous devons alors en déduire que le don que nous faisons n’est pas un véritable don, « que la possibilité du don nous est soustraite au moment même où elle nous est donnée, ou bien qu’elle nous est donnée sous la forme de sa soustraction » (p. 25) ; les textes saints sont là pour nous rappeler que « ce n’est pas à la gloire du ressuscité que l’on participe mais à la souffrance et au sang de la croix ». Toute possibilité d’appropriation s’évanouit : « Prendre part veut tout dire excepté prendre » (p. 25). C’est au contraire perdre quelque chose, se diminuer, partager le sort du serviteur. Et l’horizon de ce partage est bien la mort.

15Nous sommes plongés dans une communauté de destin : nous sommes les morituri, ceux qui nécessairement vont mourir. La communis fides que nous partageons n’est que la conséquence d’une communitas qui la précède : une communauté de la faute. La communauté humaine est en contact étroit avec la mort.

16Nous existons sous le signe du danger commun. Certes, nous allons mourir, mais bien pire encore nous vivons dans la crainte d’une autre mort qui elle sera éternelle. Ainsi, le monde chrétien lui aussi, existe sous l’aspect d’une « alliance constitutive avec le néant » (p. 26).

L’immunisation moderne du politique

17Et ce serait donc à ce qui peut être perçu comme un « inacceptable munus » que la philosophie politique moderne chercherait à répondre. C’est l’immunisation qui constituerait alors le concept central de l’ensemble du paradigme moderne (bien plus que la légitimation ou la rationalisation) : ce serait la négation de la communitas.

18L’immum est le contraire du commun : « Il est ce qui le vide totalement jusqu’à l’extinction complète non seulement de ses effets mais de son présupposé même » (p. 27). La modernité s’affirmerait « en se séparant violemment d’un ordre dont les bienfaits ne semblent plus compenser les risques qu’ils portent en eux comme les deux faces conjointes du concept bivalent de munus : don et obligation, bienfait et travail, conjonction et menace » (p. 27). Les individus modernes ne seraient alors tels qu’au prix de cette séparation d’avec la dette, qu’au prix d’une tentative de refus de ce lien, de la relation qui les expose à l’autre, au voisin, à l’étranger qui peut apparaître comme menaçant pour leur identité. La modernité ne serait rien d’autre que la tentative (tentative car comme nous le verrons, tout au long de la modernité un autre courant, celui de la communauté s’est cependant maintenu), d’échapper au munus, à ce qui pour R. Esposito constitue la communauté.

19Pour lui, Hobbes réalise le geste parfait (c’est-à-dire achevé) d’une immunisation de la communitas qui se situe aux origines de l’histoire politique moderne : l’acte immunisant (neutralisation de tout contact contagieux) serait le principe de l’établissement du régime politique. Or ce qui est immunisé c’est bien la communauté elle-même : « L’État est la désocialisation du lien communautaire » (p. 44). Chez Hobbes, « ce que les hommes ont en commun c’est le fait généralisé qu’ils soient tuables » (p. 28), la peur de la mort. La communitas porte un don de mort. Nous immuniser en la contestant dans ses fondements mêmes devient alors l’objectif central : il faut la confiner dans un « avant » inassimilable à « l’après ». Et l’on voit bien que Hobbes a au fond parfaitement saisi « le pouvoir immunisant du contrat à l’égard de la situation précédente lorsqu’il en définit le statut exactement par opposition à celui du don : le contrat est ce qui n’est pas don, neutralisation de ses fruits empoisonnés » (p. 28). Il s’agit de remplir le vide du munus, la brèche originale, avec un vide encore plus radical, vider le « cum » de son contenu dangereux en l’éliminant définitivement. L’État-Léviathan est bien « la dissociation de tout lien communautaire, l’abolition de toute relation sociale étrangère à l’échange vertical protection/obéissance : si la communauté comporte le délit, l’unique possibilité de survie individuelle réside dans le délit contre la communauté » (p. 29). C’est bien d’un sacrifice dont il s’agit. La vie en commun des hommes n’apparaît possible que sous l’aspect de ce renoncement à ce qui justement les constitue comme humanité, c’est-à-dire les relations. La modernité inaugurée par Hobbes a pour fondement le sacrifice du vivre ensemble. Les fantasmes communautaires contemporains ne seraient en réalité que l’écho de ce renoncement.

20Mais cette immunisation ne peut être parfaite : si l’acte immunisant est effectué pour supprimer la communitas, dans le même mouvement, l’acte immunisant produit l’image de la communauté en véhiculant la fiction de son absence. Le geste de l’immunisation, d’une certaine manière, est vain.

21Si Hobbes constitue donc bien le pivot, au sein même de la modernité apparaît la conscience tragique du caractère nihiliste d’une telle « décision » (coupure). Cette coupure apparaît alors comme une faute (avec Rousseau) : « de Rousseau à Bataille, (en passant par Kant et Heidegger) une ligne apparaît qui pose de nouveau la question de la communauté » (p. 29). Mais cette ligne est fragile pour au moins deux raisons. D’une part, l’immunisation domine massivement le projet moderne. D’autre part, cette ligne est piégée par ce que Roberto Esposito appelle une « dérive mythique » : c’est le danger de vouloir donner à la communitas, plutôt que son « caractère constitutivement concave » l’image d’une entité. Le vide du munus ne résiste pas bien souvent à toutes ces tentatives pour ramener en lieu et place de ce vide un plein, un sujet commun : « Comment penser le pur rapport sans le remplir de substance subjective ? La communauté se retrouve alors murée à l’intérieur d’elle-même et séparée de son extérieur » (p. 30).

22Ainsi, les communautarismes, patriotismes, particularismes et autres « ismes » qui prétendument en appellent au commun ne constituent en réalité que des pâles tentatives pour retrouver le lien au-delà de la coupure effectuée par la philosophie moderne. Mais il ne s’agit en réalité que d’une négation de la communitas. Pourtant, Rousseau lui-même parvient à certains moments à « soustraire le concept de communauté à son affirmation en tant qu’entité : elle n’est définissable que sur la base du manque qui la connote, elle n’est rien d’autre que ce que l’histoire a nié, le fond non historique dont l’histoire a jailli sous forme de nécessaire trahison » (p. 31). Pour Roberto Esposito, il ne retombe pas toujours dans le mythe d’une dimension naturelle non corrompue. Kant également en « déplaçant le cadre de détermination de la communauté du plan anthropologique de la volonté à celui transcendantal de la loi » (p. 31) retrouve quelque chose d’une origine impénétrable. Le fait que l’impératif catégorique n’impose rien d’autre que son caractère formel de devoir, qu’il n’ait pas de contenu déterminé, signifie que son objet est inatteignable en tant que tel.

23Ainsi, l’histoire politique de l’occident nous est présentée comme une histoire de l’immunisation. Or, la communitas constitue l’ouverture de l’existence en dehors d’elle-même, le caractère constitutivement exposé de l’existence. Si l’idée de communauté exprime une perte, une soustraction, il est évident qu’elle est ressentie non seulement comme une possibilité extrême mais aussi comme un risque, comme une menace pour le sujet, justement parce qu’elle desserre ou rompt les liens qui en protègent l’identité biologique, économique ou sociale. La communauté devient alors ce qui menace et non ce qui protège. C’est contre ce danger que la modernité dans son ensemble met en œuvre un processus d’immunisation : « Contre l’exposition et l’extériorisation de la communitas, l’immunisation est le dispositif qui referme les confins du sujet, le soustrayant aux lois du munus, c’est-à-dire du don réciproque et donc aux risques de sa propre expropriation » (p. 33). Or la communauté dont les médias et une grande majorité des penseurs du social parlent aujourd’hui, c’est au contraire dans la perspective d’une immunisation, du refus de l’altération. Ce n’est pas la communauté de l’homme, de l’humain vers laquelle Roberto Esposito nous entraîne.

POUR UNE RÉAPPROPRIATION DE LA COMMUNITAS ?

24Alors, en quoi peut bien nous éclairer cette conception de la communauté ? Ni réalité historique, ni mythe fondateur, comment comprendre ce manque de singularité ? Comme ce qui nie toute origine ou bien comme une origine négative ? Que peut apporter au sociologue ce type de conceptualisation ?

25Si la philosophie politique moderne peut être conçue comme une vaste tentative d’immunisation, on peut aussi repérer, et Roberto Esposito nous en donne les ferments, la ligne qui maintient la communitas dans son acception étymologique. Tout se passe comme si un mouvement, certes faible, de désimmunisation, avait maintenu en vie une autre conception de la communauté. Dans Communitas, un modèle généalogique nous est proposé qui décrit comment une série d’auteurs, de Rousseau à Bataille en passant par Kant et Heidegger, semblent parvenir à une définition toujours plus radicale de la communitas : ils la vident progressivement de toute signification présupposée ou superposée, la rapprochant de plus en plus de ce vide, de cette expropriation implicite dans l’idée de munus. Et c’est sans doute avec Heidegger et Bataille que le lien entre la communauté et le rien est le plus clairement établi.

26Cela dit, il n’en demeure pas moins, et les débats contemporains sur la communauté en attestent, que le processus d’immunisation constitue bien la réalité dominante de notre vie singulière et collective (les travaux critiques de ce point de vue, par exemple, de Judith Butler ou encore de Giorgio Agamben en attestent). Bon nombre de réactions à la mondialisation peuvent être lues comme autant de demandes d’immunisation, d’évitement de la contagion. Augmentation des flux mais également augmentation des barrières et des frontières, voire des murs, atteste de la pertinence de cette volonté d’immunisation.

27Mais ce que pointe Roberto Esposito et qu’il faut sans doute retenir est bien quelque chose que l’on pourrait appeler une dialectique communauté/immunité, dialectique entendue sans aucun troisième terme qui viendrait conclure ce mouvement permanent. La domination du paradigme, et des pratiques, de l’immunisation ne doit pas faire oublier la réalité d’un reste, de quelque chose qui résiste, de quelque chose qui n’est pas entièrement capturé par le processus d’immunisation. La communitas ne serait alors rien d’autre que l’objet de l’immunisation et aussi son point de résistance.

28Cette conceptualisation de l’histoire politique moderne en termes d’immunisation peut donner un éclairage particulier à d’autres élaborations métathéoriques du social moderne. Ainsi, l’approche habermassienne en termes de systèmes et de mondes vécus peut s’interpréter comme le constat d’un accroissement de l’immunisation via la colonisation des mondes vécus par les systèmes (et Habermas insiste sur l’importance considérable du système du droit). L’immunisation serait une des dimensions de la colonisation contemporaine. Les mondes vécus, lieu de l’expérience, seraient de moins en moins en mesure de proposer leurs propres régimes de vie et seraient contraints par les systèmes de s’immuniser.

29Systèmes/mondes vécus, immunisation/communitas, autant de propositions qui nous permettent d’interpréter le cours des événements contemporains. Ce que nous rappelle Roberto Esposito, c’est bien que cette demande contemporaine d’immunisation doive être comprise et rattachée à l’ensemble de la modernité politique. Et que l’immunisation portée au-delà d’un certain seuil est négation de la vie :

« Il y a un point au-delà duquel l’insistance par rapport au risque devient elle-même un danger. Cela se passe comme si, au lieu d’adapter le niveau de protection à la quantité effective de risque, on adaptait la perception du risque à l’exigence croissante de protection9. »

30Notre époque se caractérise-t-elle par un excès d’immunisation ? Peut-on sortir de ce processus d’immunisation ? Bref, peut-on aujourd’hui envisager une théorie non immunitaire de la communauté ? Peut-on accepter la communitas au sein du monde moderne sans renier l’héritage du processus de civilisation ? Ces questions gigantesques peuvent tout du moins, grâce aux travaux de R. Esposito, être formulées et permettent d’ouvrir le chemin dépassant l’alternative communautarisme/éloge de la communauté. G. Agamben pose à sa manière la même question :

« Que des singularités constituent une communauté sans revendiquer une identité, que des hommes co-appartiennent sans une condition d’appartenance représentable, constitue ce que l’État ne peut en aucun cas tolérer. […] La singularité quelconque, qui veut s’approprier son appartenance même, son propre-être-dans-le-langage et qui rejette, dès lors, toute identité et condition d’appartenance, est le principal ennemi de l’État. Partout où ces singularités manifesteront pacifiquement leur être commun, il y aura une place Tiananmen et, tôt ou tard, les chars d’assaut apparaîtront10. »

31Et d’ajouter :

« La nouveauté de la politique qui vient, c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique11. »

32Si l’enjeu de la politique est l’équilibre entre immunisation et communitas, cette pensée nous permet, peut-être, d’oser réintégrer dans nos ambitions politiques le fil de notre commune humanité.

Notes de bas de page

1 Nancy J. -L., Communitas, origine et destin de la communauté, précédé de Conloquium, Paris, PUF, 2000.

2 Si mobiliser une telle approche, en sociologie, ne va pas de soi, il nous paraît cependant essentiel de ne pas ignorer les travaux proposés par la philosophie, y compris ceux qui semblent le plus éloignés, a priori, d’un ancrage empirique. Si l’on ne sait pas « que faire » de ce type de démarche, il importe au moins de se poser la question.

3 Esposito R., intervention au Collège international de philosophie, 18 juin 2005.

4 Esposito R., idem.

5 On retrouve là une idée développée par Giorgio Agamben dont la réflexion sur la communauté, à bien des égards, est proche de celle de R. Esposito : la chute du régime soviétique et la domination mondiale de l’État démocratique et capitaliste permettent, enfin, de reprendre le projet d’une philosophie politique digne de ce temps. Nous y reviendrons plus loin.

6 Esposito R., idem.

7 Les numéros de page renvoient à l’ouvrage Communitas, cf. note 1.

8 Agamben G., La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, 1990, p. 87.

9 Esposito R., intervention au Collège international de philosophie, op. cit.

10 Agamben G., La Communauté qui vient, op. cit., p. 89-90.

11 Ibid., p. 88.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.