Le concept anglo-saxon de communauté : description ou évaluation ?
p. 51-62
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INTRODUCTION
1Intimement mêlée aux origines de la sociologie, mais avant que cette discipline soit consacrée institutionnellement, la communauté devient un concept central autour duquel se construit une réflexion sur les relations entre les êtres humains, la constitution des groupes sociaux et le changement social. Ainsi, pour Robert Nisbet, elle « constitue le plus fondamental des concepts élémentaires de la sociologie1 ». Les modalités de la formulation du concept sont liées aux préoccupations d’une époque où le changement rapide et la modification des modes de vie étaient souvent perçus comme une menace pour l’ordre social. Par ailleurs, les sociologues cherchaient à se démarquer à la fois des autres disciplines en sciences humaines et des philanthropes. Cette double prise de distance passait par la mise en place d’une analyse spécifique du monde social et par une théorisation devant s’appuyer sur des données empiriques tirées du monde que l’on cherchait à comprendre et expliquer. Ce contexte est, sans doute, parmi les facteurs explicatifs des contradictions inhérentes au concept qui sert en même temps de grille d’analyse objective du monde social et de mesure de sa cohésion et de sa stabilité ; caractéristiques considérées alors par la plupart des sociologues comme à la fois désirables et menacées. Mon propos, dans les pages qui suivent, concerne justement ces contradictions. Il sera surtout question de repérer la part d’évaluation lors de l’emploi de ce concept à vocation scientifique, mobilisé, comme nous allons le voir, principalement par les sociologues anglophones.
UNE ÉVALUATION POSITIVE
2Nombreux auteurs, à l’exemple de Zigmunt Bauman2, affirment que le mot « communauté » recèle une idée enviable, de chaleur, de sécurité et de solidarité. L’étroite relation entre le concept de communauté et un certain nombre de valeurs positives peut déjà être observée dans les écrits d’Aristote3 qui conçoit toute cité (ou État) comme une sorte de communauté, toute communauté étant constituée en vue d’un certain bien. L’ensemble social est comparé à un organisme vivant : toutes les parties sont complémentaires et chaque élément est indispensable pour le fonctionnement du tout (comme les notes d’un accord musical [livre III, III, 8]). La cité existe par nature et la nature est à l’origine de l’élan qui pousse les hommes à se regrouper ainsi (livre I, II, 15). Nous trouvons ici trois idées souvent intégrées au concept : 1 – c’est une bonne chose ; 2 – elle est organique et chacun peut y trouver sa place ; 3 – elle est naturelle — la nature étant investie de connotations positives.
3Selon Nisbet, l’idéologie de la communauté organique apparaît à certains moments de l’histoire en réponse aux craintes que l’individualisation des rapports sociaux ne mène à la désorganisation culturelle. Ce « conservatisme intellectuel4 » serait caractéristique de la période de l’écriture de l’ouvrage, mais quelques voix s’élevaient déjà, au XIXe siècle, pour prévenir de conséquences néfastes que pouvait entraîner la nouvelle la liberté d’un individu dégagé des anciennes structures. La confiance en la raison comme principe fondamental de la pensée sociale, caractéristique du XVIIIe siècle, et au XIXe avoir accordé une place prééminente aux structures économiques et politiques dans la coordination sociale ont entraîné, disent-ils, le déracinement de l’individu et son isolement. Au XXe siècle l’ensemble social est souvent décrit en termes de « désorganisation, désintégration, déclin, insécurité, effondrement, instabilité et ainsi de suite5 ». Nisbet suggère que le problème moral prédominant de son époque est celui de la communauté perdue et retrouvée. Sa perte est généralement regrettée par divers auteurs qui réfléchissent, en conséquence, aux moyens à mettre en œuvre pour retrouver ce paradis perdu. Joseph Gusfield6 qualifie ces attitudes de « nostalgique » et « utopique », les biais qu’elles comportent ne sont pas sans effet sur l’analyse sociale car, écrit-il, « la conception d’un passé totalement organique et satisfaisant, comparé à celle d’un présent en pleine désintégration et insatisfaisant tend, en négligeant l’histoire, à nier la réalité de la vie sociale7 ». Nous allons voir comment des jugements axiologiques interviennent dans la mobilisation des idéaux-types de « communauté » et de « société », et dans l’application du concept de communauté aux situations concrètes.
COMMUNAUTÉ ET SOCIÉTÉ
4La différence entre liens affectifs et liens contractuels est formalisée en sociologie par l’opposition entre « communauté » et « société ». Je ne reviendrai pas sur les modalités de cette opposition dans la sociologie allemande, développée par Monika Salzbrunn dans ce volume. Il me semble important, néanmoins, d’indiquer que le statut des concepts est sujet à controverse. Ces concepts doivent-ils être situés dans un contexte socio-historique précis ou sont-ils universellement applicables ? Sont-ils des « réal-types » décrivant des réalités spécifiques, ou des « idéaux-types » faisant référence à des caractéristiques abstraites présentes dans toute société8 ? S’ils correspondent à des réalités spécifiques et mutuellement exclusives il est possible de voir intervenir des préférences : Ferdinand Tönnies9 est souvent soupçonné d’avoir éprouvé une certaine nostalgie, semblant regretter la dissolution des liens affectifs (propres à ce qu’il décrivait comme « communauté ») au profit de liens plus rationnels (liés au développement de ce qu’il décrit comme « société10 »). Cette lecture peut faire douter de la pertinence de l’usage de ces concepts en tant que types analytiques : s’ils décrivent des situations incompatibles ou des changements intervenant au cours du temps, ils anéantissent par là même leur capacité à décrire objectivement des types de liens complémentaires constitutifs d’un ensemble social en tout lieu et à tout moment.
5La difficulté à démêler le connotatif et dénotatif persiste dans la sociologie américaine. Elle vient, du moins dans certains cas, de lectures différentes de Tönnies. Sorokin, par exemple, dans sa préface à la traduction anglaise de Communauté et Société, déclare :
« Aujourd’hui les hommes les plus intelligents savent probablement que les faiblesses d’une société et de l’homme de type “Gesellschaft” se sont accrues à un point tel que cette société est en crise profonde et s’effondre sous nos yeux. La crise actuelle de ce que de nombreuses personnes appellent la société capitaliste ou contractuelle n’est qu’une autre manière de nommer la crise de la société et de l’homme de la “Gesellschaft”. De ce point de vue, le travail de Tönnies peut être considéré comme visionnaire (prophétique) avec une puissante portée théorique et de lourdes implications pratiques11. »
6Cette attitude fait des émules dans la sociologie anglophone de la première moitié du XXe siècle où la communauté est fréquemment assimilée à un état social caractérisé par une vie stable résultant d’une continuité dans le temps, concrétisée par l’ancienneté du groupe social. Elle implique des liens multiples, profonds, resserrés et chaleureux et l’appartenance à un groupe uni offrant sécurité et stabilité à tous ses membres. On l’associe souvent à la ruralité et à la vie simple opposées au développement urbain et à la modernisation. La communauté devient synonyme d’ordre et de stabilité. En l’absence de ces attributs, l’insécurité règne et l’on observe la désorganisation et l’atomisation des relations sociales.
7Face à ce concept aux connotations positives, celui de « société » connaît deux destins : soit elle tend à disparaître de la dyade, du moins en ce qui concerne son utilisation idéaltypique et spécifique à la sociologie, pour se confondre avec l’acception plus générale du terme qui désigne l’ensemble social – on ne trouve aucune « étude de société », aucun écrit déplorant la « perte de société » –, soit ses manquements sont développés dans les théories de la société de masse. Nées en Europe, ces théories connaissent une popularité considérable en Amérique à partir des années 193012. De nombreux auteurs font état des dangers inhérents à la société de masse qui se développe en même temps que les grandes villes. La « société » dans ce contexte est impersonnelle et n’offre plus les avantages des petites communautés. Les êtres humains ne retrouvent plus leur place, et la recherche de sens qui en découle peut être source de dangers – le pire étant celui du support populaire pour un régime totalitaire. Robert Lynd, par exemple, affirme que la disparition des structures traditionnelles, notamment des liens de proximité et des liens communautaires, résulte en un vide, les citoyens en quête de sens pourraient suivre toute personne qui propose des solutions. Le danger ne réside pas dans l’urbanisation elle-même écrit-il, mais dans la mobilité inhérente à ce processus qui entraîne individualisation et isolement des populations : les relations de voisinage qui favorisaient la cohésion sociale spontanée des villages ruraux disparaissent13. Il écrit : « Aucune grande société ne peut persister sans tenir compte de cet élément de communauté de sentiment et de volonté14. » et prône des mesures destinées à préserver ou rétablir une vie communautaire liant l’individu à sa culture et l’intégrant dans la vie du groupe. C’est uniquement dans ces circonstances qu’il sera à même de profiter des opportunités offertes par la vie urbaine.
8Dans la sociologie anglo-saxonne, l’ultime expression des qualités positives de la communauté se retrouve dans le communautarisme. Pour les tenants du courant communautariste, la communauté implique le partage de traditions, de pratiques et d’activités, de sens et de valeurs, le plus souvent au sein d’un même territoire. Les personnes appartenant à la communauté se conçoivent comme un « nous », le bien commun prédomine sur les droits individuels et les idéaux communautaires sont opposés au libéralisme politique. Cette théorie trouve sa justification par la référence à certaines périodes historiques, à l’exemple de la démocratie grecque, organisées a priori selon des principes communautaires. Une analyse approfondie des périodes en question révèle que l’appartenance à la communauté et le partage de ces bienfaits étaient limités en fait à une minorité de citoyens. Cette constatation réduit la capacité des modèles à représenter une organisation sociale idéale, affaiblissant ainsi la position théorique des communautaristes15. Néanmoins ce courant a été très influent et l’expression des bienfaits de la vie en communauté reste prédominante.
9Le communautarisme prend une autre signification en France où il signifie la ségrégation d’un groupe délimité d’individus, donc leur retrait de l’ensemble social. Cette différence résulte de deux manières différentes de concevoir la « communauté » : soit elle est définie comme une tentative de construire une organisation sociale apte à satisfaire le désir de communion, soit comme une structure impliquant le retrait de certains groupes pour mettre en place de nouveaux ensembles16.
10Une présentation de la dichotomie communauté/société dans la sociologie anglophone ne serait pas complète sans références aux travaux de Robert Park et de Talcott Parsons. Plutôt que d’employer les concepts pour la description d’ensembles réels, ou d’états mutuellement exclusifs, ils ont exploité leur complémentarité, conformément, écriront certains17, aux intentions originales de Tönnies. Selon Park, la communauté, en tant que totalité organique matérialisée par les zones naturelles de la ville, devient la base physique sur laquelle se fondent les sociétés, en tant qu’ensembles constitués. Quant à Parsons – qui affirme n’utiliser le concept qu’en tant que catégorie analytique – il insiste, comme Park, ses collègues et leurs étudiants de Chicago auxquels il fait référence, sur le fait que tout système social doit avoir une base territoriale. C’est sur cette base que s’installent les autres structures de la communauté que sont le travail, les instances normatives et les systèmes de communication. Park et Parsons n’idéalisent donc pas la communauté en tant que telle ; Park prône l’équilibre entre les aspects communautaires et sociétaux pour la stabilité des ensembles et la réalisation des capacités de chaque individu18.
COMMUNITY STUDIES
11Les community studies (études de communauté) mobilisent le concept de communauté dans le cadre d’études empiriques19. Ce sont, pour la plupart, des études de groupes sociaux qui partagent un même espace géographique : un village, une petite ville ou le quartier d’une grande agglomération. L’attention des chercheurs est portée sur diverses pratiques de la vie quotidienne20 ou sur l’organisation sociale de groupes21 qui, en raison de leur contiguïté spatiale, constituent une base nécessaire pour la constitution d’une communauté. D’autres ensembles ayant fait l’objet d’études de communautés sont constitués à partir d’une activité ou de circonstances partagées (en particulier dans un cadre professionnel22) ou, plus récemment, à partir de terrains virtuels composés de réseaux de communication établis via Internet. Dans ce dernier contexte on évoque souvent le partage, la solidarité, l’échange de biens – souvent affectifs – ou d’information23. La plupart des études sont le fruit des travaux de chercheurs américains et britanniques qui ont étudié des communautés dans leur pays d’origine – certains chercheurs américains se sont également intéressés à des communautés dans les îles Britanniques24 ou dans le reste de l’Europe25. La plupart des études ont été conduites entre 1920 et 1970.
12Il est intéressant de noter la double origine de ces études qui allient les apports de la pensée théorique aux recherches empiriques des enquêtes sociales pratiquées dans plusieurs pays d’Europe, dont la tradition britannique est certainement celle qui a le plus influencé les travaux américains26. Cette alliance de deux traditions, dont les objectifs sont respectivement la compréhension objective du social et sa réforme, n’aide en rien la séparation entre la pensée abstraite et scientifique et une pratique plus engagée aux sous-entendus souvent normatifs, caractéristiques du concept de « communauté ».
13L’évaluation positive de la communauté est d’abord le fait des habitants qui, le plus souvent, souhaitent valoriser leur groupe d’appartenance. Pour ce faire, ils accentuent les aspects de la (ou de leur) communauté conçus comme positifs (ou fonctionnels) faisant ainsi l’impasse sur les aspects susceptibles d’être perçus comme négatifs (absence de liberté, luttes pour le pouvoir et autres situations conflictuelles). Diverses stratégies sont mobilisées en vue de la mise en valeur de la communauté et des individus qui la composent. Des qualités morales, telles que l’honnêteté, la fiabilité, l’amabilité, être un bon voisin, être serviable, etc., censées être partagées par les membres de la communauté sont mises en avant. Il est fréquent de mettre en opposition les « bons gens » de la communauté et ceux qui ne partagent pas les mêmes valeurs, que ce soient, par exemple, des groupes de personnes étrangers27 ou les habitants des grandes villes28. Les habitants mettent l’accent aussi sur la nature consensuelle des relations et l’égalité des membres.
14Prenons comme illustration de ce dernier point le village de Childerley (475 habitants), situé dans le Sud de l’Angleterre29. L’auteur américain de l’étude constate l’importance de la classe sociale dans la vie britannique et ses observations révèlent que les pratiques quotidiennes des villageois sont régies en fonction de ce phénomène. Les villageois sont distingués : gens ordinaires d’un côté, gens aisés de l’autre. Ces deux catégories impliquent la fréquentation de pubs différents, l’utilisation différenciée de la maison et du jardin, des attitudes corporelles différentes. Le village est gouverné par la couche aisée de la population, fait qui n’est pas pour plaire aux gens ordinaires. Malgré ces divisions, dont les gens sont conscients, les concepts de nature et de ruralité l’emportent sur celui de classe et deviennent un cadre positif par rapport auquel il est possible de définir une identité commune. Être villageois ou non est évalué par rapport à quatre critères : la durée de la résidence ; le type de travail effectué ; l’étendue des connaissances en matière de ruralité et d’activités rurales ; et l’intégration dans les activités du village. Bien que ces critères et la manière de les interpréter soient fortement liés à la classe sociale, dans l’esprit des Childerleyans l’idée de la nature transcende les divisions leur permet d’envisager de manière positive le village et leur place en son sein. La communauté villageoise peut alors être définie comme « une Gemeinschaft en nature », dans laquelle les divisions de classe cèdent leur place à une différenciation entre gens de la campagne et gens de la ville30. Ces critères positifs d’appartenance permettent de donner une unité à la communauté dans laquelle chacun peut trouver sa place.
15Il arrive que les chercheurs fassent état d’une situation conflictuelle dans la communauté étudiée en dépit des affirmations contraires de la population. Dans le cas de l’étude de Springdale, de telles révélations de la part des auteurs ont provoqué une réaction virulente de la part des membres de la communauté ainsi que d’autres sociologues la connaissant de plus ou moins loin31.
16Malgré leur désir d’objectivité, on remarque que le point de vue des chercheurs est souvent proche de ceux des habitants, et qu’ils évaluent positivement ce qui devient « leur » communauté – soit telle qu’elle était au moment de l’étude, soit telle qu’elle a été ou pourrait devenir. Deux exemples serviront pour illustrer ces prises de position qu’on pourrait qualifier d’utopique et de nostalgique.
17La nostalgie se manifeste particulièrement dans les études de petites communautés rurales qui sont relativement isolées géographiquement et socialement jusqu’au moment de l’étude ou à une période qui la précède immédiatement. Plusieurs de ces études sont publiées en Grande-Bretagne et aux États-Unis. J’ai choisi l’exemple de l’étude du chercheur gallois Alwyn D. Rees publiée en 1951, son titre français pourrait être : la vie dans une campagne galloise32. Le village de Llanfihangel est situé en zone rurale au pays de Galles. Il est composé de 500 habitants qui occupent trois hameaux et plusieurs fermes isolées.
18Rees insiste sur la complexité de la société rurale et sur sa capacité à apporter à chaque individu un sens d’appartenance, une place où il est reconnu. Elle leur confère une identité. La complexité des liens sociaux provient de leur ancienneté et de celle des coutumes que l’auteur retrace depuis des temps très anciens ; il fait référence à l’époque « tribale ». D’autres facteurs qui renforcent la communauté sont la cohésion de la famille – fruit de cette même ancienneté – et les liens de parenté et de voisinage. La multiplicité des relations, leur étendue et leur durée apportent une stabilité au groupe qui peut parer aux besoins matériels et affectifs des membres. Ainsi, toutes les valeurs liées à l’existence de la communauté sont conçues, ici, de façon uniquement positives.
19Malheureusement, selon Rees, la cohésion qui caractérisait autrefois la campagne galloise a été perturbée par plusieurs événements qui ont transformé le mode de vie : la proximité avec l’Angleterre, la disparition d’une pratique religieuse commune, l’émigration des personnes éduquées vers d’autres localités, les progrès techniques liés à la révolution industrielle (l’invention et la propagation de la voiture, par exemple) et les effets sociaux de ces circonstances. La culture rurale dépérit, affirme-t-il, et les gens se réunissent de moins en moins. Il regrette ce développement, mais ne propose pas de suggestions destinées à améliorer la situation ; la désintégration de la vie communautaire étant selon lui un corollaire inévitable de la société moderne.
20« Utopie » peut sembler un terme fort pour décrire le réformisme qui caractérise certaines études américaines. Néanmoins, les solutions préconisées dans plusieurs études empiriques semblent s’inscrire dans un projet plus global pour le développement de la société et de la nation et peuvent donc être qualifiées d’utopiques. De nombreux auteurs ont constaté l’absence de communauté dans les quartiers pauvres des grandes villes comme Chicago, ils complètent souvent cette constatation par des suggestions d’actions qui permettraient de la retrouver. Dans cette veine, l’ouvrage de Zorbaugh The Gold Coast and the Slum, publié en 1929, est une étude de plusieurs quartiers de la ville de Chicago. L’auteur constate l’absence de communauté dans toutes les zones étudiées. Cette situation est, selon lui, une conséquence inévitable de l’urbanisation. Cela dit, certains quartiers où la population est plus stable et la vie sociale plus construite auraient le potentiel pour développer une organisation sociale méritant l’épithète de « communauté ». Ce n’est pas le cas du slum, quartier défavorisé que l’auteur appelle une zone de « désintégration et de désorganisation33 » et qu’il décrit en insistant sur l’hétérogénéité des cultures, la pauvreté, la mobilité de la population, l’absence de sentiment et d’intérêt communs et la dés organisation des familles qui ne peuvent pas offrir le support affectif nécessaire à leurs membres.
21Zorbaugh affirme que la prise de conscience de la ville en tant que globalité pourrait être un pas vers la communauté retrouvée. Ce développement aurait nécessairement lieu à l’instigation des classes aisées habitant le Gold Coast, les seules, selon lui, en mesure d’imaginer le potentiel de la ville. De plus, malgré des changements dans la constitution du groupe et dans les valeurs qui l’animent, il aurait réussi à préserver sa solidarité. Ainsi, les habitants du Gold Coast pourraient-ils constituer un exemple à suivre pour les autres groupes qui composent la population de la ville. Un bel exemple de projet utopique.
22Si Zorbaugh voit dans le quartier du slum une zone désorganisée, d’autres auteurs ayant étudié des quartiers analogues affirment qu’une communauté existe bel et bien dans de tels lieux. C’est le cas de William Foote Whyte34 qui décrit un quartier italien de Boston. Les critères quant aux caractéristiques susceptibles d’indiquer la présence d’une organisation sociale qui mérite l’épithète de « communauté » sont analogues aux repères significatifs pour les habitants. Cependant, ils diffèrent de ceux qui sont en vigueur dans la société en général et qu’utilisait Zorbaugh ou d’autres sociologues. Whyte cherche à mettre en valeur et à préserver la communauté découverte. Bien que les critères permettant d’identifier l’organisation communautaire soient différents, le concept est appliqué par la suite de la même manière : la communauté – quels qu’en soient les attributs particuliers – est considérée de façon positive.
EN CONCLUSION
23De l’avis d’Eliseo Veron35, tout message à vocation dénotative métacommunique un message conatif, résultat de son élaboration dans le cadre d’une certaine image de la société. Si nous acceptons ce principe, nous devons admettre que l’utilisation du concept de communauté impliquera toujours, dans une certaine mesure, une évaluation de la réalité sociale que nous cherchons à décrire.
24Le contexte social et intellectuel évoqué plus haut, dans lequel le concept émerge et se développe, constitue un début d’explication des sous-entendus évaluatifs dont il devient porteur. Les craintes concernant la stabilité sociale et la qualité des liens, qui préoccupent encore de nombreux sociologues de nos jours, connaissent une expression forte pendant toute la première moitié du XXe siècle dans des sociétés où la mobilité sociale et géographique et l’urbanisation sont des facteurs de changement rapide. Pour l’Amérique, en particulier, s’y ajoute un taux important d’immigration. Comme les instances politiques, les sociologues souhaitent remédier à la désorganisation sociale, perçue comme une conséquence des changements rapides. L’attitude des sociologues à l’égard des problèmes sociaux peut aussi s’expliquer en référence à leurs origines sociales. Ils sont, en majorité, issus de milieux ruraux dans des États non encore industrialisés et une grande majorité étaient fils de pasteurs. Nombre d’entre eux participent à des mouvements de réforme. Selon Bramson, ils cherchaient à résoudre les problèmes sociaux dans des termes moraux hérités de leur milieu36. On peut observer, effectivement, une aspiration à remédier à la désorganisation théorisée à travers les concepts de communauté et de société, quelle que soit la manière d’envisager la relation entre eux et celle avec la société qu’elles ont vocation à décrire. Cependant, l’avantage des travaux de Park et de Parsons est, me semble-t-il, d’éviter de confondre la réalité empirique sur laquelle ils portent un jugement et le cadre théorique voué à son analyse.
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Notes de bas de page
1 Nisbet R. -A., La tradition sociologique, traduction Azuelos Martine, Paris, PUF, 1984 [1966], p. 69.
2 Bauman Z., Community, Cambridge, Polity Press, 2001.
3 Aristote, Politique, Paris, Gallimard, 1983.
4 Nisbet R. A., The Quest for Community, New York, Oxford University Press, 1953, p. 23.
5 Ibidem, p. 7, souligné dans l’original.
6 Gusfield J., Community, a critical response, Oxford, Basil Blackwell, 1975.
7 Williams R., Culture and Society, Londres, Hogarth Press, 1993 [1958], p. 263.
8 Cahnman W. -J., « Tönnies in America », History and Theory, 1977, vol. XVI, n 1.
9 Tönnies F., Communauté et Société : catégories fondamentales de la sociologie, introduction et traduction de J. Leif, Paris, PUF, 1944 [1887].
10 Norbert Elias est parmi les auteurs qui décèlent cette tendance chez Tönnies : Elias N., « Towards a Theory of Communities », Bell C. et Newby H. (dir.), The Sociology of Community, a selection of readings, Londres, Frank Cass and co., 1974, la lecture d’Elias est contestée par d’autres, en particulier Cahnman et Heberle dans leur introduction, Tönnies F., On Sociology : Pure, Applied and Empirical (selected writings), Cahnman W. J. et Heberle R. (dir.). Chicago, Londres, University of Chicago Press, 1971.
11 In Tönnies F., Community and Society, traduction allemand/anglais Heberle R., Michigan, Michigan State University Press, 1957, p. 8.
12 On pourrait citer de nombreux auteurs ici, pour une présentation critique des écrits sociologiques sur la société de masse, voir Bramson L., The Political Context of Sociology, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1961.
13 Ibid., p. 82.
14 Lynd R., Knowledge for What ?, Princeton, Princeton University Press, 1939, p. 85.
15 Voir Phillips D. L., Looking Backward, a critical appraisal of communitarian thought, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1993.
16 Cette distinction est formalisée par Gusfield, Community, a critical response, op. cit., p. 97.
17 Cf. Cahnman W. J., « Tönnies in America », op. cit.
18 Park R. -E., Human Communities, New York, The Free Press, 1952 [1929] ; Parsons T., Structure and Process in Modern Society, Illinois, The Free Press of Glencoe, 1960. Je développe cette explication dans Schrecker C., « Qu’est-ce la communauté ? Réflexions sur le concept et son usage » ; in Mana (à paraître).
19 Schrecker C., La communauté, histoire critique d’un concept dans la sociologie anglo-saxonne, Paris, L’Harmattan, 2006 (présente de nombreuses études effectuées dans divers types d’ensembles).
20 Par exemple, Lynd R. -S et Merrell H., Middletown : A study in modern American culture, New York, Harcourt Brace, 1929.
21 À l’exemple de Warner W. L. et alii, Yankee City Series, New Haven, Yale University Press, 1941-1959.
22 Voir Dennis N., Henriques F. et Slaughter C., Coal is our Life, Londres, Eyre and Spottiswood, 1956 ; Tunstall J., The Fishermen, Londres, Macgibbon & Kee, 1962.
23 Kollock P. et Smith M., Managing the Virtual Commons : Cooperation and Conflict in Computer Communities, California, UCLA, 1994 ; Rheingold H., The Virtual Community : Homesteading on the Electronic Frontier, Reading, MA, Addison-Wesley, 1993.
24 Conrad Arensberg et Solon T. Kimball étudient des communautés dans le County Clare en Irlande, (Arensberg C. -M. et Kimball S. -T., Family and Community in Ireland, Cambridge, Massachusetts, 1968 2e éd., [1940]), Erving Goffman les îles Shetland (Goffman E., Communication Conduct in an Island Community, thèse doctorale, Chicago, Illinois, 1953).
25 Cf. Wylie L., Un Village du Vaucluse, trad. Zins Céline, Paris, Gallimard, 1979 [1957], l’auteur de cette étude n’est pas sociologue mais l’ouvrage est souvent considéré comme une étude de communauté.
26 Je ne citerai pas ici les nombreuses enquêtes, le lecteur intéressé pourra consulter deux ouvrages synthétiques sur les enquêtes sociales : Kent R. A., A History of British Empirical Sociology, Aldershot, Gower, 1981 et Bulmer M., Bales K. et Sklar K. -K., The Social Survey in Historical Perspective 1880-1940, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
27 Lynd R. -S. et Merrel H., Middletown in Transition : a study of cultural conflicts, Londres, Constable and Company, 1937.
28 Vidich A. J. et Bensman J., Small Town in Mass Society, New York, Anchor Books, 1958.
29 Bell M. -M., Childerley, Nature and morality in a country village, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 1994.
30 Ibid., p. 101.
31 Vidich Arthur J. et Bensman J., Small Town in Mass Society, op. cit.
32 Rees Alwyn D., Life in a Welsh Countryside, Cardiff, University of Wales Press, 1951.
33 Zorbaugh H. -W., The Gold Coast and the Slum, Chicago, University of Chicago Press, 1929, p. 128.
34 Whyte William F., Street Corner Society, la structure sociale d’un quartier italo-américain, traduction Guth S., Sevry M., Destrade J. et Vazeilles D., Paris, La Découverte, 1996.
35 Veron E., « The Social sciences : a Communicational Approach », Semiotica, vol. 3, 1971, p. 59-76.
36 Bramson L., The Political Context of Sociology, op. cit. Voir aussi Mills C. W., « The Professional Ideology of Social Pathologists », American Journal of Sociology, vol. 49, n° 2, 1943, p. 165-180.
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Faire communauté en société
Ce livre est cité par
- Yalçın-Riollet, Melike. Garabuau-Moussaoui, Isabelle. Szuba, Mathilde. (2014) Energy autonomy in Le Mené: A French case of grassroots innovation. Energy Policy, 69. DOI: 10.1016/j.enpol.2014.02.016
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