Introduction. Réexaminer les formes communautaires
p. 15-20
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Index géographique : France
Texte intégral
1En avril 2007, un colloque international réunissait à Paris 22 chercheurs (sociologues, anthropologues et historiens) afin de revisiter la pertinence du concept de « communauté » dans l’analyse des faits sociaux contemporains1. Projet d’un examen des formes d’appartenance collective, constitutives du lien social, voire de rapports macro sociaux, ces journées ont permis de faire apparaître les usages différenciés d’un concept analytique souvent pris entre sa connotation politico-idéologique et sa valeur empirique. En effet, l’appartenance au groupe est plus traitée comme une valeur, voire un stigmate volontiers prêté aux « autres », plutôt que comme un caractère descriptif attribué à soi-même, dans le cadre d’une société caractérisée par l’individualisation des rapports sociaux. La judiciarisation croissante des démarches portées par des collectifs constitués revendiquant la reconnaissance juridique de leur identité communautaire (religieuse, ethnique, linguistique, régionale, culturelle, etc.) tend à certains égards à produire l’impression d’une société segmentée où différentes identités collectives imperméables cohabitent et défendent leurs intérêts respectifs. Mais il convient de réexaminer avec soin (et avec des outils d’analyse) ces façons d’exister ensemble où l’imaginaire collectif, certes performatif, ne doit pas masquer la réalité empirique des modes d’interactions tricotant, détricotant et retricotant constamment les liens sociaux.
2Réévaluant la teneur des appartenances collectives, autant du point de vue des imaginaires sur lesquels elles reposent que des actions à partir desquelles elles se régénèrent, les différentes contributions de cet ouvrage collectif interdisciplinaire enquêtent au cœur de la production du social, sans ressusciter les normes désuètes de la communauté traditionnelle ou réduire les sociétés à des segmentations en ghettos communautaires. La surenchère idéologique ou médiatique de l’arbre du communautarisme ne doit pas cacher la forêt des formes sociales communautaires que nous apercevons au gré de nos enquêtes. La « communauté », issue de la description empirique d’une variété de processus sociaux, est en permanence bousculée par la « communauté » comme idéal et prescription normative. Dans cette dualité, le travail de compréhension et d’analyse est difficile. Lien social et artefact tout à la fois, le « fait communautaire » est investi par des stratégies individuelles, défendant des intérêts particuliers, des collectifs, cherchant à délimiter et protéger leurs frontières, comme par des politiques productrices de taxinomies sélectives et de normes de cohésion nationale.
3Si les différents contributeurs de cet ouvrage prennent chacun pour objet un collectif particulier (association, groupe de pression, corps professionnel, groupe religieux, habitants d’une zone géographique ou d’un quartier, etc.), ils prennent tous en compte la nécessité de ne pas focaliser le regard sur le seul collectif pour parvenir à intégrer les dynamiques centrifuges ou centripètes observées dans l’ensemble des rapports entre groupes et des relations structurantes entre les groupes et les institutions. En effet, la description du processus visant à « faire communauté » passe aussi par l’appréhension de la façon dont les groupes se considèrent ou se construisent mutuellement, particulièrement entre groupes majoritaires et groupes minoritaires.
4Cet ouvrage donne donc une place importante aux études empiriques qui, à partir de terrains variés, permettent d’illustrer la diversité des formes sociales communautaires. Il permet de confronter, sur le plan scientifique, définitions objectives, subjectives et intersubjectives de la communauté, en balançant entre « densité » du lien social, degré d’identification des individus au groupe et identification des groupes entre eux. L’ensemble des contributeurs ont su sortir des oppositions binaires telles que société en mutation/communautés résistantes au changement, ou acteurs autonomes « authentiques »/politiques instrumentalisant le phénomène. Ils ont su montrer, à travers leurs contributions respectives, que des formes collectives accompagnent les mutations sociales plus larges mais aussi que les matrices référentielles de la notion de « communauté », dans la construction des identités nationales, génèrent des politiques susceptibles de renouveler les formes communautaires. Un tel ouvrage ne saurait donc commencer sans une réflexion approfondie sur l’historicité des concepts au fondement des théorisations scientifiques (première partie). Les auteurs traitent ensuite des dynamiques de constructions inter et intra communautaires (deuxième partie), de l’usage du concept de communauté dans les milieux professionnels (troisième partie) et enfin des logiques nationales ou territoriales dans la construction communautaire (quatrième partie).
5Le premier chapitre de cet ouvrage, intitulé « Histoire et actualité d’un concept », regroupe quatre contributions visant à resituer le statut d’un concept aux itinéraires variés, en particulier en raison des diverses traditions intellectuelles et contextes nationaux qui ont fourni les cadres de son élaboration. Si c’est bien avec Tönnies et Weber que cette notion débute sa longue carrière en sciences humaines et sociales en tant que concept analytique, cette « origine » va devoir s’adapter et s’inscrire dans différents contextes intellectuels et politiques. Une certaine polysémie va ainsi se développer et marquer durablement les usages d’une notion qu’il est parfois bien difficile de dévêtir de ses charges idéologiques. Ce premier chapitre vise donc à mettre en évidence cette pluralité des usages, de façon à dresser un panorama des principales perspectives théoriques induites par les différentes façons dont a pu être élaborée, discutée et utilisée une telle notion. Ivan Sainsaulieu ouvre la discussion en envisageant le cas français sous l’angle d’une tension constitutive : particularisme/universalisme. Envisageant la communauté comme mode d’interaction et d’appartenance au quotidien, l’auteur s’interroge sur le rôle joué par les médias et les politiques dans leur tendance persistante à user du registre communautaire pour des minorités supposées solidaires. En rediscutant le poids des approches idéologiques en contexte français, spécifiquement autour des usages de l’historicisme, Ivan Sainsaulieu cherche avant tout à sortir de l’opposition binaire entre communauté du proche et communauté symbolique afin de mieux démontrer que la communauté n’est pas le communautarisme. En nous entraînant dans l’espace germanophone, Monika Salzbrunn poursuit ce passionnant tour d’horizon en braquant cette fois-ci la focale sur trois grands auteurs classiques de la sociologie allemande : Tönnies, Weber et Luhmann. Sous forme de genèse intellectuelle, le texte de Monika Salzbrunn vient ici mettre en évidence les progressives mutations qui ont pu affecter les façons de penser les rapports d’interdétermination entre communauté et société dans l’espace intellectuel germanophone et aboutir au concept de « société-monde » où diverses formes de solidarité existantes – au sens large – se trouvent dans un processus d’institutionnalisation. Luhmann élargit en fait cette notion à tout ce qui englobe le social et la société, ce qui permet de réduire la portée normative de ce terme. Avec Cherry Schrecker, nous nous rendons en Angleterre et aux États-Unis pour y suivre la longue tradition des community studies, où l’idéalisation de la communauté s’oppose à l’aliénation de masse de la société. Dans le contexte anglo-saxon, les catégories idéal-typiques de Max Weber semblent ainsi se redessiner en champ d’opposition, où la communauté est dès lors étudiée en soi et pour soi sans être envisagée comme une forme d’organisation partie prenante de la société. Enfin, le voyage se termine par la contribution de Pierre Lénel portant sur les travaux du philosophe italien Roberto Esposito, qui tente d’envisager la communauté sous l’angle du don, de la dette et de l’altérité. En sortant ainsi d’un certain manichéisme dans l’appréhension de la communauté, cette contribution de philosophie politique reste solidement arrimée à la volonté d’ouvrir d’autres clefs de lecture du fait communautaire que celles régulièrement utilisées par les médias.
6Après cet exercice de contextualisation, la deuxième partie de l’ouvrage regroupe quatre contributions ayant en commun de traiter, par des objets forts divers, des « dynamiques de construction communautaires ». Comment un collectif se construit-il ou est-il construit ? Qui sont les acteurs en présence et comment participent-ils de l’élaboration d’un sentiment collectif ? Où se trouvent les lignes de force qui maintiennent pour un temps et de manière toujours précaire la pérennité du collectif ? Comment les pratiques partagées façonnent-elles le sentiment d’un collectif ? Le texte de Laurent Amiotte-Suchet ouvre ce second chapitre en prenant pour objet un groupe de brancardiers et d’hospitalières de Franche-Comté accompagnant chaque année des malades en pèlerinage à Lourdes. Attentif aux logiques internes, l’auteur cherche ainsi à mettre en évidence comment ce collectif franc-comtois construit son unité en mettant en place, au sein même des dispositifs cultuels, des agents producteurs de sens s’attachant à recadrer les pratiques et à reformuler les énonciations des pèlerins. Dans un tout autre univers, Philippe Combessie décrit avec finesse les modes de structuration des groupes d’adeptes de pratiques sexuelles de pluripartenariat, en mettant particulièrement en relief les pratiques féminines. De tels réseaux d’affinités reposent sur des structures d’interconnaissance fragiles, demeurant généralement des groupes informels où se développent progressivement des règles communautaires. Ces pratiques marginales, souvent stigmatisées, peuvent ainsi déboucher sur ce que l’auteur se propose de nommer des « communautés interstitielles ». Élise Lemercier, elle, s’intéresse aux actions publiques dites de « participation des habitants » qui se sont multipliées en France avec l’institutionnalisation de la Politique de la ville. À partir d’une ethnographie d’un grand ensemble de l’agglomération de Rouen, l’auteure analyse les projets d’échange interculturel mis en œuvre par les intervenants sociaux. Perçus autant comme une ressource pour l’accueil des migrants que comme un risque de communautarisme, la mobilisation locale des minorités ethniques se confronte ainsi au modèle de l’intégration républicaine qui cherche à faire advenir la « communauté des citoyens ». Enfin, Camille Roth cherche lui à formaliser des réseaux d’interactions sociales pour sortir d’une approche qualitative des communautés. À partir de l’étude empirique d’une communauté scientifique, l’auteur se livre à une approche structurale des communautés en mettant notamment l’accent sur l’aspect relationnel que les approches interactionnistes ne peuvent que difficilement appréhender.
7Annick Anchisi ouvre la troisième partie, consacrée aux milieux professionnels, en traitant de l’accueil en maison de retraite. L’arrivée des personnes âgées en maison de soin constitue un moment de rupture avec l’ancienne vie qui nécessite, de la part du personnel de l’établissement, la mise en place de dispositifs ritualisés visant à assurer le passage vers un nouvel état tout en déterminant les règles communes (et la temporalité propre) de la cohabitation entre la communauté du personnel et celle des résidents. L’auteure s’intéresse particulièrement à la manière dont l’institution de soin assure la transition entre le temps de la séparation avec le milieu familial (synonyme de mort annoncée) et l’agrégation à une nouvelle communauté qui est aussi le début d’un nouveau mode de vie marqué par la dépendance à l’égard du personnel médicosocial. À partir d’une lecture comparée de la situation de quatre collèges en France, différents de par leur lieu d’implantation et leur population, Gilles Verpraet traite des relations entre la communauté des élèves et la société des enseignants. Reposant d’abord et avant tout sur des valeurs partagées et des rites de sociabilité, la communauté des élèves se confronte ainsi à la société des enseignants, reposant, elle, sur des logiques institutionnelles (hiérarchie et statut). Le fonctionnement générationnel de la première s’oppose ainsi à la typologie des rôles qui caractérise la seconde, d’où ces tensions fortes entre division du travail et communauté symbolique au cœur même des apprentissages. Pierre-Jean Benghozi termine ce troisième chapitre en s’intéressant aux communautés en ligne, reposant sur l’usage de nouveaux supports de communication. Au-delà des stéréotypes récurrents de l’effet socialement déstructurant des communautés virtuelles, l’auteur cherche à objectiver ces nouvelles formes sociales en décrivant les différents modes d’implication des individus et le type de socialisation qui se développe en leur sein.
8Dans la quatrième partie de l’ouvrage, les auteurs se concentrent sur les « dimensions nationales ou territoriales » de la notion de communauté. Il s’agit en effet d’analyser, dans des contextes nationaux divers, la construction et l’usage de la signification communautaire, ou comment cette thématique se trouve mobilisée et investie de sens dans la construction territoriale ou les projets d’action. C’est par le Québec que débute ce détour. Jacques Réhaume nous conte la place qu’y a prise l’action communautaire dans la société civile à partir des années cinquante. En posant son regard sur un quartier multiethnique de Montréal, il montre en quoi l’action communautaire au Québec, pensée comme une force de proposition de la société civile en rapport avec l’État, permet l’auto-organisation de différents segments du social et donc l’émergence d’une politique de l’empowerment. Riem Spielhaus, elle, se demande « où se termine la communauté » en montrant que les musulmans de Berlin représentent plutôt une communauté imaginée qu’une entité tangible aux yeux des acteurs concernés. Alors que très peu de groupes musulmans sont organisés de manière formelle – en comparaison avec le nombre absolu de musulmans résidant en Allemagne – les demandes croissantes des pouvoirs publics de trouver des interlocuteurs posent la question de la définition des appartenances. Le renvoi communautaire produit ainsi des résistances, comme dans le cas du « Conseil des ex-musulmans », un groupement de personnes refusant de se voir cataloguer en fonction de leur appartenance religieuse supposée. Le cas des Länder allemands est ensuite traité par Jean-Louis Georget qui décrit, avec toute l’attention de l’historien, la naissance du Bade-Wurtemberg, une région du sud-ouest de l’Allemagne créée après la Seconde Guerre mondiale par le rapprochement entre Badois et Wurtembergois. Délimitées à l’époque napoléonienne puis fusionnées dans la seconde moitié du XXe siècle pour des raisons géopolitiques, ces deux régions ont alors dû s’inventer une identité partagée. L’auteur nous raconte ainsi les efforts mis en œuvre pour réécrire l’histoire et redéfinir un destin commun à ces régions distinctes contraintes de s’investir dans cette union imposée. Jacqueline de Bony met un terme à ce quatrième et dernier chapitre en traitant du cas néerlandais. En se focalisant sur le vocabulaire et les termes intraduisibles, l’auteure met en évidence la dimension duale de l’insertion de l’individu néerlandais dans le groupe, opposée à la dimension plus centrale de cette insertion qu’on observe dans le cas français. Elle analyse les procédures des réunions décisionnelles pour montrer que, dans le cas des Pays-Bas, il existe une nette distinction entre l’étape de la consultation individuelle et celle de la décision collective fondée sur l’arbitrage sans instance de contrôle transcendant le groupe. Cette distinction repose sur un type particulier de rapport entre l’individu et le collectif enraciné dans l’histoire de la société néerlandaise alors qu’en contexte français, l’interdépendance entre registre individuel et registre collectif demeure beaucoup plus forte. C’est ainsi à partir des modalités de la construction du consensus aux Pays-Bas que l’auteure discute dans une perspective internationale de la thématique propre à cet ouvrage.
9L’ensemble des contributions, articulées dans ces quatre chapitres, est encadré par deux réflexions théoriques : celle d’une théoricienne du lien social (Monique Hirschhorn) et celle d’un spécialiste du fait religieux (Jean-Paul Willaime). À l’heure où le multiculturalisme et la question du métissage sont régulièrement présents sur le devant de la scène politique (comme lors des dernières élections américaines), les enjeux liés à l’instrumentalisation du fait communautaire se sont largement exacerbés et témoignent par là même de l’importance du regard critique porté sur ces notions. Enjeu sociologique classique, la tension entre « communauté » et « société » décrit bien deux types de formes sociales où varie la place de l’individu et du groupe dans les pratiques sociales. Face au processus tant décrit d’individualisation, il importait d’examiner et d’analyser comment ces formes sociales existent, se construisent, cohabitent, interagissent et se transforment mutuellement, dans la variété des contextes sociaux et des perspectives scientifiques. Telle est l’ambition, nous l’espérons réussie, de cet ouvrage collectif.
Notes de bas de page
1 Ce colloque fut organisé dans le cadre d’un partenariat entre le Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE, UMR 5262), le Centre de recherches interdisciplinaires sur l’Allemagne (CRIA, UMR 8131) et le Groupe sociétés, religions, laïcités (GSRL, UMR 8582) et avec le soutien du RT 2 Migrations et productions de l’altérité de l’Association française de sociologie (AFS). Un numéro spécial de la revue Esprit critique, publié en automne 2007 (vol. 10, n° 1, en ligne) sur le thème « La communauté n’est pas le communautarisme », rassemble plusieurs contributions des participants à ce colloque.
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