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Préface. La communauté : du concept à l’idée directrice

p. 9-13

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Texte intégral

1Y a-t-il encore un intérêt aujourd’hui à s’interroger sur le concept de communauté ? N’est-il pas atteint de quatre maux : la polysémie, l’idéologisation, la naturalisation, l’obsolescence qui lui font perdre toute opérationnalité ? Ne doit-on, comme nous y invitait Philippe Besnard (1987) à propos de l’anomie, jeter « dans les poubelles de l’histoire disciplinaire » ces concepts aux contenus trop flous qui ne sont que des sources de confusion ? Mais comment alors justifier cet ouvrage consacré tout entier à son analyse ? Est-il moins atteint par ces maux qu’on ne peut le penser ou bien existe-t-il des raisons théoriques et méthodologiques de le conserver ? Et, dans ce dernier cas, tiennent-elles à son contenu ou à une autre manière d’envisager le rôle de la conceptualisation en sciences sociales ?

2Qu’en est-il donc de la polysémie ? À l’évidence, celle-ci est bien réelle. Tous les auteurs qui se sont intéressés au concept (Guérin, 2004) s’accordent pour en dénoncer le caractère flou, hyperbolique, confus. Hillery (1955), se livrant à l’une des ces comptabilisation que l’on affectionne particulièrement outre-manche, fait même état de 94 acceptions répertoriées. Même si cette profusion renvoie probablement dans nombre de cas à des variations peu importantes et témoigne du besoin qu’ont les sociologues de se réapproprier le vocabulaire de leur discipline en proposant leur propre définition, elle montre bien qu’il n’y a pas une signification qui s’imposerait d’elle-même. On connaît la source de ce problème. Comme la majorité des concepts des sciences sociales, la communauté est issue d’un concept « indigène » qui fait partie du vocabulaire commun. Celui-ci désigne à la fois le caractère de ce qui est en commun à plusieurs personnes – on parle ainsi de communauté d’idées, de biens de croyances, d’intérêts, de pratiques –, et des groupes d’individus, qui, sur la base de ce partage, développent des relations spécifiques qui peuvent prendre des formes différentes : par exemple une vie en collectivité dans le cas des communautés religieuses, la constitution d’associations dans celui des communautés professionnelles, le sentiment d’appartenance dans celui de la communauté nationale.

3Mais cet emploi très extensif qui n’est pas gênant dans l’usage courant du terme constitue une source de difficultés dès lors qu’il s’agit de transformer ce concept indigène en concept savant, c’est-à-dire d’en donner une définition précise et si possible univoque. Pour le faire, il faudrait pouvoir s’accorder de manière définitive sur la nature des éléments partagés qui permettent à un groupe communautaire de se constituer et sur le type de relations qui caractérisent ce groupe. Faute de quoi, le concept disparaît et ne signifie rien de plus que l’idée selon laquelle l’appartenance à un groupe suppose nécessairement d’avoir quelque chose en commun avec les membres de ce groupe. La réponse qu’a apportée Tönnies (1887) dans Gemeinschaft und Gesellschaft, ouvrage qui a contribué à faire de la communauté un concept central de la sociologie, est loin de faire l’unanimité. Faisant de la famille le prototype de toutes les unions en Gemeinschaft, elle impose une représentation traditionnelle de la communauté fondée sur le sang, l’esprit, le lieu et caractérisée par des relations de face à face dans lesquelles l’affectivité positive occupe une place essentielle.

4L’idéologisation est également liée au caractère indigène du concept. Désignant pour une part des structures sociales traditionnelles menacées par l’évolution de la société, le terme de communauté a eu d’emblée pour ses premiers utilisateurs au XIXe siècle, Comte, Le Play, une connotation idéologique. Il fallait sauver les communautés ou, à défaut, construire de nouvelles communautés. Dans l’ouvrage déjà cité, Tönnies a contribué à cristalliser cette idéologisation en opposant à la société caractérisée par des relations anonymes où ne s’exprime qu’un intérêt égoïste, la communauté fondée sur des relations personnelles et affectives. Cette idéologisation s’est d’ailleurs étendue aux usages non-scientifiques du terme. Déjà présente dans la philosophie personnaliste de l’après-guerre, l’idée de communauté a ressurgi au cours des années 1960 à travers les mouvements de contestation et a servi pour exprimer le projet d’une autre façon de vivre ensemble. Plus récemment, l’idéologie communautariste s’est emparée de l’idée de communauté en postulant que des individus qui ont en commun quelque chose d’essentiel au regard de leur identité – histoire, langue, appartenance religieuse, appartenance sexuelle – constituent un groupe solidaire.

5De cette idéologisation portée aussi bien par les usages savants et les usages communs du concept, on passe évidemment facilement à la naturalisation qui consiste à prendre le concept pour la réalité. Le concept de communauté évoquant l’image d’un objet désirable, il est tentant de ne pas en faire un simple outil d’analyse, mais de considérer qu’il exprime la réalité, que les communautés existent concrètement. Cette dérive est celle du communautarisme qui confond l’existence d’organisations communautaires ayant pour objet de constituer des communautés avec les communautés elles-mêmes, mais elle est tout autant celle d’une partie des chercheurs qui, pris au piège de l’idéologisation du concept, font de la communauté une réalité sociale préexistante à leur recherche.

6Reste l’obsolescence. La réponse est ici moins évidente. La sociologie se fait au présent et a de ce fait indéniablement une dimension historique, car la réalité sociale qu’elle analyse se modifie. Et Nisbet (1966) avait à coup sûr raison lorsqu’il envisageait à la fin de son ouvrage sur la tradition sociologique que les idées directrices de la sociologie au XIXe siècle, dont la communauté faisait partie, seraient nécessairement amenées à se renouveler. Ainsi, si on se limite à la sociologie française, il est manifeste qu’après la seconde guerre mondiale, ce n’est plus l’opposition communauté/société qui est structurante. Ce qui préoccupe au premier chef les sociologues, c’est la société qui n’est pas la société hypostasiée de Durkheim, mais la société nationale, celle de l’État-nation dont le rôle en France est accru par la centralisation. On comprendra alors qu’à la fin des Trente glorieuses, lorsque l’État providence s’essouffle et que l’idéologie libérale conteste la trop grande emprise de l’État, cette idée de la société régresse. Cela aurait dû conduire à la réapparition du concept de communauté. Or, si l’on excepte les travaux de Denis Segrestin et de son équipe au début des années 1980, ce n’est pas ce qui se passe. C’est un autre concept, spécifiquement français qui apparaît, celui de lien social. Renvoyant à ce qui permet aux hommes d’être en relations les uns avec les autres, il semble dépasser l’opposition communauté et société et être adapté à un monde plus flexible, moins structuré où le problème majeur devient la rupture du lien : la désaffiliation. Mais cette histoire ne s’applique pas au monde anglo-saxon dans lequel les community studies, liées aussi bien à la sociologie qu’à l’anthropologie, ont toujours tenu une place importante. Dans la période actuelle, le concept de communauté reprend de la force avec toute une série de concepts « dérivés » : communautés de pratiques, communautés épistémiques, communautés virtuelles… L’obsolescence est donc beaucoup moins manifeste que ne le sont la polysémie, l’idéologisation et la naturalisation, mais cela ne donne que plus d’acuité à notre questionnement initial quant à ce qu’il convient de faire du concept : s’en débarrasser ou le conserver ?

7Une première réponse est d’ordre pragmatique. Il n’y a pas à choisir, car le choix n’existe pas. C’est une illusion de croire qu’il est possible de décider de l’usage d’un concept. Pire, prôner son rejet ne fait que conforter son existence. Le procès intenté à l’anomie par Philippe Besnard a été sans effet. Cette dernière figure toujours dans les articles des dictionnaires de sociologie et est toujours un concept utilisé par les sociologues. Mais il y a aussi une raison scientifique au maintien du concept dont Nisbet disait en 1966 qu’il était le plus fondamental des concepts élémentaires de la sociologie, celui dont la portée est aussi la plus vaste. C’est son contenu. Même si la réalité sociale s’est modifiée, même si la prégnance des modèles sociaux traditionnels est moins forte qu’elle ne l’était au XIXe siècle, la question de savoir comment vivre ensemble est toujours au cœur de l’interrogation sociologique et nous ramène irrésistiblement au concept de communauté en tant qu’il en exprime l’une des modalités possibles. La résistance de ce concept à l’obsolescence que nous avons constatée n’est donc pas le fruit du hasard.

8La cause est donc entendue. On ne peut, ni ne doit se débarrasser de ce concept. Mais ce choix oblige à s’interroger sur le statut de la conceptualisation en sociologie. Comme nous l’avons rappelé en évoquant l’anomie, le concept de communauté n’est pas un cas isolé. Il suffit de consulter un des nombreux dictionnaires de sociologie parus ces dernières années pour constater que la plupart des grands « concepts » de la sociologie présentent les mêmes caractéristiques. C’est pourquoi on ne peut qu’être étonné de voir avec quelle fraîcheur d’esprit, quel enthousiasme, quelle naïveté, de nombreux sociologues se lancent dans des exercices de dénonciation, qui, à force d’être pratiqués, prennent quasiment la forme d’un rituel. Ne convient-il pas d’admettre une fois pour toutes que notre vocabulaire dit « technique » est flou, imprécis, incertain, que ce n’est pas un accident, mais que cela tient au mode de constitution de nos concepts et à leur utilisation ?

9Si l’on a souvent souligné à la suite de Durkheim et de Bourdieu, les problèmes que pose le fait d’emprunter les termes à la langue commune, on a moins insisté sur le fait que les sociologues traitent, à la manière des philosophes, leurs concepts comme des produits durables et recyclables, qu’ils n’hésitent pas à se resservir de concepts déjà utilisés en leur donnant un nouveau sens. C’est d’ailleurs cet usage des concepts qui rend souvent difficile l’accès au savoir sociologique qu’il s’agisse d’enseignement, de communication entre sociologues, ou de vulgarisation scientifique, car on ne sait pas toujours avec certitude quel sens est donné aux concepts utilisés. Les difficultés liées à cette pratique ne peuvent être surmontées qu’en donnant un autre statut et une autre fonction à ce que nous appelons nos concepts. Il ne faut pas demander à ces termes qui sont le produit de la sédimentation d’une longue histoire, qui portent des significations multiples et parfois même contradictoires, qui reflètent notre rapport aux valeurs, d’être des outils pour analyser la réalité sociale, c’est-à-dire d’être stricto sensu des concepts scientifiques. Il faut se contenter de les traiter comme des idées directrices, au sens de Nisbet, c’est-à-dire des « projecteurs qui éclairent une partie du paysage et laissent le reste dans l’obscurité », comme des sources d’interrogation, des supports de l’imagination sociologique. Cela suppose de se rapprocher de la pratique des historiens et, dans la perspective de Max Weber, de réserver le terme de concept à un petit nombre de types idéaux qui portent soit sur des individualités historiques, soit sur des dimensions anthropologiques des comportements, et qui sont élaborés pour les besoins de l’analyse.

10À cet égard, l’usage que fait Max Weber du concept de communauté est tout à fait exemplaire. Il ne s’embarrasse pas de savoir si un groupement est ou n’est pas une communauté, il ne se pose pas la question insoluble de la définition. Se servant de l’idée directrice que constitue l’opposition communauté/société, il distingue deux formes de relations : l’une qui repose sur un sentiment subjectif d’appartenance, l’autre sur un compromis d’intérêts ou une coordination rationnelle par engagement mutuel. La famille n’est plus alors comme chez Tönnies le modèle de la communauté, mais, en accord avec l’observation, une structure sociale dans laquelle peuvent être présentes ces deux formes de relations. Ainsi que le soulignent Raymond Boudon et François Bourricaud (1982), l’objectif de Weber n’est pas d’identifier des communautés, mais d’analyser des processus de communalisation, c’est-à-dire de constitution et de maintien de ces solidarités diffuses qui sont un des éléments de notre relation à autrui. C’est donc cet exemple qu’il faut suivre, et, à condition donc d’accepter une fois pour toutes que le concept de communauté n’ait aucune valeur comme concept scientifique (Busino 1993), mais qu’il est encore aujourd’hui une des grandes idées directrices de la sociologie, la réflexion que propose cet ouvrage est non seulement légitime, mais fort stimulante.

Bibliographie

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Bibliographie

Besnard Ph., 1987, L’anomie, Paris, PUF, coll. « Sociologies ».

Busino G., 1993, « Qu’est-ce que la communauté selon les sociologues ? », Busino G. (dir.), Critiques du savoir sociologique, Paris, PUF, coll. « Sociologies », p. 125-142.

Guerin Fr., 2004, « Le concept de communauté : une illustration exemplaire de la production des concepts en sciences sociales ? », 13e conférence de l’AIMS.

Hillery J. -R. G. A., 1955, « Definitions of Community : Areas of Agreement », Rural Sociology, vol. 20, n ° 2, p. 111-123.

10.4324/9781315135052 :

Nisbet R. A., 1966, The Sociological Tradition, New York, Basics Books.

10.1007/978-3-531-94174-5 :

Tönnies F., 1887, Gemeinschaft und Gesellschaft, Leipzig, R. Reisland.

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