Lafayette ou le long périple du « Héros des deux Mondes » entre républicanisme et démocratie royale des vrais constitutionnels
p. 361-375
Texte intégral
1Madame de Staël, dans les Considérations sur la Révolution française, écrit : « M. de Lafayette, il faut le dire, doit être considéré comme un véritable républicain ; aucune des vanités de sa classe n’est jamais entrée dans sa tête1. » En 1799, après sa sortie d’Olmütz, Lafayette réunit, avec plusieurs de ses amis politiques, des matériaux pour son « Récit des principaux événements révolutionnaires » paru dans les Mémoires, correspondance et manuscrits du général Lafayette publiés par sa famille2. On découvre, parmi ces nombreux documents, un long texte intitulé : « Sur la démocratie royale de 1789 et le républicanisme des vrais constitutionnels3 ». À partir de ce qui n’est pas qu’un simple plaidoyer « pro domo », même si l’auteur s’exprime à la troisième personne, n’est-il pas possible de reconstruire une vraie cohérence en revisitant le parcours républicain de Lafayette ? Comment fait-il voyager et adapte-t-il en France l’idée de République avec ce qu’il nomme la démocratie royale et la monarchie constitutionnelle ? Défi ou impossible mission, puisqu’il se réfère à la fois aux républiques américaines nées de la victoire militaire contre la monarchie anglaise et à la monarchie constitutionnelle en France, à laquelle succède la République née en 1792 avec l’abolition de la royauté ? Lafayette, qui se présente comme naturellement républicain, se veut donc, tout au cours de son long périple, le messager de la République, ses voyages avec la République s’effectuant soit dans la lumière soit dans le secret des complots selon les lieux et selon les temps. Dans une première étape, en avril 1777, il s’embarque sur La Victoire vers l’Amérique. Parti en rebelle pour participer à la guerre d’Indépendance, il revient en héros, porteur du modèle des Républiques américaines qu’il n’abandonnera plus. Dans un deuxième temps, Lafayette tente d’importer ce modèle dans la France en Révolution. Mais, à partir de 1792 et alors que la Première République est établie, il se voit contraint à l’exil et à faire voyager la République dans la clandestinité, jusqu’au dernier voyage, celui de 1830 avec les Trois Glorieuses et sa célèbre déclaration : « La monarchie constitutionnelle est la meilleure des républiques. »
Lafayette, naturellement républicain, épouse la cause de l’indépendance américaine et se veut le messager de la république dans la France en Révolution
2Dans « Sur la démocratie royale de 1789 et le républicanisme des vrais constitutionnels », Lafayette insiste et veut donner des preuves de son engagement républicain. Il écrit :
« Le cœur de Lafayette était naturellement républicain. À dix-neuf ans il épousa avec transport la cause des républiques naissantes d’Amérique, et ce n’était pas sans avoir déjà donné plusieurs témoignages assez hardis de son dégoût pour la cour. […] il était naturel que toutes les idées républicaines s’enracinassent dans sa tête et dans son cœur […]. Les sentiments de Lafayette, que lui seul professait à la cour, étaient tellement connus comme républicains que ce nom lui était donné, et très exclusivement donné, dans toutes les occasions. »
3Ainsi, en 1782, lorsque Louis XVI lui demande l’explication du décor de son baudrier sur son uniforme américain, il « reconnut que cet emblème était un arbre de la liberté planté sur une couronne et un sceptre brisés ». De même, en 1782, alors que « le comte d’Estaing discutait au nom de la France, avec le roi d’Espagne Charles III, un plan combiné entre les puissances alliées, d’après lequel, en cas qu’on eût pris la Jamaïque, Lafayette devait y rester en chef pendant quelque temps : “Non, non, reprit vivement le vieux roi ; je ne veux pas qu’il reste là, il y ferait une république”4 ». Ce serait donc « par nature » que Lafayette affirme qu’il a toujours été républicain et qu’il aurait toujours été reconnu comme tel et c’est ainsi qu’il participe militairement à la guerre d’Indépendance.
4Sa fidèle et constante correspondance avec Washington nous livre une mine d’informations dont il faut souligner à la fois l’importance et le caractère d’intimité. En effet George Washington et le père de Lafayette sont nés tous les deux en 1732, Lafayette est orphelin à l’âge de deux ans et, dès leurs premières rencontres, des liens affectifs quasi paternels unissent les deux hommes qui sont également frères, puisque initiés tous les deux très jeunes en maçonnerie. Washington, enfin, restera pour Lafayette le modèle absolu en politique. Timothy Tackett souligne l’importance de ces écrits et correspondances, informations biographiques, liens personnels et réseaux de sociabilité. Concernant Lafayette, il écrit :
« Un parisien comme La Fayette pouvait se trouver connaître un grand nombre de futurs députés, dans la mesure où il est membre des francs-maçons, associé aux mesmériens, fait partie du mouvement abolitionniste des Amis des Noirs, soutient des groupes qui défendent la tolérance religieuse, sans parler de sa fréquentation des divers salons parisiens qui, dans les années 1780, se réclament des Lumières5. »
5On doit souligner que lors de son engagement dans la guerre d’Indépendance qui n’a pas été seulement pour lui une expédition militaire, Lafayette a tenu aussi à voyager dans les différentes contrées américaines. Il veut prendre contact avec les Indiens, mesurer la réalité de l’esclavage qui le révolte profondément. Il donne pourtant une vision idyllique de ce pays où se conjuguent, selon lui, République, Liberté, Égalité. Dans une lettre à sa femme Adrienne, il écrit le 19 juin 1777 :
« Je vais à présent vous parler du pays, mon cher cœur, et de ses habitants […]. La simplicité des manières, le désir d’obliger, l’amour de la patrie et de la liberté, une douce égalité, règnent ici parmi tout le monde. L’homme le plus riche et le plus pauvre sont de niveau6… »
6Lafayette prendra l’initiative personnelle de s’engager pour la suppression de l’esclavage. Dans une lettre au futur président américain en date du 5 février 1783, il lui suggère :
« À présent, mon cher général, que vous allez goûter quelque repos, permettez-moi de vous proposer un plan qui pourrait devenir grandement utile à la portion noire du genre humain. Unissons-nous pour acheter une petite propriété où nous puissions essayer d’affranchir les nègres et de les employer seulement comme des ouvriers de ferme. Un tel exemple, donné par vous, pourrait être généralement suivi7. »
7Et Washington de répondre prudemment, le 5 avril 1783 :
« Le plan que vous me proposez, mon cher marquis, pour encourager l’émancipation des nègres dans ce pays, et les faire sortir de leur état d’esclavage, est une frappante preuve de la bienfaisance de votre cœur. Je serai heureux de me joindre à vous dans une œuvre aussi louable ; mais j’attends, pour entrer dans les détails de l’affaire, le moment où j’aurai le plaisir de vous voir8. »
8Lafayette persiste, seul, dans son projet : il achète une plantation à Cayenne, La Belle Gabrielle, moyennant 125 000 livres et libère une soixantaine d’esclaves. La direction est confiée à Richeprey. Avec l’aide de son épouse Adrienne, Lafayette fait instruire ces esclaves par les Pères du Saint-Esprit. Si cette expérience courageuse échoue, c’est sans doute du fait de l’opposition des colons, mais aussi de la méfiance des Noirs !
9Robert Darnton confirme l’enthousiasme, en France, pour la république américaine, ses héros, sa Déclaration des droits, enthousiasme qui est largement partagé par les penseurs des Lumières :
« Ouvrez le Journal de Paris, le seul quotidien à paraître en France avant la Révolution, à n’importe quelle date entre 1780 et 1789, et vous n’éviterez pas de rencontrer quelques lignes qui parlent de l’Amérique […]. Le plus grand succès de Vaudeville de 1786 est L’Héroïne américaine, que l’on donne à l’Ambigu-Comique. Une troupe rivale, les Grands Danseurs du Roi, propose ses propres variations sur le même thème, Le Héros américain, “pantomime en trois actes avec dialogues, danses, musique et combat” tandis que, pour un public plus raffiné, la Comédie Italienne monte un Ballet de Quakers. D’Irza ou les Illinois n’est plus donné sur les boulevards, mais l’amateur d’“éloquence sauvage” peut lire des odes amérindiennes à la Nature sous la rubrique “anecdotes” du journal. […] Pour apercevoir un noble sauvage en chair et en os, on peut se promener du côté de la résidence de La Fayette, où deux Indiens sont employés comme domestiques. […] On peut aussi, moyennant quelques sous, se procurer Washington pour l’épingler sur son mur. […] Condorcet […] passe également pour être un expert en matière d’affaires américaines. […] Dans cette rêverie, intitulée De l’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe (1786) et dédiée à La Fayette, Condorcet accumule les formules abstraites comme s’il déduisait des théorèmes de géométrie. […] Il a donc fait de l’Amérique l’antithèse de tout ce qu’il réprouve en France. […] Jefferson s’inquiète des visions irréalistes de l’Amérique répandues en France. Il les attribue à l’influence d’hommes de lettres comme Raynal et Mably, qui répandent des idées fantasques sur l’état de nature en même temps qu’une désinformation potentiellement dangereuse sur la réalité du gouvernement des États et des conditions du commerce. Quand J. -N. Démeunier lui demande son aide pour la rédaction de son article sur les États-Unis pour l’Encyclopédie Méthodique, Jefferson passe de nombreuses heures à débusquer des inexactitudes9. »
10Lafayette reste persuadé que le républicanisme américain peut et doit vivre en France avec le maintien de la royauté, certes revue et corrigée. Il écrit : « Croyez-vous […] que j’ai été en Amérique pour me faire une réputation militaire ? c’est pour la liberté. Quand on l’aime, on n’est tranquille qu’après l’avoir établie dans son pays10. » Dès la veille de la Révolution, en août 1787, Lafayette est élu membre de l’Assemblée provinciale d’Auvergne. Son attitude, critiquée par le roi comme par la noblesse, l’avait rendu, pense-t-il, populaire dans la Nation. Dans une lettre à Washington, le 9 octobre 1787, il ne manque pas de critiquer fermement la royauté et ses pratiques :
« Le roi est tout-puissant en France ; il a tous les moyens de contraindre, de punir et de corrompre. […] La cour est remplie d’essaims de vils et efféminés courtisans ; les esprits sont énervés par l’influence des femmes et l’amour du plaisir, les classes inférieures sont plongées dans l’ignorance. D’un autre côté, le génie français est vif, entreprenant et enclin à mépriser ceux qui gouvernent. Les esprits commencent à s’éclairer par les ouvrages des philosophes. […] tous ces ingrédients mêlés ensemble nous amèneront peu à peu sans grande convulsion à une représentation indépendante, et par conséquent à une diminution de l’autorité royale11. »
11Il prévoit donc l’affaiblissement de la puissance royale, mais sans révolution brutale et sans ce qu’il nomme et déteste : l’anarchie.
12Il continue, dans le même temps, de se passionner pour les pays européens en quête de liberté. Ainsi, en septembre 1787, Lafayette informe Washington de la situation en Hollande ; il lui déclare vouloir porter aide aux patriotes hollandais en lutte contre le Stathouder, soutenu par Berlin et par l’Angleterre. Washington, qui connaissait la participation des maçons hollandais aux Antilles (îles Saint Eustache) sous les ordres de La Rouërie, souhaite, comme Lafayette, une alliance diplomatique des États-Unis avec la France, l’empereur, la Russie et l’Espagne contre l’Angleterre. Lafayette reçoit les patriotes hollandais chez lui :
« Depuis long-temps les Hollandais songeaient à me faire prendre part à leurs affaires, et dernièrement il fut agité parmi eux de me mettre à la tête d’un corps de vingt mille volontaires […]. Si les affaires étaient devenues sérieuses, j’aurais, sans aucun doute, été placé à la tête de toutes les forces militaires des provinces républicaines12. »
13La question de l’esclavage devient également urgente à cette période. Marcel Dorigny précise :
« Déjà la société gallo-américaine créée à Paris par Brissot et Clavière au début de 1787 proposait l’exemple des États-Unis. Au même moment (mai 1787) un groupe d’intellectuels anglais fondait à Londres la première Société des Amis des Noirs […]. La Société française des Amis des Noirs fut créée le 19 février 1788. Autour de Brissot et Clavière, vint se réunir un groupe de dix à douze personnes dont les plus illustres étaient Condorcet, La Fayette, Carra, Debourges, Bergasse, Mirabeau, Valady et probablement Lanthenas. Le règlement de la Société fut rédigé par Condorcet13… »
14L’année suivante, la Société compte 141 membres, dont William Short, secrétaire de Jefferson, représentant des États-Unis en France. Le 3 février 1788, Lafayette est également heureux d’annoncer à Washington l’édit « qui donne aux sujets non catholiques du roi un état civil […]. Vous jugerez aisément combien, dimanche dernier, j’ai eu de plaisir de présenter à une table ministérielle le premier ecclésiastique protestant qui ait pu paraître à Versailles, depuis la révocation de 168514 ».
15Élu député de la noblesse dans la sénéchaussée de Riom le 25 mars 1789, Lafayette siège aux États généraux où « un petit groupe d’individus – avec à leur tête Duport, Lafayette, les frères Lameth et le comte de Clermont-Tonnerre – avait soutenu indéfectiblement la thèse de la réunion avec le tiers15… » Lafayette s’explique :
« La vérité est que, non-seulement la généralité de l’assemblée nationale constituante, mais ceux de ses membres soupçonnés de républicanisme […] avaient cherché de la meilleure foi à combiner la conservation d’une royauté héréditaire avec les idées démocratiques et toutes républicaines qui animaient la presque totalité du côté gauche de l’assemblée, et se répandaient dans la nation16. »
16En même temps, dans une perspective toute rousseauiste, il estime qu’au sein de la politeia toute forme de gouvernement est finalement secondaire pourvu que l’on établisse une République subordonnée à une Constitution dans laquelle le pouvoir exécutif (le gouvernement au sens étroit) soit subordonné à la puissance législative, laquelle appartient au peuple souverain. Et, d’autre part, dépassant les variations terminologiques, il fait une synthèse entre République, Liberté et Démocratie. Il écrit : « Dans l’état d’inexpérience où l’on était, où l’on est encore sur les gouvernements représentatifs […] on devait essayer la meilleure organisation possible17… » En effet, au nom de la légitimité, Lafayette n’imagine pas que la royauté puisse, à cette époque, être détruite, puisque l’hérédité de la couronne a été votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale, moins sa voix et celle de Bailly, tous les deux retenus à Paris. Il lui faut en revanche agir contre ce qu’il nomme la faction orléaniste. Le 8 octobre 1789, il dira au duc d’Orléans : « J’ai contribué plus que personne à renverser les marches du trône ; la nation a placé le roi sur la dernière ; je l’y défendrai contre vous, et avant que vous y preniez sa place il faudra me passer sur le corps, ce qui n’est pas aisé18. »
17Dans ces conditions, il souligne aussitôt la nécessité d’une Déclaration des droits et d’une Constitution assurant, toujours sur le modèle des républiques américaines, la séparation des pouvoirs et la priorité du législatif sur l’exécutif. Dès le 11 juillet 1789, Lafayette présente à l’Assemblée la Première Déclaration européenne des droits de l’homme et du citoyen : « Il reprend la déclaration américaine de 1776, déclaration interdite en France, mais dont il garde sur lui la précieuse traduction faite par le duc La Rochefoucauld, ami de Franklin19. » Lafayette avait soumis sa déclaration à Morris, qui le met en garde : « Je lui ai dit ce que j’en pense et lui ai proposé plusieurs amendements tendant à adoucir le langage un peu vif de la liberté. Ce n’est pas avec des mots sonores que se font les révolutions20. » Il faut insister sur la dimension européenne de cette déclaration. Certes l’idée d’Europe n’est pas neuve, le projet a déjà été développé en particulier par Kant, l’abbé Grégoire… Mais, pour Lafayette, l’idée d’Europe est peut-être à rapprocher, d’une part, de son voyage dans le vaste espace américain et, d’autre part, des liens qu’il a pu tisser lors la guerre d’Indépendance avec de nombreux officiers ou soldats venus d’autres pays d’Europe. En effet, alors qu’il était en garnison à Metz, lors d’un dîner offert le 17 août 1775 par de Broglie en l’honneur du duc de Gloucester, maçon comme lui, il avait décidé de s’engager aux côtés des Insurgents, dans ce qu’il appellera la croisade européenne21. Il avait pris contact avec des maçons européens, en particulier des Polonais comme le comte Casimir Pulaski, le prince Tadeusz Kosciuszko et le prince Adam Czatoryski, des Hollandais (les loges hollandaises comptaient de nombreux émigrés fixés aux Pays-Bas lors des guerres de Religion), des Prussiens sous les ordres du général bavarois Johann von Kalb, des Danois qui fournirent des armes aux Insurgents. La déclaration présentée par Lafayette le 11 juillet affirme :
« La nature a fait les hommes libres et égaux ; les distinctions nécessaires à l’ordre social ne sont fondées que sur l’utilité générale. Tout homme naît avec des droits inaliénables et imprescriptibles ; tels sont la liberté de ses opinions, le soin de son honneur et de sa vie, le droit de propriété, la disposition entière de sa personne, de son industrie, de toutes ses facultés, la communication de ses pensées par tous les moyens possibles, la recherche du bien-être et la résistance à l’oppression22. »
18Lafayette s’expliquera dans « Sur le droit d’insurrection » :
« On a défiguré le discours où Lafayette opposa dans cette occasion, au devoir de l’insurrection contre le despotisme, le devoir d’une obéissance religieuse à un gouvernement libre […]. La maxime isolée, que l’insurrection est le plus saint des devoirs, a été depuis plus de vingt-cinq ans attribuée à Lafayette, non seulement par ses ennemis qui la répandirent d’abord, mais ensuite par une partie du public. On n’a pas réfléchi combien un axiome aussi vague était en contradiction avec la conduite positive de l’homme qui avait souvent défendu au péril de sa vie, et qui tous les jours alors, à la tête de la garde nationale, défendait la vie, la propriété et la tranquillité des citoyens. Qu’on lui eût reproché d’avoir épousé la cause des insurgés d’Amérique lorsqu’elle paraissait désespérée, d’avoir combattu pour cette insurrection des colonies […] ; qu’un autre parti l’eût accusé de s’être insurgé en 92, contre l’oppression que les jacobins exerçaient envers l’Assemblée législative et le roi constitutionnel […]. Plût à Dieu que ce devoir sacré de résistance à l’oppression eût été généralement exercé contre la violation des autorités constitutionnelles en 1792, contre la tyrannie sanglante du régime de la terreur et contre l’ambition arbitraire du régime impérial23 ! »
19Après la prise de la Bastille, Lafayette, commandant de la garde nationale, veut tout en assurant la sécurité éviter l’anarchie jacobine. Il se justifie :
« Plusieurs députés de ses amis doivent se rappeler de lui avoir souvent entendu dire : – D’après les inclinations républicaines que vous me connaissez, je ne suis pas suspect pour la royauté ; mais puisque nous l’avons établie, il ne faut ni l’avilir, ni trop affaiblir le pouvoir exécutif sans lequel la constitution ne marchera pas24. »
20Lafayette s’oppose donc au veto absolu, mais il est favorable au veto suspensif et vote ce qu’il appelle lui-même l’exorbitante liste civile. Il fait en même temps observer que, en dépit des conseils de Jefferson, alors ambassadeur en France, il s’est toujours refusé à la création d’une Chambre des pairs ou d’un sénat nommé par le roi et avoue détester la constitution anglaise. Quant au roi, parce qu’il détient le pouvoir exécutif dans la constitution qui forme un tout, il sera le garant de la liberté assimilée à la République, mais il prévient :
« S’il faut choisir, disait-il à Louis XVI, entre la liberté et la royauté, entre le peuple et le roi, vous savez bien que je serai contre vous ; mais tant que vous serez fidèle à vos devoirs civiques, je soutiendrai sincèrement la royauté constitutionnelle25. »
21Pour Georges Lefebvre, l’année 1790, avec la fête de la Fédération et le serment « À la Nation À la loi et au Roi », est « L’année de La Fayette26 ». Pourtant, dès septembre, l’affaire de Nancy flétrit son image et Marat, dans L’Ami du peuple, ne ménage pas le Sieur Motier. Lors des obsèques de Loustalot, rédacteur des Révolutions de Paris, Camille Desmoulins déclare : « Il est mort, le nom de La Fayette sur les lèvres […] Oui, c’est toi, La Fayette, qui l’as tué27. » Le 7 mars 1791, Lafayette se confie à Washington :
« Quelque espoir que j’eusse conçu de parvenir promptement au terme de nos troubles révolutionnaires, je continue à être toujours ballotté dans un océan de factions et de commotions de toute espèce […]. S’il est douteux que je puisse échapper personnellement à tant d’ennemis, le succès de notre grande et bonne révolution est au moins, grâces au ciel, assuré en France et bientôt elle se propagera dans le reste du monde, si nous parvenons à affermir l’ordre public dans ce pays28. »
22Le 18 avril, la tentative de fuite du roi pour Saint-Cloud provoque une émeute et les soupçons pèsent sur Lafayette qui organise le retour du roi à Paris avec la garde nationale. Aussitôt Bouillé l’accuse de vouloir établir la République. Le 1er juillet, le Cercle social et le journal Le Républicain demandent la déchéance du roi. Les Cordeliers rédigent une pétition d’esprit républicain et le 17, c’est le massacre du Champ de Mars. Alphonse Aulard pense que ce n’est pas Lafayette mais Bailly qui « porte la responsabilité terrible devant l’histoire d’avoir fait proclamer la loi martiale contre les pétition29 ». Le jour même, Lafayette, Duport, Barnave et les frères Lameth quittent les Jacobins, au nom du légalisme, pour fonder le club des Feuillants, c’est une véritable rupture avec Condorcet. Lafayette, se référant toujours aux États-Unis, s’explique :
« L’assemblée constituante a fait des fautes ; elle manqua d’expérience et refusa de profiter de celle des États-Unis […]. L’assemblée fut encore imprudente en donnant le prétexte d’un schisme au moment où elle venait de consacrer les biens du clergé au service public. […] La constitution fut imparfaite ; mais elle avait des moyens de révision et la confiance publique30. »
23Le samedi 8 octobre, Lafayette remet ses pouvoirs à la ville de Paris. En 1799, il écrira :
« Que l’on examine les opinions de Lafayette à la tribune, on verra qu’elles tendent continuellement à donner de l’énergie au pouvoir exécutif, à lui assurer les moyens d’agir et que, depuis le 6 octobre 1789 jusqu’au 21 juin 1791, […] ses amis et lui ont toujours été regardés comme les soutiens du pouvoir exécutif contre l’anarchie jacobine31. »
24Lafayette a terminé son mandat et écrit depuis Chavaniac :
« Me voici arrivé dans cette retraite […]. Je mets autant de plaisir et peut-être d’amour propre au repos absolu que j’en ai mis depuis quinze ans à l’action qui, toujours dirigée vers le même but et couronnée par le succès, ne me laisse que celui de laboureur32. »
25Cette retraite est de courte durée. Avec les menaces aux frontières et sur ordre de Narbonne, ministre de la Guerre, Lafayette doit rejoindre à Metz Rochambeau et Luckner. Tous pensent que la guerre peut sauver le roi. Mais les critiques se multiplient et Marat écrit à Pétion le 11 avril 1792 : « Le sieur Motier est accouru à Paris pour travailler l’armée et faire manquer la fête civique pour les tristes restes de Châteauvieux33. » Robespierre demande que l’on retire à l’hôtel de ville les bustes de Bailly et de Lafayette. En revanche, celui-ci reste populaire dans son armée où il se targue d’avoir rétabli ordre et discipline. Survient la journée du 20 juin. À l’Assemblée, Lafayette est bien accueilli mais, le soir même, il est qualifié aux Jacobins d’ennemi de la patrie par Robespierre et de criminel par Couthon. Le 11 juillet la patrie est proclamée en danger, la Commune insurrectionnelle se met en place et, le 10 août, la royauté est renversée. Lafayette essaie en vain de résister mais il ne contrôle plus ses troupes qui, le 15 août, veulent ajouter au serment de la Fédération celui de Fidélité à la Liberté et à l’Assemblée. Le 17 août, il est déclaré hors la loi et donc démis de ses fonctions. Il n’a alors guère d’autre solution que la fuite.
Lafayette transporte la république dans l’errance et le secret de la clandestinité
26Le 19 août 1792, Lafayette s’engage dans un voyage forcé avec Alexandre Lameth, Latour-Maubourg, Bureaux de Pusy et Alex et Louis Romeuf. Muni de son passeport de citoyen américain, il espère regagner l’Amérique en passant par l’Angleterre. Il est arrêté avec ses compagnons par un avant-poste autrichien et remis au gouvernement des Pays-Bas autrichiens. C’est ensuite l’errance : La Haye, Anvers, Trèves, Coblence, jusqu’à Olmütz. Lafayette refuse toujours de se considérer comme un prisonnier de guerre, puisqu’il a déposé les armes, ou comme un émigré, préférant se voir comme un prisonnier d’État. Jean-René Suratteau se penche sur la « trahison » de Lafayette. Après avoir rendu compte de l’ouvrage russe de Piotr Tcherkassov, consacré à cette trahison dont le motif a été inlassablement repris par ses contemporains comme par les historiens, Jean-René Suratteau écrit :
« Maintenant, il convient de réfléchir à ce que signifie, à ce que signifiait en août 1792, les mots trahison, traître. Traître à qui ? Traître à quoi ? […] Pour Broglie, l’un des premiers et plus chauds partisans d’une réforme complète de l’État en 1789, comme pour La Fayette, la trahison n’avait pas le sens que les révolutionnaires de 1792 lui donnaient, mais, pratiquement, un sens contraire. De ce dilemme, il n’était pas possible de sortir alors. La Fayette, considéré comme un traître par les révolutionnaires de 1792, ne sera lavé de cette macule, comme l’écrivent et Michelet et Jaurès, d’une part, que par ses épreuves, mais aussi par l’évolution de la conjoncture, comme par son évolution personnelle de 1800 à 1815, de 1815 à 1830, et après 1830. De traître, il (re)deviendra “héros”34. »
27La correspondance de Lafayette pendant sa détention ne manque pas de montrer l’indéfectible dévouement des Américains pour lui-même et sa famille. Gouverneur Morris, ministre des États-Unis à Paris, accepte au nom des Américains de se porter garant des dettes de Mme de Lafayette, qui sera incarcérée à la maison d’arrêt de Brioude, en janvier 1793, puis transférée à la Petite Force et ensuite au collège du Plessis. C’est là encore qu’elle reçoit la visite de Monroe, remplaçant de Morris comme ambassadeur des États-Unis en France, qui finit par obtenir de Legendre son élargissement le 2 pluviôse an ii, 22 janvier 1794. Cette même année 1794, Bollman partit pour Vienne avec un jeune Américain M. Huger, fils du maçon Huger, chez qui le général avait débarqué en Amérique en 1777. Les trois hommes tentent de faire évader Lafayette, mais ils sont rattrapés et emprisonnés. En octobre 1795, Mme de Lafayette écrit à Mme de Tessé : « Mon premier souci fut d’envoyer mon fils aux États-Unis auprès du général Washington35. » M. Parish, consul d’Amérique, lui ayant donné un passe-port au nom de Mme Motier, Américaine, elle put pénétrer en Autriche et partager la captivité de son mari (octobre 1795).
28Finalement, après que le danger royaliste ait été écarté en France aux élections de l’an v, Lafayette est libéré après le 18 fructidor, le sixième jour complémentaire de l’an vi (15 septembre 1798), sur l’ordre de Bonaparte qui le fera également rayer de la liste des émigrés en mars 1800. Washington lui écrit depuis Mount Vernon, dans un courrier du 25 décembre 1798 :
« Il est bien superflu de vous témoigner la satisfaction que j’ai ressentie en apprenant non seulement votre délivrance, mais de meilleures nouvelles de votre santé […]. J’entre dans ces détails pour effacer de votre esprit, si jamais un doute avait pu s’y élever, la pensée que mon amitié pour vous ait éprouvé aucune diminution. Personne ne vous recevra plus à bras ouverts, et avec une plus ardente affection que moi36… »
29Évoquant sa propre politique, Lafayette s’accorde à la fin de la décennie révolutionnaire une sorte de quitus et réaffirme son républicanisme :
« Toute la conduite de Lafayette dans la révolution n’est, selon eux, qu’une continuité de torts semblables ; mais je ne cherche pas à le représenter ici comme royaliste dans leur acception de ce mot, tandis qu’il était républicain d’inclination, et qu’aux yeux des vrais royalistes les principes de la monarchie constitutionnelle étaient destructeurs de toute la royauté ; je n’examine pas davantage, je le répète, jusqu’à quel point la politique des constitutionnels fut judicieuse […] ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils pensaient que la monarchie créée par eux étant la seule compatible avec leur système de liberté et d’égalité, ils voulaient que cette magistrature fut bornée là ou qu’il n’y en eut point. J’aime mieux ennuyer mes lecteurs par des détails longs et fastidieux que de laisser le plus léger doute sur la sincérité des constitutionnels dans leurs efforts depuis le commencement de la révolution jusqu’au 21 juin 1791 pour l’établissement, pour le maintien de la royauté telle qu’ils l’avaient conçue, et sur la franchise de leur conduite publique ou particulière avec le roi et sa famille37. »
30Pendant le Consulat et l’Empire, Lafayette, toujours considéré comme un traître, au mieux comme un émigré, s’éloigne de la vie politique. Le 1er février 1800, aux Invalides, à l’occasion de l’éloge funèbre fait à Washington, Bonaparte interdit que l’on prononce le nom de Lafayette38. Les Américains, eux, l’incitent à revenir parmi eux, mais il ne veut pas quitter la France, son fils combattant dans les armées de Napoléon. En 1806, Lafayette renoue avec la maçonnerie et devient Vénérable de la loge Les Amis de la Vérité à l’Orient de Rosoy-en-Brie. Son cousin Louis-Philippe de Ségur lui offre de la part de Joseph Bonaparte, maçon éminent, un rang élevé dans la Légion d’honneur. Il la refuse, « estimant que cette dignité, n’étant pas l’accompagnement d’un emploi, ne serait plus, disait-il, “que la chevalerie d’un ordre de choses contraire à mes principes”39 ». Le 4 juillet 1812, il ne manque pas d’adresser un message à Jefferson pour « l’anniversaire de ce grand jour […]. Cependant, quelles qu’aient été la violation, la corruption, et en dernier lieu la proscription avouée des idées libérales, je suis convaincu qu’elles se sont conservées plus qu’on ne le croit généralement et qu’elles ranimeront encore l’ancien comme le nouveau monde40 ».
31Lafayette qui, certes, ne manque pas de critiquer l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire, accepte face à l’insistance de Benjamin Constant et après un entretien avec Joseph Bonaparte de se présenter aux élections. Il est élu député de Seine-et-Marne41. Avec la Restauration, il considère que Louis XVIII et Charles X, qui daignent seulement octroyer une charte, ne respectent pas la Déclaration des droits. Il reprend donc sa conquête pour la République. Le 23 octobre 1818, il est élu député de la Sarthe. Il renoue avec ses combats pour la liberté de la presse, la formation d’une garde nationale, l’instruction publique, et lutte contre les royalistes. Le 6 décembre 1819, il dénonce avec Benjamin Constant l’annulation de l’élection pour régicide de l’abbé Grégoire élu dans l’Isère. On voit alors apparaître le nom de Lafayette à gauche du parti des Indépendants. Ce parti rassemble des républicains mais aussi d’anciens bonapartistes et des libéraux. Lafayette écrit à Monroe le 20 juillet 1820 : « La révolution et la contre-révolution sont en présence […] nos débats ont servi à avancer l’esprit public, de façon que si le gouvernement et les chambres sont plus éloignés du but, la nation, je l’espère, en est plus rapprochée qu’il y a huit mois42. » Il est aussitôt attaqué dans le journal royaliste L’Ami de la Royauté. Mais, dès 1815, les opposants s’étaient aussi regroupés dans plusieurs sociétés secrètes, au sein desquelles on trouve Lafayette. Dans « Sociétés secrètes43 », texte écrit en 1821-1822, il déclare : « Républicain d’inclination et d’éducation, j’ai prouvé que, pourvu qu’une constitution consacrât les bases de la liberté définies dans ma déclaration des droits du 11 juillet 89, et lorsqu’elle exprimait la volonté générale réellement représentée, je savais, non-seulement m’y soumettre, mais m’y sacrifier44. » Lafayette appartint à L’Union, société secrète libérale fondée par l’avocat grenoblois Joseph Rey et active de 1816 à 1820. Celle-ci compte un grand nombre d’étudiants en droit et en médecine, ainsi que des avocats. Mais Pierre-Arnaud Lambert, qui l’a étudiée, note que :
« De hautes personnalités sont également membres de l’Union : Lafayette, le “héros des deux mondes”, personnage inattaquable, Voyer d’Argenson, Dupont de l’Eure, Corcelle père, […] le général Tarayre et de nombreuses autres personnalités tant civiles que militaires. Le critère essentiel qui autorise l’admission à L’Union est l’opinion républicaine et certaines personnalités furent laissées en dehors de l’association en raison des doutes qui planaient sur leurs opinions politiques. Ce fut le cas de Laffitte, du général Foy, de Manuel, de Benjamin Constant ou de Casimir Périer45… »
32Assurément on n’y cherche pas l’insurrection armée : « Le moyen principal, écrivait J. Rey, devait être la propagation générale des Lumières et des justes principes du droit social, afin d’en répandre au moins l’esprit en tous lieux46. » En 1817, L’Union s’allie pourtant à la loge maçonnique Les Amis de la Vérité. Or, cette loge, écrit le préfet de police Delavau dont les propos sont rapportés par P.-A. Lambert, « est considérée par les Francs-Maçons eux-mêmes comme une assemblée de républicains, c’est-à-dire comme un club révolutionnaire ». La loge réunit de nombreux jeunes dont certains sont ou seront membres de la Charbonnerie – ainsi Bazard qui n’avait que 29 ans en 182047. Le Grand-Orient est fort inquiet du rituel sauvage pratiqué, car on demande, au cours de l’initiation, de prêter le serment de mourir pour la patrie. C’est donc sans surprise qu’on lit, sous la plume du préfet de police Delavau, que la loge des Amis de La Vérité est généralement composée de révolutionnaires fougueux48. Pierre Chevalier, historien de la franc-maçonnerie, fait néanmoins observer que tous les maçons sont loin d’être des conspirateurs. Il cite, par exemple, Les Chevaliers de la Foi, qui sont des Ultras royalistes. Pour Joseph Rey, L’Union n’est pas favorable à l’insurrection armée. Le secret se justifie par la force des liens entre ses membres, mais il s’agit de 1816 à 1820 de mener un combat légal pour propager les principes républicains du droit social, de la presse, du droit à l’instruction. Joseph Rey avec Victor de Broglie et M. de Staël fonde La Société des Amis de la Liberté de la presse, à laquelle appartiennent Lafayette, Voyer d’Argenson et le général Tarayre. Lafayette écrit le 20 juillet 1820 à Monroe, maçon comme lui depuis 1775 et président des États-Unis depuis 1819 : « Les idées de liberté fermentent partout, et la France participe grandement à ce mouvement des esprits […]. Elle soutiendra, j’en suis sûr, les droits d’une liberté pure49. » L’Union, les Amis de la Vérité, les Chevaliers de la Liberté (société secrète implantée dans les pays de Loire) et la Charbonnerie fusionnent à partir de 1821. Joseph Rey affirme lui-même que « la Charbonnerie à Lyon fut surtout propagée par les soins de la société secrète de l’Union, dont les principaux membres résidant à Paris, Lafayette, Cousin et Corcelle père50… »
33Lafayette entre en contact avec Buonarroti, un des chefs de la Conspiration des Égaux qui a été reçu, en 1806, à la loge Les Amis Sincères à Genève. Les successeurs des Bons Cousins Charbonniers regroupaient de nombreux maçons français. P.-A. Lambert estime que « très vite, le groupe des fondateurs pensa que la société devait disposer d’appuis importants et qu’il fallait donc que quelques notabilités en fissent partie. Les députés Lafayette père et fils, Dupont de l’Eure, Voyer d’Argenson, Manuel, Beauséjour, Corcelle père et Kœchlin, de Schoenen, conseiller à Paris, et les avocats Mauguin, Barthe, Mérilhou […]. De la chambre d’étudiant de Buchez, le “quartier général” de la Charbonnerie passa chez l’avocat Rouen aîné et la direction de la société, jusqu’alors exercée par Bazard, fut confiée à Lafayette51 ». En décembre 1821 un complot est organisé avec tout un programme dont l’armement des gardes nationales et la formation d’une assemblée constituante, Lafayette étant le rédacteur des principales réformes. Un gouvernement provisoire sera dirigé par Lafayette, Voyer d’Argenson et Jacques Koechlin, il sera proclamé à Belfort et installé à Colmar. Lafayette propose d’envisager pour la France une république fédéraliste, à l’image du gouvernement des États-Unis. C’est donc toujours le modèle américain qui perdure. Le soulèvement est prévu dans la nuit du 29 au 30 décembre 1821. Le complot, dénoncé au gouvernement, échoue. Lafayette, prévenu en chemin par le fils de Bazard, se réfugie en Haute-Saône chez Martin de Gray, député libéral52. La Charbonnerie continue de multiplier les actions en province : Belfort, Nantes, Thouars, Saumur, La Rochelle, Strasbourg, Colmar, de janvier à juillet 1822. À défaut d’une préparation suffisante, d’un appui populaire et de celui de forces armées, les échecs se succèdent et entraînent bientôt une division entre une aile républicaine, autour de Lafayette et Voyer, et une aile plus modérée, attirée par l’orléanisme de Manuel ou Mérilhou. En réalité, à partir de février 1823 au congrès de Lyon, la Charbonnerie abandonne progressivement l’idée d’un mouvement d’envergure en France et Lambert qualifie d’« insignifiant » son rôle de 1823 à 183053.
Du pèlerinage mémoriel vers les Républiques américaines aux Trois Glorieuses et à la monarchie de Juillet (1824-1830)
34Battu aux élections de 1824 dans l’arrondissement de Meaux, Lafayette se replie à La Grange. Compromis dans l’affaire des Quatre Sergents de La Rochelle, il réussit, grâce au silence des conjurés, à ne pas être inquiété. On peut penser que, dans ces conditions, l’invitation faite par Monroe et le troisième voyage aux États-Unis, en compagnie de son fils Georges, dit Georges-Washington, lui permettent d’effectuer une prudente retraite de la scène politique française. Par ailleurs, quel voyage républicain triomphal pour Lafayette ! Quel contraste entre le regard porté sur lui en France et les festivités grandioses offertes par les Américains au héros de l’Indépendance, accompagné de son fils. Alors que 37 loges portent son nom, il se rend au tombeau de Washington :
« Arrivé au tombeau, M. Custis [petit-fils de Mme Washington] a présenté un anneau au général Lafayette en lui adressant ces paroles […] un des enfants de Mount-Vernon vous offre l’anneau qui renferme les cheveux de celui que vous avez aimé. L’anneau a toujours été l’emblème de l’union des cœurs : que celui-ci unisse les affections de tous les Américains à votre postérité54 ! »
35De Norfolk, il note le 25 octobre 1824 : « Je ne cesse de dire aux villes qui veulent avoir ma figure qu’il n’y a jamais eu de moi qu’un portrait ressemblant, celui auquel Ary Scheffer a consacré son amitié et son admirable talent55. » Lafayette effectue un long séjour à Washington devenu la capitale et dont l’un des architectes est le Français Pierre L’Enfant. En janvier 1825, M. Smith remet au général Lafayette, au nom des deux commissions du Sénat et de la Chambre des représentants, la Donation du Congrès, qui consiste en une importante somme d’argent, 200 000 dollars, et 24 000 acres de terre. M. Smith s’adresse à Lafayette au nom des deux assemblées qui, « considérant les grands sacrifices que votre dévouement à la cause de la liberté américaine vous a coûté, ont cru devoir vous rembourser une partie des dépenses que vous avez faites56 ».
36De retour en France, Lafayette est, le 23 juin 1827, élu député dans l’arrondissement de Meaux. La chambre est dissoute le 17 novembre et il est réélu à Meaux. Il reprend son combat pour l’instruction, « première dette du gouvernement envers la population », et contre le monopole de l’université. En janvier 1830 il se réjouit de la naissance d’une République fédérative en Suisse. Le 11 février 1830, il assiste avec Benjamin Constant à l’anniversaire de son vieil ami Casimir Pulaski avec lequel il fait des vœux pour l’indépendance de la Pologne. Après la publication des ordonnances, les barricades se dressent le 27 juillet. Le 28, les gardes nationaux rejoignent le peuple et Charles X retire les ordonnances. Les Insurgés, brandissant les drapeaux tricolores, en appellent à Lafayette qui prétend avoir suscité l’insurrection et se propose pour diriger un gouvernement provisoire. Le 29 juillet, il est à nouveau commandant de la garde nationale et s’installe à l’hôtel de ville. Dans ses Mémoires, Guizot rapporte que Charles de Rémusat dit à Lafayette : « Général, […] si l’on fait une monarchie, le duc d’Orléans sera roi ; si l’on fait une république, vous serez président. Prenez-vous sur vous la responsabilité de la république57 ? » Le 31 juillet 1830, Lafayette, brandissant le drapeau tricolore, reçoit à l’Hôtel de Ville le duc d’Orléans et il le présente à la foule en disant : « Voilà le prince qu’il nous faut, ce sera la meilleure des républiques. » Le Programme de l’Hôtel de Ville se veut rassurant pour les républicains. L’article 1er affirme : « La souveraineté nationale est reconnue en tête de la constitution comme le dogme fondamental du gouvernement. » Bégaiement de l’histoire ou fidélité à ses engagements ? Dans ses Mémoires, Lafayette rend compte d’un entretien avec le duc d’Orléans le 31 juillet 1830 :
« Vous savez, lui dit Lafayette, que je suis républicain, et que je regarde la constitution des États-Unis comme la plus parfaite qui ait existé. – Je pense comme vous, répondit le duc d’Orléans ; il est impossible d’avoir passé deux ans en Amérique, et de n’être pas de cet avis ; mais croyez-vous, dans la situation de la France, et d’après l’opinion générale, qu’il nous convienne de l’adopter ? – Non, lui répondit Lafayette ; ce qu’il faut aujourd’hui au peuple français, c’est un trône populaire entouré d’institutions républicaines, tout à fait républicaines. – C’est bien ainsi que je l’entends, reprit le prince58. »
37Le 16 août Lafayette est nommé commandant de la garde nationale. Aussitôt, il reprend ses combats, réclame l’abolition de la peine de mort, de la traite des Noirs, de la caution pour la presse périodique. Le 24 décembre la Chambre propose de confier le commandement de la garde nationale au ministre de l’intérieur. Lafayette démissionne le 26 décembre, en dépit des pressions du roi et de ses amis. Il entend bien en revanche rester à la Chambre des députés pour rapidement rejoindre l’opposition. Le 5 juin 1831, Lafayette est élu dans l’arrondissement de Meaux et dans celui de Strasbourg ; il choisit Meaux. Conformément à la Déclaration européenne des droits de l’homme, il intervient à plusieurs reprises pour soutenir les Polonais, en particulier avec ses amis Pulaski et Kosciuszko. Le 19 novembre, jour anniversaire du soulèvement, c’est revêtu de l’uniforme de garde national polonais qu’il termine son discours par : « Gloire à la Pologne. Vive la Pologne ! » Il met en place en France un comité de soutien aux Polonais. Plusieurs loges maçonniques accueillent des réfugiés, Les Enfants polonais d’Hiram au Puy, Les Amis de la Science à Châteauroux, Trinité indivisible à Paris. Il soutient également le soulèvement en Belgique. Mais, l’année suivante, lors des funérailles du général Lamarque mort le 1er juin 1832, on crie : « Vive la République ! À bas Louis-Philippe ». Alors, dans une lettre à un ami, Lafayette écrit : « Nous sommes en état de siège, de contre-révolution et d’apologies terroristes pour les mesures arbitraires59. » Le 20 juin, il démissionne de ses postes de maire de Courpalay et de membre du Conseil départemental. Au début de janvier 1834, il déclare :
« Messieurs, le vrai républicanisme est la souveraineté du peuple ; ce sont les droits naturels et imprescriptibles qu’une nation entière n’aurait pas le droit de violer […] Non, Messieurs, il ne convenait pas à un homme, qui s’est déclaré, même à cette époque, disciple de l’école américaine, à l’ami, à l’associé […] des Washington, des Franklin, des Jefferson, de dire que la combinaison que nous faisions, qu’alors nous avons cru être dans l’intérêt et dans le vœu de la nation, fût la meilleure des républiques60. »
38Sa dernière intervention publique sera pour les réfugiés polonais et sa dernière lettre, le 1er mai 1834, s’adresse à M. Murray, président de la Société d’émancipation des Noirs à Glasgow, pour le féliciter des mesures prises en vue de l’émancipation graduelle de 800 000 Noirs à partir du 1er août 183461. Lafayette meurt le 20 mai 1834, en son domicile, rue d’Anjou Saint-Honoré, no 6. Ses obsèques ne doivent pas provoquer de troubles ! « Louis-Philippe et ses ministres, en effet, qui le redoutaient encore tant qu’il ne serait pas sous terre à jamais, se souvenaient trop de l’enterrement du général Lamarque. Aussi s’arrangèrent-ils de façon à l’accaparer pour s’en servir dans leur monde officiel, afin que les masses populaires en soient le plus possible séparées62. » Le ministre des États-Unis, le général Ostrowski, Laffitte, des émigrés polonais, les gardes nationaux et une grande foule suivirent celui que Armand Carrel appelait « un véritable ami de la liberté ». Il repose aux côtés de son épouse au cimetière de Picpus, près de l’ancien couvent. La tombe est recouverte de terre américaine et les deux drapeaux français et américain flottent côte à côte. Aux États-Unis, ce fut un deuil national : le Congrès informa Georges-Washington de Lafayette, son fils, que les membres des deux chambres porteraient le deuil pendant trente jours.
39L’engagement républicain de Lafayette, par lui maintes fois proclamé, l’accompagne dans les heurs et malheurs de son long périple depuis son expédition militaire en Amérique en 1777 jusqu’à sa mort en 1834. Ses voyages avec la République, à travers leurs modalités plurielles, leurs objectifs divers et plus ou moins chaotiques, démontrent une vraie continuité. Bertrand Barère la souligne dans ses Mémoires : « M. de Lafayette s’est toujours présenté la tête haute et le front découvert pour combattre en faveur de la liberté de penser, de parler et d’écrire63. » Concilier républicanisme, démocratie royale, monarchie constitutionnelle était sans doute une aventure téméraire, voire utopique. Les voyages de Lafayette, à partir de l’épiphanie du modèle américain, se trouvent alors condamnés à se réaliser dans une improbable dialectique avec le réel, aux détours d’engagements multiples qui s’obscurcissent au sein de la résistance des contraires, comme de la prégnance des faits. Ce mythe du républicanisme demeurera pourtant toujours son propre référentiel, pour finalement se confondre avec sa propre odyssée.
Notes de bas de page
1 Madame de Staël, Considérations sur la Révolution française. Ouvrage posthume publié par le duc de Broglie et le baron de Staël, 2 vol. , Paris, G. Charpentier, 1881,t. I, p. 142 (Paris, Tallandier, 1983, p. 181).
2 Gilbert Du Motier De Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits du général La Fayette publiés par sa famille, Bruxelles, Société belge de librairie, etc., Hauman et Cie,t. I, 1837,t. II, 1839. Georges-Washington de Lafayette, le fils du général, a publié les écrits de son père sans aucun commentaire. La correspondance avec Washington et avec les Américains est écrite en anglais, langue parlée et écrite par Lafayette comme par son fils. De nombreux documents ont disparu ou ont été perdus pendant la Terreur et entre 1940 et 1944, ou ne sont toujours pas communiqués par la famille. On adopte la graphie de Lafayette en un seul mot, comme dans de nombreux documents écrits et signés de sa main, en particulier dans la très riche bibliothèque du Lafayette College (Easton PA).
3 Lafayette, « Sur la démocratie royale de 1789 et le républicanisme des vrais constitutionnels », in Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. I, p. 403-411.
4 Lafayette, « Sur la démocratie royale de 1789 », op. cit.,t. I, p. 405.
5 Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, traduit de l’anglais par Alain Spiess, Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’Humanité », 1997, p. 56.
6 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. I, p. 40-41.
7 Ibid., t. 1, p. 181.
8 Ibid., p. 186.
9 Robert Darnton, Pour les Lumières. Défense, illustration, méthode, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2002, p. 31, 33, 35 et 45.
10 Lafayette, « Sur la démocratie royale de 1789 », op. cit., p. 406.
11 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. I, p. 229.
12 Ibid., p. 230.
13 Marcel Dorigny, « Amis des Noirs (Société des) », in Albert Soboul (dir.), Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989, p. 22.
14 Lafayette, Mémoires correspondance et manuscrits, op. cit.,t. I, p. 234.
15 Tackett, op. cit., p. 150.
16 Lafayette, « Sur la démocratie royale de 1789 », op. cit.,t. I, p. 404.
17 Ibid., p. 407.
18 Ibid., p. 406.
19 Jacques De Launay, La Croisade européenne pour l’indépendance des États-Unis 1775-1783, Paris, Albin Michel, 1988, p. 181.
20 Gouverneur Morris, Mémorial, traduit par Augustin Grandet, d’après Jared Sparks, Paris, Renouard, 1841,t. I., p. 231.
21 Andre Kesteloot, Why did La Fayette come to America ?, Heredon, Bibliothèque du Congrès, Washington DC, 1997,t. IV, p. 131-138.
22 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. I, p. 250-251.
23 Ibid.,t. I, p. 300-301.
24 Lafayette, « Sur la démocratie royale de 1789 », op. cit., p. 408.
25 Ibid., p. 410.
26 Georges Lefebvre, La Révolution française, Paris, PUF, 1930, p. 154.
27 Étienne Charavay, Le Général Lafayette, 1754-1834, Paris, Au siège de la société de l’histoire de la Révolution française, 1898, p. 246.
28 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. I, p. 394.
29 Alphonse Aulard, « Bailly et l’affaire du Champ de Mars », in La Révolution française, 1887,t. XIII., p. 289-296, ici p. 293.
30 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. I, p. 376-377.
31 Ibid., p. 407.
32 Ibid., p. 400-401.
33 « Lettre de Marat à Pétion sur La Fayette, Minute autographe », in Charavay, op. cit., p. 574.
34 Jean-René Suratteau, « Sur la “trahison” de La Fayette d’après une biographie récente », Annales historiques de la Révolution française, no 301, 1995, p. 406-407.
35 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. II, p. 123-124.
36 Ibid., p. 142-143.
37 Lafayette, « Sur la démocratie royale de 1789 », op. cit.,t. I, p. 411.
38 M. Clément, « La Fayette 1757-1834 », in Association maçonnique des Hauts Grades. Recueil pour le 250e anniversaire, Marseille, 2007, p. 48 (ce document assez confidentiel se trouve à la bibliothèque du Grand-Orient de France).
39 Ibid., p. 391.
40 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. II., p. 232-233.
41 Charavay, op. cit., p. 400-401.
42 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. II., p. 347-348.
43 Lafayette, « Sociétés secrètes », in Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. II., p. 361-365.
44 Ibid., p. 364.
45 Pierre-Arnaud Lambert, La Charbonnerie française, 1821-1823. Du secret en politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1995, p. 71-72.
46 Ibid., p. 73.
47 Ibid., p. 86-87.
48 « Mais le préfet Delavau, écrit Lambert, savait également que les conspirateurs faisaient leur possible pour reprendre à leur compte la seule organisation dans laquelle il leur était possible d’entrer », ibid., p. 90.
49 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. II, p. 345.
50 Lambert, La Charbonnerie française, 1821-1823, op. cit., p. 71.
51 Ibid., p. 100.
52 Charavay, op. cit., p. 422-423.
53 Lambert, La Charbonnerie française, 1821-1823, op. cit., p. 106.
54 Extrait du journal américain Niles Register (VI, 178-179), in Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. II, p. 380.
55 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. II, p. 356.
56 Ibid., p. 384.
57 François Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, 8 vol. , Paris, M. Lévy, 1858-1867,t. II, p. 12.
58 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. II, p. 463.
59 Charavay, op. cit., p. 498.
60 Ibid., p. 509.
61 Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits, op. cit.,t. II, p. 588-589.
62 André Lebey, La Fayette ou le Militant franc-maçon, 2 vol. , Paris, Librairie Mercure, 1937,t. II, p. 267.
63 Bertrand Barère, Mémoires, Bruxelles, Mélines, Cans et Cie, 1842-1844,t. IV, p. 267-268.
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