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Vive le pain bis et la Liberté ! Le regard d’un républicain irlandais sur la France Directoriale (1796-1797), et autres chassés-croisés de voyageurs anglophones

p. 337-350


Texte intégral

« Dans l’histoire, il n’y a pas de témoins inutiles2. »

1Tourisme culturel ou pèlerinage idéologique ? Exil politique, ou courte mission officielle ? Visites accompagnées, voire surveillées, ou flâneries errantes sans destination fixe ? Cinq voyageurs anglophones (un Irlandais, trois Anglais dont une femme, et une Américaine) font l’objet de cette étude car ils se sont tous retrouvés en République française en 1796-1797, c’est-à-dire en pleine guerre contre l’Angleterre. Ils n’ont guère que leur langue maternelle en commun, car leurs opinions politiques divergent totalement. Ont-ils faits une découverte enthousiaste du nouveau projet politique, ou se sont-ils livrés à des contemplations macabres des vestiges de la Terreur encore effrayante pour des voyageurs nourris de récits apocalyptiques dans leur pays ? Laisseront-ils aux lecteurs de leur carnets et correspondance l’impression d’une découverte, de l’appropriation d’une nouvelle identité patriotique, ou se retrouvent-ils le plus souvent en décalage avec leurs hôtes ?

2Le premier voyageur sur lequel se penche la première et majeure partie de ce chapitre est Theobald Wolfe Tone (1763-1798), révolutionnaire irlandais dont la mission patriotique en France se transformera en exil à perpétuité. Il débarque au Havre en février 1796. Il a pour projet d’aller à Paris afin de forger une alliance militaire avec la République française. Son aventure le conduira à croiser le chemin des plus grands hommes du régime Directorial : le ministre des Relations extérieures Delacroix, Carnot, le général Hoche (dont il deviendra l’adjoint suite à son enrôlement dans l’armée française en juillet 1796), puis Bonaparte. Pour Tone, se fondre dans la société française en se perdant dans la foule constitue une des priorités qu’il souligne souvent dans le récit. Cela marque un contraste avec les quatre autres voyageurs, dont les impressions trop méconnues seront présentées dans notre deuxième partie. Trois sont des sujets britanniques, le plus notoire étant bien évidemment James Harris, lord Malmesbury, dont la mission diplomatique se déroule en France à l’automne 1796. Il se trouve de ce côté du Channel pour négocier une paix, mission soldée par un échec célèbre. La dimension politique des écrits3 d’Harris a longtemps éclipsé la curiosité scrupuleuse avec laquelle cet habitué du continent avait observé les moindres incidents de ce voyage, certes officiel mais qui lui permit de jouer un rôle d’observateur privilégié du quotidien. Ensuite, même si l’authenticité de ses écrits a été remise en question, sera présenté plus succinctement le regard de Henry Swinburne, envoyé anglais à Paris en 1796 pour y discuter des échanges de prisonniers de guerre4. Ses brindilles acerbes sont toutefois accompagnées d’observations utiles sur la société et les mœurs du pays d’accueil. Le troisième récit, anonyme mais fort intéressant, est celui d’une Anglaise signant simplement « A Lady », mais qui était probablement l’épouse de l’escorte militaire de Harris5. Le témoignage franc et détaillé, parfois opiniâtre mais plutôt francophile, de cette dame très cultivée recoupe paradoxalement en certains points celui de Tone. Le dernier témoignage, court mais éloquent, complète un ensemble résolument hétérogène car c’est celui d’une Américaine, qui représente donc en principe une perspective républicaine plus proche du voyageur irlandais que des autres. Il s’agit de quelques lettres de Mary Stead Pinckney, épouse de l’envoyé américain Charles Pinckney, qui reflètent ses tourments personnels dans le cadre des fortes tensions diplomatiques franco-américaines durant la courte mission de son mari (de septembre 1796 jusqu’à son refoulement en février 17976).

3La fin de la Terreur, puis l’ascension de Bonaparte, enclenchent un renouveau de curiosité (francophile ou francophobe), mais que le simple touriste anglais ne pourra satisfaire qu’après la paix d’Amiens car le voyage d’agréments se révèle quasiment impossible en temps de guerre. Ces voyageurs partagent donc une expérience en commun, en dépit de leurs appréciations divergentes de la nouvelle France. Fidèles au réflexe incontournable du voyageur dix-huitièmiste, « being determined to write my journey7 », ils répondent à l’impulsion de fixer par l’encre leurs impressions, conscients que leur présence en ce territoire plus ou moins interdit leur conférait un regard privilégié de rapporteurs de circonstances, tel celui de l’explorateur, voire même de l’envoyé spécial au sens moderne du terme. Il faut préciser qu’une nouvelle vague d’anglophobie souffle sur la France, réanimée par le désir de venger la descente anglo-royaliste de Quiberon en 1795, et tous ces voyageurs subissent d’une façon ou d’une autre les effets de la xénophobie antibritannique officialisée. Sans toutefois exprimer la peur de se faire égorger comme au temps de la Terreur, leurs anecdotes révèlent un profond sentiment d’altérité, qu’elle soit politique ou nationale. En croisant leurs regards avec celui de Tone, nous pouvons mieux apprécier celui de cet « intru » qui se dessine en fait comme le seul et véritable républicain francophile.

4Le journal détaillé de Tone est un riche témoignage de l’époque fourmillant d’anecdotes : lui aussi verra Mme Tallien8. La découverte enthousiaste, voire exaltante de la France qu’avait réalisée ce républicain-apprenti se déroule dans un contexte complexe. Fils de la bourgeoisie moyenne dublinoise, il n’avait pu faire le Grand Tour, mais son exil allait en quelque sorte le lui permettre. Tone est conscient d’être parmi une minorité d’étrangers. Il se veut témoin privilégié de l’histoire, et le caractère clandestin de sa mission rehausse le plaisir de découvrir en tourisme accidentel un pays qu’il connaissait déjà bien par ses lectures insatiables. Déjà réputé dans son pays comme habile pamphlétaire, cet homme curieux et cultivé a tenu avec acharnement un journal détaillé de son ambassade incognito à Paris, puis de son modeste voyage de guerre en Rhénanie et en République batave sous Hoche. Rien d’exceptionnel d’ailleurs pour un homme curieux et lettré né en 1763, la décennie même au cours de laquelle seront publiées les œuvres de référence de Smollett et Sterne9. Pourtant l’expérience, la découverte et son émerveillement presque enfantin se trouvent mitigés par une angoisse constante. Banni à perpétuité de sa patrie, il s’était exilé en Amérique en juin 1795, tout en conservant l’idée de se présenter au plénipotentiaire français, Adet, pour plaider la cause de l’Irlande révolutionnaire et chercher le soutien militaire de la France. En quelques mois il avait réussi à convaincre Adet et, muni d’un faux passeport américain, retraversera l’Atlantique en janvier 1796 pour se rendre dans la patrie des droits de l’homme. C’est donc comme négociant américain, sous le prête-nom fade de James Smith, qu’il s’était présenté à la police intérieure française et aux étrangers qu’il allait rencontrer10. N’ayant qu’un véritable but, s’allier à la France, ennemi de l’Angleterre, il venait de commettre un acte de haute trahison. En effet, même si la France reconnaissait (en principe) le droit à l’émancipation du peuple irlandais, Tone demeurait sujet du roi britannique. Obligé donc de garder l’incognito, les premiers mois à Paris il vit dans l’incertitude d’un chercheur d’asile, avant de pouvoir embrasser chaleureusement sa nouvelle identité de citoyen-soldat français. Son journal est donc devenu une espèce de fourre-tout émotionnel, lui permettant de maintenir des conversations virtuelles (en anglais) avec les siens et surtout de partager ses impressions de la France. Par endroits carnet de voyage classique, cette dimension culturelle se fond dans d’interminables analyses de ses nombreuses discussions avec des officiels français sur les expéditions irlandaises, parmi lesquelles le lecteur spécialiste doit faire le tri. Ainsi le texte offre une richesse d’autant plus grande qu’il mêle observation du réel et production de son imaginaire. Avec une courte autobiographie rédigée aussi en France, cette relique publiée par sa veuve et son fils en 1826 deviendra rapidement une référence de la littérature nationaliste irlandaise. Les lecteurs patriotes ne peuvent s’empêcher d’être émus par la candeur et l’humanité de l’homme, qui exposa sur la page l’angoisse et l’excitation connues au cours de cette aventure aussi périlleuse qu’agréable. Mais Tone les avait aussi invités à le suivre dans ses péripéties tant réelles qu’imaginées. Il a fallu attendre deux siècles pour que le texte soit reconnu comme représentatif du récit de voyage11.

5Tone débarque au Havre le 1er février 1796 et y reste une dizaine de jours. C’est dans ce port, ville de va-et-vient constant où se croisent autochtones et étrangers, honnêtes et louches, qu’il s’accoutume à la France et à l’art d’esquiver discrètement les espions anglais. Son témoignage se démarque des autres car en dépit d’une angoisse compréhensible, il communique clairement l’impression de se lancer dans une véritable aventure. Le journal de Tone est un compte rendu franc, détaillé, mais aussi subjectif et souvent désordonné de ce qu’il subit. Sa curiosité et son pouvoir d’observation en font un témoin valable. Le récit de ses premiers jours en France est saccadé, nerveux, excité, ludique, confus : il mime le style décousu et rocambolesque des grandes références littéraires de sa génération qu’il cite frénétiquement : Laurence Sterne, Tobias Smollett (notamment Humphrey Clinker), mais aussi les superbes farces du dramaturge anglais Samuel Foote12, peuplées du voyageur-bouffon anglais, caricature du touriste perdu. Tone souffrait sans doute de ce qu’on appellera au XXe siècle le choc des cultures, et en plus du repli classique sur la nourriture, dramatise exagérément l’incontournable barrière linguistique, prétendant ne parler qu’un exécrable jargon. Suggérons plutôt qu’il lisait le français, mais ayant appris à en parler une version plutôt élitiste dans des salons anglo-irlandais, il ne pouvait comprendre le patois et l’argot qu’il entendait dans les tavernes. De plus, si sa fausse identité était nécessaire, elle l’exposait à la multitude d’espions et d’aventuriers anglais en France se faisant passer pour des Américains. Il lui suffisait de prononcer ne serait-ce que quelques mots en anglais pour que soit immédiatement repéré son accent irlandais, comme le fit immédiatement le secrétaire de l’ambassadeur américain Monroe13. Il devait donc se débrouiller en français. « Ah ! », médite-t-il, reprenant un personnage de Shakespeare, « si j’avais accordé autant d’attention aux langues qu’à l’escrime et aux combats d’ours14 ! » Alors que la presse perfide d’Albion prétendait que la France affamait sa population afin de poursuivre la guerre, lui dénonce ces fausses rumeurs de famine, ravi de son premier repas copieux et bon marché, et du vin ad libitum. Pourtant, les Français grognaient parce qu’on ne leur servait que du pain complet fait de farine grossière, mais cette privation ne le dérangeait point. Pour se féliciter d’avoir survécu sa première journée en France, il s’invente un petit toast, qu’il rédige en français dans son journal : « Vive le pain bis et la liberté15 ! »

6Son dîner terminé, commençait alors le rituel incontournable de la soirée théâtrale. Le public lui semblait gai et aussi insouciant que si la guerre et le pain complet n’existaient pas. Grâce au jeu de scène des acteurs et de leurs gestes, il pouvait suivre l’action tout en améliorant son français, et en dépit de son incognito, ces sorties représentaient une forme de sociabilité exogène. Afin de partager son expérience de voyageur solitaire, il rédigeait quotidiennement son journal, reconnaissant dans l’acte d’écriture une forme de conversation différée avec son épouse absente. Il accentuait la vocation politisante du théâtre, désormais non seulement école civique du peuple français mais le sien aussi. Appréciant le message anticlérical des Rigueurs du Cloître (1790), il s’enthousiasme du chant rituel de la Marseillaise chaque soir, et que « the verse “Tremblez Tyrans !” always received with applause16 ». Le billet d’entrée au spectacle était si bon marché et les costumes si impressionnants dans cette ville portuaire qu’il se persuade que le gouvernement accordait des subventions afin d’assurer le patriotisme du lieu. Il fut frappé par ce trait de caractère, un de plus selon lui rapprochant les Français des Athéniens, laissant à Juvenal le soin de commenter : « Panem et circenses17 ». Il lui était impossible de ne pas remarquer plusieurs officiers parmi les spectateurs, de beaux hommes d’ailleurs.

7Sur la route de Paris il passe devant quelques châteaux, fermés et désertés, et jouant sur l’homonymie en anglais du mot « droite » (dans le sens de « bon, correct ») conclut que leurs maîtres étaient ou bien guillotinés, ou bien passés du « mauvais » côté du Rhin : « On the right (viz. the wrong) bank of the Rhine18. » Il observe des petits hameaux de piètres habitations, celles des esclaves de l’ancien système féodal : mais tout cela était révolu désormais. Finalement, il arrive aux portes de Paris, et note le nouvel emploi des bâtiments suite aux réquisitions. Un arsenal semble avoir été autrefois une laverie royale, un baraquement de gendarmerie cache un ancien palais. Ses compagnons de voyage découvraient avec lui (soupçonnant peut-être que « Smith » n’était qu’un pseudonyme) les transformations républicaines, et il leur emprunta sûrement quelques observations. Il avait traversé l’Atlantique avec une poignée d’anciens officiers français, certains des ci-devants qui pouvaient enfin regagner leur patrie et servir l’armée ou la marine en quête d’hommes d’expérience, comme Aristide Du Petit Thouars avec qui il s’était lié d’amitié. Comme d’autres étrangers, l’Irlandais (protestant anglican, mais déplorant le pouvoir usurpatoire de l’Église, qu’elle soit réformée ou romaine) nota aussi le vestige du curieux projet robespierriste de religion civile sur plusieurs églises ainsi remarquable : « A church with the inscription “le peuple français reconnaît l’être suprême et l’immortalité de l’âme”19. »

8À Paris, il est logé à l’hôtel des Étrangers, rue Vivienne, à quelques pas du ci-devant Palais Royal désormais Palais-Égalité, où il découvre la nouvelle culture du restaurant. Honteux d’en dire autant sur le sujet de la nourriture, il ne peut s’empêcher d’énumérer les mets copieux. Convertissant leur prix en sterling, il voudrait les faire afficher à la Bourse de Londres afin d’édifier « John Bull ». Il dîne un soir avec un émigré rentré nommé D’Aucourt, qui rouspète que les apparences sont loin d’être aussi brillantes qu’autrefois, mais Tone estime la clientèle aussi fashionable que celle des coffee houses de Covent Garden. Il décrit comme suit le restaurant de Méot, rue de Valois, qui venait d’ouvrir ses portes dans les somptueux appartements de l’ancienne chancellerie du duc d’Orléans :

« Ce soir j’ai dîné dans une taverne toute recouverte de dorures et des miroirs du plafond jusqu’au sol. Je n’avais jamais rien vu d’aussi superbe. Le peuple a dû connaître beaucoup de misère pour que l’on puisse peindre et embellir cette pièce, et maintenant n’importe qui peut y dîner pour 3 shillings20. »

9Il ne pouvait s’imaginer qu’un an plus tard, en tant qu’officier français, il organiserait dans ce même lieu un repas en l’honneur du général Desaix, qui représentait temporairement Bonaparte à l’armée d’Angleterre dans le cadre d’un projet d’expédition en Irlande.

10Tone fait la remarque incontournable sur le Palais-Égalité (mais en français, la distance linguistique protégeant la sensibilité de ses lecteurs anglophones tout en les introduisant dans le voyage), notant les « filles de joie sans nombre », les agioteurs faisant affaire, mais aussi la librairie du célèbre Louvet de Couvray (l’écrivain, ancien Conventionnel, et membre du Conseil de Cinq-Cents). Il y retourne pour s’acheter un exemplaire de la Constitution, ce qui n’a rien d’étonnant pour ce juriste de formation devenu réformateur puis révolutionnaire. Mais il en dit plus sur les charmes de Mme Louvet (l’ancienne comédienne Lodoïska) qui le lui avait tendu de ses propres mains, que sur les vertus républicaines de ces lois novatrices qu’il comptait sans doute adapter pour sa patrie. Se rendant tous les jours aux Tuileries pour y admirer la relève de la garde, il ne manquait pas d’apprécier également les Françaises. Malgré la réputation de leurs belles chevelures, il déplorait l’assujettissement à l’absurde tendance des coiffures, n’y voyant point une expression de « versatilité féminine sous le Directoire21 ». Roulant et épinglant leurs superbes tresses, elles les couvraient pour les rendre invisibles : « Au diable leurs perruques ridicules, qu’on les brûle toutes22 ! »

11Tone entame rapidement et avec acharnement son lobbying. Pendant cinq mois il est affairé à négocier, pourparler, convaincre les décideurs français de l’intérêt stratégique d’une descente en Irlande, y compris le général Clarke (futur duc de Feltre) dont le père était irlandais et auquel il peut se confier en anglais. Apprenant la lenteur avec laquelle tournent les rouages de la politique, il souffrira d’un excès de temps de loisir. Il avait vécu un an à Londres en 1788, suivant péniblement ses études de droit et préférant jouir des divers plaisirs de cette « idle and luxurious capital23 ». Il passera des heures à marcher dans Paris et la comparera à la capitale anglaise : quelques décennies avant Baudelaire il est en quelque sorte un prototype du flâneur parisien. Mais ses rêveries ne sont pas toujours solitaires, et il passera une journée fort agréable à faire un grand tour de Paris avec Du Petit Thouars et un certain Roussillon, un autre ci-devant aux manières fort élégantes. Quel dommage qu’ils soient aristocrates, pense l’Irlandais ; mais on ne peut leur en vouloir. Ils se rendent au Panthéon, où le cénotaphe de Dampierre intéressa plus Tone que ceux de Voltaire ou Rousseau. Ils changent de rive et traversent l’ancienne Place Royale désormais transformée en parc d’artillerie empli de canons. Puis, en italiques dans son journal pour en faire ressortir l’émotion, « saw the spot where the Bastille once stood24 », avant de traverser ce grand « lyceum » de la politique française qu’était le faubourg Saint-Antoine. Enfin le Temple : rien ne pouvait être plus lugubre que l’apparence de cette prison. Début juin il se rend à Versailles, et observe acerbement qu’il était satisfait que les rois de France aient été bien logés. Lui par contre serait mort de spleen après une semaine à Versailles, le style détestable de l’uniformité des jardins le lassant, sans parler de l’extravagante auto-flatterie que déploya Louis XIV en commanditant toutes ces peintures allégoriques le dépeignant tantôt comme Mars, tantôt comme Hercule ou tantôt Jupiter. Le Petit Trianon, bien que charmant, avait été le lieu de débordements outranciers, leurs souvenirs engendrant de profondes réflexions « de vanitate mundi et fuga sœculi25 ».

12Dès ses premières heures au Havre, puis à Paris, il n’avait pu s’empêcher de remarquer partout les militaires. Au fil des semaines allait se concrétiser un rêve exprimé depuis longtemps : celui de devenir soldat. En grandissant à Dublin, préférant aller admirer les exercices militaires, plutôt que d’assister à ses cours de collège, il ne s’était jamais imaginé endossant l’uniforme bleu (français) plutôt que le rouge (britannique). Dès le début de la Révolution, Tone avait été parmi les premiers radicaux d’Irlande à afficher sa francophilie. Son journal sera donc ponctué d’innombrables vignettes perspicaces décrivant la martialisation de l’espace public qui caractérisait désormais la société française. Aux Tuileries, il observait les jeunes de la première réquisition, dont il était de plus en plus satisfait en dépit de l’aspect négligé de leurs uniformes et de leurs manœuvres. Chacun porte ce qu’il veut : si son habit est bleu et son chapeau rabattu cela suffit. Ils aiment l’ornementation, mais surtout les fleurs, un petit bouquet dans le chapeau ou à la poitrine, mais le plus souvent dans le canon du fusil. L’allure et la démarche des nombreux officiers lui permettaient de saisir pleinement l’idée de la nation armée. Cependant, il connaissait « un autre pays » tout aussi capable de produire autant de « fine fellows26 » que la France, l’Irlande. Là il serait nécessaire d’adopter des mesures similaires à celles qui avaient ici fomenté les esprits, si jamais on permettait à sa patrie de briser ses chaînes : « I think Ireland would be formidable as an “armed nation”. » À quelles mesures, capables de faire de sa nation une patrie de guerriers, faisait-il allusion ? Les diverses manifestations civiques destinées à célébrer le devoir du soldat avec celui du citoyen pouvaient-elles suffire ? Après plusieurs mois, il remarqua que les Français s’étaient lassés des fêtes civiques et des cérémonies dogmatiques, mais au cours des premières semaines, lui, avait été emporté par leur élan.

13En fréquentant tous les soirs les divers spectacles parisiens – nouveaux lieux de sensibilisation civique – il appréciait l’outil de propagande qu’était devenue la scène. Une soirée à l’Opéra le pousse à rédiger en une cinquantaine de lignes son impression détaillée d’une scène lyrique, devenue depuis septembre 1792 l’archétype du nouveau tableau patriotique, L’offrande à la liberté. Révolutionnant à jamais les arts de la scène mais aussi la cérémonie patriotique, Gossec avait mis en musique ce ballet avec un « arrangement sur la marche des Marseillais mise en action » exploitant à grand succès le pouvoir motivant des cadences militaires27. Saisie sur le vif, avec innocence et émerveillement, son témoignage était peut-être inspiré d’un programme ou d’une feuille d’annonce. Au milieu de la scène se trouvait une statue de la Liberté avec un autel flamboyant à ses pieds. L’air civique, Veillons au salut de l’Empire, fut reçu avec transport par le public. Chaque fois que le mot « esclavage » (en français et en italiques dans son journal) était prononcé,

« it operated like an electric shock. The Marseilles Hymn was next sung and produced still greater enthusiasm ; at the words “Aux armes Citoyens !” all the performers drew their swords and the females turned to them, as encouraging them. Then children lay baskets of flowers before the altar of the goddess Liberty, females with torches lit tripods […] chanting Liberté, Liberté chérie […] all this executed […] with a grace beyond description […] at once pathetic and sublime […] it affected me most powerfully28 ».

14Suite à l’offrande, la reprise de l’action rendait le spectacle véritablement « worthy of a free republic. At the words “Aux armes Citoyens !”, the music changed again into a martial style, the performers sprang on their feet, and in an instant the stage was filled with National Guards, who rushed in with their bayonets fixed, their sabres drawn, and the Tricolour flag flying29 ». Bouleversé, Tone souligne que ces citoyens n’étaient pas des acteurs embauchés, mais de véritables soldats, et que les évolutions militaires étaient désormais plus du goût des Français qu’allemandes, menuets et pas de deux. De plus, le spectacle n’était plus un plaisir élitiste. Au Havre déjà, il avait été frappé par le prix raisonnable des places calculant l’équivalent des assignats en livres sterling. Il soulignait souvent l’effet qu’avait l’opinion des dames sur l’esprit masculin, certain aussi que son épouse aurait été elle aussi émerveillée. L’émotion de l’Irlandais, sous le régime directorial, concrétisait en un choc républicain cette figure exaltée du patriotisme enthousiaste. Les choix linguistiques de Tone pour consigner par écrit l’effet « électrifiant », et la réception avec « transport », recoupent étonnamment ceux de la presse Conventionnelle, mais aussi les termes des agents secrets rédigeant leur rapport au ministre de l’Intérieur30. Le témoignage de ce voyageur tend à prouver que le sentiment patriotique se manifestait encore fortement sous le Directoire.

15Un mois plus tard il dresse l’éloge précis d’un autre opéra patriotique, le Serment de la Liberté pour lequel on avait reconstruit une scène sur le Champ de Mars le jour de la fête de la Fédération. Tone fut transporté par la participation des citoyennes aux évolutions militaires, se rangeant en parallèle aux hommes, brandissant des sabres qu’elles allaient leur présenter dans une mise en scène élaborée. Rien de plus approprié, selon l’observateur, pour frapper l’imagination d’un jeune Français, car rien sur terre ne pouvait plus l’influencer, selon Tone, que l’approbation de sa compagne. Ému par la dignité quasi-chevaleresque de l’événement, il ne pouvait s’empêcher de paraphraser, en la retournant, la formule célèbre de « Mr. [Edmund] Burke » dont il méprisait le cynisme, et écrivant pour lui-même, en une formule lapidaire : « The age of chivalry is not gone in France31. » Le voyage permettait de découvrir que la République était aussi spectacle. Il est aussi aisé de saisir l’émotion qu’avait ressentie ce père de trois fils en assistant à une fête municipale de la jeunesse. Cette chronique détaillée occupe une page entière de son journal imprimé32. L’intérieur de l’ancienne église Saint-Roch, rue Saint-Honoré à Paris, était pavoisé des couleurs nationales et des flambeaux illuminaient un autel et une statue de la liberté. Les jeunes gens du district se présentaient devant la municipalité pour recevoir leurs armes et pour être inscrits comme citoyens et électeurs. Suite à une procession, composée de gardes nationales, d’officiers, et des jeunes, la municipalité distribua des sabres et des fusils, suivie d’une adresse sur le devoir qu’ils devaient à leur patrie. Tone, enthousiasmé, ne s’étonnait plus des miracles que l’armée française avait arrachés sur le chemin de la liberté. La fierté des jeunes soldats, de leurs parents, mais surtout l’approbation qu’il lisait sur les visages de leurs jeunes compagnes, ne pouvait aboutir qu’à une conclusion : nul ne pouvait nier l’effet puissant des spectacles publics dirigés correctement au cours d’une révolution, et de l’éducation civique de la République naissante, ici mise en scène.

16Il s’était aussi rendu au nouveau Museum central des Arts au Louvre, occasion de souligner la démocratisation de l’accès à la culture33. Le musée était fermé (sans doute pour les interminables projets d’aménagement), mais dès que le portier avait constaté qu’il était étranger, il fut admis tout de suite. Nos autres voyageurs en feront de même, mais savaient d’avance que c’était la politique de la maison. Ce ne serait pas aussi simple en Angleterre, se félicitait l’Irlandais. Il donna l’impression d’avoir une culture artistique en admirant les grands maîtres. En effet, on devine que lors de son séjour à Londres (négligeant sa formation professionnelle mais veillant à parfaire son éducation de gentleman), il s’était sans doute rendu aux expositions d’art à Somerset House, à quelques pas du quartier des juristes (le Temple) où il logeait. Au musée, écartant les décennies de mécénat royal français, il reconnaissait qu’on avait dû mettre toute la France et les Flandres à sac pour garnir les murs de la collection de tableaux sans doute la plus importante au monde. Préférant Guido Reni (comme d’ailleurs Dupaty dont il avait lu les voyages34) il admire surtout les portraits de Rubens, Rembrandt, Raphaël, Van Dyck, et apprécie la fonction didactique du lieu car il y est permis de les copier. Pour des raisons que nous avons du mal à comprendre chez cet anticlérical avéré, il admire avant tout la baroque et dramatique Sainte Madeleine repentante renonçant à toutes les vanités de la vie (ca. 1650) de Le Brun35. Tone exprime son enchantement, ne faisant pourtant pas de commentaires sur le péché, les faiblesses humaines, ou la rédemption, y voyant peut-être autre chose qu’un thème religieux. Ou bien se démontrait-il tout simplement homme de son siècle, victime de « la politique des larmes » ? Même lui qui n’était pas artiste estimait qu’aucune instruction n’était nécessaire pour se laisser frapper par les innombrables beautés de la Madeleine, le produit d’un parfait génie. En sortant du musée les préoccupations terrestres prennent la relève, il sera pareillement ému lors de sa visite aux Invalides en voyant les vétérans souper, impressionné par leur prise en charge officielle.

17En quelques semaines son statut change et commence alors le processus d’assimilation progressive. Soulignant la très haute importance de sa mission auprès de Clarke, ayant rencontré le ministre des Relations extérieures Delacroix, et même Carnot, il obtient du Directoire qui jugea sa présence utile à la République l’autorisation de rester à Paris en dépit de la loi draconienne contre les étrangers36. Il fut même invité le 29 mai à la grandiose fête des Victoires au Champ de Mars :

« Aujourd’hui j’ai assisté à la fête des Victoires qui fut célébrée au Champ de Mars. Le Directoire, les ministres, le Corps diplomatique y ont assisté tous en grand costume. On brûla de l’encens devant la statue de la Liberté et l’on chanta les hymnes civiques habituels. Un spectacle superbe […] 6 000 hommes de troupes étaient présents, représentant les 14 armées de la république. Chacune reçut des mains de Carnot le Président un étendard et une guirlande de chêne, l’emblème de la victoire. On me plaça au pied de l’autel au milieu de mes confrères du corps diplomatique, mais pour des raisons particulières j’ai choisi de garder l’incognito. Mes larmes coulèrent à flot lorsque Carnot présenta les couronnes et les étendards aux soldats. Ce fut un spectacle digne d’une grande république, je me suis laissé transporté. Vive la République37 ! »

18Quel parcours avait été le sien depuis ces premiers jours hésitants au Havre ! Reconnaissant les contrastes de son existence, d’un côté reçu dans les coulisses du pouvoir, de l’autre presque totalement démuni d’argent et souffrant d’une solitude accablante qu’il n’avait jamais connue de sa vie, Tone se soulageait par l’auto-dérision. Remplissant en quelque sorte un rôle diplomatique, il avait rebaptisé sa fonction et son statut à Paris, se qualifiant de « ministre plénipotentiaire planifiant une révolution ».

19Il est donc intéressant de comparer le témoignage de cet ambassadeur incognito des séparatistes irlandais avec les regards bien différents des deux voyageurs anglais, à commencer par celui de Harris, lord Malmesbury, l’envoyé du roi Georges III qui débarqua à Calais en octobre 1796 pour négocier une trêve. Les circonstances étaient sans espoir, mais la mission de Harris représentait le premier contact diplomatique entre le Directoire et l’Angleterre. Le journal et même les dépêches officielles de Harris sont parsemés de moindres incidents pour répondre à la curiosité outre-Manche sur les véritables conditions de la vie quotidienne : « Je n’aurais pas à un autre moment introduit ces broutilles dans une dépêche publique, mais les circonstances particulières de ma mission m’y autorisent38. » Une gravure se moquant de la glorieuse réception de l’ambassadeur le dépeint dans son coche, assailli d’une poissarde bien enrobée lui faisant une harangue, se vend à Londres avec succès39. Mais cette représentation caricaturale typiquement britannique de la France n’était point une fiction dans l’imaginaire de l’artiste. Harris avait bien été l’objet d’un tel geste « cordial » dès son premier jour à Boulogne40. Il offre l’impression d’une population masculine démographiquement réduite par la guerre. Ce sont surtout des femmes et enfants qui travaillent aux champs, d’ailleurs bien cultivés. Les routes sont bonnes et les gens courtois, mais partout les églises sont en partie ou totalement détruites. Il note que le port de la cocarde est universel, et le contraire peut exposer « to the most disagreeable species of insult41 ». Le principal changement était le silence qui régnait, selon lui « […] the effect which terror and perpetual fear had produced on their minds42 ».

20Préoccupé par sa mission, Harris a peu à dire sur Paris ; certaines sorties sont sûrement programmées par ses hôtes pour démontrer les avancées culturelles de la Révolution, dont la Bibliothèque nationale et le musée des Arts. Là c’est non le portier, mais le directeur Robert qui l’accueille dans son chantier au Louvre : les toiles ne sont pas aux murs, Tone avait donc eu la chance d’y passer au printemps avant les travaux. Mais qu’aurait pensé Harris lors de son premier face à face avec Delacroix, s’il avait su que quelques mois plus tôt le notoire Theobald Wolfe Tone s’était planté sur le même parquet pour y entamer sa propre diplomatie séditieuse ? Les autorités britanniques le pensaient exilé dans sa ferme dans le New Jersey, mais au printemps Carnot l’ayant rencontré l’avait décrit comme « cet Irlandais qui a beaucoup d’esprit et que le Directoire compte utiliser43 ». En dépit des rumeurs négatives sur les manières vulgaires de Delacroix, Harris trouva le ministre parfaitement civil ; il n’avait point utilisé les termes introduits dans la langue française depuis la Révolution, écartant (présumons) le tutoiement et « citoyen ». Cependant Harris ne put résister à la tentation d’exploiter la phraséologie révolutionnaire pour abaisser avec humour noir les ennemis de son roi, au nord-ouest de la City… Il avait transmis à Londres le renseignement sur la flotte qui s’armait à Brest, avec destination présumée vers l’Irlande. Nous devinons quelle aurait été la fureur de Tone (servant fièrement sous le drapeau français lors du séjour de Harris) en apprenant la condescendance avec laquelle Harris évoqua les agitations irlandaises. Il avait conservé, en français, une boutade mordante d’un journaliste dans une dépêche officielle se moquant des rumeurs d’une insurrection généralisée en Irlande : « Cela s’est réduit à une levée en masse de pommes de terre44 », refusant toute identité et valeur politiques au mouvement spontané d’un peuple affirmant sa souveraineté.

21Le deuxième voyageur anglophone, Swinburne, était catholique et avait fait ses humanités en France sous l’Ancien Régime. En 1796 il y avait retrouvé un important réseau de ci-devants. De Douvres, il avait promis à son frère un rapport complet du Paris renouvelé, et semblait plus craindre la traversée de la Manche que de se retrouver à « Tigerland45 ». À la douane de Calais la prudence le pousse à acheter une cocarde à 15 sous qu’il place dans son chapeau. Lui aussi note une certaine apathie parmi la population française, et a l’impression de ne voir que des hommes âgés. Il trouve Paris gris et ennuyeux, décrit la mode bizarre des coiffures féminines, mais s’y promène aussi librement qu’à Londres. Au fil des salons, des Anglais républicains et des Américains lui vantent les merveilleux travaux qu’entreprend le Directoire, mais Swinburne constate beaucoup de démolition et pas grand chose de construit. Métaphore sur le progrès, ou régression de la République ? Les peupliers sont morts, et des statues de bois ou de plâtre remplacent celles en cuivre ou en marbre. Les anciens arbres de la liberté et affiches de réquisition sont devenus désormais les ornements de Paris. À quoi bon détruire la Bastille, pour établir 57 nouvelles prisons dans Paris ? Ravi en revanche de sa soirée à l’Opéra avec Harris (notant le creux du décolleté de Mme Tallien), il reconnaîtra tout de même l’humour typiquement français illuminant la comédie se moquant de la Terreur, les Aristides modernes, ou l’intérieur des comités révolutionnaires (Ducancel, 1795). Swinburne décrit en détail une séance publique du Directoire au Luxembourg, notant l’élégance du costume officiel de Reubell et le rituel de réception des pétitions dans une salle fourmillante d’une foule en haillons, de femmes et de soldats estropiés. Mais tous ses commentaires sont emprunts de sarcasme : en fait le costume est ridicule, digne du personnage théâtral Crispin ; ce « spectacle de marionnettes » amuse le peuple, d’ailleurs facilement amusé par toute forme de fumisterie, mais ne peut faire avancer les dossiers importants46.

22Enfin, le témoignage modeste, mais sincère et informatif d’une « Lady » anonyme mérite d’être plus connu en France. Son récit est une illustration typique du regard anglais, habitué à la lecture du récit des voyages des autres, mais aussi motivé par la découverte pure et simple. Plus stimulée par la simple attente « of seeing France in these times47 » elle explique sa curiosité pour la nouveauté, et la chance qu’elle a d’observer le projet de formation d’un type de gouvernement totalement nouveau, le peuple français s’étant retrouvé dans un état presque de nature. « Lady » faisait aussi un voyage dans le temps. Ses nombreuses visites à Paris recoupent le chemin de Tone. Ni l’un ni l’autre par exemple ne seront impressionnés par le Conseil des Cinq-Cents. Tone nota le désordre qui y régnait, et que les membres lui faisaient plus penser aux paysans ayant forcé les portes du Sénat romain que les sénateurs eux-mêmes dans leurs fauteuils d’ivoire. Qu’importe, aux yeux de cet admirateur subjectif, ils avaient humilié toute l’Europe, cette même impétuosité les rendant redoutables sur le champ de bataille mais désordonnés dans la chambre. L’Anglaise fera le même lien avec le modèle républicain antique, estimant que leur comportement n’était pas celui d’une auguste assemblée de sénateurs. Hantée par des images sanguinaires en arrivant, obstinée à déceler dans la capitale de la République des traces de la révolution, elle s’avoua agréablement déçue. Sur le vif, la montée du grand escalier des Tuileries où étaient encore visibles les traces du massacre, tâches de sang ineffaçables et même une balle logée dans un mur, la plongèrent dans la tourmente. Fort cultivée, elle avait peut-être vu des représentations du Dix-Août qu’en firent divers artistes48. Quoi qu’il en soit elle se tourna vite vers les plaisirs du jardin des Tuileries, désormais accessible à tous ceux portant la cocarde nationale. Sa propre description d’une audience publique de Carnot au Luxembourg évoque bien le rituel dans lequel elle décela pourtant un respect mutuel. Sa sensibilité féminine fut émue par l’attention que porta Carnot à la veuve d’un officier se présentant avec ses enfants, tout en allaitant le dernier : symbole d’une nouvelle génération ?

23Le regard américain de Mary Stead Pinckney déçoit le chercheur espérant y trouver une appréciation politisée, celle-ci étant la seule de nos voyageurs ayant réellement vécu le républicanisme avant son séjour en France. Son regard, féminin et discret, exprime plutôt le caractère provisoire de son séjour et l’angoisse de recevoir à tout instant l’ordre de renvoi, vu l’échec de la mission de son mari. Pourtant il est clair que dans ses lettres elle répond à une urgence, une curiosité, et cherche à combler le manque de nouvelles de France de ses correspondantes des Carolines. Son sentiment d’altérité, politisé par les circonstances, est renforcé par la frivolité de la mode. Certes, même sous le régime monarchique, on se serait moqué de sa toilette d’étrangère : « Our dress, so unlike that of everyone here, has prevented our going to any publick place49. » Elle n’apprécia pas d’être « so much the objects of merriment to the gazing crowd » lors du premier tour des boutiques au Palais-Égalité. Femme, elle fera l’inévitable reportage des coiffes frivoles que les Merveilleuses osaient afficher. Mais après quelques semaines elle s’accoutuma, appréciant la rupture avec le luxe du passé et la simplification républicaine du vêtement : « The freedom with regards to dress is agreeable to me. »

Conclusion

24Tous nos voyageurs font sentir qu’ils pénétraient dans une France devenue presque exotique, « un monde nouveau et inconnu » ou régnait « un nouvel état social établi par la révolution50 ». Y appréhender le changement était donc un geste incontournable et le voyage une initiation presque étrange en ce pays nouvellement républicain.

25De tous, c’est Tone qui a tracé le plus profond parcours interne. De son journal ressort une affirmation éloquente d’une identité irlandaise se définissant dans le contexte physique de l’exil, mais formulée incontestablement sur le modèle républicain français qu’il vivait au quotidien. Tone s’était découvert dans le dépaysement de ses pérégrinations politiques. Que Tone ait tant apprécié sa visite au Panthéon, et son après-midi passée à flâner dans Paris avec Du Petit Thouars, est révélateur de cette situation. Tone ne s’était jamais vanté d’être un grand idéologue et avant de se retrouver dans les coulisses du Directoire avait manié un langage républicain, mais sans véritablement échafauder un projet raisonné pour sa patrie, capable de porter une révolution en Irlande. Il savait simplement qu’il exécrait avant tout le privilège hérité et non mérité. En dépit de la vive amitié qu’il ressentait envers son compagnon, un aristocrate certes, mais un aventurier fort sympathique, ce jour là, Tone avait pu partager, du toit du temple civique de la France, l’émotion engendrée par le lieu et le nota le soir même dans son journal. Un tel dépôt, selon lui, pouvait inspirer une nation, « symbolisant tout ce qu’il y a de plus sublime et illustre et patriotique […] Si nous avons un jour une république en Irlande, nous devons construire notre propre Panthéon, mais nous ne devons pas, comme les Français, être trop empressés de le peupler51 ». Ne souhaitant pas une répétition de la Terreur pour l’Irlande, il avait pourtant reconnu l’importance des martyrs de la liberté, lui qui allait plus tard être élevé « to the pantheon of nationalist heroes52 » érigé seulement de façon symbolique par le républicain visionnaire Pearse, chef de l’insurrection de 1916.

26Il n’y a donc rien d’étonnant que le journal de Tone soit devenu un véritable lieu de mémoire irlandais, construit sur un pur récit de voyage, exil politique, comme une facette de l’identité douloureuse de l’Irlande. Neuf mois après la visite touristique de Paris, Du Petit Thouars le croisera sur le quai de Brest, et cette « singulière rencontre » fait naître une inquiétude dans le cœur du Français qui avait découvert, entre-temps, la véritable identité irlandaise et mission révolutionnaire de « Smith53 ». La même soif d’aventure leur avait fait partager un court moment de convivialité masculine, typique de leur génération. Mais du toit du Panthéon, en ce jour de mars 1796, déjà lointain, chacun avait pu contempler le magnifique panorama de Paris recouvert d’une épaisse couche de neige, et songer à son avenir respectif, que la République avait, pour un temps, rendu communs.

Notes de bas de page

1 Theodore W. Moody, Robert B. McDowell, Christopher J. Woods (éd.), The Writings of Theobald Wolfe Tone 1763-1798, vol. II, [1795-6], Oxford, Clarendon Press, 2001, p. 41 ; vol. III [1797-8], Oxford, Clarendon Press, 2007, ci-après Tone, OC, II ou III. Toutes les traductions dans ce chapitre sont de l’auteur.

2 Albert Babeau, La France et Paris sous le Directoire : lettres d’une voyageuse anglaise, suivies d’extraits des Lettres de Swinburne (1796-1797), Paris, Firmin-Didot, 1888, p. I.

3 James Howard Harris (éd.), Diaries and Correspondence of James Harris, the Earl of Malmesbury, Londres, R. Bentley, 1844, vol. III.

4 Henry Swinburne, The Courts of Europe (1841), vol. II.

5 « A Lady », A Sketch of Modern France in a series of letters written in the years 1796 and 1797, Londres, Cadell & Davies, 1798.

6 Letter Book of Mary Stead Pinckney, November 14th 1796 to August 29th 1797, Charles F. Mccombs (ed.), New York, Grolier, 1946.

7 Laurence Sterne, A Sentimental Journey through France and Italy, Londres, Becket & de Hondt, 1768, I, p. 21, c’est nous qui soulignons.

8 Cf. Sylvie Kleinman, « “Un brave de plus”. La carrière militaire de Theobald Wolfe Tone, héros du nationalisme irlandais et officier français, 1796-1798 », Revue historique des Armées, no 253, 4e trimestre 2008, p. 55-65.

9 Il s’agit bien sûr de Tobias Smollett, Travels Through France and Italy, Londres, R. Baldwin, 1766 ; Laurence Sterne, A Sentimental Journey Through France and Italy by Mr. Yorick, Londres, N. Becket & P. A. De Hondt, 1768, 2 vol. , que Tone cite à plusieurs reprises.

10 Archives municipales, Le Havre, Registres des passeports pour l’intérieur, *PR I2 35, no 18 362, 2 février 1796.

11 Sylvie Kleinman, « The Accidental Tourist : Theobald Wolfe Tone’s secret mission to Paris, 1796 », in Jane Conroy (éd.), Cross-cultural Travel, Francfort, Peter Lang, 2003, p. 121-130.

12 Il cite, parmi les pièces comiques de Foote, The Englishman in Paris (1753) et A Trip to Calais (1778).

13 Tone, OC, II, p. 53, « the secretary smoked me [c.-à.-d. me dévoila comme] for an Irishman directly ». Tone eut plusieurs entretiens avec Monroe, dont il admirait la franchise républicaine.

14 William Shakespeare, Twelfth night, I, iii.

15 Tone, OC, II, p. 41.

16 Ibid.

17 Ibid.

18 Ibid., p. 45.

19 Ibid., p. 47. Harris, Swinburne et « A Lady » feront tous cette même observation.

20 Tone, OC, II, p. 51, traduction de l’auteur.

21 Nicole Pellegrin, Les vêtements de la liberté, Aix-en-Provence, Alinea, 1989, p. 141.

22 Tone, OC, II, p. 55, « Damn their wigs ! I wish they were all burnt ! », traduction de l’auteur.

23 Ibid., p. 279.

24 Ibid., p. 103.

25 Ibid., p. 193-194.

26 Ibid., p. 55.

27 Cité par André Tissier, Les spectacles à Paris pendant la Révolution. Répertoire analytique, chronologique et bibliographique de la proclamation de la République à la fin de la Convention nationale 21 septembre 1792-26 octobre 1795, Genève, Droz, 2002, vol. 2, p. 58 note 1.

28 Tone, OC, II, p. 50.

29 Ibid.

30 M. Elizabeth Bartlett, « Gossec, L’Offrande à la liberté et l’histoire de la Marseillaise », in Jean-Rémy Julien, Jean Mongrédien (dir.), Le Tambour et la Harpe : œuvres, pratiques et manifestations musicales sous la Révolution, 1788-1800, Paris, Du Mays, 1991, p. 123-134 ; Tissier, op. cit., Petites affiches, 2 octobre 1792, note 45, p. 48.

31 Tone, OC, II, p. 109. Tone avait rencontré Edmund Burke en 1795.

32 Ibid., p. 136-137.

33 Cf. Sylvie Kleinman, « A Rough Guide to Revolutionary Paris : Wolfe Tone as an accidental tourist », History Ireland, 16, 2, 2008, p. 34-39. Accès en ligne : http://www.historyireland.com/18th-19th-century-history/a-rough-guide-to-revolutionary-paris-wolfe-tone-as-an-accidental-tourist/.

34 Une traduction anglaise des Lettres sur l’Italie en 1785 (Rome et Paris, 1788) de Dupaty fut publiée à Dublin en 1789, et Tone en cite un passage (non sur les beaux arts, mais sur la beauté féminine) dans son journal en 1790 : Theodore W. Moody, Robert B. McDowell, Christopher J. Woods (éd.), The Writings of Theobald Wolfe Tone 1763-1798, vol. I [1787-juin 1795], Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 103.

35 Inventaire du Louvre 2 890 ; http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=rs_avance_frame. Voir la reproduction du tableau dans article en ligne, note 33 ; il ne souligne pas une belle ironie anachronique, le bleu-blanc-rouge des soieries drapées de la Madeleine.

36 AN AF III 369, f. 48, 29 floréal IV [18 mai 1796], Arrêté du Directoire exécutif, autorisant « Theobald Wolfe Jones » [sic] à séjourner à Paris.

37 Tone, OC, II, p. 192.

38 Diaries and Correspondence of James Harris, the Earl of Malmesbury, James Howard Harris (éd.), Londres, R. Bentley, 1844, vol. III, p. 275.

39 James Gillray, Glorious reception of the Ambassador of Peace on his entry into Paris, Londres, Humphrey, 28 octobre 1796 : http://www.gjsaville-caricatures.co.uk/pageslargephoto/gilphotow.htm(BritishMuseum8828).

40 Harris, op. cit., p. 267.

41 Ibid., p. 269.

42 Ibid., p. 271.

43 Archives diplomatiques, Correspondance politique, Angleterre, 589, f. 260vo, Carnot à Delacroix, 28 mai 1796.

44 Harris, op. cit., p. 323.

45 Swinburne, op. cit., p. 116. Les Anglais avaient semble-t-il qualifié la France sous la Terreur de « pays des Tigres ». La femme signant « A Lady » (op. cit., p. 135) observe aussi que les Anglais étaient incapables de se massacrer avec la « tyger-like fury » des Français (la furie des tigres).

46 Swinburne, op. cit., p. 156 : « the populace easily fascinated by any humbug ».

47 « A Lady », op. cit., p. 2, accent de l’auteur.

48 Cf. Représenter la Révolution. Les Dix-Août de Jacques Bertaux et de François Gérard, Exposition au musée de la Révolution française, Vizille, juin-septembre 2010.

49 Pinckney, op. cit., p. 24.

50 John Lemoinne, « James Harris Sa mission en France », Revue des Deux Mondes, 14, 1846, p. 482.

51 Tone, OC, II, p. 102, traduction de l’auteur.

52 Roy Foster, The Oxford Illustrated History of Ireland, Oxford/New York, Oxford University Press, 1989, p. 183.

53 Bergasse Du Petit-Thouars (éd.), Aristide Aubert Du Petit Thouars, héros d’Aboukir, 1760-1798. Lettres et Documents inédits, Paris, Plon, 1937 p. 454.

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