Ferveur républicaine ou modération du diplomate ? L’Espagne et les Espagnols dans les éditions successives du Tableau de l’Espagne moderne de Jean-François Bourgoing ou la remise en cause de plusieurs stéréotypes entre 1788 et 1807
p. 251-263
Texte intégral
1La parution d’au moins quatre éditions du Tableau de l’Espagne moderne entre 1788 et 1807 pose deux questions. Il y a d’abord celle de l’impact des événements révolutionnaires sur la rédaction des versions successives d’un texte présentant aux lecteurs francophones l’image d’un pays qui a longtemps été dénigré par les auteurs de récits de voyage français, ce que Bourgoing tente précisément de combattre. La seconde question est celle du statut de l’auteur, qui écrit à la fois comme publiciste et comme diplomate, en veillant à conserver un ton empreint de prudence et de modération au gré d’événements qui modifient les conditions de son écriture, à commencer par la guerre entre la France et l’Espagne en 1793-1795. Sans que l’on doive nécessairement traiter Bourgoing comme un voyageur républicain, son cas nous amène à nous interroger sur la fragilité et les conditions de possibilité d’une approche républicaine du compte rendu de voyage dans un pays étranger, alors que se développe le « genre » des tableaux statistiques dans les territoires français ou soumis à la domination de la République.
Les relations franco-espagnoles jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et leur effet sur l’image négative de l’Espagne
2Il est bien connu que, depuis l’époque de Charles-Quint qui a régné pendant la première moitié du XVIe siècle et tout au long de la dynastie autrichienne des Habsbourg, la France et l’Espagne sont ennemies, se disputant en particulier des territoires en Italie et dans le nord de l’Europe. L’Espagne est même l’ennemie numéro 1 de la France. La nature de ces rapports nourris par l’antipathie, le ressentiment et l’ignorance explique la naissance et la perpétuation, en France, de ce que l’on a appelé « la légende noire de l’Espagne ». Celle-ci a donné lieu à la publication en Espagne de deux études majeures publiées à 80 ans de distance : en 1913, Julián Juderías a écrit La leyenda negra et, en 1992, Ricardo García Cárcel La leyenda negra – Historia y opinión1.
3À partir du début du XVIIIe siècle, on a assisté à un basculement des relations franco-espagnoles sur le plan politique, diplomatique et militaire en raison de la participation française victorieuse à la « guerre de Succession », de l’avènement de la dynastie des Bourbons et de la conclusion d’une alliance en vertu du « Pacte de famille ». Mais il faut se rappeler que les Catalans, au contraire des habitants du reste de l’Espagne, ont soutenu le prétendant autrichien, rival du petit-fils de Louis XIV, le futur Philippe V. Sous son règne et sous celui de Ferdinand VI (1746-1759) et de Charles III (1759-1788), les rapports franco-espagnols sont globalement harmonieux. Ils cessent de l’être sous le règne de Charles IV, notamment en raison du double jeu pratiqué par l’impopulaire ministre Manuel Godoy2. À un certain moment, l’alliance a même été envisagée avec l’Angleterre qui, depuis le début du XVIIIe siècle, était devenue la principale ennemie de la France.
4Grâce au black-out maintenu par le gouvernement de Madrid au long des années 1789-1793, la Révolution française n’affecte pas en profondeur les relations franco-espagnoles. L’événement majeur est l’annonce, communiquée au public par la « Gazette royale », de l’exécution du roi Louis XVI, jugée, par Charles IV, criminelle et intolérable. Celle-ci déclenche « la guerre contre la Convention », appelée parfois en Espagne la « Guerra Gran » malgré sa durée relativement brève (1793-1795) et la faible étendue des zones directement concernées, à savoir le Roussillon au nord des Pyrénées et, au sud, la Catalogne et une partie du Pays basque3. La paix de Bâle du 22 juillet 1795 scelle la réconciliation entre les deux gouvernements et instaure une alliance, non certes cordiale et profonde, mais prudente et chargée souterrainement de méfiance et de ressentiment.
5La guerre déclarée par Charles IV et Godoy contre la Convention, c’est-à-dire contre les bourreaux de Louis XVI et contre les disciples de Robespierre, a pour effet de réactualiser les stéréotypes anti-espagnols qui avaient eu cours en France durant le XVIIe siècle. Dans l’ordre de la littérature, deux ouvrages notamment se distinguaient par l’extrême sévérité des jugements portés sur les habitants du pays voisin : les contempteurs de l’Espagne s’appellent madame d’Aulnoy4 et La Mothe Le Vayer, auteur, en 1647, du Discours de la contrariété d’humeurs qui se trouve entre certaines nations et notamment entre la française et l’espagnole. Le gouvernement de Madrid est dénoncé pour son impérialisme et son hypocrisie, et le caractère espagnol ne serait que le produit de l’orgueil, de l’ignorance, de l’indolence et de l’esprit belliqueux et vindicatif.
6Alors que l’avènement des Bourbons et la conclusion de l’alliance auraient dû conduire au bannissement des opinions excessivement péjoratives portées, sinon sur le gouvernement de Madrid, du moins sur plusieurs titres de gloire indiscutables en matière de littérature et d’art, on connaît par le détail, grâce à des études conduites en France, la virulence et même la perfidie d’opinions catégoriques et sans appel, alimentées par l’aversion ou le mépris. Certes, ici et là, on relève quelques éloges formulés notamment par Lesage, Rousseau et l’abbé de Vayrac, mais les jugements à l’emporte-pièce ou les sous-entendus malveillants s’imposent, sans donner lieu à discussion, de Montesquieu à Voltaire et Masson de Morvilliers.
7Montesquieu, dans les Lettres persanes (1721) et dans L’Esprit des lois (1748), se moque des Espagnols, ces « invincibles ennemis du travail », rendus ridicules par leurs passions amoureuses et leur langueur. Par ailleurs, il déteste l’Inquisition : « Les Espagnols qu’on ne brûle pas paraissent si attachés à l’Inquisition qu’il y aurait de la mauvaise humeur de la leur ôter5. » Plus encore que par Montesquieu et par Voltaire, dont les œuvres, du reste, ne peuvent circuler que sous le manteau au sud des Pyrénées6, les Espagnols sont indignés par l’article de Nicolas Masson de Morvilliers publié en 1782 dans l’Encyclopédie Méthodique en réponse à la question, elle-même provocatrice : « Que doit-on à l’Espagne ? » L’auteur veut bien reconnaître les remarquables talents de plusieurs écrivains du Siècle d’or ; il admet que la philosophie commence à pénétrer et que « des hommes de mérite, quoique sans naissance, sont appelés aux affaires publiques », mais les Espagnols ne lui pardonneront pas d’avoir écrit que leur pays est « peut-être la nation la plus ignorante de l’Europe7 ». Les Espagnols éclairés verront ainsi en Masson de Morvilliers le détestable représentant des Français à la fois ignorants, vaniteux, méprisants et donneurs de leçons. Plusieurs écrivains et idéologues, tels que Cavanilles, le ministre Aranda et Forner avec son Oración apologética por la España y su mérito literario, se lanceront alors dans une vive controverse8.
8Pour l’heure, c’est-à-dire avant que n’éclate la Révolution française, la politique conduite par Charles III et Charles IV n’est pas directement mise en cause par les écrivains français qui se prononcent sur l’Espagne, que ce soit ou non après l’avoir visitée. Seuls font l’objet de jugements les Habsbourgs, le passé lointain de l’occupation arabe, de la colonisation ou des autodafés, et, avec plus de modération et de variété dans l’approche, l’économie, la littérature du Siècle d’or et le caractère espagnol. Avant la réunion des États généraux et la prise de la Bastille, un processus de révision est donc initié en France, visant, entre autres, les opinions excessives formulées par des écrivains pourtant prestigieux comme Montesquieu et Voltaire.
9Afin de bien marquer combien les jugements formulés par Bourgoing vont évoluer dans un sens favorable à l’Espagne et aux Espagnols, rappelons sommairement comment, à l’inverse, on peut continuer de proposer aux Français, huit ans après le début de la Révolution, une série de lieux communs dénaturés par l’outrance, le mépris, la moquerie, l’antipathie et l’ignorance. Ainsi, dans l’édition de 1797 du Voyage de Figaro en Espagne de Fleuriot, marquis de Langle, sont reprises, avec peu de changements, les affirmations péremptoires livrées dans la première édition de 1784 : « Les trois quarts de l’Espagne sont incultes » parce que « les Espagnols aiment infiniment mieux mendier que labourer les terres » ; les Espagnols sont moroses, orgueilleux et paresseux ; les pratiques religieuses sont ridicules ; certes, les autodafés sont plus rares, mais l’« Inquisition va son train » ; les chemins sont affreux ; dans les auberges, on dort par terre ou sur une chaise ; les domestiques sont sales et laids, etc.9.
Jean-François Bourgoing et les éditions successives du Tableau de l’Espagne moderne
10Jean-François Bourgoing, né en 1748, est nommé secrétaire d’ambassade à Madrid en 1777. Il y accompagne le comte Armand-Marc de Montmorin. Quelque temps après, suite au rappel en France du comte de Montmorin, il fait office d’ambassadeur. À cette époque-là, il ne parcourt pas l’Espagne. En revanche, il la visitera entre 1783 et 1785 avant de rentrer en France au bout de neuf ans, en 1786 : « Dans le courant de 1782, je conçus le projet de visiter un pays sur lequel j’entendais débiter depuis longtemps des relations contradictoires10. » Bourgoing se targue en effet de ne pas en parler par a priori : « En passant la Bidassoa, je laissai sur sa rive droite mes préjugés de nation et d’individu. »
11Fin juillet 1788, sur ordre du garde des Sceaux, Edme Mentelle, auteur d’une Géographie ou analyse de la géographie ancienne des peuples de tous les âges11, examine le manuscrit du Tableau de l’Espagne moderne et se plaît à souligner la véracité du témoignage et la modestie du ton. Il pronostique que l’ouvrage sera « bien accueilli par toute la nation amie de la vérité », c’est-à-dire désireuse d’en finir avec les erreurs, les partis pris et les lacunes : « Ce livre manquait aux Français pour bien connaître l’Espagne et peut-être même aux Espagnols pour les éclairer sur les pas qui leur restent encore à faire pour arriver plus sûrement au but où ils tendent12. » Cet énoncé reflète l’état, alors satisfaisant, des relations franco-espagnoles. Trois ans après le début de la Révolution, en février 1792, Dumouriez désigne Bourgoing, en poste à Hambourg depuis 1788, pour effectuer une mission diplomatique à Madrid. Le Français, qui incarne l’inquiétante révolution, est persona non grata à Madrid où le ministre Floridablanca, particulièrement hostile à la tournure que prennent les événements, refuse de le reconnaître comme ambassadeur. Son successeur, le comte d’Aranda, connu pour son secret « philo-révolutionnarisme », y consentira13. En 1793, Bourgoing, attaché aux nouvelles institutions et pratiques républicaines, suggère au gouvernement espagnol de s’allier à la France. Grâce à la protection de Manuel Godoy, il échappe à des mesures de répression brutale, mais non pas à l’expulsion le 19 février 1793. Pendant la Terreur, il doit s’éloigner de Paris et se retire dans sa ville natale de Nevers. À la fin du conflit ouvert avec l’Espagne, en 1795, on fait appel à lui pour négocier avec l’adversaire, mais il échoue dans cette entreprise et doit se retirer de nouveau à Nevers. Ayant pris goût à la diplomatie à l’âge de 30 ans, il exerce quelques fonctions dans ce domaine pendant le Consulat et l’Empire.
12Dans sa Bibliographie des voyages en Espagne et au Portugal14, Foulché-Delbosc signale l’existence d’une première édition du Tableau en 1788. On observera que figure en tête du titre le terme « Voyage » qui disparaîtra dans les éditions postérieures. En dépit de la longueur exorbitante de ce titre, nous le transcrivons in extenso, car il permet de relever que la présence de la littérature, des mœurs, de l’économie, etc., n’exclut pas celle des institutions politiques et religieuses, susceptibles d’alimenter des jugements personnels « engagés » :
« Nouveau voyage en Espagne, ou Tableau de l’état actuel de cette monarchie ; Contenant les détails les plus récens sur la Constitution politique, les Tribunaux, l’Inquisition, les Forces de terre et de mer, le Commerce et les Manufactures, principalement celles de soieries et de draps ; sur les nouveaux établissemens, telles que la Banque de Saint-Charles, la Compagnie des Philippines, et les autres institutions qui tendent à régénérer l’Espagne ; enfin, sur les Mœurs, la Littérature, les Spectacles, sur le dernier siège de Gibraltar et le voyage de Monseigneur le Comte d’Artois ; Ouvrage dans lequel on a présenté avec impartialité tout ce qu’on peut dire de plus neuf, de plus avéré et de plus intéressant sur l’Espagne, depuis 1782 jusqu’à présent ; Avec une Carte enluminée, des Plans et des figures en taille-douce. » Paris, Regnault, M. DCC. LXXXVIII, 3 vol.
13Lors d’une nouvelle publication en 1789, l’éditeur parisien de Bourgoing, solidaire de son auteur et soucieux de promouvoir commercialement son texte, reprend l’idée, dans son « Avant-propos », que « cet écrivain voyageur » s’est donné pour tâche de combattre des préjugés et de renoncer à « la sévérité révoltante » avec laquelle, presque partout, on juge les Espagnols15. Bien qu’il n’emploie pas le terme « objectivité », ni celui de « voyage-enquête », ce sont ces notions qu’on peut appliquer à la sage attitude de Bourgoing, consistant à se détourner à la fois de la critique systématique et de la louange excessive. Aux yeux de l’auteur de l’« Avant-propos », l’ouvrage de Bourgoing a plus de valeur que ceux du Français Peyron et des Anglais Twiss et Swinburne, dont les séjours dans la Péninsule ont été trop brefs. Bourgoing lui semble avoir sur eux l’avantage d’y avoir séjourné pendant plusieurs années, d’avoir acquis une connaissance approfondie de la langue espagnole et entretenu des relations avec différentes classes d’habitants.
14Les éditions de 1797 et de 1807 comportent un « Avant-propos » qui, cette fois, est vraisemblablement de l’auteur lui-même de l’ouvrage. On aimerait savoir ce qui l’amène à écrire que, en 1789, « il avait dû garder l’anonymat », car cette édition comporte, de fait, le nom de l’auteur, au contraire de la première édition de 1788, qui, effectivement, ne comportait pas cette mention. En tout état de cause, on observe que Bourgoing, maintenant sous le Directoire, reste fidèle à sa ligne de conduite, à sa « recherche de la justice et de l’impartialité », ainsi que d’« un juste milieu entre l’éloge et la satire ». Il se propose de « rajeunir les notions embellies ou surannées que les romans fournissent, ou puisées dans les mémoires d’un temps reculé ».
15Le passage du Directoire au Consulat et du Consulat à l’Empire n’incite pas Bourgoing à modifier radicalement son projet et son point de vue. Ainsi, dans la quatrième édition en 1807, outre les quelques corrections qu’il apporte, il est surtout soucieux d’actualiser son information. Grâce aux « nouvelles notions qu’il s’est procurées16 », « il présente la plupart des changements que l’Espagne peut avoir éprouvés depuis deux ans », c’est-à-dire entre 1805 et 1807, sous le règne de Charles IV.
Le point de vue sur l’Espagne : les invariants et les mutations
16On peut tenir pour des invariants plusieurs exigences et plusieurs exclusions. Comme il a été spécifié dans les « Avant-propos » successifs, Bourgoing se flatte de fonder ses observations sur la connaissance personnelle et impartiale de la réalité, de traquer les erreurs commises par ses devanciers et de bannir la diatribe. Autres exclusions relevées par nous et non signifiées par l’auteur : la recherche du pittoresque, de l’exotisme, de l’« africanisation », de l’« arabisation » et du « costumbrismo », avatar espagnol de la peinture des mœurs et des types nationaux et régionaux, hormis les « majos » et les gitans qui conservent leur place.
17Les modifications du point de vue nous semblent tenir principalement à trois raisons : en premier lieu, à l’intégration de nouvelles données, fournies notamment par l’abbé Ponz, évoqué avec déférence, comme un ami17 ; en deuxième lieu, à la prise en compte des réformes politiques et institutionnelles intervenues récemment ; en troisième lieu, aux répercussions de la Révolution française dans le système de pensée de l’auteur. Naturellement, c’est surtout entre l’édition de 1789 et celle de 1797 que ces traces sont repérables.
Les stéréotypes péjoratifs
18On retrouverait à coup sûr dans les écrits de Fleuriot (marquis de Langle), de Peyron18 ou de tel ou tel voyageur anglais la présence de plusieurs stéréotypes qui, dans leur ouvrage et dans celui de Bourgoing, enlaidissent, et rarement embellissent, l’image de l’Espagne et des Espagnols. Appartiennent au prétendu caractère national, d’un côté, au positif, la patience, la sobriété, l’imagination, et de l’autre, mais non systématiquement, le fanatisme, la brutalité et l’excessif orgueil.
19La composante principale dans le registre négatif se rapporte à la religion et à l’Église, avec la dénonciation de l’Inquisition, du terrorisme religieux, du magistère spirituel tyrannique exercé par les moines, de la superstition tenant lieu de credo rationnel et de la richesse excessive des cathédrales et des églises.
20Dix ans après la publication de son Tableau de l’Espagne moderne, Bourgoing est amené à développer les raisons de son anticléricalisme non dissimulé et à aborder des sujets voisins dans un ouvrage paru comme anonyme en 1798 (« an vii de la République »), sous le titre de Mémoires historiques et philosophiques sur Pie VI et son pontificat, jusqu’à sa retraite en Toscane […] ; tirés des sources les plus authentiques. Cette ultime précision n’implique pas que Bourgoing soit allé sur place : Gilles Bertrand reconnaît que « nous n’avons pas l’assurance qu’il soit allé en Italie19 ». L’auteur, toujours adroitement mesuré dans ses propos quand il évoque la Révolution française, se borne ici à remarquer que cette révolution « a commencé d’une manière formidable pour les princes, pour les gouvernements aristocratiques et pour la religion ». Mais il ne s’apitoie pas sur le sort de cette dernière appréhendée par lui à travers les Jésuites, le Vatican et le pape Pie VI. En effet, Bourgoing déteste les Jésuites pour leur ambition et leur fanatisme ; leur ordre est comparé à un arbre immense dont l’ombrage est pernicieux. Au Vatican « se déployait, à la honte de l’humilité chrétienne, le luxe des souverains Pontifes ». Le pouvoir de ceux-ci, exercé au long des siècles, a dénaturé le peuple romain caractérisé désormais par son ignorance, sa frivolité, son indolence, sa foi superstitieuse et son immoralité. Si la notion de « caractère national » a ici un sens, appliquée à la population des territoires pontificaux, on dira que Bourgoing l’adopte implicitement et l’on observera qu’il ne rectifie ni n’atténue l’extrême sévérité des jugements qu’il porte sur ce « peuple romain ». On verra plus loin qu’il en ira différemment avec le peuple espagnol. Quant à Pie VI, il est proprement détesté, car il est rendu coupable d’avoir « exulté » à l’annonce de la fuite de Louis XVI à Varennes et d’avoir, tout comme ses devanciers, contribué à l’enrichissement et à l’élévation des membres de sa propre famille. Au vu de tant d’abus et de tares, Bourgoing ne peut que justifier les mesures prises par les Français après l’occupation de Rome par les soldats du général Berthier.
Les stéréotypes partiellement révisés
21À propos de Bourgoing, il serait excessif de parler d’un processus systématique et accompli de rejet des stéréotypes infamants ou dévalorisants. On a plutôt affaire à une mise en opposition de défauts bien connus, attendus, sans doute incorrigibles et, d’autre part, de qualités révélées depuis peu. On avancera ici l’idée que, dès les dernières années du XVIIIe siècle, se met en place, notamment chez Bourgoing, cette dialectique de la cohabitation des contraires qui sera l’un des traits marquants de l’image romantique de l’Espagne et des Espagnols. Mais, pour l’heure, dans l’ensemble, l’équilibre n’est pas atteint, car les données auxquelles on attribuerait le signe arithmétique « moins » sont en plus grand nombre que les données valorisées par le signe « plus ».
22Voici schématiquement comment fonctionne, chez Bourgoing, ce jeu des contraires qui cohabitent et dont la majorité ont trait au « caractère national » :
- la paresse, l’indolence/l’énergie ;
- la gravité, le laconisme/la gaîté exubérante ;
- la lenteur/la vivacité ;
- l’attachement à la routine/le goût pour l’innovation ;
- l’orgueil, la vanité/la noblesse de certaines idées, le goût pour les arts et les sciences ;
- l’unité du caractère espagnol/les variétés régionales.
23Toujours à propos des « caractères nationaux », on se permettra, en restant en compagnie de Bourgoing, une petite incursion dans l’un des deux pays limitrophes de l’Espagne, à savoir le Portugal. Celle-ci s’opérera à travers un ouvrage publié en l’an vi de la république sous le titre de Voyage du ci-devant duc du Châtelet, en Portugal, où se trouvent des détails intéressants sur ses Colonies, sur le Tremblement de terre de Lisbonne, sur M. de Pombal et la Cour ; revu, corrigé sur le Manuscrit et augmenté de Notes sur la situation actuelle de ce Royaume et de ses Colonies, par J. Fr. Bourgoing, ci-devant Ministre Plénipotentiaire de la République française en Espagne, Membre associé de l’Institut National20. En réalité, l’ouvrage est de Pierre-Marie-Félicité Dezoteux, dit baron de Cormatin. Les notes indiquées « (B.) » sont de Bourgoing. Celui-ci rejette l’opinion malveillante et outrageusement péjorative de l’auteur : « Les Portugais, considérés en général, sont vindicatifs, bas, vains, railleurs, présomptueux à l’excès, jaloux et ignorants. » Dans sa réplique, Bourgoing énonce à nouveau une de ses propres exigences, celle de ne parler qu’après être devenu familier du terrain.
24Dans le Tableau de l’Espagne moderne, l’observation du paysage rural et des villes révèle des mutations appréciables. Ainsi, l’agriculture demeure languissante en Andalousie, tandis que des progrès sont constatés en Catalogne et dans le Levant. Les chemins sont, en général, mauvais comme par le passé, mais Bourgoing découvre aussi quelques routes magnifiques. Les contrastes sont surtout notables entre les villes : à la ville de Burgos est associée – comme on devait s’y attendre – la pauvreté, à Torquemada la saleté et la misère, à Olmedo les ruines et un nombre excessif de couvents ; mais, en Andalousie, Cadix et la Isla de León, et dans le Levant, Valence, livrent une image séduisante. La parenté suggérée entre Barcelone et… Marseille est avantageuse pour la capitale catalane.
25Quasiment au moment où les lecteurs français peuvent se satisfaire de toutes les sornettes et imputations disqualifiantes, voilà que Bourgoing, se campant en redresseur de torts, se singularise en proclamant son amour et son admiration pour « une nation noble, généreuse, hospitalière21 », qui « a secoué le joug de la langueur mortelle22 ». Parmi ses habitants, on compte plus de savants qu’on ne croit. Contrairement à ce qu’a écrit Fischer, les ivrognes sont peu nombreux23. Il importe d’abandonner les reproches de paresse et d’ignorance. Et, dans la controverse entre son compatriote, le méprisant Masson de Morvilliers, et l’Espagnol Cavanilles, Bourgoing se range aux côtés du second24.
26Les jugements qu’il porte sur les ministres de Charles III et de Charles IV, qui ont nom Floridablanca, Campomanes, Gálvez, Aranda, Jovellanos ou Cabarrús, sont élogieux. En un mot, Bourgoing rend hommage aux « Ilustrados », version espagnole des hommes des Lumières. Il a eu l’occasion de rencontrer le ministre Gálvez qui, seul, lui inspire des sentiments partagés : il est, selon lui, dommage que ce personnage intelligent et laborieux ait succombé à l’ivresse du pouvoir, qu’il ait étalé des prétentions de vizir, mal dissimulé son aversion pour la France et détesté l’Histoire des deux Indes de Raynal, effectivement peu favorable à la politique coloniale de l’Espagne25.
27L’opinion de Bourgoing la plus notable concerne Manuel Godoy, « Prince de la Paix », qui s’est occupé de tout ce qui pouvait contribuer à la prospérité de son pays et le renforcer, par exemple en réorganisant l’artillerie et le génie26.
Les traces de la Révolution française
28Étant donné que Bourgoing centrait son ouvrage sur l’Espagne, il était exclu qu’il traite de la Révolution française, hormis le conflit des années 1793-1795, dont il sera question plus loin. Il faut donc se borner ici à relever quelques allusions ponctuelles et concrètes, où l’emploi de l’expression « notre révolution » confirme, sinon l’adhésion de l’auteur à la totalité du processus, du moins la nationalité de l’émetteur. Une seule fois, et par la force des choses dans une édition postérieure à 1789, l’évocation de la Révolution comporte une prise de position dont on pourrait s’étonner qu’elle ne soit pas en faveur des événements survenus en France ; mais il est vrai que Bourgoing y rend compte du point de vue des Espagnols, apeurés ou hostiles à ces mouvements tumultueux qui menaçaient de s’étendre au-delà des frontières nationales :
« Les commerçants français vivaient en Espagne dans une situation précaire, lorsque notre révolution faisait des progrès effrayants pour les états voisins. Le trône fut renversé ; la république proclamée. L’horison [sic] de l’Europe s’obscurcissait de plus en plus, et déjà l’orage de la guerre commençait à gronder sur l’Espagne27. »
29Quelques pages plus haut, Bourgoing avait déjà employé l’expression « notre révolution » et, cette fois, elle ne comportait pas de jugement de valeur puisque, là aussi, la révolution, non décrite, était appréhendée à travers les conséquences fâcheuses qu’elle avait entraînées pour les résidents français en Espagne :
« Tous ces Français, établis tant à Cadix que dans les autres places d’Espagne, ont expié l’humeur que notre révolution, dès son début, donna à la cour de Madrid. D’abord, au mois de juillet 1791, on astreignit tous les étrangers, sans désigner formellement les Français, à un serment de soumission exclusive au souverain du pays, serment qui ne tendait à rien moins qu’à leur faire renier leur patrie28. »
30À un autre moment, Bourgoing consacre près de deux pages à l’évocation, plutôt émouvante, du sort réservé, dans plusieurs bourgades de la côte du Levant, à des ecclésiastiques français obligés d’abandonner leur paroisse et leur patrie. Il s’agit, à l’évidence, de « prêtres réfractaires », mais cette désignation est évitée au profit des termes « déportés » et « bannis », qui en font plutôt des personnages dignes de commisération que des héros glorieux ou, au contraire, des traîtres honnis :
« Ils inspirèrent d’abord le double intérêt de la pitié et de la religion persécutée. Les pieux fidèles, dans leur aveugle vénération pour ces victimes de l’orthodoxie, allaient jusqu’à les préférer à leurs propres prêtres29… »
31Mais voilà que la charité des habitants s’use et que, bientôt, ces victimes demeurées à charge deviennent indésirables et sont considérées comme des « intrus » par les « indigènes ». Encore une fois, on voit que le point de vue livré aux lecteurs français n’est pas celui de l’auteur, qui évite de se prononcer explicitement, mais celui des Espagnols acteurs ou spectateurs. Impossible, en définitive, de savoir si Bourgoing s’apitoie, ou non, sur ses compatriotes, légitimement attachés à l’Ancien Régime ou injustement rejetés par les révolutionnaires.
32D’autres allusions à la Révolution, peu nombreuses et ponctuelles, ne sont pas porteuses d’un signe idéologique fortement marqué, car l’adhésion de Bourgoing au nouveau régime ou son approbation de mesures prises par les révolutionnaires s’accompagne toujours d’un énoncé qui contrebalance ou relativise le ralliement de l’auteur au nouvel état de choses. Ainsi, il souhaiterait que les souverains soient suffisamment raisonnables et bienfaisants pour introduire des innovations et rendre plus supportable le joug imposé à leurs sujets. Ils éviteraient alors un bouleversement. S’il en était ainsi, l’Espagne n’aurait pas à « éprouver ce bonheur ou ce fléau », à savoir une révolution à la française. Il faut entendre que Bourgoing préfère des réformes, fussent-elles radicales, à un traumatisme révolutionnaire. Il est favorable à la présentation, par les sujets du roi d’Espagne, de leurs plaintes fondées, rédigées dans la version espagnole des « cahiers de doléances30 ».
33Bourgoing associe également la Révolution française à l’instauration du tutoiement ; à ce sujet, il ne se prononce avec netteté, et positivement, que sur son application en Espagne ; mais la référence à cette Révolution française tumultueuse, autoritaire et niveleuse ne lui apparaît pas spécialement favorable :
« Une extrême aversion pour toute espèce de distinction, le désir de tout niveler, nous ont fait, au fort de notre fièvre révolutionnaire, adopter, commander même, le tutoiement : il est devenu, pour l’élite des grands d’Espagne, la distinction la plus subtile qu’ait pu inventer la vanité ; ils l’ont placé au sommet de la pyramide nobiliaire31. »
34Avant d’aborder le thème de la guerre franco-espagnole de 1793-1795, qui constitue un chapitre majeur dans l’étude des relations entre les deux pays à la fin du XVIIIe siècle, Bourgoing, remontant quelques années, examine le statut et l’avenir de plusieurs colonies ou ex-colonies d’Amérique, françaises ou étrangères : il s’agit de la Louisiane, de la Trinité et de Cabinda. Les considérations sur ce petit territoire situé entre le Congo et le Zaïre sont livrées dans une note qui figure dans le Voyage du ci-devant duc du Châtelet32 et qui accompagne une allusion au conflit entre la France et le Portugal ; Bourgoing, s’appuyant sur la suprématie, politique et militaire, qu’il attribue à la France, légitime à l’avance, sans sourciller, une politique expansionniste :
« On peut espérer […] que la République française, qui a déclaré la guerre à toutes les usurpations, profitera de ses avantages pour faire renoncer la cour de Lisbonne à des droits qui n’ont d’autre fondement que ses prétentions. »
35À propos des colonies d’Amérique, Bourgoing est amené à se prononcer sur les perspectives d’indépendance de ces territoires et sur le « trafic des nègres ». Sur ce dernier sujet, sa position est, une nouvelle fois, ambiguë : il se flatte d’avoir obtenu, lorsqu’il exerçait une fonction diplomatique à Madrid, le droit, pour la France, de pratiquer le commerce des noirs, comme le pratiquaient d’autres puissances européennes. L’Espagne est le pays qui dans le passé, aux côtés du Portugal, « a le plus souillé le nouveau monde par ses cruautés ». Bourgoing reconnaît que, à notre époque, le commerce des nègres est tolérable quand il est pratiqué par les Espagnols et les Portugais qui, actuellement, « traitent les nègres avec le plus d’égards ». Mais, toujours prudent, il ne désapprouve ni ne loue les législateurs français qui « ne tardèrent pas à proscrire pour jamais tout trafic des nègres33 ».
36Les considérations de Bourgoing sur la Louisiane sont, à la fois, inattendues et particulièrement intéressantes, car elles offrent sa propre définition de ce que doit être, selon lui, la « vraie liberté ». Celle-ci exclut le recours à la vengeance et à la violence ravageuse, de même qu’elle bannit l’anéantissement de l’héritage du passé :
« Peut-être est-il réservé à la liberté de vivifier enfin la Louisiane ; non à cette liberté précaire qui dépend des préjugés d’un souverain ou des caprices d’un ministre, bien moins encore à cette liberté, fille de la fureur, qui ne sait que détruire, mais à cette vraie liberté, fille de la raison et de l’expérience, qui sait créer et conserver, qui est déjà en pleine activité chez les Américains34. »
37Évoquant l’œuvre de Godoy, Bourgoing était amené à se prononcer, dans l’édition de 1797, sur la guerre ouverte en 1793 par les Espagnols contre les bourreaux du roi Louis XVI. Cette guerre a été populaire à ses débuts, puisque, hormis les « citoyens éclairés », elle était approuvée par les grands, les communautés religieuses et les riches propriétaires. Bourgoing désapprouve toutefois l’initiative espagnole, car Charles IV et Godoy n’étaient pas en droit de venger la mort du roi et de prétendre que la religion avait été outragée35. Se fiant notamment aux rapports des « envoyés en mission », les autorités parisiennes ont cru, un moment, que les soldats, agissant comme porte-drapeaux de la Révolution, trouveraient des alliés dans le Pays basque espagnol. La raison en était que, depuis longtemps, les Français distinguaient les Basques des autres habitants de l’Espagne, notamment les Castillans, car ils considéraient les institutions et traditions ancestrales basques comme l’expression de leur goût bien connu pour la démocratie. Décrivant les institutions des « trois provinces de la Biscaye » (Guipuzcoa, Vizcaya et Alava), Bourgoing voyait là, comme ses compatriotes, « des éléments du gouvernement démocratique représentatif, quoique n’ayant pas le degré de perfection qu’exigent certains publicistes modernes36 ». Dans l’édition de 1789 du Tableau de l’Espagne moderne, il écrivait déjà que « ces trois provinces sont l’asile de l’industrie et de la liberté37 ». Les révolutionnaires français tenaient leurs habitants pour des frères désireux, en conséquence, d’être rattachés à la république voisine. Malheureusement, ils durent déchanter dès le début des hostilités :
« Les Biscayens, tout jaloux qu’ils sont de la liberté, sont attachés à la domination espagnole ; et si leur fierté répugne au joug d’un roi despote, leur politique s’accommode fort bien d’un roi protecteur38. »
38Malgré ce motif de déception, Bourgoing s’abstient de faire le procès des Basques. Bien au contraire, il les oppose aux Castillans et aux Catalans, « plus susceptibles d’être électrisés par le fanatisme que par l’amour de la liberté ». Malheureusement, les Français étaient dans l’erreur :
« Nous avons trop compté sur l’effet de ce sentiment qui, chez eux, se compose principalement d’une aversion profonde pour le joug des castillans et d’une vague tendance vers un gouvernement indépendant39. »
39À l’inverse des Castillans qui sont « silencieux et tristes comme leurs plaines », les « Biscayens » sont, tout compte fait, dignes d’estime, car ils sont « libres, gais et hospitaliers » ; « ils paraissent sentir leur bonheur et vouloir le faire partager à ceux qui en sont témoins » ; et ce fut le cas de Bourgoing40.
40Comme souvent, Bourgoing évite les jugements tranchés et tendancieux. Ainsi, le comportement des soldats de la Convention mérite-t-il à ses yeux tout à la fois louanges et blâmes : ni en Pays basque, ni en Catalogne, ils n’ont persécuté les prêtres ou détruit les lieux de culte ; en revanche, « dans ces accès de rage que cause la résistance d’une troupe accoutumée à vaincre, dans l’ivresse de la victoire, il s’est commis, en Catalogne comme en Biscaye, de ces choses qui font frémir l’humanité41 ».
41Bourgoing a évidemment de bonnes raisons de se féliciter du dénouement du conflit, favorable aux Français. Certes, il n’oublie pas de rappeler que « par le traité de Basle [sic], la France s’est contentée d’acquérir de l’Espagne sa portion de l’île de Saint-Domingue », sans pouvoir obtenir d’elle la cession de la Louisiane42. Mais il se plaît surtout à déclarer que l’alliance entre la France et l’Espagne est indispensable, naturelle et avantageuse face à l’Angleterre. D’où le début de cette interpellation où il engage les sujets de Charles IV à… se doter de bons chemins et d’auberges confortables ; il s’adresse aux « Espagnols, nos alliés, nos voisins estimables, dignes à tant d’égards d’être connus de près43… »
42Les conséquences de la guerre finalement perdue par les Espagnols sont jugées affligeantes pour eux : une portion importante du territoire national ravagé, la mort de milliers d’hommes, la perte d’une colonie, l’accroissement de la dette et des impôts, la suspension d’activités de plusieurs entreprises utiles…
43L’examen des considérations et de l’écriture de Bourgoing pourrait conduire à estimer qu’on a affaire, plus encore qu’à un révolutionnaire modéré, à un diplomate de carrière, constamment soucieux de ne heurter ni les autorités en place ni ses lecteurs ; sauf en ce qui concerne l’Église, le clergé et le culte, il est amené à privilégier des énoncés, soit prudents, soit simplement allusifs, soit contrebalancés. Aussi est-on tenté d’avancer qu’il a pu exister, à l’intérieur de la vaste classe des « voyages [des] révolutionnaires », une catégorie des « récits de voyages des diplomates pendant l’époque révolutionnaire » au sein de laquelle s’inscrit pleinement le texte plusieurs fois réédité de Bourgoing.
44Quoi qu’il en soit, il est indéniable que Bourgoing, tel qu’il se donne à voir dans son Tableau de l’Espagne moderne, est bien plus qu’un simple voyageur ou un touriste, dont le regard, même s’il est perspicace, serait obligatoirement daté et dont les observations ne livreraient qu’une espèce de photographie instantanée du pays partiellement entrevu. Bourgoing n’est pas non plus l’un de ces Européens qui, sans avoir franchi les Pyrénées ou débarqué dans un port de la Péninsule, dissertent avec outrecuidance sur le passé de l’Espagne ou sur le caractère de ses habitants, assumant sans vergogne les fâcheuses conséquences des lieux communs, du parti pris, du mépris ou de l’ignorance sur certains sujets. Outre le fait qu’il aime sincèrement, semble-t-il, l’Espagne, il a, sur tous les voyageurs, les essayistes et les pseudo-historiens, l’avantage, très peu courant, d’avoir séjourné dans le pays à six ans de distance. Cette circonstance lui a ouvert la possibilité d’ébaucher une comparaison entre l’Espagne de 1788 et celle de 1797, cette dernière ayant été confrontée à la Révolution française et à une guerre avec les voisins du Nord.
45S’il fallait ne retenir qu’une idée-force de cette comparaison qui porte sur la politique, l’économie, les sciences, la culture et les mentalités, on dira que l’Espagne décrite par Bourgoing, au lieu de paraître traverser une période de régression ou de stagnation, évolue de façon encourageante dans plusieurs domaines, malgré le rôle de frein, déploré par l’auteur, qu’exerce la trop puissante Église catholique. Cette évolution dans le sens du progrès ne vaut pas pour toute l’étendue du territoire national. On a vu, en effet, que le regard différenciateur de Bourgoing le conduit à mettre en opposition – en cela, l’auteur ne fait pas œuvre de pionnier – d’un côté la Catalogne et le littoral cantabrique, bien engagés dans la voie du progrès, et de l’autre l’Espagne continentale demeurée immobile. Sans doute Bourgoing fait-il grief au gouvernement de Madrid d’avoir déclaré la guerre à la France de la Convention en 1793, mais cette faute ne doit pas conduire les Français à détester l’Espagne ou à se détourner d’elle. Et, au demeurant, la paix entre les deux pays a régné pendant plus de dix ans, à partir de 1795. Bourgoing a foi en l’Espagne. Il la tient pour capable de se développer et de se moderniser. Il emploie, en 1807, quoique appliqué à la politique intérieure de Godoy, le terme « régénérer ». On a noté que l’expression « régénérer l’Espagne » figurait déjà dans le titre du Nouveau voyage en Espagne publié en 1788. Elle figurait de nouveau dans ses Mémoires […] sur Pie VI où Bourgoing faisait espérer que les mesures prises par les occupants français, à partir de février 1798, feraient de Rome une ville « régénérée ». La notion était séduisante et prometteuse. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Napoléon ait eu l’adresse de l’utiliser, en 1808, pour légitimer, avec cynisme, ses louables intentions à l’égard du peuple espagnol : c’était au moment où les troupes du soi-disant « régénérateur » de la nation voisine avaient déjà franchi la frontière pyrénéenne.
Notes de bas de page
1 Julián Juderías, La leyenda negra y la verdad histórica : contribución al estudio del concepto de España…, Madrid, s.n., 1914 ; Ricardo García Cárcel, La leyenda negra, Madrid, Alianza Universidad, 1992.
2 Voir André Fugier, Napoléon et l’Espagne : 1798-1808, 2 vol. , Paris, Librairie Félix Alcan, 1930.
3 Voir Jean-René Aymes, La guerra de España contra la Revolución francesa (1793-1795), Alicante, Instituto de Estudios « Juan Gil-albert », 1991 ; Lluís Roura i Aulinas, Guerra gran a la ratlla de França : Catalunya dins la guerra contra la Revolució Francesa, 1793-1795, Barcelone, Curial, 1993.
4 Relation du voyage en Espagne, Paris, C. Bertin, 1691. L’ouvrage parut comme anonyme.
5 Lettres persanes, Paris, Classiques Garnier, 1950, lettre LXXVIII, p. 140.
6 En réalité, Voltaire est surtout vilipendé en Espagne, de tous côtés et violemment, pour son athéisme, son anticléricalisme, sa défense de la religion naturelle et son adhésion à la Révolution française. Ses attaques frontales visant l’Espagne sont surtout notables dans sa tragédie Alzire où il dénonce les féroces procédés utilisés par les « conquistadores » pour dominer le Nouveau Monde.
7 Voir la transcription, en français, du texte de Masson de Morvilliers dans García Cárcel, La leyenda negra, op. cit., p. 137-138.
8 Voir Elena Fernández Herr, Les Origines de l’Espagne romantique : les récits de voyage, 1755-1823, Paris, Didier, 1974. Voir également Francisco Lafarga, Voltaire en Espagne (1734-1835), Oxford, Voltaire Foundation, 1989, p. 72-73.
9 Jean-Marie-Jérôme Fleuriot, marquis de Langle, Voyage de Figaro en Espagne, Saint-Malo, s.n., 1784, p. 163 et 197. Cet ouvrage fut brûlé en 1786 par arrêté du Parlement de Paris.
10 Nouveau voyage en Espagne, ou Tableau de l’état actuel de cette monarchie, Paris, chez Regnault libraire, MDCCLXXXIX (1789).
11 t. VI : Espagne ancienne, t. VII : Espagne moderne, Paris, Chez l’auteur, 1778-1784. Voir Elena Fernández Herr, Les Origines de l’Espagne romantique, op. cit., p. 130.
12 Texte transcrit par Elena Fernández Herr, Les Origines de l’Espagne romantique, op. cit., p. 130.
13 Voir Richard Herr, España y la revolución del siglo XVIII, Madrid, Aguilar, 1964.
14 Reimpresión facsimilar de la primera edición, Madrid, Julio Ollero Editor, 1991, p. 116.
15 Jean-François Bourgoing, op. cit., p. iii.
16 Avertissement des éditeurs dans la quatrième édition, p. 1.
17 Antonio Ponz, Viage de España en que se da noticia de las cosas mas apreciables y dignas de saberse que hay en ella, 18 vol. , Madrid, Joaquín Ibarra y su viuda, 1776-1794.
18 Jean-François Peyron, Essais sur l’Espagne. Voyage fait en 1777 et 1778…, Genève, s.n., 1780 ; Nouveau voyage en Espagne, fait en 1777 et 1778, Paris, Barrois, 1782.
19 Gilles Bertrand, Le Grand Tour revisité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français en Italie (milieu XVIIIe siècle-début XIXe siècle), Rome, École française de Rome, 2008, p. 95.
20 2 vol. , Chez Buisson, an VI de la république.
21 Jean-François Bourgoing, op. cit., édition de 1807, t. I, p. 280. Toutes les citations ultérieures proviennent de cette édition en trois tomes, dont je dispose. Le titre se limite à : Tableau de l’Espagne moderne. Dans cette « Quatrième édition » publiée « chez Tournesein », l’immense sous-titre de l’édition de 1788 a disparu, remplacé par l’annonce de quelques « corrections et augmentations », du « livre des postes d’Espagne », d’une « carte des routes d’Espagne » et de gravures concernant Grenade et Cordoue.
22 Ibid., t. II, p. 295.
23 Ibid., t. II, note, p. 331.
24 Ibid., t. I, p. 309.
25 Ibid., t. II, p. 218-222.
26 Ibid., t. II, p. 94.
27 Ibid., t. III, p. 184.
28 Ibid., t. III, p. 182.
29 Ibid., t. III, p. 305-306.
30 Ibid., t. II, p. 14.
31 Ibid., t. I, p. 152.
32 Voyage du ci-devant duc du Châtelet, en Portugal, où se trouvent des détails intéressans sur ses colonies, sur le tremblement de terre de Lisbonne, sur M. de Pombal et la cour, revu et corrigé sur le manuscrit et augmenté de notes sur la situation actuelle de ce royaume et de ses colonies par J. Fr. Bourgoing, Paris, F. Buisson, an VI, p. 70.
33 Jean-François Bourgoing, op. cit., édition de 1807, t. II, p. 251-252.
34 Ibid., t. II, p. 236.
35 Ibid., t. II, p. 42-43.
36 Ibid., t. I, p. 10-13.
37 Ibid., t. I, p. 20.
38 Ibid., t. I, p. 12.
39 Ibid., t. III, p. 370.
40 Ibid., t. I, p. 20.
41 Ibid., t. III, p. 369.
42 Ibid., t. II, p. 239 et p. 238.
43 Ibid., t. I, p. 9.
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