Un révolutionnaire néerlandais à Paris en 1788. Le journal de voyage de Lambert van Eck
p. 73-91
Texte intégral
1Le jeudi 15 mai 1788, à quatre heures du matin, à un péage de Rotterdam, trois voyageurs attendaient dans leur voiture de pouvoir emprunter la navette fluviale qui les amènerait de l’autre côté de la Meuse. Cette traversée était la première étape d’un long voyage vers Anvers, Bruxelles et enfin Paris, leur destination. Ce matin-là, pourtant, une tempête s’était levée et le passeur refusa de tenter la traversée avant que le vent ne fût un peu tombé, une heure plus tard. Le trajet qui s’ensuivit, et qui les mena dans le Brabant après avoir franchi le large cours d’eau de la Hollands Diep, inclut aussi divers retards, des pieds mouillés et un supplément.
2Une fois ces obstacles surmontés, les trois voyageurs ayant eu leur petit-déjeuner sur le rivage opposé et pris place dans la voiture qui devait les conduire à la première étape de leur voyage, ils purent enfin pousser un soupir de soulagement, oublier la montagne de bagages qu’ils avaient emmenée avec eux (et qui était à présent rangée en sécurité à l’arrière de la voiture), contempler les terres arables qui ressemblaient encore à celles des environs de Rotterdam et tourner le regard vers l’avenir, de l’autre côté de la frontière, en direction de lointaines perspectives. Tout cela, nous le savons grâce au récit détaillé qu’en fait Lambert van Eck, car c’est son journal de voyage qui nous a permis de rassembler les différents éléments composant l’histoire de leur périple1.
3À ce stade, la principale source d’inquiétude des voyageurs était l’argenterie que l’un d’entre eux avait emportée. La tension monta lorsqu’ils passèrent la frontière et eurent la malchance de tomber entre les mains de trois péagers :
« Avant même que nous eussions pu leur donner un pourboire, écrivit plus tard Lambert, ils avaient sorti nos malles, demandé les clés et entrepris sans le moindre scrupule de fouiller l’ensemble, en faisant tout haut des commentaires sur nos nouveaux gants, nos sous-vêtements et le reste. »
4La découverte de l’argenterie, qui survint avant que l’on eût pu expliquer la situation, ne fit que rendre la tension plus palpable. L’explication (qui était que la femme à qui elle appartenait, bien que de nationalité néerlandaise, résidait à Bruxelles, de sorte que ses effets personnels étaient exempts de charges) vint trop tard pour qu’il fût possible de se débarrasser des douaniers à l’aide de quelques petites pièces. Les voyageurs se virent contraints de les apaiser avec un pot-de-vin conséquent et durent attendre qu’ils s’acquittassent des inévitables tâches administratives, établissant des listes d’effets domestiques importés qui devraient subir un examen encore plus attentif lors de l’arrivée à Bruxelles.
5La propriétaire de l’argenterie importune était Mme Gevers, épouse de l’ancien bailli de Rotterdam Paulus Gevers, qui avait fui à Bruxelles. Exilée, elle regagnait son foyer temporaire, qui, à en juger par l’importation de son argenterie, était en passe de devenir plus permanent. Sa mission était différente de celle de ses deux compagnons, Pieter Paulus et Lambert van Eck, qui avaient entrepris ce voyage à la suite des graves événements ayant ébranlé les Provinces-Unies l’année précédente.
La Restauration
6Bien que la fumée obscurcissant les affrontements de 1787 se fût dissipée, ce qui s’était passé en république des Provinces-Unies manquait encore de clarté aux yeux des personnes directement impliquées, tels nos trois voyageurs. La révolution et la restauration qui avaient eu lieu cette année-là avaient certainement marqué l’apogée de l’agitation politique initiée en 1779, lorsque le pays s’était engagé dans une guerre contre l’Angleterre. Cette guerre était le résultat du soutien apporté par la République aux colonies américaines, lors de la rébellion de ces dernières contre la métropole. De nombreux marchands néerlandais espéraient que l’Amérique devînt un important partenaire commercial une fois l’indépendance obtenue, et pour cette raison ils considéraient la guerre comme un moyen de gagner du terrain sur l’Angleterre, leur concurrent principal.
7Qui plus est, les principes sur lesquels s’appuyait la guerre d’indépendance américaine trouvaient dans les Provinces-Unies un écho particulièrement fort. Les journaux publièrent des traductions des constitutions modernes élaborées par les États nouvellement fondés de l’autre côté de l’Atlantique. Les dirigeants rebelles étaient des héros aux yeux des Néerlandais. Le capitaine de marine John Paul Jones fut accueilli sous les applaudissements à Amsterdam. Des deux côtés de l’Atlantique, on remarqua les similarités entre la lutte des Américains pour l’indépendance et la révolte des Néerlandais contre l’Espagne, deux siècles auparavant. John Adams, le premier ambassadeur américain aux Provinces-Unies, joua de ces affinités en y faisant explicitement référence lors de son adresse aux États Généraux : « Les origines des deux Républiques sont si semblables que l’histoire de l’une semble n’être que la transcription de l’autre. » Des pamphlétaires firent pression sur le stathouder Guillaume V et les États Généraux, et des pétitions furent présentées à travers tout le pays. En conséquence, en 1782 la république des Provinces-Unies devint le premier pays d’Europe à reconnaître les États-Unis comme une nation indépendante.
8La guerre d’indépendance américaine était aussi source d’inspiration pour les Néerlandais en raison du mécontentement grandissant de la République à l’égard du stathouder Guillaume V, dont on estimait qu’il était devenu trop puissant. Le sentiment populaire appelait les Pays-Bas à se libérer une seconde fois, non plus de l’emprise d’un monarque étranger, mais de celle d’un tyran national. En 1781 l’aristocrate Joan Derk van der Capellen tot den Pol publia un pamphlet incendiaire intitulé « Au peuple des Pays-Bas », qu’il conclut par un appel aux armes2.
9Pendant ce temps, la guerre contre l’Angleterre allait de mal en pis. La flotte néerlandaise, autrefois réputée, était étonnamment parvenue malgré son affaiblissement récent à tenir tête aux Anglais lors de la bataille du Dogger Bank en 1781, mais par la suite elle s’était totalement effondrée. De tels échecs militaires mirent en évidence des dissensions intérieures présentes de longue date. En tant que stathouder et chef militaire suprême, le Prince avait la responsabilité de mener une guerre qu’il ne cautionnait pas. Ceux qui étaient en faveur de la guerre, notamment de nombreux régents hollandais, considéraient le prince comme un allié non déclaré de l’Angleterre. L’exemple américain avait entre-temps montré que de nouvelles idées de liberté, de démocratie et d’auto-gouvernement pouvaient être mises en pratique. Au début, ce conflit intérieur ressembla aux précédents affrontements entre Orangistes et Républicains, telles les confrontations entre le prince Maurice et le grand-pensionnaire Johan van Oldenbarnevelt en 1618 ou entre le prince Guillaume III et Johan de Witt en 1672. Durant ces luttes, on avait déjà fréquemment fait référence aux privilèges médiévaux, mais à présent l’ancienne rhétorique acquérait une nouvelle dimension.
10Parce qu’ils déclaraient désirer le meilleur pour leur pays, ceux qui critiquaient le gouvernement adoptèrent le nom de guerre de « Patriotes ». Attirer l’attention sur les problèmes de leur temps était néanmoins bien plus facile que d’y apporter des solutions. Il devint de plus en plus clair que les Patriotes formaient un groupe très disparate. Dans son pamphlet, van der Capellen se fit l’avocat d’un « gouvernement organisé » fondé sur la représentation (il avait à l’esprit l’ensemble de la population, excepté la « populace ») et garantissant la liberté de tous. Les élites politiques professaient des idées similaires dans diverses provinces, et en particulier dans la province de Hollande. La République était une oligarchie stratifiée, où le pouvoir était détenu, à tous les niveaux (local, provincial et national, ce dernier étant celui des États Généraux), par un nombre restreint de familles nanties. Néanmoins, les régents, au nombre d’environ deux mille, qui occupaient des sièges importants dans les conseils municipaux et dans d’autres directoires, ne formaient pas un tout unifié. Des conflits internes couvaient en tous lieux et naissaient régulièrement, en particulier lorsqu’un quelconque gain financier était en jeu, comme dans le cas d’une nomination à un poste avantageux. Certains régents cherchaient à saper l’autorité du stathouder à la seule fin de s’assurer une liberté plus grande, tandis que d’autres contestaient le principe du stathoudérat en tant que tel. Les classes moyennes voyaient dans la tribune de van der Capellen et de quelques autres une occasion de récupérer l’influence politique qui leur avait été enlevée longtemps auparavant.
11Bien que le traité avec l’Angleterre eût été signé en 1784, le conflit intérieur continua rapidement de monter en puissance. Partout, il fallait choisir son camp, et tandis que les Orangistes organisaient de violentes manifestations ici et là, les Patriotes formaient des milices de volontaires. En 1785 les États Généraux apportèrent tant de restrictions à l’autorité du stathouder Guillaume V que celui-ci fuit La Haye pour établir sa cour à Nimègue, dans la province orientale de la Gueldre. En novembre de la même année, la République conclut une alliance défensive avec la France, pays qui avait également soutenu les Américains. En des dizaines d’endroits, particulièrement Amsterdam et Rotterdam, les Patriotes célébrèrent ce pacte en organisant des festivités ponctuées de parades, de feux d’artifices et de fastueux banquets, qui furent par la suite représentées sous forme de gravures très populaires et largement diffusées.
12Pourtant, le conflit s’intensifiait. Dans diverses villes, les Orangistes furent expulsés du conseil municipal et remplacés par des Patriotes. Des combats de rue de plus en plus violents avaient lieu, impliquant des partisans des deux bords. Les esprits s’échauffèrent particulièrement à Rotterdam, où un corps de Patriotes volontaires fut formé en 1783 ainsi qu’une légion d’enfants soldats, les Jeunes bataves. Le Patriote Paulus Gevers, qui fut nommé bailli en 1785, parvint à plier le gouvernement de la ville à sa volonté, mais il eut plus de problèmes avec le mouvement populaire orangiste, mené par la vendeuse ambulante Kaat Mossel. Gevers la fit arrêter et elle fut condamnée à être fouettée, marquée au fer rouge, placée pour dix ans en maison de correction et bannie de la ville à perpétuité. Le procès s’éternisa en cour d’appel et la sentence fut reportée à plusieurs reprises, mais durant son séjour en prison Kaat Mossel devint une martyre de la cause orangiste.
13La fermeté des positions de Paulus Gevers l’avait entre-temps fait élever au rang de héros du mouvement patriote. On publia un portrait où il était représenté dans une pose classique, montrant du doigt un in-folio ouvert contenant la charte médiévale de Rotterdam, preuve qu’il défendait les droits traditionnels des citoyens. Les plus progressistes parmi les Patriotes, néanmoins, prévoyaient déjà les événements à venir, et en juin 1786 les participants à un rassemblement de milices de volontaires venues de tout le pays décidèrent de prôner une nouvelle forme de gouvernement fondée sur la représentation. Deux Patriotes, Pieter Vreede de Lieden et Wybo Fijnie de Delft, esquissèrent une nouvelle constitution qui faisait clairement écho à la Déclaration d’indépendance américaine.
14À La Haye, deux régents patriotes jetèrent de l’huile sur le feu en faisant emprunter à leur voiture la grande porte traditionnellement réservée aux princes d’Orange afin d’entrer dans le Binnenhof, la cour intérieure du complexe médiéval qui abritait les États Généraux. Peu de temps après, une petite armée de Patriotes initia une série de révoltes civiques (entre autres à Delft et La Haye) au cours desquelles des régents orangistes furent contraints d’abandonner leur poste. La série de victoires remportées par les Patriotes atteint son terme en juin 1787, lorsque la princesse Wilhelmine, épouse de Guillaume V, fut retenue à Goejanverwellesluis alors qu’elle se rendait à La Haye. Cette raison fut suffisante pour que son frère, le roi de Prusse, décidât d’une réaction militaire. Les Patriotes offrirent une certaine résistance, mais leurs défenses s’effondrèrent. Tous leurs espoirs reposaient à présent sur le roi de France, dont ils attendaient de l’aide en vertu du pacte de défense récemment conclu. Son soutien tarda à arriver et la capitulation d’Amsterdam, le 10 octobre, régla la question. Le stathouder rentra à La Haye et l’ancien régime fut restauré, ce qui causa la fuite d’un grand nombre de Patriotes (probablement jusqu’à 20 000) dont beaucoup cherchèrent refuge en France. La plupart de ces fugitifs regagnèrent leur patrie quelques mois plus tard, à la faveur d’une amnistie ou du retour de la paix. Cependant, plusieurs milliers d’entre eux décidèrent de demeurer en exil. Les choses s’étaient apaisées dans la République, mais les Orangistes autant que les Patriotes se demandaient pourquoi ils avaient à ce point perdu le contrôle de la situation.
Camarades en exil
15Un grand nombre de Patriotes néerlandais étaient descendus à Bruxelles, le centre politique des Pays-Bas du Sud, où la régente, Marie-Christine de Habsbourg-Lorraine, gouvernait le pays pour son frère, l’empereur Joseph II. Les réfugiés patriotes furent accueillis chaleureusement à Bruxelles, dont ils apprécièrent l’atmosphère de réforme politique. Des lois entrées en vigueur en 1781 avaient garanti la liberté de religion et limité le pouvoir de l’Église catholique. Les pouvoirs des anciens corps de gouvernement et des autorités provinciales avaient été réduits et les fêtes locales traditionnelles avaient été remplacées par un jour férié national, imposé par décret ducal. Les réformes du gouvernement et l’éducation du peuple – que les Patriotes néerlandais promouvaient également – avaient dû susciter l’approbation de Lambert van Eck.
16En chemin, les trois voyageurs avaient déjà rencontré un signe annonciateur des événements à venir : alors qu’ils passaient par Vilvorde, ils virent « un très grand bâtiment pourvu d’innombrables petites fenêtres ». Le conducteur expliqua à Lambert qu’il s’agissait d’une « maison de correction » pour les criminels condamnés. Cette prison moderne, construite quelques années auparavant, éveilla l’intérêt de Lambert : « Nous décidâmes de la visiter à nouveau une fois à Bruxelles. » Comme beaucoup de juristes à l’esprit moderne, Lambert van Eck s’opposait à la peine de mort. L’emprisonnement était considéré comme une solution plus humaine, à condition qu’il ne se fît pas, comme on en avait l’habitude, dans les oubliettes d’un ancien château, mais dans des prisons spécialement conçues. La prison de Vilvorde resta, tout au long du XIXe siècle, un exemple de cette nouvelle approche de la justice criminelle3.
17Le soir de leur arrivée à Bruxelles, les deux hommes eurent l’honneur de recevoir à leur hôtel la visite « de nombreux fugitifs hollandais, qui furent très émus de nous voir ». Le matin suivant à neuf heures, d’autres Néerlandais « de toutes classes et de toutes sortes » attendaient de les voir. Par leurs nombreuses conversations avec Paulus et van Eck, les réfugiés donnèrent une image assez sombre de leurs querelles internes, de leur déception face aux échecs politiques de l’année précédente et de leur condamnation du manque de soutien français, s’adonnant, en bref, à « de nombreuses récriminations peu avisées ».
18Van Eck et Paulus firent de leur mieux pour apaiser les appréhensions de leurs compatriotes à l’aide de quelques mots d’encouragement :
« Nous commençâmes immédiatement à éclaircir les causes de leurs plaintes afin de les dissiper, et fûmes flattés de constater que notre influence était telle que tous ceux à qui nous nous adressions, quelles que fussent leur classe sociale ou leurs opinions personnelles, décidèrent de retrouver la cordialité exprimée plus tôt, sans suspicion, sans jalousie et également sans arrogance d’une part, ni impertinence de l’autre, et encore de n’accuser personne pour les erreurs du passé, les désastres et la condamnation brutale des faits et actions présents, enfin de se comporter comme un peuple que d’autres pouvoirs continueraient à tenir pour digne de voir ses anciens droits restaurés si l’occasion devait s’en présenter. »
19Le groupe des « aristocrates » était celui auprès duquel van Eck, par nature, se sentait le plus à l’aise. Il assista à la « réunion hebdomadaire des anciens régents », où il rencontra nombre de ses connaissances, parmi lesquelles De Gijselaar et Gevaerts, les deux régents qui avaient franchi en bons camarades la Porte du Stathouder deux ans auparavant, mais qui à présent se querellaient sans cesse. Parmi ceux à qui Lambert parla se trouvait Jan Jacob Cau, qui avait été impliqué dans l’arrestation de la princesse Wilhelmine, et son compatriote Wybo Fijnje, l’un des idéologues du mouvement patriote. Il visita également la Hollandsche Sociëteit, où se retrouvait une assemblée fort diverse : l’aubergiste, par exemple, qui parut familier à van Eck, se révéla finalement être le fils de son marchand de vin de La Haye.
20La colonie néerlandaise était une compagnie isolée, rongée par le mal du pays. Van Eck écrivit que lorsqu’ils se retrouvaient pour dîner le soir, ils s’imaginaient « être de nouveau en Hollande, comme au temps jadis », et il se souvint d’avoir rendu visite à une connaissance avec qui il fuma la pipe « à l’ancienne mode de La Haye ». Les exilés vivaient dans le passé, et passaient tant de temps à ressasser les événements de cet été fatidique de 1787 qu’ils en oubliaient de regarder autour d’eux. Ils ne cessaient de se demander qui était responsable de la déplorable tournure qu’avaient pris les événements, pourquoi les Français avaient refusé d’intervenir, qui avait commis telle ou telle erreur stratégique. Paulus et van Eck, au contraire, étaient résolument tournés vers l’avenir. De leur point de vue, la modernisation de l’État néerlandais était inéluctable, mais sa réussite dépendait plus que jamais d’une aide extérieure, et particulièrement de celle de la France.
21Paulus et van Eck visitèrent en simples touristes le château de Laeken, résidence du régent. Ils inspectèrent la salle d’assemblée du Conseil d’État, le plus haut corps de gouvernement, et admirèrent les « nombreux meubles splendides qui servaient au stockage des papiers ». Ils firent aussi le tour de l’armurerie, avec ses anciennes armures, boucliers, lances, épées et pistolets ; autant d’« instruments de meurtre » que van Eck abhorrait. Ce dernier fut néanmoins impressionné par l’épée censée avoir servi à décapiter les comtes d’Egmond et de Horne, les deux nobles qui s’étaient rebellés contre le roi d’Espagne et qui étaient considérés comme des héros par les Orangistes comme par les Patriotes. Peut-être Paulus et van Eck s’identifiaient-ils à ces deux illustres personnages de l’histoire des Pays-Bas ? Finalement, ils flânèrent dans les jardins, où les jets d’eaux des fontaines atteignaient des hauteurs exceptionnelles grâce à une nouvelle merveille technique, la machine à vapeur. Les jardins s’enorgueillissaient aussi d’une splendide tour chinoise au sommet de laquelle van Eck s’empressa de monter, observant qu’elle était haute de 232 marches. Il s’émerveilla des « perspectives enchanteresses », composées de panoramas s’étendant jusqu’à Malines et Anvers. Lambert regardait évidemment vers le Nord ; mais son voyage continua le jour suivant en direction du Sud et de la ville la plus dynamique du continent, centre politique du pays dont les Patriotes espéraient que leur salut viendrait.
22S’attendaient-ils à rencontrer à Paris des exilés néerlandais d’une nature plus énergique et optimiste ? En tout cas, les Patriotes qui s’y étaient installés formaient un cercle très fermé, car les seuls Néerlandais autorisés à séjourner dans la capitale française étaient ceux qui possédaient assez de biens pour subvenir à leurs besoins ou qui jouissaient d’une notoriété suffisante pour être invités par les autorités françaises. Le chef des fugitifs était le baron Robert Jasper van der Capellen van der Marsch, un neveu de l’auteur d’« Au peuple des Pays-Bas ». Il était entouré de nobles de la Gueldre et de l’Overijssel, ainsi que de nombreux anciens régents de Hollande.
23Van Eck et Paulus durent être déçus de constater qu’à l’instar des réfugiés de Bruxelles, les exilés installés à Paris se plaisaient à revenir sur les événements de l’année précédente. Typiquement, les conversations étaient à l’image de celle qu’ils eurent avec Gerard Brantsen, un noble de la Gueldre, au cours de laquelle Brantsen exprima son indignation face à l’« imbécillité » des Français, qui avaient refusé d’intervenir en 1787. Le récit de Lambert révèle que Paulus et lui-même s’étaient peu à peu pris d’aversion pour de tels griefs, et s’efforçaient d’éviter le sujet autant que possible.
24Pieter Paulus et Lambert van Eck n’étaient pas venus à Paris pour s’entretenir avec des réfugiés néerlandais aigris. Le but de leur voyage, qui n’est révélé que progressivement dans le journal de Lambert, était de permettre à Paulus de s’entretenir avec le dirigeant français Loménie de Brienne, ainsi qu’avec divers ministres et autres individus haut placé. Tout indique que le périple avait été entrepris sur l’invitation personnelle du ministre des Affaires étrangères, le comte de Montmorin. Les Français désiraient savoir quel soutien ils pouvaient attendre des Patriotes en cas de nouveau conflit international. Les Patriotes, pour leur part, s’étaient donné pour but de découvrir si les Français étaient prêts à soutenir militairement leurs efforts en vue de renverser le régime du stathouder, Guillaume V. Van Eck écrivit peu de chose au sujet de ces entretiens, qui étaient pour la plupart menés exclusivement par Paulus. Ce dernier avait par le passé occupé une position d’autorité au sein de la Marine néerlandaise, ce qui lui avait permis de former un réseau étendu de contacts en France. Les Français le tenaient en haute estime, comme l’atteste une lettre de la main de Joseph-Matthias Gérard de Rayneval, un diplomate qui s’était rendu dans les Provinces-Unies en 1786 afin d’y observer en personne la situation déjà tendue. Au sujet de Paulus, il écrivit la chose suivante : « C’est un Patriote fort éclairé, qui en dépit de son jeune âge est doté d’idées à la fois claires et modérées. » Comme on pouvait s’y attendre, Paulus reçut un accueil chaleureux, et, flatteusement, on lui assura que, si seulement les Patriotes néerlandais avaient l’année précédente envoyé à Paris un « homme de tête » (en d’autres termes quelqu’un comme Paulus), les Français n’auraient pas manqué de leur venir en aide. Cependant, compte tenu des circonstances, il était nécessaire de repenser la situation, afin de découvrir comment on pourrait défaire la « révolution » stathoudérienne de 1787.
25À l’inverse des exilés néerlandais d’Anvers et de Bruxelles, leurs camarades parisiens d’adoption s’étaient dans une certaine mesure intégrés à la vie de la capitale. Plusieurs Néerlandaises mariées à des notables français se révélèrent jouer un rôle décisif dans la réalisation de cette intégration. Les dîners qu’elles organisaient constituaient d’excellentes occasions d’établir le contact avec l’élite française. Sophia van Neukirchen-Nijvenheim, fille du noble de Gueldre mentionné plus haut, et à présent marquise de Champcenetz par mariage, donnait des fêtes réunissant politiciens français et exilés néerlandais. Margareta Cornelia van de Poll, la comtesse d’Usson native d’Amsterdam, présenta Paulus et van Eck à Jacques Necker, qui occupait le poste-clef de ministre des Finances. Van Eck décrivit la comtesse néerlandaise comme « une femme intelligente et distinguée », qui les reçut « avec grande gentillesse dans un charmant cabinet qui recelait une bibliothèque fort respectable et donnait sur un charmant jardin ». Une troisième femme, la duchesse de Gramont, contribua dans une large mesure à consolider les relations franco-néerlandaises. Cette Française, dame d’honneur de la reine Marie-Antoinette, assura à Paulus et van Eck « que le roi et la reine étaient bien disposés à l’égard des Patriotes néerlandais ». Elle « apprécia beaucoup mon beau-frère Paulus » ; de fait, le sentiment était partagé : « Nous appréciâmes à l’excès Mme Gramont, une femme déjà âgée mais très éclairée en matière de politique et prompte à se mettre au service d’une cause juste. »
26Les réunions, salons, dîners et fêtes étaient des événements importants pour la politique française. Néanmoins, il était également possible de participer à la vie politique en visitant des lieux publics, tels que les cafés situés non loin du Palais Royal, où se trouvaient fréquemment Paulus et van Eck. Le soir, ils allaient souvent à l’Opéra, où ils rencontraient toutes sortes de connaissances. Au théâtre, les loges étaient le lieu de rendez-vous de personnes de tous horizons professionnels : politiciens, banquiers, journalistes et officiers militaires. Van Eck remarqua que les officiers n’étaient pas autorisés à apparaître en uniforme, mais en ignorait la raison. En fait, il se passait dans la capitale française de nombreuses choses dont le sens lui échappait. Au début il n’y prêta pas attention et se concentra sur leur mission, qui était d’éveiller l’intérêt des Français pour la situation néerlandaise.
Contacts en France
27La diplomatie était le domaine de Pieter Paulus, qui rencontrait fréquemment des responsables haut placés pour des entretiens privés. Ainsi, durant son séjour à Paris, il consulta le ministre des Affaires étrangères, le comte de Montmorin, pas moins de vingt et une fois, et s’entretint huit fois avec le contrôleur général des Finances, équivalent du Premier ministre, Loménie de Brienne. Ce n’est qu’occasionnellement qu’il rapporta à Lambert ce dont il avait été question : par exemple, le 9 juin 1788, il rendit visite au diplomate Mercy-Argenteau, qui avait exprimé des vues « tout à fait favorables », et estimait qu’il était nécessaire d’intervenir puisque la Maison d’Orange constituait « un obstacle perpétuel aux vrais intérêts de la République ». Ce genre de généralités était tout ce que Paulus consentait à divulguer. Une coupure de presse anglaise conservée dans le journal de Lambert prouve que celui-ci consultait d’autres sources d’information. L’article rapporte l’inquiétude du gouvernement britannique au sujet de délibérations secrètes se déroulant à Paris. La formulation est vague, mais Lambert pensait manifestement qu’il s’agissait d’une référence à leur mission.
28Il est néanmoins possible de distinguer la teneur générale des entretiens de Paulus à travers la vision partielle qu’en possédait Lambert. Le gouvernement français regrettait à présent son refus d’intervenir lorsque la Prusse avait envahi la république des Provinces-Unies en 1787. Cette réalité transparaissait dans l’état d’esprit du marquis de Vérac, un diplomate récemment évincé qui rendit visite à Paulus. Lambert rapporta que cet ancien ambassadeur de France aux Provinces-Unies avait été « grandement affecté par la tournure des événements, qui, disait-il, lui avait aussi causé une souffrance non négligeable ». Il avait même évité toute compagnie durant trois mois.
29La question néerlandaise donnait largement matière à penser aux Français, comme en témoigne le fait que l’un des hommes qui faisaient l’opinion à l’époque, le comte de Mirabeau, ait consacré à ce sujet un livre entier, intitulé Aux Bataves, sur le stathoudérat. Deux mois avant l’arrivée de Paulus et van Eck à Paris, Mirabeau, résumant ses objectifs avec concision, avait conclu son manuscrit par un appel à la révolte du peuple néerlandais contre le stathouder : « Aux armes, nobles Patriotes, aux armes4 ! » Même ceux qui sacrifieraient leur vie pour leur cause devraient se réjouir, disait-il, car ils le feraient pour le bien de leurs enfants. Van Eck et Paulus rendirent visite à ce célèbre auteur, mais ne le trouvèrent pas chez lui. Ils rencontrèrent en revanche une autre célébrité, Thomas Jefferson, l’ambassadeur d’Amérique en France, avec qui ils partagèrent un délicieux repas. Le futur président était d’excellente humeur, car il venait d’apprendre qu’un nouvel État avait rejoint l’Union, portant ainsi à neuf le nombre des États Unis.
30De tous les interlocuteurs de Paulus, ce fut le marquis de Lafayette qui laissa la plus forte impression : « Lafayette nous donna plus de satisfaction qu’attendu. Il est jeune, mais sa voix comme sa figure sont d’une modestie et d’un calme suprêmes, à l’instar de son expression claire et pleine de bon sens. » Lafayette jouissait d’une renommée internationale. Après avoir combattu au côté des Américains pour la libération du nouveau continent, il était rentré en héros dans son pays natal. Lafayette raconta de passionnantes histoires de première main au sujet de la guerre d’indépendance américaine. Il fit l’éloge des soldats américains qui avaient été contraints de marcher pieds nus et de dormir dehors, et décrivit les massacres perpétrés par les Anglais, qui avaient même abattu des femmes enceintes. Pire encore, ces derniers avaient kidnappé des esclaves et leur avaient transmis la petite vérole, déclenchant ainsi une épidémie chez les Américains5. Une grande amitié fondée sur une estime réciproque ne tarda pas à se développer entre Lafayette et les Néerlandais. Ils le rencontrèrent pas moins de vingt-six fois, en compagnie de son épouse, qui d’après Lambert était « une femme joyeuse, intelligente et agréable, aimant tendrement son mari ». Entre les pages du journal de Lambert se trouve une lettre de Lafayette dans laquelle il invite les deux Néerlandais à lui rendre visite chez lui.
31Lafayette se montra toujours amical et courtois à l’égard de van Eck et Paulus, mais il eut le temps de se faire sa propre idée de la lutte politique aux Provinces-Unies : « Il est étrange de voir tant d’hommes saisis d’une si grande colère, dans un si petit espace. » Nous tirons ces mots de sa lettre à son ami George Washington, à qui il pouvait parler sans détour. Lafayette appelait le stathouder « un imbécile », mais reconnaissait également les torts des Patriotes, car ils étaient « presque aussi opposés l’un à l’autre qu’au stadhouder ». De plus, il estimait que « certains Patriotes vont bien loin dans leurs opinions ».
32Il fut moins critique en présence de ses deux visiteurs, déclarant son inquiétude à l’égard des Provinces-Unies, qu’il avait visitées en 1785, et « affirmant son désir de rendre service à la nation ». Lorsque la crise néerlandaise était devenue critique à l’été 1787, Lafayette et son armée s’étaient tenus prêts à intervenir afin de repousser les Prussiens hors des Provinces-Unies, mais à l’époque le gouvernement français n’avait pas voulu risquer une confrontation.
33Alors que les premières entrevues de Paulus se concentrèrent sur la situation hollandaise, les discussions ultérieures furent de plus en plus centrées sur les réformes mises en œuvre en France, qui semaient une discorde grandissante. Peu de temps avant l’arrivée des Néerlandais à Paris, Lafayette avait écrit à Washington : « La situation dans laquelle nous nous trouvons est critique. » Il ajouta qu’il avait fait fi de toute prudence, ce qui signifiait qu’il s’était rallié ouvertement aux réformateurs6. Lafayette était déjà membre de l’Assemblée des notables, qui avait pour rôle de conseiller le roi sur les réformes à entreprendre et à laquelle il avait proposé, entre autres, d’accorder aux protestants la liberté religieuse. Son attitude progressiste avait même créé des conflits au sein de sa famille proche : un soir, au dîner, il confia à Lambert que sa grand-mère ne lui adressait plus la parole.
34La situation française était tout aussi complexe que celle de la république des Provinces-Unies. L’opinion publique avait contraint le roi de France à mettre en œuvre un certain nombre de réformes, dont la première était d’abolir les parlements, qui dataient de l’époque médiévale. Parce que ces conseils de province avaient un rôle consultatif en matière de droit, les proches de Lafayette s’opposaient à leur abolition, qu’ils considéraient comme une habile tentative de la part du roi d’accroître son propre pouvoir. Les protestations les plus farouches vinrent de Bretagne, où un groupe de nobles bretons avait rédigé une pétition, signée aussi par Lafayette. Il montra cette « circulaire » à van Eck, qui écrivit la chose suivante :
« Sa réponse prouva qu’il soutenait ouvertement la cause des parlements, ou plutôt de la nation. La France, disait-il, traversait une crise dangereuse, et il serait bientôt temps de déterminer si l’on vivrait sous un despotisme absolu ou sous l’influence bien réglée d’une constitution juste. »
35Lafayette estimait que la meilleure solution aux problèmes de la France serait une nouvelle guerre contre l’Angleterre : l’« ébullition générale » ne tarderait pas à « tiédir » et la population se rangerait de nouveau du côté du roi. De toute évidence, Lafayette était encore très attaché à la monarchie puisqu’il supposait que des mesures aussi machiavéliques pourraient avoir un effet favorable.
36Chaque fois qu’il rendait visite à Lafayette, van Eck en apprenait plus sur les derniers développements. Le 2 juin, durant le déjeuner, son hôte rapporta que le nombre de nobles bretons prenant part aux protestations avait atteint six cents et qu’ils avaient exigé la démission de deux ministres. Lafayette savait aussi que des troupes avaient d’ores et déjà été envoyées en Bretagne, « et il craignait qu’un tel zèle n’eût des conséquences malheureuses ». Un repas ultérieur constitua « une occasion splendide de discuter des affaires intérieures françaises ». Van Eck fondait de grands espoirs en l’influence qu’exerçait Lafayette sur les « amis de la liberté », car ceux-ci soutiendraient certainement la cause néerlandaise.
37Peu de temps avant de rentrer aux Provinces-Unies, Paulus et van Eck rencontrèrent par hasard leur ami dans la rue. Il les invita immédiatement à déjeuner, « car il avait divers événements à raconter, dont une bonne partie le concernait personnellement ». Lafayette leur apprit qu’il avait assisté à un rassemblement illégal de la noblesse bretonne à Paris et signé une nouvelle lettre de protestation adressée au roi. Quelques nobles bretons avaient été emprisonnés à la Bastille, et lui-même avait échappé de peu à un sort similaire. Néanmoins, il affirma vaillamment « que l’on ne pouvait empêcher de tels rassemblements sans recourir à des méthodes tyranniques ». Lafayette avait entre-temps été déchargé de son activité militaire, mais, comme l’observa van Eck avec admiration, « durant cette période, plus zélé que jamais, il travaillait à promouvoir l’intérêt national et à réinstaurer la constitution que méritait le peuple ».
38Le 2 août, ils prirent congé de Lafayette qui leur apporta une excellente nouvelle, celle de la convocation des États généraux : « de tels progrès avaient été accomplis en l’espace d’un an, [alors qu’] on l’avait pris pour un fou » lorsqu’il avait pour la première fois fait cette proposition devant l’Assemblée des Notables l’année précédente. Ainsi, le peuple avait de nouveau son mot à dire au sujet du gouvernement, et bien que l’issue de tout cela fût incertaine, il n’était plus possible de faire marche arrière.
39Paulus et van Eck étaient venus en France afin de rencontrer des ministres et d’autres hauts dignitaires dans l’espoir d’influencer favorablement la politique de la France au sujet des Provinces-Unies. Et après tout, c’était le roi, Louis XVI, qui décidait de la politique. Peu réussissaient à obtenir une audience avec Sa Majesté, mais Lambert van Eck ne manqua pas de l’observer de loin durant une visite à Versailles. Le roi, qui était une sorte d’attraction touristique, avait coutume de prendre ses repas en public. Un jour que Paulus avait plusieurs rendez-vous, Lambert van Eck se rendit au château de La Muette dans le bois de Boulogne afin d’y voir dîner le roi. À table, parmi les invités, se trouvaient plusieurs de ses connaissances, notamment le comte de Montmorin, cette fois paré de médailles et de décorations. « Nous observâmes comme il se doit le roi sous tous les angles : il était jovial et hospitalier, bavarda avec la dame assise à côté de lui, mangea et but avec un bel appétit, et semblait heureux et bien portant. » En clair, l’impression générale était propre à inspirer confiance à deux Néerlandais qui croyaient encore que c’était de ce monarque que dépendait la libération de son propre pays.
40Van Eck et Paulus durent être dépités de découvrir un mois plus tard que les personnes à qui ils s’adressaient étaient de plus en plus nombreuses à se détourner du roi. C’était par exemple le cas du marquis d’Osmond, chef des exilés néerlandais, qui parla du roi en des termes « très libres », révélant divers détails relatifs à ses « humeurs impétueuses ».
41Plus leurs problèmes intérieurs grandissaient, moins les Français s’intéressaient aux vicissitudes de la république des Provinces-Unies. L’un des derniers conseils que reçurent Paulus et van Eck à Paris vint d’un Français qui ne pouvait concevoir « qu’il ne se trouvât pas parmi les Patriotes quelque Brutus pour éradiquer la Maison d’Orange des branches jusqu’à la racine, puisqu’elle était la cause perpétuelle de la détérioration du pays ». Son conseil était en somme d’assassiner le prince Guillaume V, tout comme Brutus avait tué Jules César en raison de ses dérives dictatoriales. Le remède radical du tyrannicide serait en fait employé quelques années plus tard, mais le prince Guillaume V n’en serait pas la victime7.
Tourisme moderne
42La première chose que fit Lambert lors de son arrivée à Paris fut de se procurer une nouvelle carte de la ville. Il est évident, à en juger par l’acquisition de deux épais guides de voyage, qu’il entendait profiter de l’occasion pour visiter la capitale. Armé du Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris et du Voyage pittoresque de Paris, il entreprit son exploration8. Paris éveilla chez Lambert des sentiments contradictoires. Il décrit par exemple les Tuileries comme un « vaste et magnifique bâtiment » qui avait malheureusement l’air « vieux et sale » parce qu’il n’était plus habité. De façon regrettable, les jardins étaient toujours arrangés selon un « goût dépassé », mais il était néanmoins agréable de s’y promener en raison de leur atmosphère animée. Lambert n’aima pas non plus le Louvre, une « ruine en désordre9 ». Au cours de sa visite au Châtelet, un château lugubre du centre-ville, van Eck inspecta la morgue, où l’on conservait plusieurs jours les cadavres trouvés dans la rue afin d’en permettre l’identification10. Il fut sans pitié pour l’Hôtel de Ville tout proche, qui était à ses yeux un « bâtiment démodé », et jugea sévèrement la Bastille. La prison-forteresse médiévale lui apparut comme une répugnante relique du passé, et il la trouva « plus sinistre encore que ne le laissait présager sa réputation ». Lambert van Eck n’aimait pas les vieux bâtiments abandonnés, et il savait fort bien que Voltaire, Mirabeau et d’autres intellectuels avaient été emprisonnés à la Bastille sur ordre du roi. Lorsque Lambert visita la prison, celle-ci comptait parmi ses détenus un écrivain alors inconnu : derrière l’une de ces fenêtres aux barreaux de fer, le marquis de Sade apportait les dernières corrections à son roman Aline et Valcour. Quelques mois plus tard, Sade, à grands cris, appellerait depuis sa cellule à la libération des prisonniers de la Bastille.
43Tout était encore calme, cependant, lorsque van Eck arriva devant l’imposant édifice. Il ne put franchir les douves, car le pont-levis avait été relevé, et alla plutôt se promener dans le parc adjacent. De là, il put voir une barrière de péage en construction, et ce petit bâtiment fit forte impression sur lui. Il est clair que l’architecture moderne était plus au goût de Lambert et, naturellement, il apprécia sa visite de l’église Sainte-Geneviève, qui était presque achevée. Cet édifice, écrivit van Eck, était un « hommage à l’ingéniosité humaine ». Il escalada même l’échafaudage afin d’admirer de près la sculpture, et fut particulièrement impressionné par l’énorme dôme11.
44Lambert était conscient de l’importance de cette structure, qui marquait l’avènement d’un style révolutionnaire, le néoclassicisme, donnant à voir les idéaux des Lumières à travers l’architecture des bâtiments publics. En pratique, ce style supposait généralement l’installation d’une forêt de colonnes pour délimiter un espace intérieur aux dimensions majestueuses. Cette nouvelle théorie architecturale appelait à pourvoir les bâtiments de qualités métaphysiques, capables de susciter une grande variété de sentiments. L’architecte de Sainte-Geneviève, Jacques Germain Soufflot, avait ouvert la voie à d’autres architectes véritablement révolutionnaires tels que Ledoux et Boullée, dont les plans ingénieux comprenaient un temple des Souvenirs et un cénotaphe d’Isaac Newton12.
45L’admiration de van Eck pour l’une des nouvelles barrières de péage, alors qu’il ignorait que c’était Ledoux qui en était l’architecte, atteste qu’il suivait la mode avec assiduité, étant donné qu’il fit preuve d’un goût particulier pour un style qui était en avance sur son temps. Aux Provinces-Unies aussi, le nouveau classicisme apparaissait comme le style de l’avenir, plébiscité majoritairement par les Patriotes progressistes13. Par exemple, Lambert comptait parmi ses connaissances l’architecte néo-classique Jan Giudici, que Pieter Paulus avait nommé deux ans plus tôt à l’amirauté de Rotterdam14. Giudici, influencé plus tard par Ledoux, réalisa sur commande les plans de nombreux bâtiments dans Rotterdam ou à proximité, comme la Bourse de Rotterdam, plusieurs résidences privées de Schiedam et l’Église réformée de Zoeterwoude. Ce nouveau style architectural avait également été employé pour les décorations servant de toile de fond à de nombreuses célébrations de Patriotes de 1787 ; mais après la restauration du stathouder, ces structures de bois disparurent aussi rapidement qu’elles avaient été érigées.
46Le Palais Royal était le cœur même de Paris, il est donc peu surprenant que la première promenade de Lambert en ville l’eût amené là. Le palais avait autrefois accueilli la cour royale, mais il était à présent transformé en plusieurs appartements locatifs et ses arcades abritaient d’innombrables boutiques et restaurants. La place « grouillait de voitures et de piétons, à tel point que nous pouvions à peine les éviter ». C’était, selon Lambert, un endroit où, « comme à une fête annuelle, tout se vend sous de longues arcades à travers lesquelles on flâne, dans de petites maisons construites expressément à cet effet, et qui incluent d’innombrables cafés et autres établissements où l’on peut se procurer de la nourriture et toutes sortes de rafraîchissements ». L’endroit était toujours « bondé », et le soir van Eck s’enchantait des « nombreuses petites lumières » et des pièces que l’on donnait au théâtre d’« ombres chinoises ». C’était au Palais Royal que se vendaient les journaux et pamphlets récents, de sorte que, naturellement, Lambert y retourna à de nombreuses reprises15.
47Le Palais Royal était aussi le meilleur endroit où dîner, comme le fit van Eck le 27 mai au Vallois, assis à la table commune. Habituellement, toutefois, il mangeait chez Massé avec son beau-frère, ou parfois « tout seul » lorsque Paulus était retenu par des délibérations politiques, comme cela arriva le 11 juin. Il y dîna à l’occasion dans une pièce à part, en compagnie d’autres Néerlandais. Dans cet environnement, il pouvait apaiser non seulement sa faim, mais aussi son appétit intellectuel, comme ce 21 juin où il dîna chez Massé et passa le reste de la soirée à lire des journaux dans le « pavillon des gazettes ».
48Van Eck se rendit une fois à cheval au bois de Boulogne, où se trouvaient aussi plusieurs cafés. Assis à une table en plein air, il apprit qu’il était d’abord censé consulter une « liste des prix » de ce qui était proposé16, découvrant ainsi l’ancêtre du menu. Les restaurants que fréquentait van Eck à Paris étaient un phénomène nouveau. Par contraste avec les auberges qui étaient encore la norme à l’époque, où l’on mangeait ce qu’il y avait et où l’on s’asseyait généralement à une table commune, la clientèle de ces restaurants modernes pouvait s’installer à une table à part et choisir parmi une sélection de plats. Le dîner devenait plus individuel, ce qui était caractéristique de l’époque. Van Eck appréciait la cuisine française, mais, en bon Néerlandais, il possédait un sens aigu de la propreté et s’offusquait parfois de ce qu’il appelait « la négligence française ». Il fut par exemple dégoûté par le lait qu’on lui donna une fois à verser dans son thé, « parce qu’il avait une peau et semblait répugnant, et donna au thé une couleur bleue, ce qui nous fit craindre qu’il n’eût été bouilli ou conservé dans une casserole sale17 ».
49Les nombreuses institutions scientifiques et philanthropiques existantes à Paris – qui était à cette époque la capitale culturelle de l’Europe – exerçaient aussi une forte attraction. Lambert les visita de façon systématique, en commençant le 27 mai par la Bibliothèque royale. Il s’agissait à l’époque de la plus grande bibliothèque au monde, ouverte au public deux jours par semaine pour une durée de trois heures chaque jour. « Nous trouvâmes une multitude de gens assis à des tables et occupés à lire, écrire ou dessiner », consigna van Eck. Il fut impressionné par l’« incroyable quantité » de livres, en particulier lorsqu’on lui apprit que ce qu’il voyait n’était qu’une fraction du total et que la plupart des 300 000 volumes étaient conservés dans un fonds à part. Sur les murs s’alignaient les bustes d’auteurs de génie tels que Voltaire et Rousseau. Une autre pièce contenait une énorme collection de Bibles (15 000 en tout) et une autre encore abritait les ouvrages théologiques. Le guide de Lambert précisa que cette collection était « la moins consultée, tandis que l’on travaillait beaucoup dans tous les autres domaines ». Van Eck fut agréablement surpris de trouver le Groot Placaat Boek, une publication en plusieurs volumes regroupant l’essentiel de la législation de la république des Provinces-Unies. Cet ouvrage ainsi que d’autres livres néerlandais semblaient être fréquemment consultés :
« On pouvait voir à l’état des reliures que de nombreuses personnes originaires de Hollande se rendaient ici. Presque tout ce qui ait jamais été écrit au sujet de notre histoire s’y trouve. Je fus surpris que l’un des bibliothécaires me montre les derniers numéros de Vaderlandsche Letteroefeningen [la Revue littéraire néerlandaise] et de Nederlandsche Bibliotheecq [la Bibliothèque néerlandaise], dont il me dit qu’ils les recevaient régulièrement. »
50Le 25 juin, van Eck visita l’Académie des sciences, où, dans une pièce présentant des modèles réduits d’« inventions utiles venues d’autres nations », il découvrit une scierie néerlandaise. Le programme du 10 juin comprenait une visite du Jardin du Roy. À ce jardin botanique s’ajoutait un musée d’histoire naturelle dont la collection, entre autres choses, comprenait des autruches empaillées. Il s’y trouvait aussi une statue grandeur nature de l’ancien directeur, Georges Buffon. Le nouveau directeur, Guillaume Daubenton, était en train d’ajouter de nouveaux volumes à un énorme ouvrage de référence, l’Histoire naturelle, dont la rédaction avait été entreprise par son prédécesseur et que Lambert avait sur ses étagères aux Pays-Bas. Le 11 juin, van Eck visita l’école des aveugles, la première de son genre en Europe. L’éducation des aveugles était l’un des fers de lance des Lumières, car elle prouvait que même des enfants souffrant d’un grave handicap, et qui étaient auparavant condamnés à la mendicité, pouvaient trouver leur juste place au sein de la société. Lambert assista à une démonstration publique du Braille, invention récente, au cours de laquelle un petit garçon aveugle reconstitua un puzzle en forme de carte : lorsque Lambert lui tendit la Hollande, il inséra bien vite la pièce à la bonne place. Le clou de la démonstration fut la récitation par deux garçons aveugles de poèmes de leur composition ; ils terminèrent en affirmant que leur éducation les avait tirés « de leur malheur et de leur misère abjecte » afin de les élever à l’état de « membres utiles à la société ». Van Eck fut si ému par cette performance qu’il assista à une autre session, « qu’il vit de nouveau avec une grande émotion ». Deux jours plus tard, il alla une troisième fois voir les « exercices publics des aveugles », après quoi il se rendit à l’institut des sourds-muets, où la technique de lecture sur les lèvres avait été mise au point.
51Van Eck inspecta aussi plusieurs départements de l’Université de Paris. À la faculté de droit, il rencontra un membre du Conseil du roi et demanda s’il pourrait obtenir l’autorisation d’assister à une session de cette cour, mais se vit répondre qu’« on pourrait voyager à travers tout le royaume sans jamais rien voir de tel », car les juges et les avocats étaient en grève, en signe de protestation contre les propositions de réforme du roi. Le problème était d’une grande complexité, et « il eût fallu bien du labeur à un étranger pour comprendre de quoi il retournait au juste ». Une visite au Palais de justice le 28 mai ne put pas non plus avoir lieu, car la cour était « occupée par des gardes français et suisses, afin d’empêcher les Assemblées de se réunir dans l’état de discorde et d’agitation actuelles ».
52Tout à Paris valait la peine d’être vu, jusqu’à leur chambre d’hôtel, agrémentée de papier peint à motifs chinois. Les cabinets suscitèrent son intérêt le plus vif. Au lieu de l’habituel pot de chambre ou cabinet vidé de temps à autre par les domestiques, il découvrit une ingénieuse installation qu’il n’avait encore jamais vue et qu’il décrivit donc en détail. Il s’agissait de « toilettes » que l’on pouvait
« nettoyer à volonté en ouvrant un robinet qui déclenchait une chasse d’eau. Un tuyau l’alimentait en eau depuis un réservoir situé en hauteur, tandis qu’un autre robinet permettait de faire jaillir de l’eau obtenue à l’aide d’un tuyau de cuivre, afin que les personnes désirant en faire usage pussent se nettoyer. Un bouchon en plomb pourvu d’un manche cuivré de l’autre côté du siège permettait d’empêcher les odeurs de remonter ».
53Puisque l’on faisait fonctionner soi-même le dispositif, les toilettes étaient un symbole d’individualisation, de privatisation et d’une sensibilité accrue aux fonctions corporelles, mais Lambert y voyait avant tout le signe d’une avancée technologique, chose qu’il était toujours prompt à déceler18.
54La plus impressionnante des inventions de cette époque était la machine à vapeur, que van Eck appelait invariablement une « machine à combustion », la première de son genre aux Pays-Bas ayant été installée à Rotterdam quelques années plus tôt. Lambert examina la machine à vapeur qui alimentait les pompes des canalisations d’eau nouvellement installées à Paris et observa que le foyer, bien que de petite taille, était toujours constant, puisque « trois ouvriers chargeaient le four sans cesse ». La construction du système hydraulique fut en elle-même une avancée importante à un âge où la plupart des gens dépendaient encore de pompes qui dispensaient une eau à la pureté douteuse. Dans la patrie de Lambert, l’installation de canalisations d’eau ne commencerait pas avant le milieu du XIXe siècle.
55Van Eck quitta Paris pour effectuer une excursion en Normandie, où des travaux portuaires étaient en cours. Il y vit une impressionnante démonstration des prouesses de la technologie moderne. Dans la mer à proximité de Cherbourg, on construisait une grande digue afin de rendre le port suffisamment profond pour les navires de guerre. On halait d’énormes cônes de bois jusqu’à l’endroit qui leur était destiné, puis on les coulait en les remplissant de pierre. Leur extrémité tronquée dépassait de la surface et les intervalles étaient ensuite remblayés. Il s’agit du premier exemple d’emploi de caissons en ingénierie hydraulique. En raison de son expertise dans le domaine maritime, Paulus avait été invité à inspecter les travaux portuaires par le ministre français de la Marine. Lambert l’accompagna, et les deux hommes furent amenés en sloop au sommet de l’un de ces cônes afin qu’ils pussent observer le projet. Van Eck vit
« comment ces [cônes] monumentaux, dont la partie supérieure dépasse de la mer, se tordaient et se disloquaient sous la force des vagues ; plusieurs avaient déjà été réduits en morceaux, mais malgré cela on estimait que la barrière finirait par être terminée, étant donné que, de l’autre côté, les intervalles avaient déjà été comblés, et se dressaient maintenant au-dessus de la mer comme une digue rocheuse. Nous escaladâmes l’un de ces cônes du côté de Fort Royal, où ils étaient demeurés intacts ; c’est depuis ce même endroit que le roi assista en 1786 à la submersion de l’un des cônes voisins. Sa surface est recouverte de plâtre dur, de sorte que l’on a l’impression de marcher sur de vastes pierres tombales. Nous étions au milieu de la mer comme sur une tour isolée, et pouvions voir tout autour de nous l’intégralité du cercle formé par les forts et les batteries qui, à un signal précis, donnèrent du canon les uns après les autres19 ».
56La vue de l’eau et des digues les rendit nostalgiques, et ce sentiment ne fit que s’intensifier lorsqu’en rentrant à Paris ils contemplèrent le paysage environnant : « On pouvait s’imaginer en Hollande, avec de chaque côté de la digue des plaines à perte de vue, des prairies et des champs de blé. » À Tours, Lambert se changea les idées en gravissant la tour « de la cathédrale, haute d’environ trois cents marches20 ». En chemin, il fit la découverte d’un autre aspect de la France, moins exemplaire. Il fut choqué par la pauvreté des paysans et leurs misérables petites chaumières, et s’offusqua à la vue des auberges sales et mornes où il fut forcé de séjourner.
57La beauté de la campagne française, par contraste, fut l’un des attraits du voyage : « On s’imagine être transporté dans un autre monde, en un endroit où la nature est plus belle21. » Van Eck apprécia « les tableaux sans fin que l’on voyait peints sur les collines et les vallées, la terre toujours fertile et cultivée à perte de vue ». La campagne est « si charmante et paisible que l’on se sent l’âme pleine de tendres sentiments ». Durant le trajet de Hollande à Paris, van Eck et Paulus avaient visité le palais et les jardins de Chantilly, propriété de campagne tenue pour être la « plus belle de France22 », où un guide les avait pris sous son aile : « On nous attribua un garde en livrée, qui à son tour nous confia dans chaque section ou chaque bâtiment à une autre personne responsable de cette zone. » Le jardin de Chantilly « était fort grand » et possédait « une interminable variété de parcs, sentiers, bosquets, ermitages, salons, étangs, cascades, grottes, et ainsi de suite ». Le clou de la visite était le hameau rustique, construit plusieurs années auparavant :
« Le hameau, écrivit Lambert, consiste de l’extérieur en un groupe de granges bordées d’herbe que traversent de nombreux sentiers, et où sont plantés au hasard des fleurs et des arbrisseaux. Ces granges sont meublées à la manière de salons rustiques, et chacune remplit une fonction particulière : l’une est une salle de danse, l’autre renferme un billard, la troisième une cuisine paysanne, la quatrième une salle à manger, d’autres encore servent d’abri pour le bétail, d’auberges, et autres choses du même genre. Pendant les festivités, cette partie du jardin anglais est illuminée, tout comme le ruisseau large et tortueux, qui prend sa source dans un grand étang sur lequel les gens se promènent en barque. »
58Durant son séjour à Paris, Lambert eut tout le temps de flâner dans les jardins de Versailles pendant que Paulus était occupé à débattre. Il décrivit le palais comme un « labyrinthe de pièces ». Les jardins étaient vastes, et avaient en partie conservé la disposition qui leur avait été donnée un siècle plus tôt, à savoir celle d’un jardin géométrique destiné à attirer l’attention, de tous les points de vue, sur le château et donc sur le pouvoir du roi, centre de cet univers. L’arrangement géométrique traditionnel était toujours visible aux alentours du bureau occupé par le diplomate Gérard de Rayneval ; là, van Eck découvrit « un jardin néerlandais à l’ancienne, planté d’arbres fruitiers, et semé de fleurs et de légumes en parterres droits… Là, tout était ordonné en bandes régulières, avec des arbres à bois et des haies taillées ». Le Petit Trianon de la reine Marie-Antoinette se révéla plus à son goût. Il était « petit, mais arrangé de façon charmante », et les deux hommes « furent enchantés du jardin anglais qui s’y trouvait », et de l’« interminable diversité d’arbustes, pelouses, ruisseaux et étangs à la dernière mode ». Comme à Chantilly, l’extérieur des bâtiments trahissait un « goût paysan », mais l’intérieur était « meublé confortablement et à grands frais ». Dans ce décor se trouvaient aussi « un rocher suspendu de façon menaçante au-dessus de l’eau, et un ermitage ombragé ». En clair, conclut Lambert, le tout offrait un « divertissement considérable ». En fait, si Lambert avait été indûment séduit par cette mise en exergue de la splendeur royale, il aurait probablement été ramené à la réalité par la remarque de Rayneval, qui était que « la moitié de la dette française était enterrée à Versailles23 ». Lorsqu’arriva la fin de son séjour à Paris, Lambert avait exploré méthodiquement et en profondeur les principaux bâtiments et jardins du centre-ville et de la périphérie. Comme tout bon voyageur, il avait aussi pris le temps de contempler la ville depuis un point de vue panoramique. Il en eut l’occasion durant la visite d’un palais royal à Saint-Cloud, non loin de Paris. Depuis ce château, situé au sommet d’une montagne, il utilisa un télescope afin de profiter de la « vue la plus extraordinaire » sur la ville24.
59Lorsque Lambert visita Versailles dans toute sa pompe et sa splendeur, il n’aurait pu concevoir que, moins de deux ans plus tard, tous les titres de noblesse français seraient abolis, et le roi forcé de vivre sa vie sous le nom de « M. Capet ». Mais quiconque lit le journal de van Eck en ayant à l’esprit les événements qui suivirent découvre à chaque page des signes annonciateurs de la tempête qui se préparait. Lambert van Eck parle de rassemblements illégaux, de soldats gardant les bâtiments gouvernementaux, de mouvements de troupes dans les provinces, de familles déchirées par les querelles politiques, du démantèlement du système judiciaire et de l’emprisonnement des dissidents ; tout ce qui culmina le 14 juillet 1789 avec la prise de la Bastille, qui marqua le début de la Révolution française.
60Le temps que Paulus et van Eck se préparent à partir, Paulus étant allé mener son ultime série d’entretiens tandis que Lambert préparait leurs malles, il était plus qu’évident que les Français avaient perdu tout intérêt pour les problèmes de la Hollande, tant ils étaient préoccupés par leurs propres « troubles imminents ». Van Eck le comprenait dans une certaine mesure, puisque le comte de Montmorin, le ministre qui les avait invités à venir à Paris, était à présent accaparé par la « situation délicate » de son propre pays25.
61Assurément, ils étaient déçus, mais comprenaient qu’il leur faudrait attendre jusqu’à ce que la paix fût revenue en France. Cela semblait n’être qu’une question de temps. Il était certain que le pays le plus grand, le plus moderne et le plus puissant au monde parviendrait à surmonter une telle crise. Leur humeur lors du voyage de retour fut tout de même remarquablement différente de celle qui régnait à l’aller. Même le paysage semblait avoir changé : il avait plu durant des semaines entières, mais Lambert vit des paysans faire les foins malgré le mauvais temps. Les champs de blé qu’ils avaient si poétiquement loués lorsqu’ils étaient en route pour Paris n’étaient plus que de vastes mares, et ils virent des paysans pêcher au filet dans les champs inondés. On craignait pour les récoltes, et les premiers signes de révolte étaient apparus. Lors de son dernier jour à Paris, Lambert avait vu une affiche annonçant la condamnation d’un marchand de grain pour thésaurisation26.
62Dans ces circonstances regrettables, ils rentrèrent rapidement chez eux, ne faisant qu’un rapide détour afin de visiter le domaine rural d’Ermenonville, où « Jean-Jacques Rousseau mourut et fut enterré sur une île plantée de peupliers ». Rousseau y avait passé ses dernières années sur l’invitation du marquis de Girardin. Le domaine, arrangé selon le style anglais, avait été inspiré par le roman de Rousseau Julie ou la nouvelle Héloïse27. Le marquis lui-même s’était érigé en défenseur du jardin à l’anglaise dans son livre de 1777, De la Composition des paysages28. Rousseau fut enterré en 1778 sur une petite île artificielle au milieu d’un étang ornemental. Sa pierre tombale porte l’inscription : « Ici repose l’homme de la nature et de la vérité. »
63Lambert van Eck s’enthousiasma de ce parc :
« Partout l’art imitait la nature avec tant de simplicité qu’on aurait cru que rien n’était artificiel. Il n’y avait aucun ornement de la main de l’homme ; tous les bâtiments et les temples étaient d’un goût plein de sérénité. En un mot, il y avait là toutes les beautés de l’Italie et de la Suisse, délicieusement imitées29. »
64D’après le marquis, un parc devait être disposé de façon à inspirer à ceux qui s’y promènent une diversité de sensations agréables. À cette fin, des inscriptions et des vers de poésie avaient été apposés aux endroits propices (sur les arbres, les barrières, les rochers) pour guider les pensées des visiteurs, et donner forme à leur visite du parc. Lambert jugea l’idée excellente :
« Les inscriptions et proverbes que l’on rencontre sur des fragments de roche brute au sein de cette nature sauvage élèvent la sensibilité de l’âme, l’emplissant de pensées utiles et agréables auxquelles on aurait pu ne pas songer sans cela. »
65Et Lambert de conclure : « Là, l’homme apprend à apprécier la nature et est en quelque sorte obligé de reconnaître la force et la bonté de la main qui l’a créé lui, ainsi que ce qui l’entoure. »
66La visite de Lambert se conclut néanmoins sur une déception, car une forte pluie avait transformé l’étang en marécage, de sorte qu’on ne put pas l’amener en barque jusque sur l’« île des morts ». Comme le révèle son journal, Lambert regretta profondément d’avoir été contraint à n’apercevoir qu’à distance la tombe du philosophe pour qui il avait tant d’admiration.
67Cette déception, qui conclut le journal de voyage de van Eck, est en fait symbolique de l’embourbement de toute leur entreprise. Lorsqu’ils avaient commencé leur voyage, les circonstances semblaient propices pour rechercher le soutien des Français en vue d’une révolution en république des Provinces-Unies. Pourtant, à peine le port était-il en vue que leurs projets se heurtèrent à un écueil que ni eux ni leurs contacts en France n’avaient pu prévoir : l’orage qui grondait en France. Une fois rentré chez lui, van Eck se résigna à l’idée que la réorganisation de l’État néerlandais devrait attendre encore quelque temps.
Notes de bas de page
1 Rijksarchief (ci-après abrégé en RA) Gelderland, Familiearchief (ci-après abrégé en FA) Van Eck, inv. no. 45. Les citations peuvent être retrouvées en fonction de leur date ou grâce à l’index figurant dans la transcription annotée par M. van Lennep, dont nous nous sommes servis. Voir aussi Jacques J. M. Baartmans, Hollandse wijsgeren in Brabant en Vlaanderen. Geschriften van Noord-Nederlandse patriotten in de Oostenrijkse Nederlanden, 1787-1792, Nimègue, Vantilt, 2001 ; Joost Rosendaal, Bataven! Nederlandse vluchtelingen in Frankrijk 1787-1795, Nimègue, Vantilt, 2004. Cet article s’appuie sur Child of the Enlightenment. Revolutionary Europe reflected in a boyhood Diary, Leyde, Brill, 2009, p. 9-37. Pour une approche plus générale, voir Annie Jourdan, La Révolution batave. Entre la France et l’Amérique (1795-1806), Rennes, PUR, 2008.
2 Joan Derk van der Capellen tot den Pol, Aan het volk van Nederland. Het democratisch manifest (1781), Willem Frederik Wertheim et Annie Hetty Wertheim-Gijse Weenink (dir.), Amsterdam, De Bezige Bij, 1966, p. 131.
3 Pieter Spierenburg, The Prison Experience. Disciplinary Institutions and Their Inmates in Early Modern Europe, Nouveau-Brunswick, Rutgers University Press, 1991, p. 275.
4 Mirabeau, Aux Bataves, sur le stathoudérat, s.l., 1788, « Notes et pièces justificatives », p. 25. Le rôle tenu par Mirabeau dans la rédaction de cet ouvrage est sujet à discussion ; il est certain que les données relatives aux Provinces-Unies lui furent transmises par une personne bien informée.
5 À ce propos, voir Donald R. Hopkins, The Greatest Killer. Smallpox in History, Chicago, University of Chicago Press, 1983.
6 RA Gelderland, FA Van Eck, inv. no. 45, fol. 140 ; Louis Gottschalk (dir.), The Letters of Lafayette to Washington, 1777-1799 (Philadelphia, The American Philosophical Society, 1976): p. 314, lettre du 26 octobre 1786 ; p. 317, lettre du 13 janvier 1787 ; p. 329, lettre du 9 octobre 1787 ; p. 339, lettre du 6 mars 1788. La visite est également mentionnée dans une lettre de Lafayette à une personne inconnue : p. 233, lettre du 3 juin 1788 (voir p. 388, lettre de mai 1788). Voir aussi Louis Gottschalk, Lafayette between the American and the French Revolution (1783-1789), Chicago, University of Chicago Press, 1950 ; Lafayette, Mémoires, correspondance et manuscrits du général Lafayette, 2 vol. , Bruxelles, Hauman Cattoir, 1837-1838.
7 Martin L. Clarke, The Noblest Roman. Marcus Brutus and his Reputation, Londres, Thames and Hudson, 1981, p. 101. Au XVIIIe siècle, ce Brutus-ci était plus populaire que son ancien homonyme de la Rome impériale.
8 Luc-Vincent Thiéry, Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris, Paris, Hardouin et Gattey, 1787 ; Antoine-Nicolas Dezallier d’Argenville, Voyage pittoresque de Paris, Paris, Frères de Bure, 6e éd. 1778 (1re éd. 1749).
9 RA Gelderland, FA Van Eck, inv. no. 45, fol. 51vo.
10 Ibid., fol. 145vo.
11 Ibid., fol. 43.
12 Richard A. Etlin, Symbolic Space. French Enlightenment Architecture and its Legacy, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 113.
13 T. H. von der Dunk, « Het patriotse bouwen. Een poging tot vaderlandslievende architectuur aan het einde van de achttiende eeuw », Tijdschrift voor Geschiedenis, 112, 2000, p. 5-29.
14 L’Italien Carlo Giovanni Francesco Giudici (qui après son arrivée dans les Provinces-Unies en 1770 se fait appeler Carel Johannes Franciscus Giudici, parfois orthographié Guidici) était depuis 1786 architecte au service de l’amirauté de Rotterdam. Il apparaît dans le journal d’Otto à la date du 22 décembre 1793. Sur Giudici, voir entre autres Bart Rijsbergen, « De Asser ontwerpen van Jan Giudici » (undergraduate thesis, Rijksuniversiteit Leyde 1992).
15 RA Gelderland, FA Van Eck, inv. no. 45, fol. 43.
16 Ibid., fol. 114vo.
17 Ibid., fol. 33vo.
18 Lorsque Adriaan van der Willigen visita la ville des années plus tard, il était encore extraordinaire de trouver « une pièce si bien aménagée » ; voir Adriaan van der Willigen, Parijs in den aanvang van de negentiende eeuw, 3 vol. , Haarlem, Loosjes Pz., 1806-1807, vol. I, p. 48.
19 RA Gelderland, FA Van Eck, inv. no. 45, fol. 153.
20 RA Gelderland, FA Van Eck, inv. no. 45, fol. 177.
21 Ibid., fol. 58.
22 Ibid., fol. 26.
23 RA Gelderland, FA Van Eck, inv. no. 45, fol. 65.
24 Ibid., fol. 57vo.
25 RA Gelderland, FA Van Eck, inv. no. 45, fol. 139.
26 Ibid., fol. 144vo.
27 Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, lettre XI à milord Édouard. L’une des lettres de ce roman épistolaire est en fait un traité sur l’art des jardins et sur les nouvelles idées relatives à ce domaine, assorti de notes de bas de page où Rousseau dénigre les « bosquets à la mode, si ridiculement contournés qu’on n’y marche qu’en zigzag et qu’à chaque pas il faut faire une pirouette ».
28 René-Louis de Girardin, De la composition des paysages sur le terrain, réédité par Michel H. Conan, Paris, Éd. du champ urbain, 1979, p. 21.
29 RA Gelderland, FA Van Eck, inv. no. 45, fol. 188-189.
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008