La république d’avant la République (1760-1791). Voyages français en terres de liberté
p. 47-62
Texte intégral
1À en croire Jean-Marie Goulemot, auteur de plusieurs articles sur le républicanisme des Lumières, la France n’a découvert ce courant politique que tardivement, et sous la Révolution seulement. Avant le grand événement, l’idée républicaine ne s’y serait pas incarnée politiquement et serait demeurée tout au plus une image morale ou un objet culturel1. Inversement, Keith Baker a démontré que la référence était omniprésente tout au long du XVIIIe siècle dans les pamphlets politiques, en tant que discours oppositionnel. À ses yeux, c’était plus un diagnostic qu’un idéal politique2. Tous deux rappellent évidemment la forte présence des républiques antiques dans l’imaginaire des Français, pour en relativiser l’importance d’un point de vue strictement politique3. L’Antiquité en effet ne présenterait pas un modèle à suivre ou à imiter. C’est sans doute plus complexe4, mais surtout aucun des deux ne prend non plus au sérieux l’influence diffuse et l’émulation qu’a pu exercer le républicanisme européen contemporain – que ce soit celui de Venise5, mais surtout celui de l’Angleterre6, de la Suisse et des Provinces-Unies7. Et de ce fait, ils rejoignent Claude Nicolet, qui contestait la valeur d’exemple des républiques modernes et leur importance dans la naissance du républicanisme français8. C’est faire bien peu de cas des interactions ou des transferts à l’œuvre et des effets à court ou à moyen terme qu’ils provoquent, et d’autre part, c’est méconnaître l’impact sur les esprits des Français des deux républiques modernes qu’étaient la Suisse et les Provinces-Unies et l’attraction qu’exerçait encore et toujours le système anglais9. Il est certes difficile de mesurer l’impact précis des modèles. Mais si les livres et les discussions demeurent du domaine de l’abstraction, les expériences vécues et les voyages concrétisent les réalités étrangères, les rendent tangibles et concevables. Selon la personnalité de l’acteur, ses attentes et interprétations, elles seront acceptées ou rejetées, en partie assimilées ou incomprises. Sensible aux réformes américaines, un penseur comme Condorcet, par exemple, est capable de concevoir les droits imprescriptibles de l’homme dès 1786. Mirabeau et son atelier poursuivront dans ce sens en 1788, en regardant du côté de la Hollande. En un mot, l’acquisition des connaissances dépend de nombreux facteurs, mais elle est indéniablement stimulée à la fois par les lectures, les contacts interpersonnels et les expériences. Tout cela peut mener à l’action, si la conjoncture y invite. Or, les années 1770-1780 y étaient particulièrement propices, puisque la création des assemblées provinciales, la rumeur de réformes à venir, l’assemblée des notables et, enfin, la convocation des États généraux ont suscité en France d’intenses discussions au niveau national, qui se sont traduites dans des projets hautement politiques10.
2Goulemot et Baker accordent également peu d’attention au précédent américain, dont on connaît pourtant bien l’influence sur les esprits prérévolutionnaires – d’autant plus que le concours lancé par Raynal en 1783 avait incité les Français à s’exprimer à ce sujet11. Très tôt, Condorcet le citait ainsi comme un exemple à suivre. Il était loin d’être le seul à en noter l’importance pour l’humanité tout entière. Il est vrai que Goulemot focalise sur les ténors des Lumières d’avant les années 1770 (Montesquieu, Voltaire, Diderot), tandis que Baker tente avant tout de comprendre pourquoi le républicanisme français a donné naissance à la Terreur12. Ces perspectives ne seront pas les nôtres. Cet article se concentrera sur quelques voyageurs français, émanant de milieux distincts et écrivant dans les années 1760-1780. Il focalise sur leurs expériences et attitudes face à la république en action, comme on disait à l’époque. Certes, leurs témoignages ont rarement donné lieu à des écrits politiques engagés, à l’exception de ceux du plus célèbre d’entre eux, Jacques-Pierre Brissot. Mais ils nous apprennent quelles furent leurs perceptions sur un régime fort différent de celui sous lequel ils vivaient. Leurs remarques en disent long sur ce dont ils ressentent le manque dans leur pays d’origine autant que sur la nation républicaine qu’ils observent13. Non qu’ils veuillent transformer la France en république14, mais les valeurs et les principes qu’ils y découvrent suscitent chez eux des réflexions qui, bien que culturelles, sociales ou économiques, ne sont pas forcément apolitiques. Ils découvrent ainsi que des bonnes lois découlent le bonheur du peuple, et de ce bonheur, le sentiment de liberté et vice versa. Si tous ont plus ou moins bien assimilé les écrits de Montesquieu et de Rousseau, le voyage et l’expérience vécue vont nuancer les préjugés – sans tous les détruire pour autant15.
3Le corpus expressément réduit en raison des contraintes éditoriales n’en est pas moins représentatif. Il se concentre sur cinq Français, de voyage dans les Provinces-Unies : un marchand ou négociant, nommé Famin ; un abbé, spécialiste en architecture, Laugier ; un parlementaire de renom, Malesherbes ; un fonctionnaire et futur révolutionnaire, Jean-Marie Roland16, et un aventurier, folliculaire et apprenti spéculateur, Jacques-Pierre Brissot – qui lui aura la chance de demeurer successivement à Genève, dans les Provinces-Unies et aux États-Unis, au moment même où ces pays vivent des troubles importants, et en Angleterre où il fera l’apprentissage du gouvernement parlementaire. Quelques auteurs s’y ajouteront parce qu’ils ont inspiré nos voyageurs ou inversement parce que ces derniers les réfutent. Parmi ces auteurs, Raynal et Mably sont deux témoins incontournables, mais leurs connaissances sont exclusivement livresques – au grand dam des Américains, de John Adams et de Thomas Paine, en particulier17.
4Avant même que ces hommes ne prennent la plume, le marquis d’Argenson avait publié ses Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, paru après sa mort, en 1757, mais dont on sait qu’il avait en son temps inspiré Rousseau18. Il y passait en revue les divers gouvernements européens et leur attribuait qualités et défauts. Outre Montesquieu, les contemporains avaient donc plusieurs sources où puiser, quand il s’agissait de comprendre ce qu’était le républicanisme. Et encore les sources britanniques ne sont-elles pas traitées ici, alors que, comme on le sait, elles eurent un impact non négligeable sur le continent européen19.
Le républicanisme du XVIIIe siècle
5Dans son aperçu des gouvernements modernes, le marquis d’Argenson se faisait fort d’analyser ce qui caractérisait la république par rapport aux autres régimes. Comme le voulait la théorie classique, il distinguait trois sortes de gouvernement ayant des formes plus ou moins pures : le monarchique, l’aristocratique et le démocratique. La république étant un principe plus qu’une forme précise de gouvernement. À ses yeux, Venise faisait ainsi figure de régime aristocratique, alors que le royaume de Suède à l’inverse devenait de plus en plus républicain, puisque les États généraux y avaient acquis un grand pouvoir et la royauté y était réduite à une simple présidence. Le principe en question, c’était donc déjà celui de représentation – et de distinction entre gouvernement et souveraineté20. Dans l’Europe de son temps, d’Argenson décelait seulement deux gouvernements démocratiques : en Hollande et en Suisse, à savoir, dans deux républiques qui combinaient État gouverné par plusieurs et influence populaire, contrairement à Venise. Dans ces deux pays uniques en Europe, « chacun était parfaitement libre dans ce qui ne nuit pas aux autres ». Chacun étant libre et respectueux des lois, les intérêts particuliers ne s’entrechoquaient pas et chacun poursuivait tranquillement ses activités. En Hollande, il s’agissait principalement d’activités commerciales. De là la prospérité du plat pays : « Il en est de cela comme d’une fourmilière ou d’une ruche d’abeilles, où chaque insecte agit suivant son instinct. » Et de défendre la liberté d’agir, là où, en France, le gouvernement met des freins inutiles au plein développement des activités. En Suisse également, le travail aurait été à la base du bonheur des citoyens, dont les relations sont fondées sur l’égalité21. Liberté et tolérance en Hollande, égalité et démocratie en Suisse. D’Argenson n’encourage certes pas la France à imiter ses voisines, mais n’en reconnaît pas moins les avantages indissociables de leur gouvernement : assiduité au travail, ordre et harmonie, liberté et tolérance, bonne organisation, administration efficace et peu de corruption. Curieusement, dans ce texte, d’Argenson épargne à la Hollande les critiques acerbes qu’il réservait à l’Angleterre commerçante, où régnaient selon lui la soif de l’or et, avec elle, l’avarice et la corruption22.
6Raynal aurait pu se retrouver dans cette analyse, puisque lui aussi, bien que critique sur le présent, reconnaît que, dans le passé, la Hollande a su attirer bien des réfugiés grâce à la liberté de conscience et à la douceur de vivre qu’elle leur propose. Il y voit des lois admirables, une constitution qui confère l’égalité parmi les hommes, une excellente police et une tolérance exceptionnelle. Il admet également que le luxe hollandais en est un de bienséance, sans aucune recherche. L’esprit national serait plutôt porté vers la frugalité23. Mais comme plusieurs auteurs de son siècle, il constate que les bonnes mœurs républicaines dégénèrent, en raison justement des relations commerciales et des richesses qui en découlent. En 1783, Mably prédit une évolution similaire à la nouvelle république américaine. Lui aussi a peur que sans lois somptuaires, telles celles imposées par Calvin à la république de Genève, l’Amérique ne devienne la proie de la corruption24. Il prévoit des divisions, des tumultes et des irrégularités, telles celles qui ont causé la décadence des républiques anciennes. En bref, le modèle moderne proposé à ces auteurs leur rappelle malgré tout celui de l’Antiquité, et partant, les erreurs qui ont mis fin aux légendaires démocraties républicaines. C’est le sort qui attendrait les sociétés nouvelles. Ou, comme l’écrit Mably, « les politiques européennes fondées sur la prospérité et le commerce, ont détruit depuis longtemps les anciennes vertus ». De là, la difficulté à y introduire un régime républicain. Chez ces auteurs, le système républicain n’est donc possible que dépourvu de luxe et d’esprit de commerce. Ils partagent en un sens la vision classique du républicanisme.
7Tous ne sont pas aussi pessimistes, on le verra. Les penseurs écossais et les dissidents anglais avaient depuis plus longtemps réhabilité les activités commerciales et démontré qu’elles ne débouchaient pas forcément sur la corruption, mais au contraire sur la prospérité et l’activité de tous, ce qui se faisait en faveur du bien commun. Ces théories ont influencé une nouvelle génération d’écrivains français avant même la Révolution, notamment Sieyès, Mirabeau, Condorcet, Brissot, Clavière et Roederer25. À la veille de la prise de la Bastille, deux paradigmes républicains coexistaient, qui, de temps à autre, s’entrelaçaient. Le premier était celui qui s’inspirait de l’Antiquité et exigeait une vertu civique de tous les instants. Ce courant favorisait l’agriculture en tant que source de vertu et de prospérité et prenait la Suisse pour exemple. Le second citait le Commonwealth britannique et le républicanisme hollandais et ne craignait pas d’encourager le commerce et l’industrie, à condition que soient également stimulés le sens moral – moral sense – et la bienfaisance – benevolence. En Amérique même, les deux courants étaient respectivement représentés par Jefferson, partisan d’un républicanisme stoïque, basé sur l’agriculture, et Hamilton, républicain ouvert aux avancées du siècle en matière de commerce et de finance. Mais pour plus d’un, les deux s’enchevêtraient26.
Des voyageurs en quête d’informations
8Ce sont donc ces divers ouvrages qu’avaient à leur disposition les voyageurs du XVIIIe siècle et qui constituent l’hypotexte ou texte souche de leurs récits, expliquant certaines de leurs observations27. Plusieurs, il est vrai, ajoutaient à ces considérations générales, plutôt politiques, des livres consacrés exclusivement au gouvernement du pays à visiter. Malesherbes, par exemple, avait également lu les Lettres sur la Hollande de La Barre de Beaumarchais, les Observations sur les Provinces-Unies de William Temple, le Tableau de l’histoire des Provinces-Unies de François Janiçon ou l’Histoire de la Hollande de Neuville. Il regrettait pourtant de n’avoir trouvé aucun ouvrage sérieux sur les principes de la constitution néerlandaise et trop peu de renseignements sur la police et la justice de la république, alors qu’il s’était justement rendu en Hollande pour les étudier. Plusieurs des voyageurs partaient en effet à l’étranger avec un but précis : examiner les institutions ou les productions et créations nouvelles et comparer avec ce qui se faisait en France. Tous n’étaient pas des touristes avant la lettre ou des adeptes du Grand Tour. Roland, par exemple, avait pour mission d’établir un tableau comparatif du blanchiment des toiles et des fibres en France, en Flandre et en Hollande. Il s’intéressait plus particulièrement aux manufactures. Malesherbes voyageait avec monsieur Le Turc qui faisait des croquis des instruments agricoles et hydrauliques de Hollande, et lui-même se passionnait pour les manufactures, les digues, les machines, les moulins et la banque d’Amsterdam. Le marchand Famin, lui, était venu faire des achats. Il était séduit par les riches produits issus de Chine et des Indes. Quant à Laugier, il semble avoir fait un voyage d’agrément avec les frères de La Curne, avec pour objet de satisfaire une curiosité esthétique. Mais tous en profitent pour établir des comparaisons avec ce qu’ils vivent sur le terrain et ce qu’ils ont vécu en France.
9Seul véritable auteur engagé dans ce cénacle paisible de voyageurs plus ou moins éminents : le jeune Brissot, qui se trouve paradoxalement dans des pays en révolution pour des raisons plus financières que politiques. En 1782, il est à Genève ; en 1783 et en 1787, en Hollande, et en 1788, en Amérique. Entre-temps, il séjourne par deux fois en Angleterre. Ses textes et ses idées se ressentent des circonstances tumultueuses ou exceptionnelles dans lesquelles ils ont été écrits.
Les vertus de la république
10Quelles que soient leurs motivations premières, tous les voyageurs sélectionnés ici ont donc émis des opinions sur leurs expériences en république hollandaise. Que ce soit sur les beaux-arts, l’architecture ou la vie familiale, les maisons de campagne, les paysages ou les mœurs, ils font tous des commentaires plus ou moins critiques qui révèlent en filigrane une vision non seulement morale, mais aussi politique28. Certes, la plupart ne comprennent pas exactement comment fonctionnent les institutions, mais tous savent qu’ils sont dans une république commerçante, ayant pour exécutif un stathouder, prince d’Orange, et pour caractéristique la tolérance religieuse et la liberté d’expression et de conscience. S’ils s’intéressent au fonctionnement des États généraux, ils sont peu curieux malgré tout d’en savoir plus sur les États provinciaux et les villes. Citoyens d’une monarchie absolue, ils se passionnent pour le chef de l’exécutif, sa représentation, ses palais et ses pouvoirs plus que pour les régents, les bourgmestres ou les simples magistrats.
11La première chose qui les frappe est la propreté et l’ordre qui règnent dans les villes hollandaises. Notamment la quasi-absence de mendicité, qu’ils imputent aux bonnes lois. Ils saluent ensuite l’excellente police, de même que la sagesse du gouvernement, la frugalité des mœurs et l’humanité vis-à-vis des pauvres ou des criminels. L’activité qu’ils découvrent dans ces villes, et en particulier à la Bourse d’Amsterdam, leur suggère une assiduité au travail et un amour du profit qui a pour conséquence la prospérité publique. Et puis, ils n’en reviennent pas de la tolérance qu’ils rencontrent un peu partout dans la république et qui fait que croyances et sectes cohabitent harmonieusement. Harmonie également, du point de vue de l’égalité des conditions. L’aisance leur paraît générale. Le peuple est tranquille et honnête et ses mœurs sont pures et simples. Bref, à voir ce pays de cocagne, plus d’un conclut que l’ordre, la liberté, les mœurs et l’égalité sont les effets logiques de la constitution : le gouvernement serait sage et doux, suite à sa bonne constitution, tandis que les citoyens posséderaient une fierté toute républicaine – voilée sous « une allure bonasse », commente Roland. S’ils n’analysent donc pas ce qui constitue précisément la république moderne, ils en dépeignent les effets, et, ce faisant, expriment malgré tout une vision du républicanisme tel qu’il prend forme au XVIIIe siècle. Dès lors, et sous l’influence de Montesquieu, ils prennent conscience de l’importance de ce qu’ils appellent une constitution.
12Parmi les remarques les plus surprenantes, il y en a une, énoncée tout à la fois par Mably et Malesherbes, sur l’absence de patriotisme en Hollande. Cette absence serait due à l’influence des marchands et rentiers, qui investissent dans des pays étrangers – « contre les vrais intérêts de la Hollande ». Contrairement au Suisse, attaché à sa terre et à ses montagnes, le Hollandais serait indifférent à sa patrie : « Il n’y a nul patriotisme dans ce pays et je crois qu’il n’y en a aucun chez aucune nation commerçante », affirme Malesherbes, qui oublie ici l’admiration qu’il ressentait pour les grands travaux exécutés par la république, lesquels témoignaient d’un souci du bien général, inconnu à la France. Qu’il se méprenne du tout au tout, c’est aussi ce que démontrera la révolution patriote des années suivantes, mais encore l’histoire de l’Angleterre ou de l’Amérique – où l’esprit commercial n’a jamais freiné le patriotisme. Il n’empêche. C’est « l’indifférence pour leur patrie qui maintient aujourd’hui la liberté des Hollandais », soupire le parlementaire français29. Mais c’est dire par ailleurs que tout despotisme de la part du stathouder entraînerait une fuite des capitaux (et de leurs propriétaires) vers l’étranger30. Ce qui freinerait les velléités despotiques de Guillaume V. Une dernière critique a trait en effet au gouvernement de la république. Les voyageurs, qui admirent la sagesse de ses lois, ne comprennent pas qu’elle ait besoin d’un stathouder héréditaire, lequel menace sans cesse la liberté et l’indépendance des citoyens. Et de conclure que l’esprit républicain est fort affaibli en Hollande.
13Mais si la république des Provinces-Unies ne provoque pas seulement des éloges inconditionnels, la monarchie française ressort, elle, discréditée des expériences vécues. Car que constatent les voyageurs ? Le bon fonctionnement d’un gouvernement doux et sage, contrairement à la monarchie française dont les lois sont souvent arbitraires ; dont la justice est trop ou trop peu sévère ; l’intolérance religieuse par trop flagrante ; et les abus multiples trop évidents. Roland admire ainsi la tolérance religieuse avant de sanctionner sévèrement les prêtres français31. Il est du reste le plus critique parmi les voyageurs de Hollande, et à tout ce qu’il vit, il réagit en vilipendant son pays d’origine. L’inspecteur des manufactures est lyrique aussi sur la justice néerlandaise où les juges assistent aux supplices ou aux peines, de façon à savoir ce qu’endurent les condamnés et à en mesurer les effets. Aussi la justice serait-elle d’une humanité que ne connaît pas la France32. L’humanité est encore perceptible dans les établissements de charité, où chaque secte rivalise de zèle pour soigner et protéger ses ouailles. Malesherbes rejoint Roland en un sens, quand il souligne que la police hollandaise fonctionne à merveille. À tel point qu’elle serait incomparable avec celle de la France, où elle coûte plus cher sans avoir l’effet recherché : « L’excellente police d’Amsterdam est très supérieure à celle de Paris, sans y employer tant d’argent, tant d’espionnage et tant d’ordres arbitraires. » La même chose vaut pour la mendicité. « En France c’est trop tard. Il y en a trop. » Ce qui étonne aussi le parlementaire français, c’est que partout, on crée « les plus grandes choses par des moyens moins chers qu’en France et qu’en Angleterre33 ». Et d’applaudir ensuite à la liberté qui règne dans les milieux du commerce et des manufactures, là où en France une multitude de lois entrave leur bon fonctionnement. Une critique amplement partagée par les voyageurs des années 1770 et les pamphlétaires des années 1780, que formulait déjà d’Argenson et qui trahit une conviction commune sur les vertus du libéralisme, cher à Turgot.
14En dépit donc de l’esprit de commerce et de la manie de la spéculation qu’ils y découvrent, les voyageurs de Hollande reconnaissent les effets bénéfiques du système républicain hollandais. S’ils n’en connaissent pas le fin du fin, ils le perçoivent comme suscitant les bonnes mœurs, la frugalité, l’assiduité au travail, la douceur de vivre et l’incontournable liberté. Inversement, l’absence d’aristocratie et de cour condamne la république à l’uniformité et à la médiocrité. Que ce soit l’abbé Laugier ou Roland, ces caractéristiques les éloignent de ce système de gouvernement. Ils sont partagés, semble-t-il, entre admiration pour les vertus civiles et sociales et dédain pour la culture qui manque de grandeur et de raffinement. Cette uniformité et cette simplicité toutes républicaines ne font donc pas encore l’effet qu’ils feront sur le jeune Brissot de voyage en Suisse34. De ce point de vue, Goulemot a pleinement raison de noter que les Français laissent transparaître leurs préjugés aristocratiques et leurs rapports ambigus à l’argent. Et ces préjugés n’épargnent donc pas les simples roturiers, tels Famin, Laugier ou Roland. Mais ce qu’ils découvrent aussi, c’est que la vertu civique, inséparable du républicanisme classique, n’est plus forcément de saison dans une société moderne. La vertu néerlandaise n’est rien moins qu’héroïque. Impossible de retrouver sur les visages maussades de ces hommes affairés les traits stoïques des grandes figures antiques.
15Peut-être le peuple est-il plus proche du modèle gréco-romain. Un peuple sûr de lui, arrogant et vulgaire, qui ne craint pas de se faire valoir – souvent au détriment des voyageurs. C’est là aussi un effet de la république, de la liberté et de l’égalité. Et cela ne plaît pas toujours aux Français, peu accoutumés à être si lestement traités par la « multitude35 ».
16Tous les voyageurs ne sont pas si catégoriques ni si élitistes. Clavière, le républicain genevois, a un tout autre point de vue, quand il rappelle à Mirabeau que plus le peuple est compté pour quelque chose, et plus le gouvernement fonctionne bien. Et d’ajouter que dans une république digne de ce nom, « il faut élever la canaille à soi ou descendre vers elle » et « insuffler à la populace quelque estime d’elle-même ». Ce serait là la clé du succès de toute révolution, ce qu’aurait oublié la bourgeoisie hollandaise lors de la révolution des patriotes et ce qui expliquerait son échec. Clavière était alors à Amsterdam, comme Brissot en 1787. Tous deux ont pu observer les erreurs des patriotes et en ont tiré les leçons36.
Brissot et le républicanisme moderne
17Plus intéressantes encore que les expériences des voyageurs des années 1760-1770 sont celles vécues par Brissot et Clavière au cours de leurs périples. Si le dernier distribue généreusement ses conseils, c’est Brissot qui prend la plume pour conter leurs mésaventures. En 1782, il est donc à Genève où il assiste à la révolution et à la débâcle des patriotes. Dès lors, il se lie d’amitié avec Étienne Clavière, qui deviendra par ses soins ministre des Finances de la République française. Les liens de Brissot avec les patriotes genevois – Du Roveray, Dumont, Dupeyrou, De Bourges – sont bien connus. Ce qui l’est moins, c’est le séjour de Brissot à Genève, où il fait son apprentissage républicain. Dans Le Philadelphien à Genève, publié en 1783, les principes qui fondent le gouvernement républicain lui deviennent matière à réflexion37. Le premier de ces principes est la liberté, inséparable de la république. Le bonheur du peuple reposerait lui-même sur des formes constitutionnelles, adaptées à la situation locale. Dans une république, constate-t-il, les citoyens n’ont d’autre maître que la loi. Celle-ci est « l’effet de la volonté libre de la pluralité de ses citoyens ». De là la confiance du peuple envers ses chefs. Mais une fois le contrat social violé, ainsi qu’il en est allé à Genève en 1782, le peuple à tout moment peut le briser : « Tous les citoyens rentrent alors dans leur liberté naturelle. » Aussi le droit de résistance serait-il tout à fait légitime, puisque « de droit naturel », ainsi que l’ont prouvé les Américains lors de leur guerre d’indépendance. La révolution de Genève serait donc tout autant légitime. Amplement inspiré du Contrat social de Rousseau, qu’il cite à plusieurs reprises, Brissot s’en éloigne néanmoins en prenant parti pour ce qu’il appelle le tumulte salutaire dans une république : « Les grands talens naissent & se déploient ; il y a des vertus […] On y voit des âmes sublimes sacrifier leur tranquillité, leur bonheur, leur existence même au bien général38. » De là aussi son admiration pour les cercles politiques genevois où étaient discutées en toute égalité les mesures à envisager. L’ordre, la contrainte et l’usage de la force par contre seraient le lot des monarchies. Certes, celles-ci proposent une vie agréable, des plaisirs, du luxe, mais cela se fait au détriment du bien commun. Inversement, en république, c’est l’austérité et la simplicité qui règnent. On y voit « l’homme tel que la nature l’a créé, libre et fier de sa liberté » et dans toute sa dignité. Des bonnes lois et de l’éducation républicaine découlent les mœurs, pures et simples. Les femmes elles-mêmes s’en trouvent dignes : elles sont prêtes à tout « pour conserver leur liberté ».
18Hélas, Genève n’est plus ce qu’elle était, ce qui explique sans doute l’échec des patriotes. C’est qu’ici aussi les richesses augmentent chaque jour, et avec elles, le luxe, l’ambition, l’égoïsme et l’amour des plaisirs. Et d’incriminer les rentiers qui seraient le « germe de la peste ». Dans ce texte de 1783, Brissot demeure proche encore du républicanisme classique, tel qu’il était enseigné dans les collèges et diffusé dans les écrits anciens et modernes, dont ceux de Raynal ou de Mably. Il reprend à son compte les clichés de son époque, et s’il s’en éloigne de temps à autre, c’est quand il comprend l’importance de la constitution et du droit naturel pour la conservation de la liberté ou quand il invoque le contrat social qui lie gouvernement et citoyens sur un ton que n’aurait pas désavoué Rousseau.
19Le voyage d’Amérique va perfectionner ses connaissances en la matière, d’autant qu’entre-temps, Brissot a séjourné en Hollande39 et en Angleterre dont il a soigneusement étudié le gouvernement. Il y a lu aussi l’écrit de Richard Price sur la révolution américaine. De là date sans doute son admiration du système représentatif, encore peu au point dans la république de Genève – où certains citoyens étaient privés de leurs droits au profit d’une aristocratie de négatifs. Son premier livre sur les États-Unis, écrit de concert avec Clavière et publié en 1787, annonce un premier glissement. Il y défend le système républicain contre tous ceux qui le dénigrent, notamment en France. Il conteste une fois encore que la liberté d’expression soit une source d’anarchie et que tel régime menace la propriété. Ce serait l’inverse, car la république est un gouvernement des lois, et non des hommes. La liberté universelle y assure le bonheur et la dignité de l’espèce humaine. Le travail – agricole, principalement – y contribue, tout comme l’esprit public40 – à entendre ici comme souci du bien général –, mais aussi le commerce, trop peu encouragé en France où l’on cultive des préjugés à ce propos. Et pourtant, ce serait le commerce et le crédit qui permettent aux hommes de « déployer tous les efforts ». En un mot, le commerce est l’« esprit vivifiant de la société41 », surtout quand il se double de la liberté de discussion et de la presse. Ici se décèle un ton nouveau, vraisemblablement insufflé par le banquier Clavière42.
20Dans ces pays libres, il n’est pas besoin de police, de maréchaussée ou d’espions. Brissot oppose constamment ce qu’il vit ou imagine à ce qu’il voit comme la France monarchique, où tout s’opère par la contrainte et par la force – que ce soit en matière de dissension partisane ou de simple commerce43. Et de rappeler les dragonnades de Louis XIV ou les conséquences néfastes d’un gouvernement régi par la crainte. Dans ce texte de 1787, il comprend aussi que le peuple américain étant législateur, pour revendiquer ses droits, il n’a plus à se mettre en insurrection, car il peut désavouer ses représentants en les destituant aux prochaines élections. Aussi les troubles dans les républiques seraient-ils de peu de durée, « parce qu’elles renferment un principe régénérateur » qui leur permet de réformer l’abus là où il existe44. C’est opposer aux préjugés de son époque contre les luttes intestines, inséparables des républiques, une interprétation nouvelle, toute positive. Lors de son séjour en Amérique de 1788, il prend conscience que les élections ne doivent pas non plus être trop fréquentes, sinon le système devient instable et se rapproche de la démocratie directe. Or, c’est une démocratie représentative qu’il s’agit de créer. Ce système de représentation serait inséparable du républicanisme moderne45. Brissot est sensible également à la tolérance qu’il entrevoit, en matière de religion mais encore dans le domaine civil et pénal. Il connaît le texte de Hamilton, qui souhaitait réintégrer les loyalistes et oublier leur opposition passée. En bref, il interprète la république américaine comme « une famille nombreuse, bien unie et heureuse, où le pouvoir est juste, parce qu’il circule dans les mains de tous ».
21Dans son ouvrage de 1787, Brissot se fonde sur des sources livresques et sans doute aussi sur ce qu’il a vécu à l’étranger. Il connaît peu d’Américains en Europe et n’a pas encore fait le voyage d’outre Atlantique46. Un an plus tard, Clavière et des banquiers hollandais vont lui confier une mission qui lui permet d’aller sur place et de vivre la république au jour le jour. Le second texte, publié en 1791, mais rédigé vraisemblablement durant ou juste après le séjour aux États-Unis, approfondit l’expérience genevoise, hollandaise et anglaise. Brissot n’en demeure pas moins un « idéologue », mais, à l’école américaine, il conçoit mieux que les vertus publiques ne sauraient l’emporter sur les vertus privées. À ses yeux, la vertu antique – qui fait que Caton était un vrai républicain, mais un piètre père de famille – doit se marier avec les mœurs47. Sans mœurs et sans morale, écrit-il, la liberté est en danger, car « la liberté crée les mœurs et les mœurs à leur tour accroissent et maintiennent la liberté48 ». Il voit donc l’être humain sous sa double identité d’homme et de citoyen49 et son incarnation idéale dans la personne du patriote Samuel Adams, chez qui il découvre les vertus républicaines par excellence : probité, simplicité, modestie, mais aussi fermeté et énergie.
22Les trois écrits de Brissot publiés entre 1783 et 1791 démontrent à merveille que ce n’était pas tant le système politique et l’aménagement institutionnel qu’il admirait que ses effets sur la société. Bonnes lois, bons exemples, émulation et éducation, telles étaient les pierres angulaires du gouvernement républicain moderne selon Brissot. De ce point de vue, il était plus proche des dissidents anglais et des penseurs écossais que de Raynal et de Mably. Élève appliqué de Clavière, il en vient aussi à comprendre que commerce et finance ne mènent pas forcément à la corruption, à condition d’avoir des mœurs. Il plaide même en faveur d’une réhabilitation du marchand et du commerçant, aussi nécessaires à la république que le simple paysan50.
23Rien de plus éloigné de Mably que cette vision tout optimiste de la société moderne. Que Brissot n’ait eu aucune peine à l’accepter provient sans nul doute de ses premières expériences à Genève et des relations qu’il a entretenues avec divers patriotes du cru, surtout avec Clavière. Les ouvrages britanniques et américains qu’il a lus l’ont conforté dans ce sens. Mais ce qui le passionne dans la république américaine, c’est moins son aménagement technique que les trois principes sur lesquels elle se base : tout pouvoir est électif ; la législature est fréquemment changée ; l’exécutif a peu de force51. De ces trois principes découleraient des effets salutaires – inconnus évidemment à la France monarchique. Inversement, Mably en était encore à vouloir imposer des lois somptuaires à l’Amérique, de sorte à limiter les richesses à venir et de décourager le luxe. Il conseillait de raffermir l’union, de limiter le suffrage et de restreindre la liberté de la presse. Il craignait en un mot qu’étant donné la diversité des intérêts en jeu, les États-Unis ne tardent pas à se désagréger52.
La victoire du modèle américain
24Les textes qui s’accumulent dans les années 1780 sur la nouvelle République américaine rejettent quelque peu dans l’ombre celle des Provinces-Unies53. La révolution des patriotes ne modifie pas ces perceptions54, d’autant moins qu’elle est bientôt jugulée dans le sang. Le Nouveau Monde, sa société égalitaire, son peuple neuf, son système politique représentatif et ses principes inédits impressionnent beaucoup plus les Français que ne le fait désormais une république commerçante, devenue oligarchique et menacée ou affaiblie par les velléités despotiques d’un stathouder héréditaire. La Hollande ne fait plus rêver dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, sinon en tant que grenier d’abondance et première banque de l’Europe55. Elle ne fait même plus rêver les Américains qui avaient un moment pensé à la prendre pour modèle56. Quant à la Suisse, les derniers événements de Genève ont démontré qu’elle aussi avait perdu ses légendaires héros. Sur le continent, il n’y avait plus ni de Guillaume Tell, ni de Oldenbarnevelt. Prennent alors la relève les Founding Fathers américains : Franklin, Washington, Adams, Jefferson, Madison, voire Hamilton – les extraordinaires fondateurs d’un monde nouveau. Ce faisant, voyageurs et écrivains adoptent une autre perception, plus moderne, du républicanisme. Les références fondatrices se déplacent. Les Anciens sont de moins en moins invoqués, sinon en tant que parallèles à la Plutarque57. Venise disparaît du champ de référence. La Hollande et la Suisse demeurent certes, mais ne sont plus valorisées comme il en allait au temps du Refuge. L’asile des opprimés désormais, c’est tout simplement l’Amérique !
25C’est bien une culture politique nouvelle qui voit le jour58, où sont de plus en plus invoqués les droits naturels et universels de l’homme, le contrat social, la démocratie et la représentation, et évidemment la liberté et la vertu – où s’entremêlent privé et public. Si Malesherbes regrettait l’affaiblissement de la vertu civique et du patriotisme néerlandais et s’il usait encore de catégories classiques, dès les années 1780 Brissot en vient à prôner les mœurs privées et la république démocratique et représentative sur un ton qu’adoptera plus particulièrement le Directoire parisien de l’après 1795 – par la voix d’hommes aussi divers que Robert Lindet, Roederer, Constant, Quinette, Neufchâteau et bien d’autres moins connus59. Et ces priorités républicaines modernes, les hommes de la pré-révolution les découvrent avant tout dans la République des États-Unis. Condorcet pense même que l’Amérique a ouvert la voie en exposant de façon simple et sublime « ces droits si sacrés et si longtemps oubliés ». Ces quelques exemples prouvent en tout cas que le républicanisme faisait l’objet d’études, d’écrits, d’éloges, mais aussi et évidemment de critiques. Les Français étaient partagés en effet sur les conditions favorables au républicanisme moderne. Pour les uns, dont Brissot, les mœurs découlaient des lois et de la constitution et auraient amplement suffi au bon fonctionnement du gouvernement. Le système représentatif et électif remédierait du reste aux problèmes ; pour les autres, et à l’instar de Mably, il eût fallu restaurer la vertu civique et l’austérité inséparables du régime républicain, ce qui s’avérait quasiment impossible dans les sociétés contemporaines. D’autres, enfin, conservaient leur foi en la monarchie à condition qu’elle se modernise ou se républicanise60. C’est ce qui adviendra en définitive en 1789-1791, et ce que ne manquera de souligner Brissot61.
26Quand la France proclame discrètement la République une et indivisible en septembre 1792, plus d’un législateur savait donc vaguement ce qu’on entendait par là. Ils étaient moins néophytes en la matière que ce que l’on a écrit62. Soit parce qu’ils avaient voyagé et examiné le système et ses principes à l’étranger, soit parce qu’ils avaient discuté entre eux de leurs expériences et de leurs attentes. Les discussions entre Condorcet, Paine et Sieyès en témoignent. De même, Clavière, Roland et Brissot ont échangé des idées sur le sujet, bien avant que ne disparaisse la monarchie française. Certes, ces hommes éclairés étaient peu nombreux, mais, souvent journalistes, ils ont propagé l’idée républicaine plus amplement qu’on ne le croit, que ce soit sous ses traits britanniques, suisses, hollandais ou, et de plus en plus, américains63. Et ce républicanisme était valorisé et aimé pour ses effets plus que pour ses institutions, pour sa liberté et ses mœurs plus que pour son agencement. En bref, c’était plus des principes64 qu’une forme de gouvernement, et partant, il devenait applicable à un régime monarchique. Il restait donc aux Français à introduire ces principes dans un cadre hérité de l’Ancien Régime. Comme on le sait, ce fut le défi le plus délicat de l’affaire, d’autant qu’héritage oblige65, il n’était nullement question d’imiter à la lettre la République fédérale américaine.
27Tout cela démontre en tout cas que le républicanisme prérévolutionnaire était bien plus qu’une image et qu’un diagnostic. La création de la république américaine et sa Déclaration d’indépendance66 avaient réactualisé et renouvelé comme jamais l’idée républicaine et prouvé à l’univers qu’un gouvernement populaire et représentatif était tout à fait possible dans le monde moderne. L’expérience américaine a en un mot éveillé les attentes. Malgré les critiques françaises sur le fédéralisme et les poids et contrepoids du système, les projets élaborés à la fin des années 1780, que ce soient ceux de Brissot ou de Condorcet, ou ceux encore de La Fayette ou de Mirabeau, s’inspiraient des principes qui en constituaient la base. À savoir les droits naturels de l’homme et la représentation élective et temporaire. Tous tentaient de les accommoder à la culture politique française67. Contrairement aux voyageurs des années 1770, qui pouvaient difficilement envisager une transformation républicaine de la France et cela d’autant moins qu’ils ne comprenaient pas vraiment le fonctionnement d’un tel système, la génération nouvelle, confrontée au contexte réformateur des années 1780, saisit l’opportunité pour envisager l’exemple donné par l’Amérique comme un précédent à imiter. Parmi ses membres, les plus ardents étaient ceux qui l’avaient expérimenté de près, soit grâce à leurs voyages, soit grâce à leurs contacts. Aussi est-il moins question de l’avènement d’une génération unique qui serait d’emblée républicaine que de l’existence au sein même de la jeune génération de deux courants réformateurs, dont l’un est encore imprégné de culture classique et suit l’impulsion donnée par Mably et Raynal, tandis que l’autre est moderne et d’inspiration anglo-saxonne et suit l’impulsion donnée par la république américaine quitte à l’adapter au contexte français. Mieux. Ce courant enrichissait ses connaissances suisses et hollandaises de l’exemple américain. À eux trois, ces modèles prouvaient qu’une république était viable dans le monde moderne68. Faut-il déduire de ces divergences que le premier courant n’avait que des connaissances livresques, alors que le second mariait lectures, contacts et voyages ? C’est un point qu’il reste à vérifier. Le cas de Sieyès, néanmoins, permet d’en douter69.
Notes de bas de page
1 Jean-Marie Goulemot, « Du républicanisme et de l’idée républicaine au XVIIIe siècle », in François Furet, Mona Ozouf (dir.), Le Siècle de l’avènement républicain, Paris, Gallimard, 1993, p. 25-56. Et « Images de la Hollande dans le XVIIIe siècle français », in Annie Jourdan, Joseph Leerssen (dir.), Remous révolutionnaires. République batave, armée française, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1996, p. 5-13.
2 Keith M. Baker, « Transformations of Classical Republicanism in Eighteenth Century France », The Journal of Modern History, 73, 2001, p. 32-53.
3 On s’imagine que Rousseau – comme ses admirateurs révolutionnaires – restait proche du modèle antique. Or, dans la neuvième lettre écrite de la montagne, il dit bien que « les anciens peuples ne sont plus un modèle pour les modernes ; ils leur sont trop étrangers à tous égards » (Lettres écrites de la montagne, neuvième lettre, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade,t. III, 1964, p. 881).
4 Sur les rôles divers que jouait la référence antique auprès des révolutionnaires américains, voir Carl J. Richard, The Founders and the Classics. Greece, Rome and the American Enlightenment, Cambridge (Mass.)/Londres, Harvard University Press, 1994. Pour la France, Chantal Grell, Le Dix-huitième siècle et l’antiquité en France, 1680-1789, 2 vol. , Oxford, Voltaire Foundation, 1995.
5 Venise n’est plus un modèle au XVIIIe siècle en raison de son caractère aristocratique.
6 L’Angleterre faisait figure de régime républicain en raison du partage des pouvoirs entre le roi et le Parlement.
7 On oublie souvent que la Suisse fut longtemps un modèle. Ainsi les Provinces-Unies regardaient vers la Suisse dès le XVIe siècle, quand il fut question d’établir un nouveau gouvernement. La république des États-Unis sera aussi comparée à la Suisse, notamment par Mably dans ses Observations sur le gouvernement et les lois des États-Unis d’Amérique, 1783. Sur le XVIe siècle, Martin van Gelderen, The Political Thought of the Dutch Revolt, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1992, p. 187-190.
8 Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France, Paris, Gallimard, 1982.
9 Richard Whatmore démontre cependant que le modèle anglais n’était pas non plus prisé de tous. Republicanism and the French Revolution. An intellectual History of Jean-Baptiste Say’s Political Economy, Oxford/New York, Oxford University Press, 2000, p. 66-81.
10 Pour exemples, voir les célèbres écrits de Sieyès, mais aussi Roederer, De la députation aux États généraux, s. l., novembre 1788, Brissot et Clavière, Observations d’un républicain, s. l., 1788 ou bien Condorcet, Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales, s. l., 1788. On souhaiterait de plus amples recherches sur les écrits et pamphlets publiés entre 1783 et 1788. R. Halévi en est conscient (Ran Halévi, « La République monarchique », in Furet, Ozouf (dir.), Le Siècle de l’avènement républicain, op. cit., p. 165-196).
11 Le concours de l’Académie de Lyon portait sur « La découverte de l’Amérique a-t-elle été un bien ou un mal pour l’humanité ? ». Condorcet y avait donc participé, de même que Joseph Mandrillon, négociant français résidant en Hollande, et bien d’autres encore, qui ont incité du reste les Américains à riposter.
12 Baker, art. cité, p. 42.
13 Sur les diverses interprétations européennes du républicanisme hollandais au XVIIIe siècle, mais d’un point de vue strictement positif, voir Wyger Velema, Republicans. Essays on Eighteenth-Century Dutch Political Thought, Leyde/Boston, Brill, 2007, p. 1-29.
14 Seul Brissot affirme après coup qu’il songeait déjà à la république vers 1786-1787 et il se plaint que les Français cultivent des préjugés à ce sujet (Mémoires de Brissot, Paris, Firmin Didot, 1877,t. II, p. 223). Roland, qui se dira plus tard républicain, affiche un certain dédain devant les réalités hollandaises (voir plus loin).
15 Rares sont ceux, il est vrai, qui remettent en cause les théories héritées des grands philosophes des Lumières, eux-mêmes influencés par les voyageurs précédents. Sur les préjugés relatifs à l’avarice hollandaise, par exemple, ils reprennent les idées reçues, contrairement à ce qu’avait prôné La Barre de Beaumarchais dans Le Hollandais ou Lettres sur la Hollande ancienne et moderne, Amsterdam, 1738, p. 1. Sur d’autres thèmes tels que la liberté, l’égalité et la tolérance, ils émettent souvent des idées qui leur sont personnelles.
16 Sur ces auteurs qui ont laissé des écrits non publiés : Famin, BnF ms. fr. 14 626 (1760) ; Laugier, BnF ms. fr. Bréquigny, 66 (1766) ; Roland, BnF ms. nv. acq. fr. 6 242 (1768) ; Malesherbes, AN 162MI 24-26 (1776). On trouvera une bibliographie beaucoup plus exhaustive dans Madeleine Van Strien-Chardonneau, Le Voyage de Hollande : récits de voyageurs français dans les Provinces-Unies, Oxford, Voltaire Foundation, 1994. Ce qui suit provient de ces manuscrits.
17 Notamment, Thomas Paine, A Letter addressed to the Abbé Raynal on the affairs of North-America in which the mistakes of the Abbe’s Account of the Revolution of America are corrected and cleared up, Londres, 1782.
18 Rousseau cite le manuscrit dans le Contrat Social : Marquis d’Argenson, Considérations sur gouvernement ancien et moderne de la France, Amsterdam, 1764. Il faudrait également mentionner l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux Indes de l’abbé Raynal (La Haye, 1776,t. I, p. 216-235 sur la Hollande) et ses remarques ultérieures sur l’Amérique (Raynal, Révolution de l’Amérique, Londres, 1781).
19 Voir les références chez Baker, art. cité, note 10, p. 35. Importants furent aussi les dissidents britanniques (Price et Priestley) et les Écossais (Fletcher, Hutcheson, Ferguson, Smith et Hume, notamment), traduits en français au cours du siècle, de même évidemment que les républicains anglais du XVIIe siècle. Des hommes comme Clavière et Brissot avaient lu les uns et les autres. Brissot cite même Sidney. Chez les auteurs britanniques modernes, les Français apprenaient notamment ce qu’étaient la liberté civile et la liberté politique, mais aussi la prééminence à donner aux mœurs. En 1784, Clavière demandait ainsi à Brissot, alors en Angleterre, de lui faire parvenir la 8e édition du livre d’Adam Smith. Mirabeau et Brissot avaient lu l’écrit de Richard Price sur les États-Unis et Mirabeau l’avait même traduit en français, bien que son anglais fût des plus rudimentaire (Richard Price, Observations on the Importance of the American Revolution and the Means of making it a Benefit for the World, Londres, 1784 ; en appendice, Price avait publié la lettre de Turgot sur la nouvelle république américaine).
20 Rappelons que pour Montesquieu, la république est un type de gouvernement, où « le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance » (Montesquieu, L’Esprit des lois, II, 1, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade,t. II, 1951, p. 239). C’est donc une démocratie plus ou moins ouverte. Tandis que chez Rousseau, c’est un principe de légitimité politique. Comme d’Argenson, Rousseau distingue trois types de gouvernement : la démocratie, l’aristocratie et la monarchie. Tous trois sont susceptibles de formes mixtes, et leur caractère républicain consisterait dans ce que le gouvernement exprime plus ou moins la volonté générale (Du Contrat social, livre III, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade,t. III, 1964, p. 402-421).
21 Sieyès sera particulièrement sensible à cette dimension des sociétés modernes et condamnera dès les années 1770 la noblesse pour son improductivité. Pour lui, c’est avant tout le travail qui fait fonctionner la société et qui doit être représenté (Whatmore, op. cit., p. 68-73).
22 D’Argenson, op. cit., p. 40 et p. 59-63.
23 Il ajoutait du reste dans l’Histoire philosophique des deux Indes que la frugalité se transformait bien souvent en avidité et concluait que la Hollande avait perdu ses vertus par suite de ses richesses. C’est là un topos sur lequel on reviendra. On retrouve cette critique chez Montesquieu, qui, dans son journal de voyage, compare les Hollandais à des Juifs (Voyage de Gratz à La Haye, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade,t. I, 1949, p. 863). Dans L’Esprit des lois, plus connu que ses voyages, on le sait, il voit la république comme étant un régime où règne la vertu et la république fédérative comme éternelle. Dans cet ouvrage, il n’a rien contre le commerce d’économie que pratique la Hollande.
24 Mably, Observations sur le gouvernement et les loix des États-Unis d’Amérique (1783), Amsterdam, J. F. Rosard & Comp., 1784, p. 84-100.
25 Whatmore, op. cit., p. 66-84.
26 Voir la belle mise au point de Lance Banning, « Jeffersonian Ideology Revisited. Liberal and Classical Ideas in the New American Republic », The William and Mary Quarterly, vol. 43, 1, 1986, p. 3-19.
27 Roland s’inspire explicitement de d’Argenson. Les autres sont plus discrets sur leurs sources, mais le fait que tous font l’éloge de la tolérance religieuse, assistent aux différents cultes, visitent les mêmes collections privées et notent l’avarice néerlandaise – parfois sans l’avoir directement ressentie ou tout en reconnaissant l’hospitalité de leurs hôtes – plaide en faveur de ces influences.
28 C’est ce que l’on pourrait reprocher à Jean-Marie Goulemot : de nier les implications politiques et morales du culturel.
29 Voir les références en note 16.
30 Les révolutionnaires français s’en souviendront en 1795, quand ils envahiront le pays. Ils commencèrent par tranquilliser les habitants et leur promettre douceur, tolérance et indépendance, de crainte que les « capitalistes », ainsi que déjà on les appelle, ne prennent le large. Sur les avantages du « capitalisme » et de la mobilité qui lui est propre, Carles Boix, Democracy and Redistribution, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
31 Les manuscrits de Roland n’étaient pas destinés à être publiés. Aussi y trouve-t-on des phrases très dures sur la France : « la sangsue mallotière, la vermine monacale » ; « la morgue de nos petits robins à cuisses croisées sur les rangs » (BnF ms. nv. acq. fr. 6 242, p. 60-70).
32 Roland ne critique donc pas les peines corporelles subies par les condamnés : flagellation et marque notamment. Il ne sait pas non plus que la torture se perpétue dans cette terre de liberté. Cf. Annie Jourdan, La Révolution batave entre la France et l’Amérique, Rennes, PUR, 2008, p. 252-261.
33 Malesherbes, AN 162MI 24-26 : Instructions pour la Hollande, p. 32-35.
34 Brissot, Le Philadelphien à Genève, ou Lettres d’un Américain sur la dernière révolution de Genève, sa constitution nouvelle, l’émigration en Irlande, &c, Dublin [en fait Carouge], 1783. Turgot veut de l’uniformité et de l’unité dans le gouvernement et l’administration – et ce, même aux États-Unis –, alors que les républicains modernes de Suisse, de Hollande et d’Amérique défendent la diversité fédérale et la pluralité politique. Inversement leur société sera uniforme et le luxe public et privé restreint, conformément à l’égalité républicaine.
35 La plupart des voyageurs se plaignent d’être escroqués par leur batelier ou leur aubergiste. Mais ce qu’ils détestent avant tout, ce sont les musicos, cabarets enfumés où se côtoient prostituées (« détestables créatures ») et « manants » (Laugier et Roland).
36 Lettre de Clavière à Mirabeau du 25 avril 1788 (BnF ms. nv. acq. fr. 9 534, p. 403-404).
37 Voir ses Mémoires, où il écrit que Du Roveray et Clavière lui ont fourni les informations nécessaires pour son ouvrage. Le reste découle de ses propres expériences (op. cit.,t. II, p. 255).
38 Brissot, Le Philadelphien à Genève, op. cit., p. 137. Rousseau ne plaide certes pas pour l’agitation et le désordre dans la plupart de ses œuvres, mais suivant Machiavel sur ce point, il comprenait que le tumulte n’était pas forcément négatif (Lettres écrites de la montagne, septième lettre, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade,t. III, 1964, p. 831-832). Dans ces lettres, Rousseau est plutôt positif sur le gouvernement anglais. Ces deux points sont peu notés par les historiens et littéraires.
39 Brissot est allé deux fois en Hollande : fin 1783-début 1784, où il devait visiter un imprimeur et chercher des fonds (AN 446 AP 7) ; et en 1787, quand, chargé par Ducrest de conclure un emprunt, il s’est aventuré jusqu’à Rotterdam, mais en vain. Il écrit dans ses Mémoires qu’il était en effet attiré par la révolution des patriotes : « j’étais tenté d’aller assister à cette révolution » (op. cit.,t. II, p. 242). Le voyage d’Amérique a totalement éclipsé l’expérience hollandaise, soldée par un échec et sur laquelle Brissot n’a laissé aucun témoignage. Sa correspondance de ce point de vue est décevante. Il n’y parle pas de politique, mais de finance. Sur Brissot et l’Angleterre, cf. Annie Jourdan, « The “Alien Origins” of the French Revolution. American, Scottish, Genevan, and Dutch Influences », Proceedings of the Western Society for French History, no 35, 2007, p. 185-205.
40 É. Clavière, J.-P. Brissot, De la France et des États-Unis, éd. Marcel Dorigny, Paris, Éd. du CTHS, 1996, p. 303-329. Notons l’occurrence fréquente de ce terme chez Brissot dès la période prérévolutionnaire, dans le sens de patriotisme et de respect du bien commun.
41 De la France et des États-Unis, op. cit., p. XXXV. Dans son Examen critique des voyages de M. de Chatellux de 1786, Brissot semblait déjà au fait des réformes américaines. Il précisait notamment que la Pennsylvanie avait conçu le plan « d’une démocratie aussi parfaite que l’homme peut l’imaginer » (p. 111) et il voyait le républicanisme comme un attachement irrésistible à la liberté et aux droits naturels.
42 Dans leur correspondance, d’ailleurs, Clavière mentionne bien qu’il souhaite corriger le texte avant l’impression et de fait, le livre parut sous leurs deux noms (AN 446 AP 7).
43 Il écrit par ailleurs : « En France, le gouvernement freine les activités et impose des contraintes, tandis qu’en Angleterre, il y a de la liberté dans les mouvements, le droit de réclamer et la certitude de recevoir justice » (De la France et des États-Unis, op. cit., p. 328-329). Il se retrouve ici avec Malesherbes, Roland et Clavière. Roland du reste avait lu De la France et des États-Unis et l’avait apprécié (AN 446 AP 8. Lettre du 15 juin 1787).
44 Les écrits de Brissot minimisent les séditions, les révoltes, les mécontentements des fermiers américains. Pour une vue plus réaliste des troubles intenses et durables et des violences inséparables des révolutions, et ce jusqu’en Amérique, Terry Bouton, Taming Democracy. The « People », the Founders and the Troubled Ending of the American Revolution, Oxford/New York, Oxford University Press, 2007.
45 Brissot, Nouveau voyage dans les États-Unis de l’Amérique septentrionale, Paris, Buisson, 1791, p. 148. Le problème de la représentation réelle a évidemment été soulevé lors des discussions sur les assemblées provinciales et sur la convocation des États généraux (voir notamment le texte cité de Roederer). Mais depuis 1782 et la traduction des constitutions américaines, les auteurs pouvaient aussi s’inspirer des États-Unis, car, du point de vue représentatif, l’Angleterre n’était pas un modèle à imiter, en raison de sa représentation « virtuelle ». C’est en ce sens que ce modèle est rétrograde.
46 En France, il rencontre néanmoins Crèvecœur dont il admirait les Lettres d’un cultivateur américain, qui fut un succès de librairie. Il est moins enthousiaste sur l’auteur. Crèvecœur avait été accueilli par Madame d’Houdetot, qui se flattait d’aimer les « sauvages » américains.
47 Maurizio Viroli, Republicanism, New York, Hill and Wang, 2002, p. 71.
48 Brissot, Nouveau voyage, op. cit., p. IX-XII, p. XXXI.
49 Ibid., p. 107 : « être homme et citoyen ». Voir aussi p. 170 : « la tempérance cette vertu essentielle du républicanisme ».
50 Clavière se plaignait aussi que dans son ouvrage sur un Code pénal pour l’Amérique, Brissot n’ait rien dit sur les constitutions américaines, rien sur « un édifice auquel ils ont donné une si belle charpente » (AN 446 AP 7. Lettre du 16 août 1783).
51 Brissot, Nouveau voyage, op. cit., p. XLII. Les détails techniques sur l’aménagement du gouvernement fédéral sont du reste placés en note. La définition du républicanisme de Brissot demeure identique à elle-même, puisque dans le Patriote français du 5 juillet 1791, il écrit qu’est républicain un gouvernement où tous les pouvoirs sont délégués à des représentants ; qu’ils sont électifs et temporaires ou amovibles. Et il ajoute que seuls les États-Unis offrent « l’image parfaite d’une telle république ». Notons aussi que l’idée de Brissot de conventions périodiques et de sociétés patriotiques lui est inspirée par les cercles politiques genevois qu’il admirait en 1782, sans oublier évidemment les conventions américaines ou les Town meetings dont il découvre l’existence en 1788. Sur les cercles politiques de Genève, voir Brissot, Le Philadelphien à Genève, op. cit., p. 113-114.
52 Mably prenait l’exemple de la république des Provinces-Unies pour prouver le bien-fondé de ses propos, à savoir que le fédéralisme est néfaste à la stabilité d’un pays : « c’est ce qui a causé la perte de la Hollande ». La Suisse en avait réchappé, en raison de sa pauvreté (Observations sur le gouvernement, op. cit., p. 115). Mably n’était pas unanimement admiré. Mirabeau critique ainsi Brissot de l’avoir cité, alors qu’il « n’en valait pas la peine » (AN 446 AP 8).
53 Le concours lancé en 1783 par Raynal sur les conséquences de la découverte de l’Amérique en est en partie la cause. Il n’y a pas jusqu’à Condorcet qui n’ait donc publié un texte à ce sujet, De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe, dédié à La Fayette.
54 Brissot est moins impressionné par cette révolution patriote que par celle de Genève : voir ses Mémoires et la correspondance avec Clavière. En 1784, Clavière note tout simplement que le pays est en fermentation et il craint que le peuple ne perde sa liberté, parce que la bourgeoisie n’a pas compris comment mener cette révolution. Elle aurait dû faire appel au peuple et armer tous les habitants.
55 Nous nous retrouvons donc avec Goulemot sur ce point, mais une fois encore pour nuancer ses conclusions générales. Que le modèle n’impressionne plus ne signifie pas qu’il ne présente plus d’atouts ou qu’il ne serve de référence. Un bon exemple en est l’écrit de Mirabeau de 1788, Aux Bataves, sur le stathoudérat, où il rappelle les exploits des Bataves et publie la première déclaration des droits made in France. Condorcet l’avait précédé en 1786, mais limitait les droits à quatre principes (voir Condorcet, De l’influence de la Révolution américaine sur l’Europe, p. 5-6). Sous le Directoire, du reste, le républicanisme hollandais revient symboliquement sur le devant de la scène, grâce aux collections de peintures rapportées de La Haye et données en exemples aux républicains français. Cf. notre livre, La Révolution batave, op. cit., p. 345-346.
56 Theodore Draper, A Struggle for Power. The American Revolution, New York, Times Books, 1996, p. 409. Inversement, voir la critique du système néerlandais dans Alexander Hamilton, James Madison, John Jay, The Federalist or, the New Constitution (1787), Londres, Everyman, 1992, p. 93-97.
57 Brissot affectionne ces parallèles – entre héros modernes et antiques, mais pour conclure à la supériorité des premiers. On l’a sans doute peu noté, mais les Lumières coïncident en vérité avec une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes – dont témoigne la remarque notée plus haut de Rousseau. Voir aussi Price sur les progrès de l’esprit humain et la perfectibilité de l’homme – Observations on the Importance of the American Revolution and the Means of Making it a Benefit for the World, Londres, 1784, ou bien Thomas Paine dans sa réponse à Raynal sur la révolution qui s’est opérée dans les esprits et sur la marche irrésistible de la civilisation, A Letter addressed to the Abbe Raynal on the Affairs of North America, Londres, 1782.
58 La question serait de savoir si cette culture politique nouvelle est le fait d’une génération elle aussi nouvelle ou bien si elle résulte de tempéraments spécifiques. Le fait est que Brissot, Condorcet, Sieyès, Roederer, Mirabeau s’éloignent de plus en plus de Mably, tandis que Robespierre et Saint-Just semblent demeurer sous son emprise. L’épisode jacobin paraît en effet mettre plus d’emphase sur la vertu civique et le sacrifice au bien public, mais il est vrai qu’entre 1792 et 1794 la France est en grand danger, ce qui motive un patriotisme intense.
59 Je me permets ici encore de renvoyer à mon livre, Jourdan, La Révolution batave, op. cit., quatrième partie.
60 Nous ne partageons donc pas l’interprétation de P. Gueniffey, qui note que république et républicanisme « se portent mal à partir de 1789… après une longue période d’évolution positive » (« Cordeliers et Girondins. La préhistoire de la république », in Furet, Ozouf (dir.), Le Siècle de l’avènement républicain, op. cit., p. 206). La république américaine en avait réactualisé l’image et l’idéal, mais chacun l’interprétait à sa manière. Sur la troisième option, partagée par Condorcet en 1786, voir Whatmore, op. cit., p. 66.
61 Le Patriote français, no 696, 5 juillet 1791. En ce mois de juillet 1791, Brissot écrit que la monarchie française est devenue au cinq sixième républicaine.
62 Dès 1791, Brissot avait donc publié plusieurs articles dans son journal, Le Patriote français, sur ce qu’il entendait par république. Sur les discussions entre Condorcet, Paine et Sieyès, voir les Mémoires de l’abbé Morellet, 2 vol. , Paris, Ladvocat, 1821, I, p. 410. Une autre approche est proposée dans Mona Ozouf, Varennes. La mort de la royauté, Paris, Gallimard, 2005, p. 254-255 et Raymonde Monnier, « Républicanisme et Révolution française », French Historical Studies, 26, I, 2003, p. 87-118.
63 Sous ses traits britanniques, parce que l’Angleterre était vue comme un pays de liberté et partant comme une monarchie républicaine – et même si le modèle régresse après la révolution américaine. Brissot évoque par ailleurs une société d’écrivains qui employaient leurs talents à préparer la révolution. Il note cependant que rares étaient encore les véritables républicains. Seuls Clavière et lui auraient été républicains en 1786-1788 (Brissot, Mémoires, op. cit.,t. II, p. 223-224).
64 À savoir qu’il fallait que le peuple soit la source et le destinataire de la souveraineté et qu’il en conserve une part de l’exercice (Jourdan, La Révolution batave, op. cit., p. 139-142).
65 Voir la lettre de Turgot à Richard Price, qui reflète à merveille le point de vue français, contre la diversité et la pluralité ou contre les poids et contrepoids, en faveur de l’unité et de l’uniformité. Comme l’écrit Hannah Arendt dans son Essai sur la Révolution, Turgot se trouvait encore dans la lignée de Bodin. La lettre de Turgot du 22 mars 1778 est publiée dans Richard Price, On the Importance of the American Revolution, Londres, Meigs, Bowen and Dana, 1785, p. 88-106.
66 Sur son impact, voir David Armitage, The Declaration of Independence. A Global History, Cambridge (Mass.)/Londres, Harvard University Press, 2007.
67 Voir aussi Roederer, De la députation aux États généraux, Paris, 1788.
68 Et souhaitable, car les divers exemples l’ont montré, elle était source de liberté, de prospérité, de mœurs, et de dignité humaine.
69 Comme l’a démontré Whatmore, Sieyès s’inspirait des Écossais et des dissidents anglais. Très tôt, il repensait la société de son temps en raisonnant sur les activités des Français. Mais il ne semble pas qu’il ait beaucoup voyagé, même si Brissot signale qu’il l’a rencontré à Rotterdam en 1787, en compagnie de l’évêque de Lubersac – et donc à l’époque même de la révolution des patriotes.
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