Chapitre IV. Protéger les ressources du littoral
p. 133-160
Texte intégral
1L’intérêt du pouvoir royal pour le littoral résulte d’une prise de conscience dont Jean-Luc Sarrazin fait remonter les prémices à la charnière entre Moyen Âge classique et bas Moyen Âge : « C’est à partir du XIIIe siècle, lorsque le domaine royal atteint les trois mers bordières, mais plus encore aux siècles suivants, dans le cadre de la guerre de Cent ans, que s’esquisse, de la part du pouvoir royal, une politique de plus en plus cohérente, de mieux en mieux définie, de contrôle des rivages maritimes du royaume de France1. » Le cas de la Bretagne est d’autant plus intéressant qu’elle est tardivement rattachée au royaume, en 1532, et que le pouvoir royal doit assurer l’intégration de cette province périphérique mais aussi y faire accepter son autorité. Il compose, en lui conservant ses privilèges qui lui donnent un semblant d’autonomie et à la fin du XVIIe siècle, la Bretagne est devenue une province presque « banalisée2 ». Néanmoins, le littoral breton fait encore figure de confins du royaume, a fortiori ses côtes nord qu’il convient de contrôler en affirmant l’autorité du roi sur ce « finisterre » et ses habitants. Il s’y impose à travers des représentants présents à tous les niveaux et une législation spécifique dont l’Ordonnance de la Marine, adoptée dans la province en 1684, constitue la pierre angulaire.
2L’irruption de ce nouvel acteur bouleverse profondément l’ordre établi sur le littoral : ses usagers se voient imposer des contraintes, souvent mal comprises, et les institutions provinciales se retrouvent concurrencées sur leur propre terrain. Mais c’est davantage un rôle de protecteur que le pouvoir royal met en avant, à une époque où les ressources du littoral paraissent menacées que ce soient les terres, la pêche ou les amendements marins. Il faut s’interroger sur la façon dont l’État endosse ce rôle et sur la nature de ses relations avec les acteurs locaux et provinciaux. L’Ordonnance de la Marine constitue un point de départ puisqu’elle établit officiellement son autorité sur le littoral. Le Masson du Parc effectue d’ailleurs ses tournées d’inspection, en 1726 puis en 1731, pour en vérifier l’application : ses rapports dressent un état des lieux quelque 50 ans après sa promulgation. S’ils montrent que l’autorité de l’État est quasiment reconnue partout, l’application de l’Ordonnance est loin d’être satisfaisante.
Protéger les terres : « délits d’eau » et « sables volages »
3Sur les côtes nord de la Bretagne, les terroirs sont soumis à des hivers parfois rudes et à des vents violents qui abîment cultures et habitations. D’où les clauses spécifiques figurant dans quelques baux à ferme : la preneuse d’une maisonnette, à Porspoder, se voit imposer de « tenir et rendre les couvertures de ladite maison et crèche dessensibles pour empêcher que les gros bois et murailles d’icelle n’en soient endommagés par la rigueur de temps3 ». À Lannilis, un preneur doit protéger des plants en plaçant « une motte de terre à une hauteur suffisante pour les conserver du vent et des bestiaux4 ». Le vent peut aussi être invoqué afin de diminuer le montant du Vingtième : à Saint-Marcan, deux propriétaires le mentionnent dans leur déclaration car il occasionne beaucoup de dégâts et donc, davantage d’entretien5. Ces vents relèvent cependant de l’ordinaire par comparaison avec les tempêtes, des « ouragans » qui menacent certains terroirs de submersion par les eaux ou le sable, surtout lorsqu’ils se conjuguent aux grandes marées. Les fonds des États de Bretagne, de la Commission intermédiaire et de l’Intendance fournissent des indications sur la réalité de ce risque naturel à l’échelle des côtes nord de la Bretagne, et sur les moyens utilisés pour le contrer. Quant aux archives notariées et judiciaires, elles apportent un autre éclairage, à une échelle plus fine.
Le risque de submersion
4Une invasion par les « flots de la mer » guette les terroirs situés en arrière des côtes basses, en particulier au moment des grandes marées. Ce risque suscite des inquiétudes mais à des degrés variables en fonction de la nature du territoire menacé, de sa superficie, des dégâts occasionnés et de la fréquence des submersions. À Pleubian, les propriétaires de terres sujettes « au débornement de la mer » s’accommodent du « délit d’eau6 » sans demander sa prise en compte dans le calcul du Vingtième ; le risque est accepté tant que les habitations ne sont pas menacées. À Roscoff, la situation est plus préoccupante. Dès 1741, un procès-verbal est effectué pour évaluer l’état d’une maison donnant sur la grève7. Les experts, trois maçons, font un constat alarmant : « l’impétuosité de la mer et des tempêtes » a arraché plusieurs pierres d’un mur au point que la maison menace de s’écrouler. Or, cela signifierait, à terme, exposer la maison située juste derrière, l’église et la « place publique ». Il est donc proposé de remplacer l’habitation par « un bon mur ». Le problème se pose de nouveau 30 ans après : la mer a fait des « progrès dangereux » par des « affouillements » dans deux jardins. Les grandes marées à venir laissent craindre que d’autres jardins ne soient inondés, voire la place de l’église. L’ingénieur des Ponts et Chaussées dépêché sur place juge la situation pressante et le terrain peu susceptible de résister « au choc furieux des lames de la mer8 ». L’enjeu est de taille en raison des répercussions qu’une submersion pourrait avoir sur le commerce de Roscoff, jugé florissant et en plein essor en 17709.
5Mais les inquiétudes se concentrent surtout sur le marais de Dol : il fait figure de zone en sursis tant il est menacé de submersion à la fois par la mer et les eaux douces, en dépit de l’attention constante dont il fait l’objet de la part des autorités provinciales. Des travaux d’endiguement furent réalisés dès le XIe siècle. La digue entre Château-Richeux et Saint-Georges-de-Gréhaigne date du XIIIe siècle10 comme les premiers travaux de drainage reposant sur la canalisation des cours d’eau dans des « bieds » ou « essais ». Ce dispositif fut complété par des levées de terre et des fossés pour faciliter l’écoulement des eaux avec une régulation du débit assurée à l’aval par trois ponts, équipés de vannes. Ces derniers jouent un rôle primordial : ils doivent être fermés lorsque la mer monte pour empêcher sa pénétration dans le Marais et ouverts aussitôt qu’elle se retire. Au XVIIIe siècle, les habitants du Marais sont tributaires de ces aménagements qui n’ont guère évolué depuis : les digues ont été consolidées avec de la terre revêtue de pierres sèches à l’ouest et des ouvrages maçonnés et du remblai à l’est. Les « digues de la mer » s’étendent désormais sur environ 26 km de longueur de Château-Richeux à Pontorson et servent en partie de route entre Dol et Saint-Malo. L’ensemble est attentivement surveillé par les institutions provinciales et l’intendant : le marais de Dol est un territoire qu’il faut protéger, chacun en convient. Cependant, l’équilibre demeure précaire. Les marées d’équinoxe alliées aux « coups de vent » sont redoutées. Deux inondations ont marqué la mémoire collective : en 1606, 200 maisons furent abattues par la mer ce qui a « délogé cinq à six cents personnes qui y étaient habituées qui sont allées mendier leur vie et le peu qu’il en reste11 ». Pire, en 1664, la paroisse Saint-Étienne-de-Paluel fut entièrement submergée et un siècle plus tard, « de tristes vestiges » témoignent encore du désastre12. En fait, les inondations atteignent rarement cette ampleur : une violente tempête, en 1697, par exemple, rompt les digues et entraîne l’inondation d’une partie du Marais, mais sans disparition de village13. Les cours d’eau et les canaux sont tout autant susceptibles de déborder après des pluies importantes et sous l’action de l’érosion : en 1778, on constate que le Couesnon a « talardé » autrement dit, a « miné en dessous les bords de son lit ». Ces « talards » ont provoqué la disparition d’un pré en moins de 3 mois et menacent les champs contigus14. Des parties du Marais se retrouvent régulièrement sous les eaux comme l’indiquent plusieurs déclarations pour le Vingtième, à Saint-Marcan et à Saint-Guinoux. L’un des propriétaires les attribue même à « l’inondation des eaux de la mer et des eaux douces qui descendent des montagnes15 ». Le compromis reste donc fragile d’autant qu’une lourde responsabilité est confiée aux meuniers chargés d’actionner les vannes : la régulation du débit de l’eau nécessite une surveillance constante ce qui fait défaut à celui du Blanc Essay en 1728. Une descente est organisée sur le motif que le meunier laisserait exprès entrer l’eau de mer16. Sa culpabilité est confirmée in situ ce qui lui vaut une amende de 3 livres. Amende modique au regard des implications sur le Marais : laisser passer l’eau de mer a de graves implications car à court terme, elle empêche les animaux de s’abreuver et risque d’inonder les champs et de gâter les cultures, et à long terme, elle contribue à envaser les bieds en s’ajoutant aux alluvions charriés par les cours d’eau. Or, l’envasement favorise les inondations. Le problème se pose de nouveau 8 ans après ; les officiers de justice goûtent alors l’eau du bied Jean pour déterminer si elle est salée17. Une fois arrivés au moulin, ils découvrent qu’il est inhabité et que l’une des portes est défectueuse. Aussi, la responsabilité pesant sur les meuniers est lourde, trop, certainement, d’où le recours aux autorités dès qu’un dysfonctionnement est constaté.
6Les habitants du Marais sont conscients des risques encourus et n’hésitent pas à les utiliser comme argument pour obtenir des fonds de la part des institutions provinciales et du pouvoir royal. Quand il est question, en 1745, de réhabiliter le moulin du Bec à l’Âne, les paroisses du sud du Marais s’adressent directement au contrôleur général des Finances et demandent une réaffectation d’une partie des 10 000 livres accordées par le roi pour l’entretien des digues afin d’éviter que le Marais ne devienne « un lac affreux et un pays inhabitable18 ». Un mémoire anonyme de 1776 évoque la chute des digues qui pourrait entraîner la « submersion totale de ce riche territoire dont les habitants frémissent toutes les fois que la mer est un peu agitée et que par conséquent les digues reçoivent des impressions violentes19 ». Les auteurs de ces différents textes, visant tous à obtenir une aide financière ou matérielle, ont tendance à dramatiser la menace. Il est vrai que s’en préserver nécessite des investissements conséquents et renouvelés comme l’impose la lutte contre les « sables volages20 ».
7En 1789, Lampaul-Plouarzel est décrite dans son cahier de doléances comme « une dune continue dont les sables aux ouragans volans au gré de la tempête submerge et détruit en un instant les plus flateuses espérances de la récolte21 ». Cette menace pèse sur les terroirs situés en arrière d’une côte sableuse, formée de dunes et exposée au vent, et culmine au moment des tempêtes. Il faut toutefois distinguer ce qui relève de l’ordinaire de ce qui met vraiment en danger les terroirs et les hommes. À Saint-Cast, les propriétaires s’en accommodent parce que ces terrains trouvent leur utilité dans une gestion globale à l’échelle de l’exploitation ou de la paroisse. La métairie de la Garde comporte par exemple des terres « tant labourables qu’en costière, vallons et rochers, dont la plupart sont incultes et gâtées par le sable de la mer22 », au pire, elles servent de pâture aux moutons. Cette tendance à l’ensablement est sans commune mesure avec ce que connaissent Santec, Tremenac’h et Landéda, sur les côtes du Léon.
8Lorsque Le Masson du Parc traverse Santec, il est effaré par les ravages des « sables volants » qui s’étendent « sur les terres voisines qui s’en trouvent couvertes et entièrement perdues de manière que les habitants se trouvent obligés d’abandonner leurs terres et leurs maisons qui sont à vue d’œil entièrement ensablées et enfouies23 ». L’ampleur du phénomène finit par chasser les populations, impuissantes devant l’ensevelissement de leurs biens. Vu les progrès rapides des sables dans les terres, les habitants de Saint-Pol-de-Léon en viennent à se sentir menacés. Il existe en effet des précédents laissant craindre le pire. Le phénomène est repéré dès 1666 sur les côtes de Léon et s’est montré rapide sur l’Ile de Batz où la chapelle Penn Batz a fini sous les sables24. Quant à Tremenac’h, la paroisse a presque disparu. En 1720, son recteur demande à être inhumé à Guissény car son « église est noyée par le sable25 ». En 1722, les paroissiens requièrent une remise pour les fouages et la capitation car « depuis douze ans les deux tiers de la paroisse sont envahis par les sables26 ». En 1726, le nouveau recteur signale que depuis 1721, son « presbytère envahi par les sables est inhabité, et que l’église va disparaître de même, que le sable a gagné le haut du toit, que le Samedi Saint il tomba une grosse pièce de bois avec beaucoup de mortier et de sable sur la sainte hostie27 ». En 1729, le culte est transféré dans une autre église et en 1774, les « meilleures terres sont encombrées par le sable28 ». La réaction des habitants de Santec et de Saint-Pol-de-Léon est compréhensible face à cette paroisse engloutie sous les sables en quelques années29. Il faut néanmoins attendre 1758 pour que le Parlement de Bretagne se saisisse de l’affaire30.
9Le problème se retrouve avec autant d’acuité à Landéda dont le corps politique se manifeste en 1782 auprès des États de Bretagne31. Le phénomène est localisé dans « l’Armorique » c’est-à-dire la presqu’île Sainte-Marguerite, une zone plutôt fertile. Les ensablements ont pris une nouvelle ampleur en recouvrant plusieurs champs en dépit de « hauts et larges fossés ». Les « monceaux de sable » s’y accumulent et laissent présager un abandon prochain des terres et des habitations par les 52 ménages concernés. Ce brusque changement serait lié à la « grande sécheresse » de 1781 « ayant brûlé les mottes enracinées » de « plantes marines » dans les dunes protégeant l’Armorique de la mer32. L’ingénieur des Ponts et Chaussées dépêché sur les lieux par les États constate que le sable a atteint plusieurs parcelles de terres labourables et de bon rapport, et même « a volé presque sur le toit des maisons de plusieurs villages33. Il découvre une brèche importante dans la « digue de sable » près du village du Vourc’h ainsi que dans les dunes de Keridoc, plus au nord. D’après le général, plus de 100 journaux de terre chaude auraient été endommagés et des « monceaux énormes » de sable se seraient répandus partout : les habitants redoutent d’être « inondés de sable au premier ouragan34 ».
10Plusieurs explications sont avancées aujourd’hui pour comprendre ce phénomène. À l’époque moderne se seraient combinés plusieurs facteurs favorisant le déplacement des dunes vers l’arrière-côte35 : le « petit âge glaciaire » aurait entraîné une régression marine qui, à son tour, aurait provoqué un assèchement des dunes, fragilisées par la sécheresse de 1781 dans le cas de Landéda. Les usages des riverains sont également mis en cause : les dunes étant vues comme des espaces incultes, elles servent de pâturage. Cela contribue à enlever la végétation naturelle permettant de fixer le sable d’où l’ensablement des terrains situés à l’arrière-côte. C’est ce qui s’est passé à Saint-Cast, à une petite échelle : les « mielles » où paissaient moutons se sont dégarnies au profit d’un terrain placé derrière, « gaigné de sable36 ». Cette pratique est incriminée à Landéda par l’expert37. Si l’on rajoute une recrudescence des tempêtes, par exemple, les « ouragans survenus en avril et mai 1782 » à Landéda, tout concourt à favoriser le recul des dunes.
Une lutte incessante
11Le cas de Tremenac’h donne l’impression que rien n’a été entrepris face à cette menace. À l’opposé, d’autres généraux de paroisses s’adressent aux États de Bretagne, considérés comme le recours ultime. Une requête est alors rédigée durant une délibération du corps politique : la situation y est décrite en dramatisant les faits pour obtenir une réaction rapide. Le général de Landéda, le 18 août 1782, évoque « le mal arrivé et celui qui menace pour l’avenir », prie les États « d’avoir compassion », fait appel à leur « bonté » et à leur « zèle patriotique » présenté comme un devoir de solidarité envers les paroisses les plus démunies de la province38. Tous les espoirs sont placés dans les États dont on attend une baisse de la capitation et surtout des solutions, intégralement financées. Une fois sollicités, leur réaction est rapide : dès réception de la requête, une descente sur les lieux s’effectue le 16 octobre avec un représentant des États et un ingénieur des Ponts et Chaussées. Ce dernier établit un diagnostic et propose des solutions chiffrées à 3 000 livres de travaux plus 300 livres nécessaires pour leur entretien. Le rapport est communiqué au général qui adresse ensuite une requête aux États pour obtenir la somme correspondante, accordée par la délibération du 29 janvier 1783 et débloquée sous le contrôle des représentants des États à Saint-Pol-de-Léon39. Les États, quand ils sont appelés à la rescousse, réagissent donc vite. Cette même réactivité se retrouve à Santec, Roscoff et pour le marais de Dol. Celui-ci apparaît comme un précurseur dans le recours aux institutions provinciales : dès 1560, plusieurs propriétaires s’étaient adressés au Parlement40 et avaient obtenu la visite d’un « commissaire », Bertrand d’Argentré, la même année41. Il est notable que toutes les institutions sollicitées s’appuient sur des experts. Après examen des lieux, ils préconisent des aménagements qui complètent les usages en place ou bien les contrecarrent.
12Les moyens mis en œuvre pour lutter contre « l’impétuosité de la mer » dépendent de l’ampleur de la menace, de la superficie et de la nature du territoire. À Pleubian, les exploitants ont recours à des fossés et des talus ; s’ils sont entretenus, ils limitent les dégâts42. Cette pratique se retrouve certainement ailleurs sur les côtes nord de la Bretagne. Un degré supplémentaire est franchi quand il faut protéger un plus vaste territoire, qui plus est habité. La solution la plus courante est une digue : l’une protège la Houle, à Cancale43. À Roscoff, l’ingénieur des Ponts et Chaussées préconise la construction d’une digue d’environ 136 m de long, 3 m d’épaisseur et 4 m de haut, faite de pierres de taille et de remblai pour former « une terre pleine44 » (planche XIX). Le seul problème reste le coût : 4 000 à 5 000 livres. Les travaux ont dû être réalisés, du moins en partie, car les députés des États à Saint-Pol-de-Léon reçoivent 1 500 livres en 1777 afin « d’écarter le danger pressant dont la mer menace le port de Roscoff45 ».
13L’exemple le plus achevé demeure le marais de Dol où la question se pose davantage en termes d’entretien et non plus de construction. Des inspections sont régulièrement organisées de façon préventive pour traquer tout ce qui fragilise les digues, quitte à s’attaquer aux pratiques des riverains ; certaines sont interdites par les autorités qui se partagent tant bien que mal la gestion du Marais au XVIIIe siècle, chacune disposant de relais locaux. Le Parlement, appelé à la rescousse par les propriétaires du Marais au XVIIe siècle, dispose sur place d’un « châtelain général ». Il est concurrencé par l’intendant de la province à partir de 1689. Ce dernier peut aussi décider de travaux à réaliser par le biais de la corvée des grands chemins et par l’adjudication de travaux publics à des entrepreneurs. Il dispose d’un relais sur place, le subdélégué de Dol, et utilise l’expertise des Ponts et Chaussées. Au cours du XVIIIe siècle, l’intendant est confronté à la montée des États de Bretagne et de la Commission intermédiaire qui se voit confier l’administration du Marais à partir de 1785 par un arrêt du Conseil du roi. Elle s’appuie localement sur le « bureau diocésain » de Dol composé d’un représentant de chaque ordre46. Ainsi, le passage répété de charrettes est interdit sur les digues d’autant que les marchands de bois et de cidre utilisent « les talus des murailles47 » pour embarquer les marchandises. L’échouage des barques, le long du Couesnon, est limité dans la durée car il provoque des talards dans les berges, menaçant les terrains contigus48. Le battage des bleds sur les digues l’est aussi : les pailles laissées sur place empêchent le chemin de se dessécher et fragilisent l’ensemble. À Cherrueix, il est prohibé de prélever du sable au pied de la digue pour édifier des salines et d’arracher des herbus pour réparer des clôtures ou couvrir des édifices « servant à usage de latrines49 ». La vigilance est de mise au moment des grandes marées, toute brèche nécessitant une réparation immédiate et dans des conditions difficiles comme l’illustrent les rapports de l’ingénieur Piou, rédigés entre 1781 et 178450. En février 1781, des « coups de vent répétés » ont créé cinq brèches près de la Chapelle Sainte-Anne, et un an plus tard, il faut consolider le cours du Couesnon qui avait failli submerger le village des Quatre Salines en 1698 (planche XX). Les dégâts sont réparés en août 1782 et Piou ne relève plus rien jusqu’en octobre 1784 où la conjugaison d’une grande marée avec un violent vent de nord-ouest a fait une brèche « considérable » : 200 ouvriers ont été mis au travail sur le champ. La lutte est incessante et les dommages occasionnés par la mer imposent de refaire constamment les digues pour éviter une submersion des terres.
14Mais l’inondation du Marais peut aussi provenir des eaux douces qui le traversent si jamais leur écoulement est entravé. Là encore, cela implique une surveillance constante des bieds, des essais et des moulins équipés de vannes car le moindre tronc d’arbre est susceptible d’entraver l’écoulement des eaux. La tâche en est confiée au « châtelain général » nommé par l’évêque de Dol51. Depuis le XVIe siècle, il est doté de pouvoirs de police sur délégation du Parlement de Bretagne. Il peut décréter des exécutoires, mis en œuvre par le juge sénéchal des Régaires de Dol dans le cadre de la « police des marais ». Il s’appuie sur les « chevaucheurs des paroisses » chargés de signaler les réparations à faire52 et fait régulièrement des inspections dans le Marais en compagnie du sénéchal de Dol, du procureur fiscal, du greffier et d’un sergent. Chaque année, entre avril et novembre, se déroule à cheval « sa tournée », durant une journée, selon un parcours qui varie peu. Les chevaucheurs, assignés à comparaître, lui font un rapport et le châtelain général, pendant sa visite, décide des travaux à effectuer : remplacement d’une vanne, réparation d’un chemin devenu glissant ou rempli d’ornières, d’un pont, d’une fontaine ou d’un abreuvoir. Les plus fréquents sont le curage des bieds garnis de glaïeuls, d’« herbiers » et de vase alimentée par les chutes de terre depuis le bord des canaux, peu ou pas empierrés. Il revient aux chevaucheurs, sur remontrance, de faire exécuter les travaux et d’en avancer les frais que les propriétaires rechignent à rembourser d’où le recours à la Police des marais pour les y forcer53.
15Le curage des bieds est tellement primordial pour le châtelain général et les officiers des Régaires de Dol qu’ils en viennent à reprendre en 1746 un arrêt du Parlement de 1643, dans un règlement de police. Le nettoyage des canaux est imposé deux fois l’an, en avril et en mai, avec « pelles, faucilles et râteaux » et leur curage avec pelles et bêches, en septembre54. Ce règlement a dû rester lettre morte car la négligence des riverains est sans cesse mise en cause. En 1775, le châtelain général découvre dans le bied Guyoul des « pierres de grosseurs considérables qui paraissent y être tombées du bord où les habitants des villages voisins les avaient portées pour faire des lavouers55 ». Une dizaine d’années après, un de ces lavouers empêche une porte du radier du pont de Blanc Essai de se fermer et provoque une montée d’eau de mer dans le bied Jean56. Les planches mises en travers des canaux pour piéger des anguilles entravent l’écoulement des eaux et provoquent des inondations de même que les « ponts » reliant les deux rives, formés d’une échelle posée sur des pierres et du bois enfoncés dans les bieds57. Ces usages soulèvent l’incompréhension des autorités qui font face à un paradoxe : les riverains ne comprennent pas que leurs pratiques mettent en péril le Marais et ce, malgré des amendes plutôt dissuasives : l’échouage prolongé des barques est puni de 50 livres, le bois « roulé » sur la digue aussi, plus 3 mois de prison, le battage du bled est sanctionné par 100 livres d’amende contre 30 livres pour les lavouers58. Encore faut-il prendre les contrevenants sur le fait ; à défaut, on s’en remet à la délation, peu efficace au demeurant. Quand il s’agit de dénoncer les laveuses de linge fautives, en 1786, les généraux de Vildé-la-Marine et de Saint-Benoît-des-Ondes refusent de le faire « par la crainte de s’exposer aux reproches de leurs paroissiens, parents ou amis59 ».
16D’un autre côté, les riverains sont mis à contribution pour l’entretien du Marais malgré l’aide financière des différentes institutions. Depuis 1606, les propriétaires supportent la charge des gros travaux60 en plus de l’obligation de curer et purger les canaux ; cela fait parfois l’objet d’une clause spécifique dans les baux à ferme61. S’ajoutent l’entretien des chemins et des ponts et au titre de la corvée, celle des « digues de la mer ». Face au coût de ces travaux, le Parlement a décidé au XVIIe siècle de créer un impôt annuel payé par tous les propriétaires de terres du Marais : 10 sols par journal en 1644, puis 15 sols en 1737, une contribution exceptionnelle pouvant être imposée en sus. Plusieurs propriétaires mentionnent ces charges, payées au prorata de leurs possessions, dans leur déclaration pour le Vingtième. L’un déclare devoir payer, en 1751, 12 livres pour la réparation de la digue de la mer et de la porte de Blanc Essai, 20 livres pour le curage des bieds et canaux, 10 livres pour faire couper les herbiers et 4 livres pour des frais extraordinaires « des descentes sur les marais soit de monsieur les commissaires de la cour soit de l’ingénieur général pour lequel il fut fait en 1746 une levée de 15 [sols] par journal et en 1740 une autre de 10 [sols] aussi par journal soit pour les frais de procès que tous les possesseurs du marais sont obligés de soutenir y en ayant un actuellement au Parlement contre le seigneur de Châteauneuf62 ». Pourtant, la contribution financière des États est réelle : les 4 800 livres de travaux décidés par l’ingénieur Piou entre 1781 et 1784 sont pris dans un fond de 10 000 livres alloué à l’entretien des digues63. L’utilité des travaux est reconnue mais leur accumulation et les dépenses imprévues suscitent des critiques, en particulier la corvée, brocardée en 1789 dans les cahiers de doléances64. Son caractère inégalitaire est dénoncé : d’une part, le charroi des pierres repose sur les individus possédant des harnais et est adossé à la capitation, d’autre part, la noblesse et le clergé en sont exemptés. Sa suppression est demandée pour y substituer une « imposition générale et proportionnelle sur les trois ordres » afin que tous les usagers du Marais, sans exception, soient impliqués dans sa protection.
17L’endiguement est aussi la solution préconisée par les experts dépêchés sur les sites menacés d’ensablement. Le village de Santec fait figure de lieu d’expérimentation sur les côtes nord de la Bretagne : les premiers travaux, devant l’urgence de la situation, sont réalisés en 1760 sous l’égide des États de Bretagne qui débloquent les fonds nécessaires (planche XXI). Or, les experts s’inspirent des travaux réalisés dans le Boulonnais au début du XVIIe siècle, à Guérande et au Croisic en 175565. Les mesures adoptées à Landéda s’appuient à la fois sur des usages locaux et sur des réalisations d’envergure. Quand l’ingénieur des Ponts et Chaussées se rend in situ, il découvre des pratiques anciennes cohérentes pour lutter contre l’ensablement. Les dunes de la presqu’île Sainte-Marguerite sont couvertes « d’une espèce d’herbe ou gramen, de litimate et d’une plante à longues racines appelée morèse dans le canton apportée anciennement suivant le rapport des gens du lieu de Hollande66 ». Cette initiative est confirmée par le général : les habitants auraient fait venir de Hollande « suivant la tradition du pays une herbe appelée jonc marin pour arrêter le progrès de l’ensablement67 ». L’ingénieur la compare à du « seigle sauvage » et la juge très vivace, elle est même la « seule capable d’arrêter les sables si on ne souffrait pas les bestiaux la brouter et l’arracher » d’où une initiative prise « de temps immémorial » : nommer chaque année un « gardien des dunes » chargé de lutter contre le pacage au moyen d’amendes, 5 sols par cheval ou vache et 3 sols par chèvre ou cochon pris à paître sur les dunes. Sa responsabilité est d’ailleurs engagée pour expliquer l’ensablement de l’Armorique. Les solutions préconisées par l’ingénieur reprennent donc ces usages en les assortissant de travaux visant à fixer le sable : planter des piquetages en genêt pour l’arrêter, relevés tous les ans à mesure qu’il s’y amoncelle, puis à l’avant et à l’arrière des piquetages, semer de la « graine de morèse » et appointer un gardien pour empêcher le pacage. Les États de Bretagne participent au financement des travaux à hauteur de 3 000 livres mais cette somme semble avoir été allouée à la rémunération du gardien dont le statut est régularisé en 178468. Celui-ci est officiellement autorisé à sanctionner les contrevenants de 10 livres d’amende, avec des peines plus grandes si récidive, prononcées par les juges des lieux69.
18Justement, l’ingénieur des Ponts et Chaussées envoyé à Landéda s’inspire des aménagements effectués à Santec, qui font référence. Encore faut-il qu’ils soient pérennes et efficaces. Un procès-verbal établi en 1770 permet de mesurer leur impact sur l’ensablement du village et de ses environs, 10 ans après70. Les commissaires des États et l’ingénieur des Ponts et Chaussées en font un bilan positif. La « digue » autrement dit le rideau de fascinage (des fagots disposés verticalement) a permis d’arrêter le sable : « Il s’est formé devant une infinité de petites dunes de sable que les vents ont formé en soufflant du nord au sud et que la végétation des joncs autrement appelés brouan ont fixé » et « un terrain considérable est rendu aux propriétaires et cultivateurs ». Néanmoins, les progrès demeurent fragiles car plusieurs brèches empêchent le terrain situé en arrière de « reverdir ». L’ingénieur préconise donc de consolider la digue : combler les brèches avec du genêt, protéger les endroits fragiles du rideau de fascinage avec des traverses placées devant et planter des pieux derrière. L’autre volet des travaux est destiné à fixer une couverture végétale : il est conseillé de « rapporter des gazons du rivage de la mer où il se trouvera du brouan, jonc marin ou du chiendent appelé gramen comme on l’a pratiqué autrefois pour les dunes de Dunkerque » pour le planter dans les dunes, qui doivent être préservées de tout pacage. Enfin, l’ingénieur recommande de « semer de la graine de lande et genêt sur la superficie des dunes et de la digue pour voir si ces graines ne pourraient point végéter sur le sable ». La lutte contre l’ensablement tâtonne encore à l’époque et se nourrit d’expériences successives. L’ingénieur s’appuie sur ce qui a été tenté ailleurs et teste des techniques ; il va jusqu’à utiliser le terme « expériences » devant les commissaires des États. La liste des travaux à faire s’accompagne d’une estimation chiffrée : 2 000 livres, soit la somme affectée par les États durant leur délibération de 1768 à l’entretien de la « digue » de Saint-Pol-de-Léon. Il suggère néanmoins de solliciter de nouveau les États pour construire une seconde digue plus « près de la mer à l’extrémité des hautes marées et à planter et semer les environs de ces digues suivant la réussite des expériences ci-devant indiquées afin de rendre à l’agriculture la totalité d’un terrain considérable et précieux dévasté et perdu depuis bien des années par les cultivateurs ». Suivant ces conseils, le général de Saint-Pol-de-Léon s’empresse d’adresser une requête aux États arguant de la réussite de l’entreprise, le sol fournissant désormais des bleds, du lin et des légumes71. Sachant qu’il a déjà dépensé 1574 livres et 18 sols pour les fascinages et pour payer un gardien des dunes, l’argent manque pour l’entretien et la consolidation des digues. Sur les 3 000 livres demandées, les États leur en accordent finalement 2 000 en 177672.
19La lutte contre les « sables volages » et les « flots de la mer » implique d’édifier des barrières de protection sur l’estran ou à proximité immédiate. Elles relèvent d’une initiative individuelle ou collective, orchestrée par le corps politique de la paroisse pour les chantiers de plus grande ampleur. Cela implique une prise de conscience du danger, suivie d’une réflexion au sujet des moyens à utiliser pour s’en protéger. Si quelques paroisses ont fait preuve d’inventivité, la plupart se sentent impuissantes et démunies d’où le recours aux autorités, les États de Bretagne en tête, parce qu’elles fournissent un soutien technique et financier. Institutions provinciales et Intendance interviennent donc sur le terrain et œuvrent ensemble pour la préservation des territoires même si cela ne va pas sans tensions, en particulier dans le marais de Dol, pris dans le jeu des pouvoirs au XVIIIe siècle. Les experts envoyés sur place conseillent des aménagements issus d’un savoir empirique. La préférence va vers des dispositifs en profondeur qui tiennent compte de l’environnement immédiat de la digue qu’elle soit faite pour résister à l’eau ou au sable, bien qu’à la fin du XVIIIe siècle, la lutte contre les sables volages tâtonne encore. Cependant, ces risques de submersion ne concernent que quelques paroisses du Léon et du marais de Dol. Cette situation résulte d’une combinaison de facteurs naturels aggravée par les hommes et représente un danger, certes, mais qu’il faut nuancer. La menace se fait bien plus pressante dans les îles de Noirmoutier, Oléron et Ré où le risque d’une submersion totale est réel en raison des vimers, ces violentes tempêtes capables de rompre les digues et des tourbillons de sable envahissant les terres ; Noirmoutier à elle seule cumule les deux menaces73. Quant aux riverains, ils ne perçoivent pas leur territoire comme un milieu hostile. Ce qui les dérange davantage, ce sont les contraintes inhérentes à la lutte contre l’eau et les sables qui bouleversent les habitudes en créant des interdictions. Par conséquent, l’incompréhension grandit entre des autorités convaincues d’agir pour l’intérêt collectif et des particuliers ancrés dans leurs habitudes. En 1774, les paroles du recteur de Santec sont révélatrices : aucune mention n’est faite des terrains soustraits aux sables en une dizaine d’années. Le recteur, qui se fait ici le représentant des paroissiens, ne retient que l’interdiction du pacage sur les dunes74.
Préserver les ressources halieutiques
20L’affirmation de l’autorité royale sur les côtes nord de la Bretagne se double d’un souci de préservation des ressources de l’estran à une époque où la « crise des pêches » est d’actualité75. Elle suscite des interrogations sur la gestion des ressources de la mer et de l’estran, préoccupation qu’Olivier Levasseur qualifie « d’écologiste avant l’heure76 ». Dès la fin du XVIIe siècle, il s’agit d’en protéger les richesses, menacées, aux yeux du pouvoir royal, par les aléas naturels et surtout par la main de l’homme qui y puise sans vergogne. Ainsi, la destruction des moulières de Saint-Quay-Portrieux est imputée par Le Masson du Parc aussi bien au « grand hyver arrivé en 1709 » qu’aux riverains qui « en sont venus si souvent et en si grand nombre gratter les fonds qu’ils ont en détruits tout le fray77 ». Afin de protéger les ressources de l’estran, il faut donc légiférer, informer, surveiller et sanctionner le cas échéant, les pêcheurs en infraction.
Légiférer
21Réglementer tout d’abord, pour se munir d’un outil juridique servant de référence, à diffuser auprès des individus concernés, les pêcheurs mais aussi des officiers de l’amirauté chargés d’appliquer la législation : c’est l’un des rôles dévolus à l’Ordonnance de la Marine. Elle fixe la taille des mailles des filets autorisés – « folles, dreigues, tramaux ou tramaillades » – les pêcheurs disposant d’un modèle au greffe des amirautés78. Les dimensions des écluses et des bouchots sont standardisées79. Il est désormais interdit d’utiliser les filets traînants, seines et collerets, et de « dreiger dans des moulières, d’en racler les fonds avec couteaux & autres semblables ferrements, d’arracher le fray des moules & d’enlever celles qui ne sont pas encore en état d’être pêchées80 ». L’État institue également des périodes durant lesquelles la pêche des « crevetes, grenades ou salicots » est prohibée81.
22L’esprit prévalant dans l’Ordonnance consiste à favoriser l’accès de tous aux ressources de la mer, sans préemption aucune, et créer des conditions favorables au renouvellement des espèces, préoccupation présente au XVIIIe siècle dans plusieurs décisions royales. Le frai retient l’attention du pouvoir royal car il en va du renouvellement des ressources halieutiques. Il fait l’objet de trois déclarations successives, le 23 avril, le 2 septembre et le 24 décembre 1726 : Louis XV renouvelle fermement l’interdiction de la dreige, filet qui « traînant sur les fonds avec rapidité, gratte et laboure tous ceux sur lesquels il passe, de manière qu’il déracine et enlève les herbes qui servant d’abry et de réduit aux poissons, rompt les lits de leur fray, fait périr ceux du premier âge, fait fuir tous ceux qu’il n’arrête point, ou les éloigne82 » et interdit la pêche du frai et sa vente comme appât ou « pour nourrir les porcs, volailles et autres animaux, fumer et engraisser les terres et le pied des arbres », ce qui est pratiqué sur les côtes nord de la Bretagne83.
Informer
23Informer des décisions royales, dans un second temps, les populations riveraines de la mer susceptibles d’y contrevenir. Les déclarations et ordonnances transitent par l’intendant qui utilise des relais locaux, ses subdélégués, les officiers des amirautés et les recteurs, pour les diffuser auprès du plus grand nombre. Ponctuellement, un émissaire peut démontrer aux pêcheurs le bien-fondé de ces nouvelles dispositions tout en les conseillant sur les filets les plus adaptés à leurs côtes ce que fait Le Masson du Parc à Loguivy, entre autres, sans grand succès84.
24Lors de ses tournées, il est aussi amené à vérifier que les décisions royales sont connues et appliquées mais il connaît des déconvenues en 1726 : à Cancale, le recteur et les notables affirment que la Déclaration du 23 avril n’a pas encore été publiée, les recteurs de Plévenon et d’Erquy n’en ont aucune connaissance ainsi qu’à Hillion, Plérin et Lanmodez85. Il finit par cesser d’interroger les recteurs ayant surestimé le temps nécessaire à la diffusion du texte. Systématiquement, il examine les filets utilisés et les goulets des pêcheries afin de s’assurer de leur conformité. Accompagné d’un interprète « attendu son ignorance du langage du païs86 », il n’hésite pas à entrer dans les maisons des pêcheurs où les filets sont entreposés, de Pontrieux jusqu’à Landerneau. Bien peu sont conformes à la réglementation, les pêcheurs l’ignorant en totalité ou partiellement, parfois exprès, quand Le Masson du Parc a le loisir de les regarder : les filets interdits ou aux mailles trop serrées ont souvent été dissimulés à l’annonce de son arrivée. À Plévenon, les femmes pêchant la maniguette prennent la fuite à sa vue ; il apprend que les hommes se servent de filets traînants la nuit « qu’on ne pourrait voir qu’en venant inopinément les surprendre à la coste, ce qui serait mesme assez difficile par la situation de la coste où l’on ne peut aborder sans estre découverts de fort loin, ce qui donne lieu aux prévaricateurs de se sauver aisément87 ». À Hillion, les filets sont cachés « dans des trous de rochers ou de falaises, et dans des lieux à l’écart » de même qu’à Penvenan88. Le Masson du Parc en est averti par d’autres paroissiens, « des gens de confiance », qui saisissent l’occasion pour régler des comptes : les pêcheurs de Pleudihen sont par exemple dénoncés par ceux des paroisses voisines89.
25Face aux contrevenants, Le Masson du Parc fait preuve de bienveillance et se contente de prévenir les officiers de l’amirauté concernée. La pêche de la menusse suscite davantage de sévérité d’autant les riverains lui imputent la raréfaction du poisson90 : dans la rivière de Morlaix, elle cause « des plaintes générales » comme dans le Trieux, à Tremenac’h et Plounéour-Trez, où « toutes les personnes qui prennent intérest à la pesche » demandent son interdiction91. Le Masson du Parc apparaît donc comme un relais crédible du pouvoir royal, sollicité pour interdire une pêche qui l’est déjà, d’où des perquisitions chez les individus soupçonnés de la pratiquer, par exemple, le fermier du moulin de Kermodeste, sur une rive du Trieux92. Bien que sa femme prétende s’être débarrassée, auprès d’un maître de navires de Bordeaux, de ses chausses de toile et de ses futailles, il découvre dans une maison voisine 9 sacs à menusse qu’elle a dissimulés « sur le soupçon de [sa] visite ». L’inspecteur, devant sa bonne foi ne la sanctionne pas, la Déclaration du 23 avril n’étant pas encore publiée dans la paroisse. Par contre, il met en cause le seigneur de Richelieu Fronsac qui a affermé la pêche de la menusse pour 80 livres par an. À Plounéan, cette pêche est libre et est diligentée par le sénéchal de Landivisiau et le sieur de la Chapelle qui fournissent les barriques et le sel ; cela représente 10 barriques en 172693. Dans la rivière de Pensez, les habitants de Taulé déclarent avoir préparé 20 barils pour la fermière de la menusse et jusqu’à 50 barils les années passées. Ils affirment avoir arrêté et vendu les sacs « à un Anglais » ce qui est peu vraisemblable vu les abus constatés en 1731 lors du second passage de l’inspecteur94.
26Les tournées entreprises par Le Masson du Parc répondent donc à une double volonté : la collecte de l’information à destination du roi et du secrétaire d’État à la Marine et la diffusion des décisions royales auprès des populations concernées avec pédagogie et fermeté. Le Masson du Parc n’avait toutefois pas les moyens d’assurer une surveillance durable des pêcheurs, rôle dévolu aux autorités locales.
Surveiller et sanctionner
27Les sanctions prévues sont plutôt dissuasives : la Déclaration du 23 avril 1726 prévoit en cas d’utilisation de dreiges la confiscation des bateaux, des filets et du poisson, assortie de 100 livres d’amende contre le maître du bateau déclaré déchu, plus 3 ans de galère si récidive95. Localement, les officiers des amirautés sont chargés d’appliquer ces règlements ce qui n’est pas toujours simple, faute de volonté, de compétence ou de personnel. Quelques-uns font preuve de conscience professionnelle émaillée d’un certain dynamisme, c’est le cas de l’amirauté de Saint-Malo, plus précisément à Cancale où « la mère nourrice des habitants » de la paroisse, l’huître, doit être préservée.
28L’initiative en revient aux officiers de la juridiction du Plessis Bertrand. Le seigneur a quelques intérêts dans le maintien de cette ressource : il prélève un droit de palotage et de parcage ainsi qu’une redevance pour l’utilisation de lavouërs à huîtres. Mais les préoccupations de ses officiers de justice vont bien au-delà : un jugement promulgué le 18 septembre 1713 laisse transparaître une réelle inquiétude face à une « disette des huîtres » provoquée non par des aléas naturels mais par la mauvaise volonté et la cupidité des pêcheurs : ils s’entendent au moyen de « caballes » pour les vendre à un prix exorbitant quand ils ne les délaissent pas au profit de la sole, plus lucrative96. Aussi, le sénéchal essaie de relancer la pêche de l’huître afin de « rétablir ce commerce comme il était autrefois », pour le bien du public, en interdisant les « caballes » et en lui réservant trois jours dans la semaine, le lundi, le mardi et le samedi « lorsqu’il y aura des marchands » et quand le temps le permettra, les trois autres jours étant laissés à la pêche du poisson, le tout sous peine de 10 livres d’amende. Il est difficile d’affirmer quelles en furent les suites faute de sources. Par contre, un procès-verbal de descente établi le 2 janvier 1742 à La Houle confirme ce souci de maintenir la qualité de la marchandise de peur de voir disparaître cette manne et ses acheteurs potentiels97. Requis pour un litige commercial entre des maîtres de bateaux pêcheurs et deux maîtres de barques anglais, le sénéchal essaie de comprendre pourquoi les Anglais n’honorent pas leur parole en refusant de charger plus d’huîtres sous prétexte de vents contraires. En fait, ils se sont vus livrer de petites huîtres « non marchandes » et selon eux, en continuer le chargement, « ce serait comme jeter leur argent dans la rivière ». La malversation est constatée par l’examen de plusieurs monceaux mêlant « peu de bonnes » huîtres à une majorité de petites et un arrangement est trouvé entre les parties dont la bonne foi n’est pas mise en cause. La faute en revient aux « maîtresses de bateaux » ou appareilleuses, chargées de la préparation et de la livraison des huîtres. Suite à cette descente, le sénéchal édicte un jugement de police autorisant les maîtres de barque anglais à refuser toute livraison non conforme et assigne aux barques étrangères un lieu de livraison. Il en profite également pour mettre de l’ordre dans le port, encombré par les huîtres et les écailles jetées par les maîtres de bateau.
29La gestion des huîtres de Cancale entre également dans les compétences de l’amirauté de Saint-Malo, représentée sur place par un commis-greffier. Malgré quelques tensions, les officiers ont des préoccupations semblables quant à la pêche des huîtres. Même si l’amirauté paraît prendre le pas sur la juridiction seigneuriale, bon nombre de décisions complètent celles de la juridiction du Plessis Bertrand. Ainsi, le règlement de l’amirauté du 16 août 176698, « fait du consentement de tous les maîtres de bateaux pescheurs du port et havre de la Houle99 », est ratifié par le Parlement de Bretagne le 21 août. Composé de 12 articles, il fournit aux officiers de l’amirauté une base juridique solide et précise qui s’inspire de l’Ordonnance de la Marine et d’un jugement de police promulgué en 1742 par la juridiction du Plessis Bertrand. La pêche des huîtres, à pied ou en bateau, est interdite de mai jusqu’en août sous peine de 100 livres d’amende. Le dernier dimanche du mois d’août, une délibération collective est prévue au greffe de l’amirauté pour désigner les huîtrières à exploiter avec défense de draguer sur d’autres gisements, au risque de 30 livres d’amende. A priori, ce règlement empêche tout gaspillage : les marchés entre les maîtres de bateau et leurs clients devront être conclus par écrit, sur un registre, avant d’aller en mer et non pas au retour de pêche afin de ramener la stricte quantité commandée. Dorénavant, chaque maître de bateau devra trier ses huîtres dans des parcs qui lui auront été assignés et emporter le rebut à chaque marée dans un lieu précis, indiqué durant la même délibération, sous peine de 50 livres d’amende. Le règlement est complété par d’autres dispositions pour faciliter la circulation des hommes et des navires dans le port : interdiction de former des étalages d’huîtres en dehors des parcs et défense de jeter le lest dans le port, à peine de 100 livres d’amende et de saisie, si récidive. Enfin, « l’égalité des marées » est en théorie établie entre pêcheurs : les « marchés particuliers » sont prohibés, autrement dit un maître de bateau pêcheur n’a pas le droit de conclure seul un contrat avec un client : les marchés seront faits « à profit commun » et selon l’ordre d’arrivée des bateaux et les pêcheurs payés en fonction de leur pêche.
30Tout au long de ce règlement, les officiers de l’amirauté évoquent plusieurs fois des interlocuteurs faisant office de relais entre eux et les pêcheurs : les « prud’hommes », « jurats » ou « garde jurés » dont la présence répond aux injonctions de l’Ordonnance de la Marine100. Plus ou moins chargés des négociations entre vendeurs et acheteurs d’huîtres, ils participent chaque année à la délibération collective, choisissent les lieux destinés aux huîtres de rebut et au lest des navires. Ils possèdent surtout le pouvoir, par délégation de l’amirauté, de dresser des procès-verbaux des infractions aux règlements avec obligation de les communiquer au siège. Au nombre de trois ou quatre, ces intermédiaires sont choisis parmi les maîtres de bateaux pêcheurs d’huîtres de Cancale. Il s’agit là d’un embryon d’organisation collective qui n’est pas sans rappeler les prud’homies méditerranéennes bien plus élaborées du fait de leur ancienneté et de leur constitution en juridictions autonomes101. À Cancale, le statut des jurats est plus ambigu : impliqués dans la pêche des huîtres qui leur confère une bonne connaissance des us et coutumes locaux, ils doivent veiller à l’application des directives de l’amirauté. Cela suppose une présence constante à la Houle et une surveillance accrue de leurs collègues. Si l’un d’eux commet une infraction, ils doivent le prévenir et le cas échéant le faire savoir au Procureur du roi102. Les actes de l’amirauté les montrent guidés par un souci de justice et d’équité et agissant pour l’intérêt général103 : pour eux, l’huître est « le seul commerce profitable et la seule ressource des habitants de ce lieu qui fait encore la branche de plusieurs autres endroits, les approvisionnements de presque toutes les villes et du roi n’étant fait que des huîtres de ce pais104 ». Dès le 6 décembre 1766, ils font part au siège de nombreux abus bien que le règlement ait été lu après les vêpres et affiché à plusieurs endroits105. Ils accusent des maîtres de bateaux de conclure des marchés particuliers et constatent que des huîtres, non vendues, sont perdues à cause de la gelée ce qui n’a pas empêché deux maîtres de bateaux d’en pêcher malgré les défenses des jurats. Ils disposent donc du pouvoir d’interdire la pêche s’ils jugent que le nombre d’huîtres à acheter est suffisant.
31Ces abus sont récurrents malgré les amendes qui s’alourdissent quand la contravention se double d’un manque de respect envers les prud’hommes et l’amirauté. À la mi-août 1772, les jurats surprennent, hors période de pêche, sur la grève, l’épouse d’un marchand d’huîtres et de poisson, avec un cheval chargé de coquillages106. Consciente d’être en infraction, la femme finit par les menacer « de son boîteux de mari » qui, rencontré un peu plus loin, les traite de « B. » et rajoute qu’« il se fout » des « jurats » et « des messieurs de l’amirauté de Cancale et de ceux de Saint-Malo107 ». Interrogés tous les deux, ils se défendent de toute infraction puisque le seigneur du Plessis Bertrand leur « avait donné ordre de lui porter parce que madame qui était enceinte avait envie d’en manger », comme « chacun en prenait pour souper le seigneur avait bien droit de s’en faire apporter108 ». Le défendeur fait valoir la prééminence seigneuriale sur les règlements de l’amirauté et sachant que les officiers se montrent tolérants envers ceux qui ramassent des huîtres pour leur consommation personnelle, il essaie de les amadouer avec les envies d’une femme enceinte. Il est toutefois condamné à 100 livres d’amende et un mois de prison avec défense d’injurier les jurats et les officiers de justice109. Les règles établies par la collectivité des maîtres de bateaux, sous l’égide de l’amirauté, sont donc contestées par les pêcheurs et les maîtresses de bateaux, à l’image de Jeanne Guillory arguant « que la pêche [est] libre, ainsi que la vente […] qu’au reste elle les livrerait aux barques anglaises quand il lui plairait110 ». Les jurats sont tout aussi attentifs à la qualité de la marchandise fournie aux étrangers et se heurtent en 1772 aux liens unissant maîtres et maîtresses de bateau, celles-ci refusant de nuire « à ceux qui leur [font] gagner de l’argent » en témoignant contre eux, coupables d’avoir pêché de trop petites huîtres111. D’autre part, comment s’assurer que les pêcheurs, en mer, respectent les huîtrières qui leur ont été assignées ? Le seul moyen est de les suivre en bateau ce que raconte le procès-verbal des 9 et 10 octobre 1774112. La décision est prise suite à un contrôle opéré au moment du triage et du parcage des huîtres, provenant pour beaucoup d’un gisement interdit à la pêche pour 3 à 4 ans afin de favoriser le renouvellement de la ressource. Le 10 octobre, officiers et jurats embarquent vers midi, une heure et demie après le départ des pêcheurs pour ne pas éveiller les soupçons. Ils découvrent alors une trentaine de bateaux « étrangers » venant de Saint-Vaast, La Hougue et Corseuil, en infraction, et six autres – des bateaux de Cancale, reconnaissables à leurs voiles « de la couleur naturelle des toiles » – dans le lieu autorisé. Ils croisent plusieurs fois les autres bateaux dont les voiles sont teintes en noir et font ensuite route avec eux en demandant leur nom et le lieu d’où ils sont. La plupart des pêcheurs se moquent d’eux, néanmoins les plus coopérants se justifient en déclarant pêcher pour le roi « et que conséquemment ils pouvaient pêcher partout ». Les pêcheurs sont conscients de la liberté de la pêche accordée par l’Ordonnance de la Marine, qu’ils tournent à leur avantage ; pêcher pour un puissant, de surcroît le roi, dispense de respecter les règlements en vigueur. Deux logiques s’opposent : l’une à court terme visant à s’assurer une activité lucrative quelles qu’en soient les conséquences et l’autre, à plus long terme, pour protéger une ressource fragile faisant vivre « tout un pais ». Finalement, jurats et officiers rentrent au port et concluent le procès-verbal sur les 5 heures et demie. Malgré leur volontarisme, il semble qu’aucune suite n’ait été donnée ce qui témoigne des difficultés à sensibiliser les populations riveraines de la mer à la préservation des ressources de l’estran, rentables certes, mais menacées. En cela, les pêcheurs de Cancale paraissent peut-être plus conscients de cet état de fait, en tout cas, ce jour-là puisqu’aucun ne pêchait en zone prohibée. Peut-être aussi avaient-ils été prévenus car des jurats et un greffier de l’amirauté cherchant un bateau ne devaient pas passer inaperçus sur le port de la Houle.
32L’exemple de Cancale montre qu’après les inflexions données par l’Ordonnance de la Marine à l’échelle du royaume, des initiatives locales apparaissent afin de mieux gérer les ressources maritimes, essentiellement dans les places portuaires marquées par une certaine monoactivité. C’est aussi le cas de Tréguier où la communauté de ville prend les devants dès 1754, alarmée par la raréfaction manifeste des huîtres dans le Jaudy113. Elle rencontre les mêmes difficultés pour imposer une réglementation sévère mais respectueuse du frai des huîtres, promulguée dans « l’intérêt du public ».
Gérer les amendements marins
33Afin de protéger au mieux les ressources du littoral, les dispositions de l’Ordonnance de la Marine fixent un cadre strict pour leur exploitation. La cueillette du goémon de flot reste libre tandis que celle du goémon d’attache est règlementée : les habitants sont responsabilisés et les habitants des paroisses littorales doivent s’assembler, le premier dimanche de janvier de chaque année pour décider des périodes de coupe114. Des inflexions sont apportées par les déclarations des 30 mai 1731, 8 février 1768, 30 octobre 1772, 31 mars 1775 et l’arrêt du 28 juin 1734115. La Déclaration de 1731 fixe une période pour sa coupe entre le 15 janvier et le troisième jour après la pleine lune d’avril et impose l’usage de couteaux et de faucilles pour éviter tout arrachage entravant la repousse. Cette disposition est reprise dans la déclaration de 1772 qui autorise sa coupe de janvier à mars pour amender les terres et du 1er juillet au 1er octobre pour fabriquer de la soude116.
34L’Ordonnance de la Marine bouleverse donc le rapport des paroissiens à l’estran, intégré de facto au territoire de la paroisse, en y incluant le goémon qui pousse dessus. Elle leur fournit une base juridique pour s’approprier cette ressource et surtout en défendre l’accès aux étrangers à la paroisse. Or, le goémon est jugé indispensable pour fertiliser les terres à l’ouest du Goëlo ; comme toutes les paroisses littorales n’en sont pas pourvues, la tentation est grande d’aller se servir ailleurs d’où de fréquents « conflits du goémon117 ». Dans la partie ouest de la Baie du Mont-Saint-Michel, la marre suscite les mêmes tensions. Ce qui est en jeu, ici, est le partage de l’estran et de ses ressources entre des paroisses littorales inégalement pourvues qui en viennent à s’affronter dans une « guerre des algues118 » et de la marre.
« Les conflits du goémon »
35Par le biais de l’Ordonnance de la Marine, le pouvoir royal délègue donc aux généraux des paroisses littorales la charge de déterminer, collectivement, la période de coupe du goémon de roche. Faut-il y voir une forme de pédagogie pour sensibiliser ses utilisateurs à la fragilité de l’amendement marin ou bien un certain pragmatisme, reposant sur l’utilisation de ressources humaines locales chargées de faire respecter les périodes d’interdiction, faute de personnel d’État suffisant ? Cette délégation officielle semble s’être inspirée de dispositions existant déjà ponctuellement comme le montre une ordonnance de police promulguée par le sénéchal des Régaires de Saint-Pol-de-Léon, le 12 janvier 1677 : elle interdit « de couper aucuns gouesmons depuis la Chandeleur second jour de febvrier jusquà au jour de saint Marc vingt cinquième avril à peine de trente livres d’amende et confiscation desdits gouesmons et leurs bateaux et autres oustils comme aussy leur sont pareilles deffenses faictes de prendre ny emporter aucuns sables ny cailloux des bancs qui sont au devant des ports et havres de Roscoff de Pempoul sont pareilles peines », dispositions que deux personnes nommées à cette occasion doivent faire appliquer119.
36Les généraux des paroisses appliquent ces dispositions et tous les ans, début janvier, l’assemblée des habitants délibère « sur les affaires urgentes de [la] paroisse et particulièrement ce touchant les changements qui ont coutume d’arriver tous les ans120 », décisions lues le dimanche suivant à la messe et dont une copie est envoyée au greffe de l’amirauté d’où l’intérêt des archives de cette juridiction. Les fonds de paroisses sont tout aussi précieux car quelques-uns comportent les cahiers de délibérations du corps politique, accompagnés parfois de procédures judiciaires témoignant des difficultés à empêcher ce qui est considéré comme un vol.
37À Louannec, le cahier des délibérations du général montre que chaque année, l’habitude est prise de choisir « d’une voix commune et unanime », pour un an, « des fabriquiers pour le maître autel, des collecteurs pour les impôts, Vingtième et capitation, des gouverneurs pour les autels, des égailleurs particuliers pour les freries, deux « gardes de côtes », et de fixer la coupe du goémon et le « temps de sa durée121 » avec le montant de l’amende si contravention. La période du 4 février au 19 mai 1788 est choisie, par exemple, ce qui correspond à la norme : en général, la coupe débute le lendemain de la Chandeleur, le 3 février, et s’achève aux environs de la Saint-Yves, le 19 mai122. Le 30 décembre 1787, le corps politique de Plouzané se montre bien plus restrictif en la fixant les 22, 26 et 27 mars 1788123. À Goulven, il est défendu de « ramasser des gouesmons qui se jettent dans la cotte avant soleil levant et après qu’il sera couché les jours avant et après les festes et dimanches » sous peine de 18 livres d’amende124. Quant aux garde-côtes, leur nombre est variable, de deux jusqu’à sept, notamment à Pleurtuit125. Leurs attributions, parfois confondues avec celles des garde-bris, supposent une surveillance constante de l’estran afin d’empêcher la coupe du goémon hors périodes autorisées et surtout, de stopper toute incursion étrangère. Les deux garde-côtes de Trévou-Tréguignec ont « ordre de les arrêter et de confisquer le guémon qu’ils pourraient avoir couppé ou charoyer126 ». Chaque garde-côte, souvent « voisin de la mer », se voit attribuer une portion de l’estran, un « quartier » à Ploudalmézeau, avec des limites plus ou moins précises selon les paroisses127. S’appuyant sur l’Ordonnance de la Marine, ils se font forts de protéger leur goémon afin d’éviter « une grande disette d’engrais » à l’instar de Plougrescant en 1724, la faute en revenant aux « forains », les habitants des paroisses voisines, qui ont pillé la côte128. Les passages de Le Masson du Parc donnent d’ailleurs une occasion de se plaindre du comportement de ces contrevenants, avec parfois des accusations abusives car les zones de coupe s’étendent souvent par-delà les limites géographiques de la paroisse et incluent les roches désertes situées à plusieurs lieues, en pleine mer, entre autres pour Roscoff et l’Ile de Batz129. Présents sur les lieux ou avertis par quelqu’un, les garde-côtes n’hésitent pas à interpeller ceux qu’ils considèrent comme des voleurs. Ainsi, François Gueguen, l’un des quatre « gardiens des gouesmons » de Landéda, se rend avec deux témoins « à la cotte d’abeuvrac [d’Aber Wrac’h] », le 28 mars 1763 vers 11 heures du matin et y surprend un bateau avec cinq goémoniers130. Il est reconnu pour être celui d’Antoine Jaffré, de Plouvien, qui a refusé de s’identifier. A priori, le bateau, son équipement et sa cargaison auraient dû être saisis ce que tente les garde-côtes mais sans trop insister. Un mois après, le procès-verbal est transmis à l’amirauté, accompagné d’une plainte et d’une demande de sanction, en vertu de l’Ordonnance et de la Déclaration du 30 mai 1731. Cela témoigne d’une bonne connaissance des textes de loi relatifs au goémon de la part des plaintifs et des garde-côtes qui les considèrent comme une compensation de « l’incommodité et le dommage » induits par le « voisinage de la mer131 ». La sentence condamne le 14 septembre 1763 Antoine Jaffré à 50 livres d’amende au profit des demandeurs et à 33 livres 10 sols 9 deniers de dépens ce qui reste inférieur aux peines demandées dans la plainte, 50 livres d’après l’Ordonnance de 1681 et 300 livres selon la Déclaration de 1731132. Cette clémence relative de l’amirauté peut expliquer le fait que les garde-côtes insistent souvent pour confisquer chevaux, harnais ou barques ce qui leur offre un moyen de pression sur les contrevenants en leur ôtant leur outil de travail. Deux garde-côtes de Lampaul-Ploudalmézeau saisissent en 1731 treize charrettes appartenant à des habitants de la paroisse et un bateau, conduit par deux hommes de Lannilis133. À Trélévern, en 1784, les deux garde-côtes se retrouvent avec une charrette remplie de goémon et cinq chevaux, abandonnés sur place par un ménager de Louannec pris sur le fait134. Ce dernier est obligé de se rendre à Trélévern pour récupérer son bien, après un accord à l’amiable selon lequel il verse 6 livres d’amende et s’acquitte des frais de fourrière. Il s’en tire plutôt à bon compte et ce, grâce à sa connaissance des textes juridiques : il base sa défense sur le fait qu’il s’agissait de goémon d’épave dont le ramassage est libre « en conformité des articles 5 et 10 de l’ordonnance de la marine135 ». Alors, que faire pour stopper ce qui est assimilé à un véritable pillage ? L’initiative en revient au corps politique de la paroisse : les assemblées sont appelées par le recteur à l’issue de la messe du dimanche136, même si tous les habitants ne s’y rendent pas.
38Première solution : obtenir une sentence de l’amirauté défendant l’accès au rivage. C’est ce que tente le général de Louannec en 1707. Une plainte est déposée vis-à-vis des paroissiens de Perros, accusés de ramasser du goémon sur une « petite pointe de terre ou penisulle qui avance en mer » servant « comme d’une digue pour enfermer un petit port où les batteaux de [la] paroisse peuvent estre en repos ». Or, les charrois abîment la digue et menacent de faire disparaître le port, « seul refuge des batteaux de Louannec ». Le général désigne donc un représentant qui se rend à Morlaix avec son procureur afin d’exposer leurs griefs au siège de l’amirauté. Cela aboutit à une sentence en leur faveur, les contrevenants s’exposant à une amende de 10 livres137. Cette menace s’avère inefficace puisque l’endroit est de nouveau disputé entre les deux paroisses en 1748. Le général de Louannec sollicite encore l’amirauté pour un renouvellement des interdictions et une augmentation de l’amende à 50 livres, assortis de la confiscation des bateaux et charrois138. Les garde-côtes n’ont plus qu’à prendre les contrevenants en flagrant délit, en présence de témoins, pour démarrer une procédure judiciaire. À cet égard, certaines paroisses sont procédurières et déposent régulièrement des plaintes contre les paroisses voisines, trop gourmandes en goémon. Dominique Guillemet cite le général de Bréhat qui engage des procès tout au long du XVIIIe siècle contre Ploubazlanec, Plounez, Lanmodez, Plourivo, Lézardrieux et Pleumeur-Gautier139. Celles-ci contre-attaquent en 1793 en déposant auprès du district une demande pour un droit de coupe. De même, le général de Trébeurden dépose plusieurs plaintes entre 1695 et 1699 contre Servel, Locquémeau, Brélévenez et Ploubezre140. Mais les procédures peuvent s’éterniser comme le montre le fonds de la paroisse de Plougrescant, avec plusieurs procès en 1723, 1724, 1728 et 1729 contre deux maîtres de chaloupe de Trédarzec et Troguery, pris en flagrant délit et récidivistes notoires. De telles procédures occasionnent des frais de justice qu’il faut bien avancer ce que font les trésoriers de la paroisse en 1728 à condition d’être remboursés une fois les dédommagements touchés. Or, en 1758, le remboursement n’est toujours pas d’actualité puisque leurs héritiers – les « fabriquiers » étant décédés entretemps – dénoncent la malveillance du général de la paroisse qui leur doit toujours les 219 livres 13 sols avancées 30 ans auparavant141.
39Pour éviter ces désagréments, il arrive que des paroisses voisines tentent un arrangement à l’amiable à l’instar de Pleubian et de Lanmodez en 1787142. L’initiative en revient aux deux paroisses après délibération des généraux même si la réflexion semble avoir été engagée initialement à Pleubian. Le 14 mai, se retrouvent sur la grève des représentants de chaque paroisse, chargés de « borgner la séparation pour la couppe du goemon », avec un notaire afin d’officialiser la transaction ; les frais sont partagés entre les deux généraux. Le tracé de la frontière se veut le plus précis possible – un éclaircissement est apporté à la fin de l’acte – les cours d’eau servant de limite. Il est rappelé les règles à respecter de manière à éviter tout sujet de discorde. Bien que les discussions entre les deux parties ne soient pas retranscrites, le rappel de l’Ordonnance de la Marine et la possibilité de récupérer le goémon perdu par accident laissent entrevoir la tension et le degré de chicanerie atteints. C’est peut-être de guerre lasse que les généraux en sont venus à chercher une solution à l’amiable pouvant satisfaire les habitants de Pleubian et de Lanmodez, qui en étaient sûrement venus aux mains.
40En effet, l’exaspération aidant, des paroissiens, sûrs de leur légitimité et prêts à en découdre pour défendre leur territoire, règlent eux-mêmes leurs conflits, sur le rivage, à coups de fourche, de crocs et de faucilles. En 1774, deux ménagers de Roscoff sont attaqués par des habitants de Saint-Pol-de-Léon, sur la grève, aux environs de minuit, alors qu’ils s’en retournaient avec une jument chargée de goémon : « Ils se virent assaillis […] d’une grêle de pierre, que trois particuliers leur lançaient d’une éminence voisine et que s’étant approchés de ces particuliers qui leur firent beaucoup de reproches de ce qu’ils venaient nuitamment ramasser du gouesmon143. » De pareilles voies de fait font souvent l’objet de longues procédures judiciaires, par exemple entre Goulven et Plounéour-Trez : le premier acte remonte à 1730 pour continuer au moins jusqu’en 1744144. Cette bataille judiciaire est d’ailleurs évoquée en 1731, lors du passage de Le Masson du Parc à Goulven145. À lire ses rapports, les rixes entre goémoniers sont relativement fréquentes, en particulier dans le ressort de l’amirauté de Brest : à Taulé, « il est arrivé des batteries et des meurtres où quelque malheureux est quelques fois sur la place » et à Porspoder, « il ne se passe pas d’année qu’il n’y ait des émotions et des querelles qui causent toujours des batteries et souvent des meurtres146 ». Cela n’est pas étonnant car nombre de paroissiens apportent des fusils pour « se précautionner ». Le Masson du Parc en explique les modalités : « On avait arresté une chaloupe ou gabarre qui cueillait du gouesmon sur les roches au large de plus de deux lieues de la coste que les habitants avaient ramenée dans le port, où ils nous firent voir un petit sac de balles de plomb de plusieurs livres, les cueilleurs de gouesmon ayant caché dans le gouesmon leurs fusils, ceux de Roscoff s’étant aussy armés pour faire cette capture147. » Il est difficile dans ces conditions de mettre en doute que 3 ans auparavant, à Guipavas, « un gentilhomme présent à la coupe avec son fusil, [ait tué] un homme qui avait ramassé du gouesmon de flot148 ».
Les tensions autour de la marre
41L’habitude de ramasser de la marre dans la baie du Mont-Saint-Michel, au pied de la digue du marais de Dol, devient un enjeu entre les paroisses du Marais à la fin du XVIIIe siècle. À l’origine, une ordonnance de l’intendant Antoine François de Bertrand-Molleville (1784-88), promulguée le 18 juillet 1784, à la requête de l’ingénieur Piou, chargé des digues de Dol, lequel dénonce l’attitude des riverains : « Plusieurs particuliers viennent prendre de la marre ou vases pour engraisser leurs terres et cela si près des digues que le pied en est déchaussé et qu’ils ont formé des trous très profonds qui donnant une issue à la mer peut même miner en dessous les digues et les renverser dans une tourmente149. » Pour protéger les digues et le marais de Dol, il préconise une interdiction totale de cette pratique de Château-Richeux jusqu’à Pontorson sous peine de 100 livres d’amende et de confiscation des harnais, avis suivi par l’intendant dans son ordonnance. Cette décision est loin de faire l’unanimité ; très vite des voix s’élèvent, celles des habitants de Saint-Méloir-des-Ondes qui lui adressent une requête dès le 8 novembre 1784. L’absolue nécessité de cet amendement pour la paroisse y est invoquée : « C’est à cet engrais uniquement qu’on est redevable des plus belles récoltes qu’on voit sur ces côtes, sans cette marre, la terre perdrait considérablement sa fertilité150. » Le général de Saint-Méloir-des-Ondes requiert une dérogation pour prélever de la marre, mais à une certaine distance au devant des digues, sans les fragiliser. L’ingénieur Piou, consulté par l’intendant, y donne un avis favorable à condition que les pieux destinés au débornement soient placés à 30 pieds de la digue, le tout aux frais de la paroisse151, avis suivi par l’intendant à travers une nouvelle ordonnance, le 24 novembre 1784.
42C’est cette exception qui déclenche les hostilités : toutes les paroisses du Marais sont loin d’être d’accord avec ce qui est vu comme un privilège, en plus de mettre en péril les digues. Cette inquiétude transparaît dans un mémoire adressé à l’intendant au début de l’année 1785, véritable réquisitoire contre Saint-Méloir-des-Ondes152. Le bien-fondé de l’ordonnance y est remis en cause et la sécurité du Marais s’en trouve menacée : l’intendant aurait été mal renseigné, voire abusé. D’autant que la digue serait aussi fragilisée par le passage de charrettes n’appartenant pas toutes aux riverains du Marais mais à des « concitoyens étrangers, et qui n’ont nul intérêt à [sa] conservation ». Les habitants de Saint-Méloir-des-Ondes se voient donc reprocher leur individualisme en agissant pour leur « intérêt particulier sous l’aspect du bien public » alors qu’ils possèdent seulement une « cinq cens douzième partie de la propriété du Marais » et « que les cinq cens autres onzièmes n’ont point été consultés ».
43Or, à partir du 4 février 1785, la paroisse de Saint-Méloir-des-Ondes qui jusque-là, disposait d’une écoute bienveillante en la personne de l’intendant, a affaire à un nouvel interlocuteur, la Commission intermédiaire, suite à un arrêt du Conseil d’État confiant à cette émanation des États de Bretagne l’administration des grands chemins provinciaux153. Cette institution se montre d’emblée moins favorable à Saint-Méloir-des-Ondes. Elle consulte des spécialistes, les « commissaires aux digues » qui conseillent d’interdire l’enlèvement de vases devant les digues, toute excavation mettant en jeu leur sécurité154. Le 11 mars 1785, l’exception accordée à Saint-Méloir-des-Ondes est levée. Le 8 mai 1785, son général revient à la charge en s’adressant avec zèle à la Commission intermédiaire155. Les arguments restent sensiblement les mêmes, l’accent est mis sur la nécessité de cet engrais et sur l’ancienneté de son usage : pourquoi se priver d’une « ressource que leur offre la nature, et qui est si favorable aux progrès de l’agriculture » ? Les critiques des paroisses voisines ne relèvent que de la « jalousie » et de « terreurs paniques » irraisonnées au sujet de « dangers imaginaires ». Ces assertions sont démenties par la descente in situ des Commissaires des Marais, le 27 août 1785 : leur rapport dénonce l’attitude du général de Saint-Méloir-des-Ondes dont la représentativité est contestée156. Il est fait état de contre-vérités ou demi-mensonges avancés dans sa requête et au-delà, il lui est reproché de casser le consensus établi entre les paroisses du marais de Dol, formant « une sorte de communauté, qui s’est faite une loi pour sa conservation, loi revêtue du sceau de l’autorité, et l’autorité ne peut y toucher, l’abroger sans rassembler de nouveaux tous les représentants qui forment cette communauté ».
44C’est en vertu de cette solidarité, créée par l’appartenance à un même territoire et l’exposition aux assauts de la mer, qu’est lancée une consultation des paroisses du Marais d’autant que certaines ignoraient encore les prétentions de Saint-Méloir-des-Ondes. Pour faciliter les délibérations au sein des généraux, une copie de sa requête leur est remise de la part des commissaires des États de Bretagne. Les réponses ne sont pas tendres : toute dérogation en faveur de Saint-Méloir-des-Ondes est définitivement rejetée. Des remarques acerbes figurent souvent dans les copies des délibérations à côté de démonstrations visant à prouver le danger d’une telle requête157. Son caractère spontané et irréfléchi y est condamné puisqu’elle se fait au mépris de toutes les décisions antérieures prises en accord entre les paroisses du Marais. Les généraux paraissent outrés par les prétentions des représentants de Saint-Méloir-des-Ondes, affichant égoïsme et individualisme car leur demande concerne une infime portion de terres et mettrait en danger le reste du Marais. Il leur est reproché de nier l’intérêt commun alors que toutes les paroisses contribuent financièrement à l’entretien des digues au titre de la corvée des grands chemins. Malgré l’hostilité des paroisses voisines, le général de Saint-Méloir-des-Ondes continue de « s’opiniâtrer » : le 21 novembre 1785, il envoie un mémoire répondant point par point aux arguments des « adverses158 » ce qui enjoint la Commission intermédiaire de décider le 9 mai 1786 d’une descente officielle sur les lieux afin de statuer. Aussitôt, ce qui ressemble à une pétition est adressé au bureau diocésain de Dol, le relais local de la Commission intermédiaire : les signataires en sont « la Dame des seigneuries et paroisses de Saint-Guinoux, Bonnaban et La Gouesnière et autres », le seigneur de La Fresnais, des propriétaires de de Dol et de Châteauneuf ainsi que les recteurs de Bonnaban, La Fresnais, Hirel et Saint-Guinoux159. Inquiets en raison des tergiversations de la Commission intermédiaire, ces notables tentent de la convaincre du bien-fondé de leurs remarques face à l’inconscience et à la cupidité de Saint-Méloir-des-Ondes. Inquiétude qui transparaît lors de la désignation des représentants des généraux en vue de la visite prévue du 6 au 9 juillet 1786 : plusieurs assemblées saisissent cette occasion pour exprimer de nouveau leur opposition au projet160. Face à des « prétentions injustes et odieuses », la majorité des paroisses du Marais se déclare absolument contre en se référant aux événements passés ; à Vildé-la-Marine prévaut « l’expérience que la pluspart d’entre eux ont acquis, par ce qu’ils ont vu, étant de plus voisins de la grève, et par ce qu’ils ont oui dire à leurs père et mère ayeux et ayeule ». L’examen des lieux par le bureau diocésain de Saint-Malo, avec trois ingénieurs et des représentants de chaque paroisse, donne finalement raison aux opposants : après délibération des États de Bretagne le 7 décembre 1786, la Commission Intermédiaire rend son verdict le 22 décembre 1786 via une ordonnance déboutant les habitants de Saint-Méloir-des-Ondes161.
45L’affaire est close après 2 ans et demi d’hésitations liées à l’obstination des requérants et à un changement de gestion dans l’administration du Marais. Cette modification ne paraît pas avoir déstabilisé les protagonistes qui se sont adaptés à leur nouvel interlocuteur. Le général de Saint-Méloir-des-Ondes a dû cependant défendre ce qu’il considérait comme une victoire, l’ordonnance rendue en sa faveur par l’intendant, auprès d’une Commission Intermédiaire plus encline à consulter les autres paroisses du marais de Dol. Elles finissent par l’emporter au terme d’une lutte opposant l’intérêt général, la sauvegarde du Marais symbolisée par des décisions prises collectivement, aux intérêts particuliers, la fertilisation de quelques terres, symboles de l’individualisme agraire. Les procédures engagées de part et d’autre laissent certainement des conséquences durables dans les relations entre les paroisses. L’une d’elles est la naissance d’un nouveau consensus, créé par la levée de boucliers qu’a provoqué le projet de la paroisse de Saint-Méloir-des-Ondes qui en 1786, se retrouve bien isolée au sein du marais de Dol.
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46La volonté de préserver les ressources de l’estran, terres, pêches et goémon, pousse l’État à intervenir auprès des populations riveraines de la mer selon trois axes : réglementer en édictant des interdictions dotées d’une base juridique solide, informer les principaux concernés des nouvelles dispositions en les convainquant de leur bien-fondé et, le cas échéant, sanctionner. En pratique, la procédure est bien difficile à mettre en œuvre pour les représentants du pouvoir royal même avec l’aide, inégale, des juridictions seigneuriales voisines et des institutions provinciales. Celles-ci sont jugées plus proches face à un État lointain dont l’action protectrice, fondée sur une expertise, suscite de l’incompréhension chez les usagers du littoral, frappés par ces nouvelles contraintes contrecarrant leurs habitudes. Les pêcheurs se servent d’ailleurs de la liberté des pêches pour contester les interdictions royales. Les paroisses littorales n’hésitent pas non plus à instrumentaliser l’Ordonnance de la Marine pour s’approprier le goémon d’attache et au-delà, l’estran, intégré officiellement à leur territoire, contre les paroisses voisines surtout lorsqu’elles en sont dépourvues. Le degré d’exaspération atteint parfois un tel point qu’il engendre des « battries » meurtrières sur le rivage. Le conflit de la marre qui oppose les paroisses du marais de Dol à la fin du XVIIIe siècle reste au contraire fort procédurier, la violence ne se retrouvant que dans les arguments échangés.
Notes de bas de page
1 Sarrazin J.-L., « L’État et la seigneurie : le contrôle du littoral poitevin à la fin du Moyen Âge » dans Chappé F. et Le Bouëdec G. (dir.), Pouvoirs…, op. cit., p. 29-40.
2 Croix A., op. cit., p. 11.
3 ADF, 4E167 12, b. à f., 8 janv. 1748.
4 Ibid., 4E15 35, b. à f., 6 fév. 1782.
5 ADIV, C4582, Vingt., 1751.
6 Expression utilisée dans l’un des actes ; ADCA, C65, Vingt., 1751.
7 ADF, 4E136 147, PV, 12 juill. 1741.
8 ADIV, C4917, PV, 30 juill. 1770.
9 Ibid.
10 Bareau R., L’administration du marais de Dol de 1560 à 1789, DEA d’histoire du droit, université Rennes 1, 1993, 97 p. et « L’administration du marais de Dol sous l’Ancien Régime », MSHAB., tome LXXIX, 2001, p. 69-90.
11 ADIV, C 4913, mémoire, 1785.
12 Ibid., req. au sujet de l’ordonnance du 24 sept. 1784.
13 Ibid., C1953, rapport, 12 nov. 1697.
14 Son lit est alors instable ; ibid., C1954, mémoire, 1778.
15 Ibid., C4582, Vingt., 1751.
16 Ibid., 4B1285, PV, 5 août 1728.
17 Ibid., PV, 6 oct. 1736.
18 Ibid., C1954, req., 1745.
19 Ibid., C4912, mémoire, 1776.
20 Expression de Le Masson du Parc ; AN., C5/26, 1731.
21 ADF, 10B4, 1789.
22 ADCA, E346, aveu, 30 sept. 1733.
23 Il y a été confronté dans le Boulonnais où l’ensablement s’est déclaré au début du XVIIe siècle. Il s’est soldé par la submersion du village de Rombly et celle, partielle, de Camiers ; AN, C5/20 et C5/26, 1726 et 1731.
24 Guillemet D., op. cit., p. 98.
25 Roudaut F. et alii, op. cit., p. 194-195.
26 Ibid.
27 Ibid.
28 Ibid.
29 Pas en une nuit et sans faire de victimes comme l’affirme J. Cambry, qui la compare à Pompéi ; op. cit., p. 67.
30 ADCA, B20, arrêt du Parlement de Bretagne, 12 juin 1758.
31 ADIV, C4917, req., 18 août 1782.
32 Ibid., req., 2 nov. 1782.
33 Kermenguy, Sainte-Marguerite et Vourc’h ; ibid., PV, 16 oct. 1782.
34 Ibid., req., 2 nov. 1782.
35 D’après le « Groupement d’intérêt publique Bretagne environnement » [http://www.bretagne-environnement.org].
36 ADCA, E346, aveu, 2 juill. 1757.
37 ADIV, C4917, PV, 16 oct. 1782.
38 Ibid., C4917, req., 18 août et 2 nov. 1782.
39 Ibid., arrêt des États de Bretagne, 9 janv. 1783.
40 Bareau R., « L’administration… », op. cit., p. 77.
41 ADIV, C3704, copie du rapport de Bertrand d’Argentré, 1560.
42 ADCA, C65, Vingt., 1751.
43 ADIV, 4E1504, b. à f. du 10 juin 1763 et 2Mi30, cahiers de doléances.
44 Ibid., C4917, PV, 30 juill. 1770 et CFI 3169-01.
45 Ibid., lettre, 20 nov. 1777.
46 Bareau R., L’administration…, op. cit., et Charpentier E., « Le Marais… », op. cit.
47 ADIV, C 1954, ord., 8 juill. 1778 et C4912, PV, 1722.
48 Ibid., ord., 8 juill. 1778 et C4913, PV, 7 juill. 1778, ord., 3 nov. 1778 et 19 avril 1779.
49 Ibid., C 4913, ord., 23 fév. 1774 et 4B1791, PV, 3 mars 1749.
50 Ibid., C1954, rapports, 1781-1784.
51 À l’origine, il devait s’occuper des terres de l’évêque dans le Marais ; Bareau R., L’administration…, op. cit., p. 14.
52 Appelés aussi « châtelains particuliers ». ADIV, 4B 1635, PV, 1775-1789 et 4B1771, req., 6 août 1746.
53 Ibid., 4B1771, req., 6 août 1746.
54 Ibid., 2G121 22, règl. de police, 1746.
55 Ibid., 4B 1635, PV, 1775-1789.
56 Ibid., C 4913, rapport, 1786.
57 Ibid., 4B1791, PV, 28 mars 1751.
58 Ibid., C 1954, ord., 8 juill. 1778, C4913, PV, 7 juill. 1778, ord., 3 nov. 1778 et 19 avril 1779, C4912, PV, 1722.
59 Ibid., C 4913, rapport, 1786.
60 Bareau R., L’administration…, op. cit.. p. 78.
61 ADIV, 4E17 9, b. à f., 2 avril 1756.
62 Ibid., C6241, Vingt., 1751.
63 Ibid., C1954, rapports, 1781-1784.
64 Cherrueix, Saint-Broladre, Roz-sur-Couesnon, Saint-Georges-de-Gréhaigne et Vildé-La-Marine ; ibid., 2 Mi30.
65 Mentionnés par l’arrêt du Parlement de Bretagne du 12 juin 1758 ; ADCA, B20.
66 ADIV, C4917, PV, 16 oct. 1782.
67 Ibid., req., 27 oct. 1782.
68 Ibid., req., 25 janv. 1784.
69 Ibid., req., 8 juin 1784.
70 Ibid., PV, 12 janv. 1770.
71 Ibid., req., 25 nov. 1770.
72 Ibid., extrait des délib. des États, 16 nov. 1776.
73 Guillemet D., op. cit., p. 98-105.
74 Roudaut F. et alii, op. cit., p. 181.
75 Liée à une réduction de la ressource dans les années 1710-1730 provoquée par une mutation climatologique dans l’Atlantique Nord. Elle s’explique aussi par une crise du marché due au renforcement de la concurrence étrangère, parallèlement à une baisse de la consommation ainsi qu’au caractère « archaïque » du financement ; Le Bouëdec G., Activités maritimes…, op. cit., p. 24-27.
76 Levasseur O., « La gestion des ressources marines de l’estran au XVIIIe siècle », MSHAB, t. LXXIX, 2001, p. 339-364.
77 AN, C5/20 et C5/26, 1726 et 1731.
78 BNF, NUMM-95955 [Gallica], Ord. de la Marine, 1681, Livre V, Titre II, art. I et XVI.
79 Ibid., Livre V, Titre III, art. V à VII.
80 Ibid., art. XVI et XVIII.
81 Ibid., art. XVI.
82 Baudrillart J.-J. Traité général des eaux et forêts, chasses et pêches, Tome second, Paris, Chez Huzard, Bertrand, Bachelier et Waree, 1821, 1580 p., p. 573-576.
83 Ibid., p. 577-578.
84 AN, C5/26, 1731.
85 Ibid., C5/20, 1726.
86 Ibid.
87 Ibid., C5/26, 1731.
88 Ibid. et C5/20, 1726.
89 Ibid., C5/26, 1731.
90 Dans le Trieux, le rouissage du lin et du chanvre l’été ferait fuir le poisson ; ibid., C5/20, 1726.
91 Ibid.
92 Ibid.
93 Ibid.
94 Ibid. et C5/26, 1731.
95 Baudrillart J.-J., op. cit., p. 573-574.
96 ADIV, 4B971, jugement, 18 sept. 1713.
97 Ibid., 4B970, PV, 2 janv. 1742.
98 Ibid., 9B320, règl., 16 août 1766.
99 Ibid., 9B319, PV, 6 déc. 1766.
100 Les paroisses de plus de 8 maîtres pêcheurs doivent choisir parmi eux un garde-juré pour représenter leur communauté. BNF, NUMM-95955 [Gallica], Ord. de la Marine, 1681, Livre V, Titre VIII, art. IV.
101 La plus ancienne fut fondée à Marseille en 1431. Composées de pêcheurs, elles les défendaient et réglaient les problèmes survenus dans les zones de pêche. La prud’homie de Marseille avait à sa tête 4 prud’hommes élus chaque année, considérés comme des juges souverains pour la police des pêches. Cabantous, A., Les citoyens…, op. cit., p. 30-32.
102 Les officiers de l’amirauté peuvent les convoquer pour faire un bilan de la pêche après sa réouverture ; ADIV, 9B331, audience des jurats, 11 sept. 1774.
103 Ibid., 9B330, PV, 19 avril 1774.
104 Ibid., PV, 9-10 oct. 1774.
105 Ibid., 9B319, PV, 6 déc. 1766.
106 Ibid., 9B328, PV, 14 août 1772.
107 Ibid., inf., 30 août 1772.
108 Ibid., intg., 12 sept. 1772.
109 Ibid., sentence, 24 nov. 1772.
110 Ibid., 9B330, PV, 7 sept. 1774.
111 Ibid., 9B328, PV, 11 sept. 1772.
112 Ibid., 9B330, PV, 9-10 oct. 1774.
113 Levasseur O., « La gestion… », op. cit., p. 345-349.
114 BNF, NUMM-95955 [Gallica], 1681, Livre IV, Titre X, art. I et III.
115 Levasseur O., « La gestion… », op. cit., p. 357-359.
116 ADCA, B13, Décl. du 30 oct. 1772. O. Levasseur explique ce revirement par les « effets désastreux » de la déclaration de 1731 sur l’industrie de la soude en Normandie ; ibid.
117 Guillemet D., op. cit., p. 154.
118 Jacquin P., « La guerre des algues. Contestations et affrontements pour le partage de l’estran dans la France de l’Ouest (XVIIIe-XIXe siècle) » dans Le Bouëdec G. et Chappé F. (dir.), Pouvoirs et littoraux…, op. cit., p. 617-622.
119 ADF, 233G100, ord., 12 janv. 1677.
120 ADCA, 20G654, délib., 1er janv. 1783.
121 Ibid., 20G708, délib., 13 janv. 1788.
122 Levasseur O., « La gestion… », op. cit., p. 360.
123 ADF, 208G38, délib., 30 déc. 1787.
124 Ibid., 72G5, délib., 13 janv. 1765.
125 ADIV, 9B331, délib., 5 mars 1775.
126 ADCA, 20G669, délib., 29 déc. 1771.
127 ADF, 175G7, délib., 4 janv. 1722.
128 ADCA, 20G377, délib., 2 janv. 1724.
129 AN, C5/26, 1731.
130 ADF, 100G3, PV, 28 mars 1763.
131 Ibid., pl., 29 avril 1763.
132 Ibid., sentence, 14 sept. 1763.
133 Ibid., PV, 25 avril 1731.
134 ADCA, 20G654, PV, 21 juill. 1784.
135 Ibid., PV, 18 juill. 1784.
136 Un témoin dépose que le dimanche des Rameaux, en 1716, « elle entendit le même sieur recteur dire à son prosne qu’il priait les paroissiens de s’assembler après la messe pour délibérer au sujet du procès du gouemon » ; ADIV, 9B262, enq., 1er avril 1719.
137 ADF, 20G733, sentence, 12 janv. 1707.
138 Ibid., req., 9 déc. 1744.
139 Guillemet D., op. cit., p. 155.
140 Levasseur O., « La gestion… », op. cit., p. 127.
141 ADCA, 20G377, pl., déc. 1758.
142 Ibid., 20G330, « transaction », 14 mai 1787. Un acte semblable est mentionné par O. Levasseur entre Trévou-Tréguignec et Penvenan en 1693 ; op. cit., p. 128.
143 ADF, 23B447, inf., 4 mars 1774.
144 Ibid., 72G5, procédures, 15 mai 1730, 10 avril 1741 et du 16 juin 1744.
145 AN, C5/26, 1731.
146 Ibid.
147 Ibid.
148 Ibid.
149 ADIV, C4913, rapport, 11 juill. 1784.
150 Ibid., req., 8 nov. 1784.
151 Ibid., rapport, 20 nov. 1784.
152 Ibid., mémoire, 8 fév. 1785.
153 Bareau R., op. cit.
154 ADIV, C4913, rapport, 4 mars 1785.
155 Ibid., req., 8 mai 1785.
156 Ibid., rapport, 27 août 1785.
157 Ibid., délib., 1785.
158 Ibid., mémoire, 21 nov. 1785.
159 Ibid., req., 30 mai 1786.
160 Saint-Marcan, Lillemer, Vildé-la-Marine, Miniac-Morvan, Châteauneuf, Saint-Broladre, Cherrueix, Mont-Dol, Roz-Landrieux, Plerguer, Saint-Père, L’Abbaye près Dol, Notre-Dame de Dol, Carfantain, La Gouesnière, Le Vivier et Saint-Guinoux. Ibid., délib., fin juin-début juill. 1786.
161 Ibid., ord., 22 déc. 1786.
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