Le PSU et sa vision de la société française, 1962-1967 ou au cœur des Trente Glorieuses
p. 153-165
Texte intégral
1La principale difficulté de cette étude est de présenter une vision cohérente de la société française qu’aurait eu un parti qui est traversé par de perpétuelles divisions ; il est à la marge pour ne pas dire en opposition à la gauche classique (SFIO et PC), il est loin d’être homogène car composé de fortes personnalités issues des milieux laïcs ou chrétiens et il est né de plusieurs recompositions à partir du Mouvement de la libération du peuple (mouvement chrétien) qui fusionna en 1957 avec l’Union de la gauche socialiste (UGS). Ensuite, l’UGS, quelques communistes dissidents regroupés autour de Jean Poperen dans Tribune du communisme et le Parti socialiste autonome (PSA), tous unis autour du combat en faveur de l’indépendance de l’Algérie et en opposition à la politique de Guy Mollet constituèrent un nouveau parti, le PSU au congrès d’Issy-les-Moulineaux, le 3 avril 1960. Le PSU est en quête d’identité face aux communistes et aux socialistes de la SFIO avant qu’il ne soit imprégné des sensibilités gauchistes de Mai 1968. C’est donc entre 1960 et 1967, bornes chronologiques de cette première journée mais aussi au cœur des Trente Glorieuses, que l’on tentera d’analyser la vision de la société française du PSU sans pour autant s’empêcher de faire des allusions à des évolutions qui interviennent après 1968 jusqu’au congrès de Toulouse en 1972 et avant la crise économique de 1973.
2La communication s’appuie sur un corpus de sources diversifiées composé des articles de Tribune socialiste, des écrits des différentes personnalités comme Renouvellement du socialisme d’Édouard Depreux ou La Nouvelle classe ouvrière de Serge Mallet ou encore le PSU et l’avenir du socialisme de Michel Rocard et les fonds Daniel Mayer et Gilles Martinet1. On peut cependant regretter que les auteurs privilégient les orientations stratégiques du parti au détriment des approches sociales. Quand ils le font, leurs divisions ne rendent pas facile la cohérence du propos rendu souvent confus par des prises de positions contradictoires chez un auteur ou d’un auteur à l’autre. Néanmoins il est possible à partir de ces sources de s’interroger sur l’originalité de la vision du PSU d’une société en pleine mutation. Le PSU a-t-il fait preuve alors de perspicacité par rapport à une société qui bouge ? Comment aussi a-t-il voulu se différencier en privilégiant une vision politique de la société française ?
Prise de conscience d’une société en pleine mutation
3Partant du constat que les années 1960 sont celles de la prospérité, Édouard Depreux dans Renouvellement du socialisme ? préfacé par Pierre Mendès France, s’interroge sur la nécessité de bâtir une société socialiste. La réponse est positive car s’il y a prospérité, celle-ci, selon Depreux, ne touche pas toutes les catégories d’une société bloquée, ce qui implique que « tous les problèmes sociaux doivent être repensés2 ». Cette dernière remarque est l’expression d’une volonté de se distinguer des positions de la gauche classique, mais aussi d’une prise de conscience chez les membres du PSU de profondes mutations sociales dues aux effets des Trente Glorieuses. La démarche prend en compte les transformations qui touchent les différentes catégories tout particulièrement les mondes agricole et ouvrier. Des personnalités comme Serge Mallet – il est responsable de la commission nationale de l’agriculture au PSU – ou Bernard Lambert publient des synthèses. Par ailleurs le PSU nourrit sa réflexion auprès des forces syndicales, la plus proche étant la CFDT d’Edmond Maire à partir de 1964. Le PSU insiste sur la nécessité de regrouper tous les travailleurs manuels et intellectuels pour bâtir la société socialiste car on dénie au capitalisme et à sa prospérité d’assurer la justice sociale. Le socialisme prend donc tout son sens même en période de prospérité ; il est présenté comme une troisième voie par Édouard Depreux « qui permet de concilier l’accroissement continue et rapide de la production avec le plein épanouissement de la personne humaine » ? Mais il s’agit d’un « socialisme modernisé » donc démocratique et non pas technocratique3.
41. Les transformations du monde rural font l’objet de plusieurs articles dans Tribune socialiste, de rapports et de circulaires adressées aux fédérations du PSU4 dans les années 1960. Bernard Lambert publie en 1970 Les Paysans dans la lutte des classes. Serge Mallet écrit des articles de fond sur la crise paysanne5 en revenant sur les évolutions depuis la IIIe République. Il rend compte avec clairvoyance de la « fin des paysans », dont le nombre d’exploitations agricoles est en effet passé de 2 280 000 en 1955 à 1 588 000 en 19706. Mais dans le même temps, le nombre des exploitations de moins de 20 hectares tombe de 1 791 000 à 1 098 000 pendant que celui des exploitations de plus de 50 hectares augmente de 95 000 à 120 000 ce qui fait dire à Serge Mallet que l’on assiste à l’émergence d’« un véritable technicien de l’agriculture ». Celui-ci est jeune et son « horizon et ses besoins sont les mêmes que ceux du jeune ouvrier » lui-même en pleine évolution. Il se distingue ainsi de l’agriculteur traditionnel attaché à sa terre, corporatiste, conservateur et soumis à l’influence de l’Église. L’évolution du monde rural amène le PSU à des positions qu’il veut différentes de celles du PC ou de la SFIO qui se veulent protecteurs de la petite paysannerie traditionnelle.
5Le PSU entend redonner toute sa valeur à cette agriculture touchée par la modernisation et donc tout d’abord « réviser la notion étroite d’avant-garde ouvrière, considérant la paysannerie comme une masse d’appoint ». Constatant « l’effondrement des organisations du PC et de la SFIO dans les campagnes parce que, juge-t-on au PSU, les cellules et les sections rurales étaient contrôlées par des éléments non agricoles » le nouveau parti espère attirer une jeune clientèle agricole ; pour se faire, il propose de :
« Ne pas reprendre les revendications protectionnistes ou la défense inconditionnelle de la petite propriété comme le font la SFIO et le PC au moment où les éléments d’avant-garde de la paysannerie les rejettent. Ce serait nous couper immanquablement de la jeune agriculture qui d’ici quelques années aura achevé de prendre en main l’organisation syndicale7. »
6D’où l’intérêt que prête le PSU au Centre national des jeunes agriculteurs, CNJA, qui défend toute mesure tendant à harmoniser la condition de l’agriculteur et celle du citadin. Tribune socialiste consacre de longs commentaires aux congrès du CNJA en particulier celui de septembre 1961. Jean-Claude Baugel, dans un article de juillet 1962 intitulé « Un essai de syndicalisme des jeunes agriculteurs », constate que les structures archaïques bloquent l’ascension des jeunes agriculteurs. Il rappelle aussi que ces jeunes sont très opposés à tout dogmatisme ce qui explique leur hostilité au socialisme ; il estime que le CNJA a raison de préconiser une modernisation des structures et des pratiques, de défendre le principe d’une école nationale cogérée par les utilisateurs, l’État et le corps enseignant avant de conclure :
« Nous souhaitons le dialogue entre le CNJA et le PSU. Les discussions du projet de loi-cadre Pisani, l’échéance et les problèmes du Marché commun, la discussion du programme agricole que le PSU met au point sont autant d’occasions d’ouvrir un franc dialogue8. »
7Bernard Lambert dans son ouvrage Les Paysans dans la lutte des classes est cependant plus réservé sur le CNJA même s’il reconnaît la modernité de ses thèses, mais il craint une inféodation au pouvoir en place par effet de son réformisme9. Or, comme le souligne Michel Rocard dans sa préface au livre de Bernard Lambert, « cette lutte est révolutionnaire, politique et socialiste10 ». Le PSU inscrit son projet dans la lutte des classes.
8Il manifeste aussi son souci de rapprochement avec les organisations syndicales rurales pour détourner avec elles les jeunes agriculteurs du pouvoir gaulliste qui propose la réforme Pisani, du nom du ministre de l’Agriculture de 1961 à 1966. En 1964, année qui est marquée par la grève du lait de septembre, le PSU réaffirme son attachement à une politique agricole de qualité axée sur la valorisation des cultures, à l’idée que la terre ne doit pas être un moyen de capitalisation mais un outil de production ; il propose que le paysan doit contrôler lui-même « la transformation et la commercialisation de son produit pour empêcher que des intermédiaires ne les trustent au bénéfice de leurs efforts11 ». Le PSU se veut être à l’écoute des jeunes agriculteurs entreprenants comme le souligne un rapport d’orientation d’Édouard Depreux, le secrétaire national, au congrès de Clichy les 24 et 25 mars 1961 :
« Ce sont les jeunes agriculteurs eux-mêmes qui nous demandent de mettre en cause la propriété foncière archaïque, périmée alors qu’ils voient que le vrai problème n’est pas celui de la propriété, c’est celui de la gestion moderne avec l’enseignement agricole et les investissements intellectuels qui nous permettraient d’avoir de plus en plus de conseillers agricoles dans nos campagnes12. »
9Mais tout en reconnaissant la nécessité d’une modernisation du monde rural au profit des jeunes agriculteurs entreprenants qu’on cherche à séduire, on craint au PSU que cette modernisation ne se traduise aussi par une concentration capitaliste d’où les propositions tendant à encourager les formes coopératives de production et de distribution, les formes d’autogestion. Le dialogue entre le PSU et certains milieux agricoles est cependant limité par des clivages internes comme il en existe en Auvergne ; le groupe Viel (laïc) s’oppose aux groupes jeunes de la CGA sous l’influence de Michel Debatisse (catholique et secrétaire général de la JAC en 1956) qui expérimentent des formes coopératives. Debatisse qui devient secrétaire général du CNJA entre 1958 et 1963 avant de l’être de la FNSEA de 1966 à 1970 est en contact étroit avec des personnalités du PSU comme Serge Mallet et Pierre Belleville13.
102. Le PSU entend également se distinguer de la gauche traditionnelle dans sa vision des ouvriers. Il le fait en mettant l’accent sur les mutations et en insistant sur les nécessaires reconversions, mais la stratégie à suivre est loin d’être consensuelle. Par exemple, aucune majorité n’a pu se dégager au congrès d’Alfortville les 28-30 janvier 1963 sur la position à adopter entre deux options : devait-on privilégier la classe ouvrière traditionnelle ou bien accorder plus d’intérêt à de nouvelles catégories comme les employés, les cadres et les techniciens ?
11Pour ne pas avoir à reconnaître la notion de classes moyennes, catégories censées représenter la modération et la mobilité, cadres et techniciens sont donc intégrés dans La nouvelle classe ouvrière publiée au Seuil en 1963 par Serge Mallet. Comme pour les agriculteurs, l’auteur organise sa réflexion à partir du constat de profondes mutations qui touchent le monde ouvrier. Son étude s’inscrit dans le foisonnement de recherches effectuées par le sociologue Alain Touraine ou de Pierre Naville. Comme le dit Nicolas Defaud dans son ouvrage sur la CFDT, la prise en compte d’une nouvelle classe ouvrière est l’un « des points sur lesquels se cristallisent alors l’attention réciproque des syndicalistes et des sociologues et on pourrait ajouter du PSU à travers Serge Mallet14 ».
12La nouvelle classe ouvrière est celle qui évolue avec le progrès technique, l’élévation du niveau de vie et l’intrusion de la société de consommation, la diminution des ouvriers payés à l’heure, la progression de la part des cadres et techniciens dans la population active. Comme l’écrit Serge Mallet, « la vie quotidienne de la classe ouvrière a cessé, ou est en train de cesser, de constituer un comportement sociologique particulier… la classe ouvrière a effectivement cessé de vivre à part. Son niveau de vie, ses aspirations au confort l’ont sorti du ghetto où elle fut confinée aux débuts de l’industrialisation15 ». Se faisant, il va à l’encontre des thèses du PCF ou de la CGT qui continuent à voir dans l’ouvrier une figure sociale spécifique en dépit de ces transformations. Serge Mallet se distingue d’autant plus fortement de la vision du PC qu’il l’a quitté, tout comme Jean Poperen d’ailleurs, parce qu’il pensait que la gauche classique était incapable d’apporter des solutions aux problèmes sociaux en France. Le PSU critique à la fois la thèse intégrationniste qui veut que la classe ouvrière s’intègre à des couches nouvelles grâce à l’élévation du niveau de vie et donc perde sa conscience de classe et la thèse communiste qui continue à faire de l’ouvrier une figure sociale spécifique. Il propose une troisième analyse à partir de la distinction qu’il fait entre le secteur consommation et le secteur production.
13Serge Mallet reconnaît que le développement de la société de consommation modifie les comportements de la nouvelle classe ouvrière qui perd alors sa spécificité ; les ouvriers auraient des rapports à cette société comparables à ceux d’autres catégories sociales. La vie quotidienne de l’ouvrier tend à perdre de son originalité avec la diminution de quartiers ouvriers et le brassage des couches sociales dans les nouveaux ensembles urbains, la multiplication de centres de vacances « de la Côte d’Azur, de Sicile et de Grèce où de jeunes métallos partagent les bungalows “tahitiens” de filles de directeurs. Ils achètent les mêmes disques et dansent les mêmes rythmes16 ».
14Mais cette approche par la consommation, pense Serge Mallet, ne doit pas faire oublier l’intérêt des études du secteur de la production, dont le développement est par ailleurs à l’origine de la société de consommation. Les ouvriers doivent être considérés d’abord comme des producteurs ; l’osmose avec d’autres couches sociales est alors moins évidente. Il affirme :
« Dans la production elle-même les traits fondamentaux qui distinguent la classe ouvrière des autres couches de la population semblent par contre inchangés17. »
15La spécificité de l’ouvrier dans le domaine de la production reste donc très forte, même si on constate une intégration plus grande dans les comportements, notamment par le biais de la consommation.
16Serge Mallet ne nie cependant pas les évolutions du secteur de la production – comme le changement des procédés de fabrication et le développement des processus automatisés – qui modifient le recrutement ouvrier ; les jeunes sont rompus aux techniques modernes grâce à la formation des écoles professionnelles. Comme l’auteur le reconnaît, « la définition même de la classe ouvrière devient ainsi plus malaisée18 », et de préciser « l’ingénieur du bureau d’études, inséré dans le planning de son labo est tout aussi “prolétaire” que le surveillant-tableau de l’entreprise automatisée ». La pénibilité du travail peut être le lot de certains services classés dans la fonction publique (centraux téléphoniques). Il reconnaît que la fatigue nerveuse qui touche les cadres supérieurs a des effets néfastes comparables à ceux de la fatigue manuelle. La mensualisation se généralise et les bureaux d’études, les services participent au même titre que les usines à la production. Il devient donc malaisé de défendre la thèse de la spécificité du prolétaire même à partir du secteur de la production. La nouvelle classe ouvrière qui ne se résume pas au seul travailleur d’usine est vouée à une situation commune pour Serge Mallet : « celle d’exercer un rôle productif et d’être exclu de la propriété ou de la gestion des instruments de production qu’ils desservent ». Mais il s’interroge dans le même temps sur la réalité de « la formation » d’une nouvelle classe ouvrière « intégrée » hautement professionnalisée, liée beaucoup plus directement au processus de production et, pour reprendre la terminologie marxiste, moins « réifiée » dans le processus productif19.
17Le vocable de « nouvelle classe ouvrière » est également passé dans la terminologie du discours de la CFDT20 syndicat représentatif de la population salariée (ouvriers qualifiés, techniciens, « travailleurs intellectuels », employés) ; ce discours est particulièrement sensible à la « tertiarisation » de la société française, même si le terme est peu utilisé par le PSU. Le concept « nouvelle classe ouvrière » a pour effet d’alimenter le projet autogestionnaire au PSU comme à la CFDT, même si le terme n’apparaît que progressivement et ne s’affirme qu’après 1968. L’autogestion favoriserait ainsi la gestion des instruments de production par cette nouvelle classe ouvrière.
18« La nouvelle classe ouvrière » devient ainsi un modèle opératoire dans l’analyse de la société française et dans les programmes défendus ; il permet aussi au PSU de se distinguer de la gauche classique, tout particulièrement du PCF, arc-bouté sur l’ouvriérisme sans pour autant adhérer à l’idée d’une marginalisation du prolétariat consécutive à la croissance du tertiaire et à la substitution des « cols bleus » aux « cols blancs ». Le PSU reste réfractaire à la reconnaissance d’une élévation du niveau de vie et n’engage pas une véritable réflexion sur la mobilité sociale. Cependant, il cherche à concurrencer le PCF et le PS auprès de ces catégories sociales en leur proposant une solution originale, l’autogestion qui sera en quelque sorte sa marque de fabrique, même si cette idée est partagée par la CFDT. On sait que des membres de ce syndicat le sont aussi du PSU, même si la double appartenance semble poser problème à des militants21. On voit ainsi cohabiter des idées originales et des analyses beaucoup plus classiques de la société. Le PSU répugne ainsi à utiliser le terme « classes moyennes » même pour désigner les classes moyennes salariées ; on préfère parler « des petits et moyens salariés » ; le terme « classes moyennes » peut conduire à la récusation du concept de classes. Il est donc préférable de rester fidèle à la notion de « classe ouvrière » quitte à en élargir les frontières avec les ingénieurs et les techniciens, électorat qui n’est pas négligeable pour une gauche, qui comme le PSU, est à la recherche d’une base sociale et qui affiche sa modernité. A contrario, l’absence d’intérêt, pour ne pas dire l’hostilité du PSU pour les classes moyennes indépendantes, s’explique par le fait qu’elles incarnent à ses yeux les archaïsmes et que de toute manière elles sont acquises aux familles de droite22.
19Si le PSU exprime sa solidarité avec les combats d’ouvriers dans des secteurs traditionnels et menacés comme la mine, il n’en propose pas moins leur nécessaire reconversion. Les grèves des mineurs de 1963 sont qualifiées de « bataille la plus importante après la guerre d’Algérie23 » et amènent le PSU à participer aux collectes en faveur des grévistes et à appeler à l’extension de la grève à toutes les catégories de travailleurs et à l’élargissement des droits syndicaux. Le PSU voit dans le mineur une figure certes légendaire du monde ouvrier mais appelée à disparaître et, dans un article de fond de janvier 1964, on invite à « réfléchir aux solutions pour améliorer le sort des travailleurs de la mine et assurer leur revenu et celui de leurs enfants par une reconversion économique de la région24 ». Or cette reconversion nécessaire tarde à venir pour le PSU à cause de l’incapacité des banques à investir ailleurs que dans des affaires connues et rentables et à cause de la frilosité des pouvoirs publics. Bref, on critique la politique du profit de la libre entreprise soutenue par de Gaulle.
203. Le PSU s’appuie sur les revendications sociales pour proposer des mesures plus concrètes sur les horaires de travail, comme un retour du temps de travail aux 40 heures sur cinq jours qui serait une étape vers les 35 heures, des aménagements pour le travail des femmes et le travail pénible25. On a relevé des articles plus réservés sur la retraite à 60 ans « un très mauvais palliatif contre le chômage26 ». Le même article de Maurice Combes met l’accent sur le rapport entre l’augmentation d’une population âgée par rapport à la population active. Il conclut :
« Sans un relèvement substantiel du taux de pensions, l’abaissement de l’âge à la retraite pour les travailleurs du secteur privé risque d’être actuellement illusoire. Il n’en faut pas moins s’attacher à redire les inégalités qui existent en mal de retraite entre secteur public et secteur privé.
L’instauration de retraite complémentaire est une étape importante dans cette voie.
Le maintien en activité des personnes âgées qui le désirent est souhaitable à condition que leur soient réservées certaines catégories d’emplois à leur convenance. Mais cela implique une amélioration de la formation professionnelle et l’instruction des travailleurs (on pourrait aussi étudier des formules de travail à temps partiel pour les retraités).
Enfin pour ceux qui désirent prendre effectivement leur retraite, ne pas oublier l’importance de la culture et des loisirs. Combien de retraités travaillent parce qu’ils s’ennuient. »
21Ce texte écrit au cœur desdites Trente Glorieuses n’a nullement perdu de son actualité en période de crise ; on ne peut que souligner la perspicacité d’une conclusion qualifiée prudemment de « provisoire » par l’auteur et qui ne reflète pas forcément la tendance majoritaire du PSU. On peut malgré tout y voir une tendance assez générale à présenter une vision toujours globalisante de la société. Aux problèmes posés par un vieillissement de la population, on adjoint aussitôt la question des jeunes – qui ne sera guère traitée ici car analysée par Ludivine Bantigny – mais qui est sans cesse présente dans les projets du PSU mettant l’accent sur la formation ou l’éducation. Le PSU se dit un parti jeune utilisant le slogan « Nous sommes la génération du socialisme » du renouveau socialiste. Cette démarche globalisante renforce la volonté pour le PSU d’avant 1968 de favoriser les alliances entre la classe ouvrière traditionnelle, la nouvelle classe ouvrière, les intellectuels et certains cadres supérieurs, alliance nécessaire pour œuvrer à la modernisation et la transformation de la société.
224. La modernisation de la société passe aussi par l’émancipation des femmes qui ont droit à un traitement spécifique dans les articles souvent écrits par Colette Audry issue de la Gauche révolutionnaire. Celle-ci, dans un article de mai 1962, demande le droit au planning familial mais s’interroge néanmoins : « Faut-il pour autant que nous proclamions le droit à une maternité volontaire au nom de la seule liberté individuelle ? Certes nous sommes fermement partisans d’une telle liberté mais elle ne saurait là comme ailleurs suffire à déterminer notre action politique… », et de conclure : « Il nous faut donc opposer à la notion primitive de procréation libre celle de maternité consciente et responsable27. »
23On est loin du Peace and Love des mouvements hippies. Cela est probablement dû à l’influence des chrétiens même de gauche dans ce parti composite. Toujours en 1962, le PSU s’interroge sur les solutions à proposer pour concilier le rôle de la femme dans la famille et dans la société. Le parti, là encore, marque sa volonté de s’écarter du mythe de la femme au foyer comme celui de « la femme égale de l’homme28 », et conclut que seule l’amélioration des conditions matérielles peut réaliser un vrai choix pour les femmes en faveur du travail. On sait que la parité est loin d’être acquise au PSU s’agissant des postes de responsabilités ou des candidatures aux élections. Le discours en faveur de l’émancipation féminine tendra à se radicaliser après Mai 68.
24Le PSU qui se veut modernisateur cherche ainsi à attirer les couches sociales les plus dynamiques en laissant aux partis de la gauche classique le terrain d’une vision plus traditionnelle de la société. C’est le moyen de mieux affirmer son identité au sein de la famille des gauches. Cette prise de conscience d’une société française en pleine mutation des années 1960 n’exclut pas des propositions plus utopistes car reposant sur un projet politique révolutionnaire.
Un projet de société révolutionnaire, politique et socialiste.
25Comme l’ont affirmé Pierre Brana et Joëlle Dusseau, la vision du sociétal du PSU est politique29. Elle est politique parce que le parti se dit révolutionnaire, c’est-à-dire que tous ses efforts sont tendus pour détruire le capitalisme. En quête d’identité par rapport à la gauche traditionnelle, le PSU se propose de rénover les structures et la pensée socialiste ; il parvient en partie à le faire s’agissant de la pensée qui s’organise autour des concepts qui sont malgré les déchirements dominants comme « Front socialiste », « contre-plan » et « autogestion » qui est la forme la plus avancée de la démocratie, qui favorise de nouveaux rapports sociaux plus justes et plus égalitaires pour reprendre les définitions du PSU.
Le front socialiste
« Notre parti ne lutte pas en effet pour une orientation plus à gauche de la société française actuelle ; il a pour objectif la transformation de cette société et la création d’une démocratie sociale30. »
26Le PSU veut défendre un véritable projet politique, la démocratie sociale, ce qui n’est pas nouveau en soi puisque déjà au XIXe siècle on opposait celle-ci à la démocratie parlementaire, mais les références à la démocratie sociale permettent de l’opposer à la république bourgeoise et au système communiste.
27Dans cette perspective, le marxisme reste l’outil d’analyse du PSU ; le marxisme garde toute sa pertinence pour comprendre la société, ses inégalités et ses crises, ce qui n’exclut pas l’hostilité viscérale du PSU au régime communiste de l’URSS. La Yougoslavie est par contre le modèle étranger le plus souvent cité. Une enquête réalisée en 1966 montre que les trois quarts des responsables nationaux du PSU se considèrent comme marxistes31.
28Jean-François Kesler distingue cependant le PSU d’avant Mai 68 où le marxisme n’avait pas valeur contraignante, ce qui explique qu’un Jean-Marie Domenach, catholique, n’ait pas été choqué ni même étranger aux thèses développées par Gilles Martinet dans son ouvrage Le Marxisme de notre temps publié chez Julliard en 1962, et l’après-68 où le marxisme-léninisme devient la référence idéologique contraignante32 auquel s’ajoutent des références aux mythes révolutionnaires comme la démocratie directe.
29Le projet politique du PSU dans les années 1960 conteste l’objectif unitaire (union des forces de gauche) au profit du renouveau socialiste symbolisé par l’expression « Front socialiste ». C’est cette tendance autonomiste (autonomiste par rapport à la SFIO et la CIR) qui sort vainqueur de la crise de 1967 et porte Michel Rocard au secrétariat national.
30En effet, le Front socialiste, qui est au cœur de la motion majoritaire du premier congrès à Clichy les 24-25 et 26 mars 1961, se distingue d’une stratégie Front populaire jugée anti-révolutionnaire et à tout ce qui a pu lui ressembler comme le bloc des gauches, front républicain ; le PSU se veut au contraire porteur d’un projet politique nouveau ; le Front socialiste se propose de regrouper non seulement les partis qui se réclament du socialisme mais aussi les syndicats – en particulier la CFDT qui de son côté se politise – et les associations et mouvements de jeunesse catholiques et laïques. La stratégie du front socialiste revient sur la notion classique de parti politique pour faire de celui-ci « le lieu de confusion des forces vives de la nation33 ». C’est en quelque sorte ce qui fait l’originalité du PSU mais en même temps ce qui explique ses faiblesses structurelles. C’est en résumé la stratégie de la différentiation, de l’autonomie par rapport à la gauche classique qui est à la base de son identité. C’est de ce Front socialiste que naîtra la transformation de la société.
312. « Le contre-plan », dont l’auteur principal est Michel Rocard, est l’expression du Front socialiste qui lutte contre le capitalisme. Par exemple, Édouard Depreux qui développe à Clichy l’idée d’une transformation de la société propose d’étendre le champ des nationalisations pour empêcher tout retour vers le capitalisme pour le gouvernement socialiste.
32Gilles Martinet, qui quittera le PSU en 1972 parce qu’il est partisan d’une alliance avec la FGDS, défend le projet de « contre-plan » qui s’oppose aux réformes proposées par le pouvoir gaulliste dans le cadre du Ve Plan.
33Le contre-plan se résume à un ensemble de propositions qui touche tous les secteurs économiques et sociaux comme celles qui sont issues de la rencontre socialiste qui s’est tenue les 30 avril et 1er mai 1966 à Grenoble et qui réunit en plus du PSU, la CFDT, le CNJA et l’Unef. Le texte publié est découpé en plusieurs chapitres dont celui intitulé « Les orientations économiques et sociales ». On y lit une critique du libéralisme et on veut « faire de l’État l’autorité centrale en matière monétaire et bancaire », on y propose une réforme de la fiscalité « permettant de taxer aussi solidement les revenus salariaux que les autres », « une réforme de la sécurité sociale qui doit s’accompagner de la réforme de la profession médicale », l’établissement « d’un système de cogestion dans les entreprises étatiques et paraétatiques et l’extension des pouvoirs de contrôle donnés aux comités d’entreprise dans l’industrie privée », on prévoit « une réduction du temps de travail sans diminution des salaires ». Ce sont là des mesures concrètes qui doivent servir de base de réflexion commune au Front socialiste.
343. Le socialisme « autogestionnaire » s’impose progressivement au PSU et devient sa marque identitaire alors que le terme était très peu utilisé au début des années 1960. Il est clairement revendiqué au VIIIe congrès à Toulouse les 9-10 et 11 décembre 1972. Michel Rocard le secrétaire national déclare :
« Le socialisme autogestionnaire représente pour le PSU la perspective la plus capable de remettre réellement en cause les conditions d’exploitation et de domination entretenues par le système capitaliste. »
35Le mot d’ordre de ce congrès est « contrôler aujourd’hui pour décider demain ». Comme le souligne Laurent Jalabert, le terme « autogestion » largement étudié par Frank Georgi permet aux socialistes de concilier révolution/démocratie34. Le conflit Lip fortement soutenu par ce parti en 1973 est le symbole du combat autogestionnaire. À Toulouse, l’analyse qui est faite de la société est favorable à la révolution socialiste. Pour le PSU, les inégalités s’accroissent, les conflits se multiplient, les revendications s’accentuent et prennent des formes qui diffèrent des combats classiques avec la formation de coordination et l’agitation de la base révolutionnaire contre les structures syndicales plus classiques.
36Si l’ensemble des forces de gauche en pleine rénovation ont de la société une vision très comparable – usure du pouvoir gaulliste et aspiration à l’émancipation et aux libertés – les solutions préconisées restent différentes entre une stratégie d’union de la gauche à partir de la signature du programme commun et une stratégie d’autonomie préconisée par le PSU qui s’identifie au socialisme autogestionnaire. Cette deuxième tendance sera très affaiblie lorsque Michel Rocard rejoindra après les Assises du socialisme de 1974 les rangs du nouveau parti socialiste dirigé par François Mitterrand. C’est le PS et non pas le PSU qui devient la force structurante de la gauche non communiste mais le second laisse sa marque par la modernité de ses analyses de la société française.
Notes de bas de page
1 Daniel Mayer démissionne du PSU dès 1963. Gilles Martinet en est le secrétaire national adjoint pendant qu’Édouard Depreux est le secrétaire général jusqu’en 1967. Nous remercions tout particulièrement Dominique Parcollet, responsable des archives du Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP), de nous avoir facilité l’accès aux fonds Gilles Martinet et Daniel Mayer. On notera également le travail documentaire de Danielle Le Ny à la bibliothèque de Sciences Po : http://bibliotheque.sciences-po.fr/fr/produits/bibliographies/psu/dossiers-de-presse.html et http://bibbliotheque.sciences-po.fr/fr/produits/bibliographies/psu/chronologie.html. Que soient également remerciés Joëlle Dusseau et Pierre Brana pour leur témoignage.
2 Édouard Depreux, Renouvellement du socialisme, Paris, Calmann-Lévy, 1960, p. 61.
3 Ibid., p. 45.
4 Par exemple le plan agricole envoyé aux différentes fédérations par le bureau national en juin 1961, Archives du Centre d’histoire de Sciences Po, Fonds Daniel Mayer, 1MA 1. 3, 1961.
5 Archives du Centre d’histoire de Sciences Po, Fonds Gilles Martinet, MR6, dossier 2.
6 Pierre Guillaume, « Les ébranlements de la société française traditionnelle à travers les exemples des agriculteurs, des cheminots et des mineurs », communication au colloque franco-allemand de Bordeaux, 2007, dans Bernhard Gotto, Horst Möller, Jean Mondot, Nicole Pelletier, Krisen und Krisenbewusstsein un Deutschland une Frankreich in des 1960er Jahren, Munchen, Oldenburg Verlag, 2013, p. 165-177.
7 Archives du Centre d’histoire de Sciences Po, fonds Gilles Martinet, MR6, dossier 2, Serge Mallet, « La crise paysanne ». Voir également la thèse de Fabien Conord, Les Rendez-vous manqués de la gauche non communiste et la modernisation des campagnes françaises, Bordeaux, PUB, 2010.
8 Tribune socialiste, 14 juillet 1962.
9 Bernard Lambert, Les Paysans dans la lutte des classes, Paris, Le Seuil, 1970, p. 113.
10 Ibid., p. 19.
11 Tribune socialiste, 26 septembre 1964.
12 « Rapport d’orientation d’Édouard Depreux, Clichy, septembre 1961 », Tribune socialiste, avril 1961.
13 Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste, les minorités qui ont rénové le PS, Paris, Privat, 1985, p. 319.
14 Nicolas Defaud, La CFDT (1968-1995) de l’autogestion au syndicalisme de proposition, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 145.
15 Serge Mallet, La Nouvelle classe ouvrière, Paris, Le Seuil, 1963, p. 8.
16 Ibid., p. 8.
17 Ibid., p. 9.
18 Ibid., p. 12.
19 Ibid., p. 22.
20 Nicolas Defaud, op. cit., p. 147.
21 Michel Rocard, PSU, Des militants du PSU, Paris, Épi, 1971, p. 42.
22 Sylvie Guillaume, Les Classes moyennes au cœur du politique, Bordeaux, PUB, 1992.
23 Tribune socialiste, 16 mars 1963.
24 Ibid., 25 janvier 1964.
25 Ibid., 26 septembre 1964.
26 Ibid., 12 janvier 1963.
27 Ibid., 4 mai 1962.
28 Ibid., 14 avril 1962.
29 Entretien avec l’auteur, 25 juin 2010.
30 Ibid., 1965.
31 Jean-François Kesler, op. cit., p. 414.
32 Ibid., note 41, p. 343.
33 Nicolas Defaud, op. cit., p. 69.
34 Laurent Jalabert, La Restructuration de la gauche socialiste en France des lendemains de mai 1968 au congrès de Pau du Parti socialiste de janvier 1975, habilitation sous la direction de Jean-François Sirinelli, 2008.
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