Du Front populaire au Front républicain : étude comparée des relations de la SFIO avec son groupe parlementaire
p. 85-95
Texte intégral
1Sous la IIIe République comme sous la IVe, toutes deux régimes d’assemblée, les parlementaires socialistes sont au cœur de la tension caractéristique de la SFIO, qui se conçoit tout à la fois comme un parti démocratique respectueux du suffrage universel et un parti ouvrier et révolutionnaire. Aussi, dès ses origines en 1905, cherche-t-elle par ses statuts à contrôler au mieux ses élus, en particulier au Parlement, parce qu’elle les suspecte en permanence d’être pervertis par le pouvoir. Et à quelques modifications près, les contraintes de la discipline partisane encadrent l’action parlementaire jusqu’à la disparition de la SFIO en 1969. Or durant cette période, deux moments singuliers permettent d’observer les relations complexes qui se nouent entre le parti et ses représentants. Sous le Front populaire, le groupe parlementaire, rajeuni et élargi, se trouve dans une situation inédite, puisque c’est en son sein que sont recrutés les « délégués au gouvernement » tandis que son chef, Léon Blum, assume la présidence du Conseil. Lors de la victoire du Front républicain, vingt ans plus tard, la SFIO s’est transformée en parti de gouvernement et ses parlementaires sont désormais rompus à la participation au pouvoir dans toutes sortes de configurations politiques, du tripartisme à la Troisième Force.
2Si le souvenir du Front populaire est alors bien vivant, les acteurs – gouvernement, instances dirigeantes et groupe parlementaire – rejouent-ils la même partie ? La comparaison de ces expériences offre un double avantage : d’une part, elle permet de saisir, grâce au prisme des représentations et de la construction du mythe, les conséquences à long terme du Front populaire sur la pratique du pouvoir des socialistes ; d’autre part, elle éclaire les modes de régulation sécrétés par le parti pour assurer son équilibre interne en période d’occupation du pouvoir. Analysons ainsi l’ombre portée du Front populaire sur le Front républicain, afin de situer le centre de gravité du pouvoir lorsque le parti gouverne, puis d’évaluer l’autonomisation du groupe parlementaire entre 1936 et 1956.
L’ombre portée du Front populaire sur le Front républicain
3Les conditions d’exercice du pouvoir sont-elles les mêmes en 1936 qu’en 1956 ? Au lendemain du Cartel des gauches, Blum considère que les conditions de la révolution ne sont pas réalisées. Au congrès de la Bellevilloise, en 1926, il établit soigneusement la distinction entre « la conquête » et « l’exercice du pouvoir ». Dans le contexte du Rassemblement populaire du PCF au parti radical, le Conseil national de novembre 1935 donne mandat au groupe parlementaire de « travailler à la constitution d’un gouvernement qui, par sa composition et son action, serait l’expression du Front populaire1 ». Mais il est clairement établi, aussi bien par Blum que par le secrétaire général Paul Faure que, si les socialistes remportent les législatives, ils n’auront pas le droit d’outrepasser leur mandat en tentant de « conquérir » le pouvoir. La responsabilité gouvernementale découle du fait que la SFIO accepte et pratique l’action parlementaire, ne cesse de marteler Blum2. Elle doit donc gouverner dans le cadre de la démocratie bourgeoise et capitaliste, soit en assumant seule le pouvoir, soit en collaborant avec d’autres. Néanmoins, le parti doit également apporter des améliorations substantielles à la classe ouvrière et ne pas se compromettre dans une épreuve équivoque. Toute la question est donc là. Elle est crûment posée une première fois, lorsque Blum doit annoncer « la pause » dans les réformes le 13 février 1937 puis, à nouveau, lors de la participation au gouvernement Chautemps en juin : jusqu’à quel point les socialistes peuvent-ils reculer sans trahir les espoirs de la classe ouvrière ?
4Toute autre est la configuration de 1956. Le Front républicain est alors une alliance électorale de circonstance, provoquée par la dissolution inattendue de l’Assemblée nationale le 2 décembre 1955. Edgar Faure contraint, en effet, l’opposition à agir dans l’urgence. C’est ainsi que les républicains sociaux de Jacques Chaban-Delmas se trouvent associés au rassemblement des socialistes de Guy Mollet, des radicaux de Pierre Mendès France et de l’UDSR de François Mitterrand, et que le Front républicain va à la bataille sans charte ni contrat. Seuls la crise algérienne et l’accord personnel de ses dirigeants lui donnent quelque consistance. En outre, depuis la Libération, la SFIO s’est muée en parti de gouvernement. Elle n’a exercé le pouvoir seule qu’à l’occasion de l’éphémère gouvernement socialiste de Blum, en décembre 1946. Ses parlementaires sont accoutumés aux arcanes des investitures et des motions de censure, et un nombre non négligeable d’entre eux ont été ministres ou secrétaires d’État3.
5Dans ces circonstances, la campagne législative de 1955-1956, puis l’installation au pouvoir du gouvernement Mollet, révèlent les traces laissées par le Front populaire dans la mémoire socialiste.
6Contre toute attente, en cette année d’anniversaire, la campagne électorale socialiste ne brandit pas le souvenir du Front populaire, comme le révèlent toutes les professions de foi. D’un point de vue stratégique, cette référence serait trop marquée par l’unité d’action avec les communistes, laquelle est hors de propos en 1956. Mais au-delà, depuis la crise du 4 mai 1947, les socialistes développent un anticommunisme de Guerre froide. Aussi, les candidats, même lorsqu’ils retracent leur itinéraire militant par le menu, ne font-ils guère allusion à leur engagement dans les comités antifascistes. Le sentiment d’avoir été floués par les communistes écarte toute nostalgie4. Ils préfèrent donc souligner leur loyal soutien au gouvernement de leur partenaire, Mendès France.
7Néanmoins, après la victoire du Front républicain, la référence au Front populaire retrouve sa pertinence. Après avoir hésité à accéder à la présidence du Conseil5, au congrès national extraordinaire de Puteaux de janvier 1956, Mollet revendique l’héritage de 1936 et s’inscrit clairement dans sa lignée, en déclarant : « En politique intérieure, il va falloir continuer l’œuvre de 1936, dans toute la mesure où ce sera possible. » Une fois à la présidence du Conseil le 26 janvier, il veut entreprendre des réformes économiques et sociales décisives, alors qu’il est convaincu qu’il n’aura guère le temps. Dès lors, son ministre du Travail et des Affaires sociales, Albert Gazier, et les orateurs du groupe parlementaire ne manquent pas de convoquer régulièrement le souvenir du Front populaire à la tribune, que se soit pour la troisième semaine de congés payés – hautement symbolique – accordée le 27 mars 1956, ou pour le Fonds national de solidarité (l’assurance vieillesse), voté le 30 juin. Le 28 février 1956, Robert Coutant s’écrie : « juin 1936 ! Juin 1956 ! Vingt ans se sont écoulés […]. Nous suivons la voie qui nous avait été tracée et nous restons fidèles aux principes qui animaient l’action de nos anciens6 ».
8Mais la référence n’est pas seulement totémique, car Mollet entend bien tirer les leçons de 1936. Dès janvier 1956 à Puteaux, il a délimité le champ du « possible ». Cette restriction est reprise par Paul Ramadier, son ministre des Finances, mais aussi par Gazier, avec la formule : « Tout le possible, mais rien que le possible », en écho au célèbre « Tout est possible ! » de Marceau Pivert de mai 1936. Et c’est ainsi qu’en février 1956, Gazier vient expliquer au groupe, qui juge que sa politique sociale n’est pas assez audacieuse, quelles sont les limites qu’il ne pourra franchir7.
9Ainsi, sorti du contexte purement électoral de la campagne, le Front populaire n’apparaît-il plus comme une alliance malheureuse avec des partenaires peu fiables, mais laisse la place à « l’embellie » sociale, définie par Léon Blum à Riom en 1942. Dans cette perspective, en 1956, ministres et parlementaires participent à la construction du mythe du Front populaire dans la mémoire collective de gauche.
L’exercice du pouvoir pose la question de son centre de gravité
10Que ce soit en 1936 ou en 1956, l’exercice du pouvoir par les socialistes affecte l’équilibre interne entre les différentes instances du parti. Dans quelle mesure la place et le rôle du groupe parlementaire en sont-ils modifiés ?
11Le contrôle des parlementaires par le parti constitue un cadre immuable parce qu’il est inscrit en toutes lettres dans les statuts et règlements8. Depuis 1905, une « discipline librement consentie », fondée sur la délibération collective, est au cœur de la vie interne du parti. La discipline se définit par l’obéissance aux décisions de la majorité, d’où l’adage : « Nul ne peut avoir raison contre son parti. » Sacralisée par une mystique de l’unité, née du traumatisme de Tours en 1920, cette discipline est rendue nécessaire au Parlement par la nécessité pratique de l’unité d’action. De sorte que, de 1905 à 1969, les statuts prévoient que « les membres du groupe parlementaire se conforment à la tactique du parti ». En pratique, cette discipline se traduit par l’unité de vote de tous les membres du groupe, en accord bien entendu avec la ligne du parti. Les dérogations à la règle sont exceptionnelles et, d’ailleurs, aucune n’est accordée, ni en 1936-1938, ni en 1956-1957. Cela implique également un certain devoir de réserve, de sorte qu’à l’extérieur du parti, la liberté d’expression des parlementaires n’existe pour ainsi dire pas. Nous verrons qu’en pratique, c’est sur ce point que l’évolution est la plus forte entre 1936 et 1956.
12Cette discipline parlementaire a différents garants. D’abord, « tout membre du parti relève individuellement du contrôle de sa fédération ». Et de 1905 à 1944, les statuts déclarent que « chacun des élus parlementaires en tant qu’élu, et l’ensemble du groupe en tant que groupe, relève du contrôle du Conseil national ». La SFIO n’est, en effet, pas seulement taraudée par la crainte d’indisciplines individuelles : elle veut également prévenir toute indiscipline collective du groupe, comme en 1933 où la dissidence des parlementaires participationnistes a abouti à la scission néo-socialiste. En 1944, voulant tirer les leçons du 10 juillet 1940 – où la liberté de vote a cependant été accordée – les nouveaux statuts prévoient que le groupe relève désormais du Comité directeur9. En outre, il doit présenter un rapport annuel au Congrès national, lequel est diffusé à l’avance dans toutes les fédérations. Plus ou moins étoffé sous la IIIe République, il comprend, à partir de 1945, un relevé rigoureux des présences, pointant du doigt les parlementaires absentéistes.
13Dans ce contexte, lorsque la SFIO exerce le pouvoir, que ce soit en 1936 ou en 1956, le groupe parlementaire est-il au service du gouvernement socialiste ou du parti ?
14Dans un bilan dressé le 9 avril 1937, Blum semble distinguer clairement l’action du parti de celle de son gouvernement.
« J’ai toujours été pénétré, déclare-t-il, de la conviction que l’action du parti et l’action du gouvernement ne sont pas une seule et même chose, que le Parti doit conserver sa vie distincte. Il existait avant le gouvernement, bien avant le gouvernement, et il existera encore après le gouvernement10. »
15Mais en pratique, c’est Blum, désigné président du groupe parlementaire par acclamation le 30 mai 1936, qui choisit « les délégués au gouvernement » au sein du groupe et de la CAP, et cette dernière se contente d’entériner ses choix le 3 juin. Le premier rapport présenté par le groupe, en juin 1937, est donc sans ambiguïté : « Depuis la victoire du Front populaire, l’action du Groupe socialiste au Parlement est intimement liée à la vie gouvernementale. On ne peut parler de l’une sans évoquer l’autre. C’est un tout indivisible. » Si d’après les statuts, le groupe est l’un des instruments d’exécution de la volonté souveraine du parti qui s’exprime dans ses congrès nationaux, entre deux congrès, il apparaît ici comme une chambre d’enregistrement des réformes impulsées par le gouvernement et ne peut ni relayer la volonté de la base, ni même faire remonter ses doutes. En ces circonstances exceptionnelles, la pratique ne coïncide donc plus avec la théorie.
16En 1956, la séparation entre l’action du gouvernement et celle du parti est réaffirmée par Mollet dès le congrès extraordinaire de Puteaux en janvier, mais là encore elle semble bien formelle11. Même si dès le 3 février 1956, Pierre Commin est effectivement désigné secrétaire général intérimaire en lieu et place de Mollet, en pratique ce dernier ne cesse pas d’exercer sa fonction. Ce cumul fait souhaiter à Édouard Depreux « l’incompatibilité absolue » entre les fonctions ministérielles et celles de secrétaire général, jugeant inadmissible que l’on puisse « inscrire, cité Malherbes, sur une pancarte : « Fermé pour cause de participation ministérielle et provisoirement transporté à Matignon12 ». De sorte qu’en juin 1957, le groupe avoue que ce cumul a
« une influence dans la mesure où, d’une part, le gouvernement prend lui-même des initiatives dans l’esprit qui doit animer les organismes d’exécution du parti et en prive ainsi le groupe et, d’autre part, le groupe s’efforce de ne pas gêner l’action gouvernementale malgré la volonté qu’il garde d’avoir une action propre et autonome13 ».
17Mais alors que l’hétéronomie du groupe en 1936 semblait posée d’emblée, celle du groupe en 1956 est loin d’aller de soi. D’une part, alors que le nombre d’adhérents ne cesse de diminuer, les cotisations des parlementaires assurent près du tiers des ressources du parti et lui sont donc vitales14. D’autre part, depuis janvier 1946, le groupe doit régulièrement se prononcer sur la participation ministérielle des socialistes, le soutien ou le renversement des gouvernements, et cela le plus souvent dans l’urgence, lors de séances de nuit, alors qu’il est impossible de réunir une instance dirigeante du parti. Après la crise de mai 1947, les divergences d’appréciation entre le Comité directeur et le groupe se multiplient, au point que différentes solutions sont envisagées, en vain. Un « protocole d’accord » est instauré en juillet 194815 ; puis un Comité des 46, également désigné sous le nom de Délégation mixte, en décembre 1949, pour enfin aboutir, au congrès national de mai 1952, à des dispositions toujours en vigueur en 1969. Désormais, Comité directeur et groupe parlementaire délibèrent et votent en commun, et si la décision est acquise à la majorité de 60 % des votants, elle est immédiatement applicable, sinon l’avantage revient au Comité directeur.
18Statutairement, si le contrôle des élus est toujours prescrit en 1956, le parti a dû rééquilibrer quelque peu les pouvoirs en faveur du groupe parlementaire par rapport à 1936. Il convient donc de vérifier comment, en pratique, les groupes ont été associés au processus de décision.
Entre accords et désaccords : vers une autonomie du groupe parlementaire ?
19En juin 1936, le nouveau groupe, constitué de 150 députés et 13 sénateurs, est le produit, non seulement d’une envolée des suffrages socialistes et du jeu des désistements de Rassemblement populaire, mais aussi d’un renouvellement profond du personnel. La scission néo-socialiste de 1933 a, en effet, entraîné une épuration particulièrement sensible chez les parlementaires. Nombreux sont donc « les petits nouveaux », qui n’ont rien à perdre et que l’on envoie se battre contre des « néos ». Or certains d’entre eux sont élus. Propulsée par la condamnation de la fronde néo-socialiste, cette nouvelle génération semble, par sa jeunesse et son inexpérience, toute prête à se laisser guider par « les grands anciens ». Néanmoins, leurs correspondances ou mémoires révèlent leur frustration. Augustin Malroux, secrétaire fédéral du Tarn qui fait son entrée à la Chambre, est ainsi favorable à l’intervention en Espagne à laquelle renonce le gouvernement. Il est aussi déçu par la pause de février 1937 et hostile à la participation au gouvernement Chautemps en juin. Mais lui qui a dénoncé par le passé la dissidence du « néo » Camboulives dans le Tarn, se montre discipliné car il ne peut, dit-il, contester la décision de la majorité16. La discipline collective est donc respectée par ces jeunes parlementaires, mais pas nécessairement d’un cœur léger.
20En janvier 1956, le profil du groupe, composé de 100 députés et 56 sénateurs, est bien différent. Il n’est renouvelé qu’à 22 % par rapport à la législature de 1951, et la présence de quelques nouveaux ne suffit pas à infléchir sa culture de groupe et ses pratiques17. La querelle de la Communauté européenne de défense, avec son cortège d’indisciplines de février 1952 à décembre 1954, où une cinquantaine de socialistes provoquent son rejet, confère au groupe une réputation méritée d’esprit critique. En 1955, les séries d’amnisties octroyées sous la pression, non seulement des fédérations des anticédistes indisciplinés, mais aussi de leurs camarades cédistes, révèlent que le parti doit concéder, à son corps défendant, une certaine autonomie au groupe, absolument inconcevable en 1936.
21Quelle est alors l’implication des groupes de 1936 et 1956 dans le processus de décision et les réformes entreprises par leur gouvernement ?
22En 1936, les socialistes ont déjà derrière eux une longue tradition de travail parlementaire. Ils ont nourri le parlementarisme de contrôle et d’opposition, voire le parlementarisme législatif, pour ne citer que le rôle de Jaurès dans la préparation et le vote de la loi de séparation de 190518. Pourtant, sous le Front populaire, l’initiative vient du seul gouvernement. En attestent le premier rapport du groupe de juin 1937 cité plus haut et, en creux, la part infime accordée à l’activité de ses parlementaires dans la presse du parti. Ce faible écho contraste avec la période du Front républicain. Le nouveau député de l’Aisne élu en juin 1936, Paul Lambin, témoigne lui aussi de cette mise en sourdine du groupe : « les circonstances avaient voulu que l’action du gouvernement ne fût pas le résultat des délibérations du groupe, ni de la majorité de l’Assemblée, mais seulement de l’exécutif19 ». De fait, les membres socialistes du gouvernement ne viennent guère s’expliquer devant les parlementaires et sont encore moins en situation d’être interpellés par eux, même dans le cadre discret des réunions du groupe. Et lorsque ce dernier souhaite résister au Sénat qui refuse d’étendre les conventions collectives aux ouvriers agricoles, il accepte de céder à la demande de Blum20. Lambin décrit ainsi la frustration des députés :
« Le gouvernement se mit à l’œuvre et prépara en silence des réformes importantes, le Groupe socialiste confiant attendait patiemment des précisions sur l’action de ses chefs. Cependant, ses membres, surtout les nouveaux venus, avaient un désir ardent d’action réalisatrice. Ils avaient espéré que le gouvernement les associerait à son œuvre, qu’il les chargerait d’études, de travaux préparatoires. Seul, Georges Monnet, ministre de l’Agriculture, fit exception à ce qu’il me semblait devoir être une règle21… »
23Sous le Front populaire, gouvernement et groupe constituent bien « un tout indivisible » et cette confusion ne permet pas au groupe d’avoir une vie propre.
24En 1956, au contraire, le groupe comprend en son sein de nombreux spécialistes auquel le parti fait régulièrement appel, soit au gouvernement, soit dans les Commissions parlementaires. Si l’on examine le seul exemple de la loi sur les congés payés du 27 mars 1956, on constate que le ministre Gazier collabore étroitement avec le groupe22. De sorte que, face à une opposition pugnace, il est efficacement épaulé, sur le plan technique, par les différents rapporteurs de Commission : Robert Coutant (Travail), Germain Rincent (Agriculture), Francis Vals (Affaires économiques), et sur le plan politique par Depreux, qui prend la parole au nom du groupe tout entier23. Il y a là une synergie entre le groupe et le gouvernement qui dépasse le simple « soutien unanime » au gouvernement Blum sous le Front populaire.
25C’est pourquoi l’on peut s’interroger sur le poids politique réel du groupe à ces deux moments singuliers. Dans le difficile contexte du Front populaire, où le PCF accorde son soutien sans participer, l’attitude du groupe est parfaitement conforme à « la solidarité sans faille » exigée par Blum, en particulier quand les difficultés aussi bien intérieures qu’extérieures s’accumulent. « Sans votre solidarité, déclare-t-il en avril 1937, nous sommes d’avance impuissants et vaincus24. » La dramatisation de l’enjeu rend impensable la moindre velléité critique. De sorte que les communiqués du groupe, plus que succincts, dans Le Populaire et La vie du parti ne font état que de « soutiens unanimes et enthousiastes au gouvernement ». Citons ce compte-rendu d’une réunion salle Colbert en juin 1937 : « La discussion fut brève, ou plus exactement, il n’y eut pas de discussion : le groupe se montra encore une fois unanime à affirmer sa confiance totale dans le gouvernement et sa volonté de le soutenir dans sa lutte contre les spéculateurs et les déserteurs du franc25. » Quant au communiqué du groupe après la démission du gouvernement, il est du même ton : « L’entrée en séance de Léon Blum a été saluée par une ovation enthousiaste. Pendant de longues minutes, les bravos répétés ont crépité. Notre ami n’a pas caché son émotion devant le témoignage d’affection manifesté par le groupe unanime26. »
26De même, seuls deux parlementaires s’expriment ès qualité dans Le Populaire entre juin 1936 et avril 1938 et ce, non pour exprimer quelque opinion personnelle, mais pour justifier la politique gouvernementale. Le 5 mai 1937, Louis L’Hévéder, député du Morbihan, se veut alarmiste et considère qu’entamer la confiance envers le gouvernement consiste « à pousser la France […] dans la ronde infernale des fascismes et des dictatures ». Le 10 juin, il défend la politique de non intervention en Espagne face à la Bataille socialiste de Zyromski. Albert Sérol, député de la Loire qui assure désormais la présidence du groupe, voit son discours à la Chambre du 1er juillet, après la démission de Blum, retranscrit à la Une : il y assure Chautemps de leur « collaboration loyale ». Dès le printemps 1937, cet unanimisme des parlementaires est dénoncé par la Gauche révolutionnaire27, ainsi que par Zyromski : « On a cru servir le gouvernement en pratiquant un conformisme absolu, sans esprit critique, sans examen libre, sans présenter des suggestions, sans élever d’objection sur les points contestables de son action ; en réalité, on l’a desservi et affaibli28 », parce que la responsabilité de l’échec retombe sur la seule SFIO. Il n’y a que devant le Conseil national et le Congrès que les parlementaires – s’ils sont également secrétaires fédéraux ou délégués – peuvent exprimer leurs désaccords. Or le premier autorise la participation des socialistes au gouvernement Chautemps le 22 juin 1937 ; puis le second, en dépit de débats houleux, réitère cette option. En 1936, le groupe ne peut en aucun cas être un lieu de discussion, encore moins de contestation et, en dehors, ses membres n’ont pas plus d’autonomie.
27À l’examen, son attitude sous le gouvernement Mollet est-elle différente ? Dès janvier 1956, des socialistes prennent l’initiative d’œuvrer en faveur d’une délégation commune avec les autres groupes parlementaires du Front républicain (républicains sociaux exceptés), montrant ainsi qu’ils n’entendent pas abandonner la gestion des relations au sein du Front républicain aux seuls soins du gouvernement. Au lendemain de la désastreuse visite de Mollet à Alger, le 6 février 1956, le groupe se montre solidaire en publiant un vibrant communiqué de soutien. Mais en réunions de groupe, les demandes d’explication se font de plus en plus pressantes et, le 15 février, Mollet est longuement auditionné. Comme souvent dans ce parti où les sentiments de camaraderie, voire d’affection, ont une place non négligeable, le président du Conseil finit son plaidoyer par un appel ému à « la patience », « la confiance » et « l’amitié ». Il obtient ainsi un semblant de répit. Mais trois semaines plus tard, le 6 mars, lorsque Robert Lacoste, ministre résident en Algérie, vient défendre les pouvoirs spéciaux, ses camarades ne se laissent pas aussi facilement amadouer. Il doit argumenter face aux futurs « minoritaires » qui, tels Daniel Mayer ou Antoine Mazier, pensent que ces pouvoirs ne serviront qu’à réprimer et en rien à réformer. Finalement le 12 mars, les parlementaires, soit par conviction, soit par réflexe unitaire, votent ces pouvoirs spéciaux, ce qui les rend dès lors collectivement responsables de la politique menée en Algérie. Certes, l’audition de Lacoste, le 25 avril, prend des allures de tribunal avec des députés de mieux en mieux informés, mais ils n’expriment pas publiquement leur doute ou leur indignation. De même, après le détournement de l’avion de Ben Bella, le 22 octobre, et la démission d’Alain Savary, plusieurs députés ont beau déclarer que le parti est « déshonoré », comme Alix Berthet, le groupe ne peut se résoudre à désavouer haut et fort un gouvernement socialiste.
28De sorte que, au fil des réunions, le groupe apparaît de plus en plus divisé, même si les minoritaires peinent à se faire entendre. Le 30 octobre, en pleine affaire de Suez, une quinzaine d’entre eux doit se contenter de ne pas applaudir en séance leur président du Conseil et de se retirer ostensiblement en haut des gradins de l’Assemblée. Les minoritaires finissent par s’organiser en dehors du parti, avec le Comité Socialiste d’Études et d’Action pour la Paix en Algérie en janvier 1957, avant que la crise du 13 mai 1958 et le retour du général de Gaulle au pouvoir ne conduisent à la scission et la création du PSA29.
*
29Finalement, sous gouvernement socialiste, l’évolution statutaire vers une reconnaissance du groupe parlementaire, de ses compétences et de sa personnalité, ne se traduit pas, en période de crise, par son autonomisation. En 1956-1957, le groupe reste acquis au soutien sans faille au gouvernement et, bien que des critiques s’élèvent en son sein, il est impuissant à réorienter de l’intérieur la politique de pacification en Algérie.
30Sous le gouvernement Mollet, si les socialistes convoquent à loisir le souvenir du Front populaire et en tirent quelques leçons de pragmatisme, ils n’en profitent guère pour s’interroger sur la répartition des tâches au sein du parti en ces temps d’occupation du pouvoir. Cette comparaison, que nous avons menée à grands traits, nul n’y songe à l’époque. Pourtant, l’hétéronomie du groupe parlementaire élu en 1936, combinée à l’inexpérience des nouveaux élus, est certainement l’un des éléments – parmi d’autres – à verser au dossier du 10 juillet 1940. Blum étant réduit au silence dans ces tragiques journées de Vichy, le groupe parlementaire manque, en effet, de ressources propres pour faire face aux enjeux du moment. En 1956 et 1957, les statuts prévoient un meilleur équilibre entre les différentes instances du parti. Mais si les parlementaires ne se privent pas d’exprimer leurs doutes et critiques en interne, ils n’en demeurent pas moins incapables d’infléchir la politique de leur gouvernement en Algérie. De sorte que leur division éclate au grand jour dès que la liberté de vote leur est accordée, le 3 juin 1958, sur la question des pleins pouvoirs à de Gaulle. En régime d’assemblée, le groupe parlementaire socialiste demeure une courroie de transmission du gouvernement formé en son sein. Il faudrait poursuivre la comparaison avec un autre moment révélateur, celui de l’amnistie des généraux d’Alger en 1982, voulue par le président Mitterrand en dépit des réticences des parlementaires, pour voir ce qu’il advient des relations entre le groupe et le parti socialiste dans le régime présidentiel et majoritaire de la Ve République.
Notes de bas de page
1 Compte rendu du Conseil national des 16 et 17 novembre 1935, Archives du PS-SFIO, OURS.
2 Discours de Léon Blum devant la fédération de la Seine et de la Seine-et-Oise, le 9 avril 1937, Le Populaire, 14 avril 1937.
3 Voir Noëlline Castagnez, Socialistes en République. Les parlementaires SFIO de la IVe République, Rennes, PUR, 2004, Ch. IX, p. 305 et sq.
4 Ce sentiment persiste avec acuité dans leurs mémoires. Cf. Jules Moch, Le Front populaire, grande espérance, Paris, Perrin, 1971.
5 François Lafon, Guy Mollet, Paris, A. Fayard, 2006, p. 455 et sq.
6 Assemblée Nationale, séance du 28 février 1956, J.O., p. 447.
7 Réunions du groupe parlementaire socialiste, Centre d’Histoire de Sciences Po, GS, 29 février 1956.
8 Voir Noëlline Castagnez, « Discipline partisane et indisciplines parlementaires », Parlement[s], no 6, 2006, p. 40-56.
9 Cf. la révision des statuts, Compte rendu du 41e Congrès national des 15-18 juillet 1949, Archives du PS-SFIO, OURS.
10 Léon Blum, Le Populaire, 14 avril 1937.
11 François Lafon, Guy Mollet, op. cit., p. 465 et sq.
12 Dans Tribune socialiste, l’organe des minoritaires, en juillet 1958, cité par F. Lafon, op. cit., p. 889, note 43.
13 Souligné par nous. Rapport du groupe parlementaire au 49e Congrès national de Toulouse, juin 1957, Bulletin intérieur, no 90, p. 71.
14 Rapport sur la trésorerie nationale et les moyens d’action du parti, Bulletin intérieur, décembre 1957.
15 Il est ratifié par le 40e Congrès national de 1948.
16 L’Éveil ouvrier et paysan, 24 juillet 1937, cité par A. Malroux, Avec mon père Augustin Malroux, Rives du temps, 1991, p. 97-116.
17 Cf. Noëlline Castagnez, Socialistes en République, op. cit., p. 66 et sq.
18 Nicolas Roussellier, « Les socialistes face à la forme parlementaire : l’intrusion de la discipline partisane », Parlement [s], no 6, 2006, p. 30-39.
19 Paul Lambin, Pour une réforme profonde du Parlement et une démocratie réelle, La pensée universelle, à compte d’auteur, 1972, p. 42. Précisons que l’amertume envers Blum de Lambin, qui est paul-fauriste, a été renforcée par son exclusion en novembre 1944 pour avoir voté les pleins pouvoirs le 10 juillet 1940. Son témoignage est, cependant, corroboré par les autres sources.
20 Ibid., p. 64.
21 Ibid., p. 39.
22 Voir toutes les réunions du groupe, Centre d’Histoire de Sciences Po, GS 1956 et 1957.
23 Voir Noëlline Castagnez, « La législation sociale sous la IVe République », in Les questions sociales au Parlement. Actes du colloque du 31 mars 2006 au Sénat, Sénat et CHPP, 2006.
24 Discours de Léon Blum devant la fédération de la Seine et de la Seine-et-Oise le 9 avril 1937, Le Populaire, 14 avril 1937.
25 Souligné par nous. Le Populaire, 21 juin 1937.
26 Le Populaire, 22 juin 1937.
27 Le Populaire, « Tribune du parti », 14 avril 1937.
28 Le Populaire, « Tribune du parti », 19 juin 1937.
29 Voir Gilles Morin, De l’opposition socialiste à la guerre d’Algérie au parti socialiste autonome (1954-1960). Un courant socialiste de la SFIO au PSU, Thèse dactylographiée, université de Paris 1, 1992.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008