5. Le sens flottant de l’engagement socialiste
Usages et effets de la « démocratisation » interne au PS
p. 105-130
Texte intégral
1La question de la « démocratisation » des partis politiques est devenue un enjeu de lutte intra et inter-partisane. Dans un contexte de discrédit des partis, les organisations cherchent à se donner à voir à l’extérieur comme « démocratiques » pour se relégitimer, améliorer leur attractivité et attester de leur représentativité1. Le PS et l’UMP se sont ainsi livrés lors de la campagne présidentielle de 2007 à une véritable surenchère participative devant l’opinion2. Les rituels démocratiques participent d’un nouvel événementiel partisan. Des controverses sur le caractère démocratique du fonctionnement partisan se déploient au sein des organisations. Comme d’autres organisations, les partis politiques sont saisis par « l’impératif délibératif3 ». La problématique de la « démocratisation partisane », dans une large mesure indigène, s’inscrit dans un contexte de forte valorisation de la « démocratie participative », devenue, on le sait, un label fortement mobilisé sur le plan symbolique, intellectuel, politique. Le discours participatif, fondé sur l’idée d’une ouverture du pouvoir et d’une plus grande porosité de l’État à l’égard de la société civile, est devenu un parangon de modernité. Le vocable « démocratie participative », particulièrement plastique, subsume des dispositifs, outils, démarches, procédures… très divers dont le point commun est de produire du jugement public à travers des dispositifs de débat collectif (dispositifs ad hoc, liés à un enjeu ou une controverse donnés ou plus institutionnalisés et pérennes). Cette légitimation de la démocratie participative se produit dans une grande ambiguïté, cette plasticité étant la condition, paradoxale en apparence, de son succès social : c’est parce que les principes qui la sous-tendent sont équivoques que le discours et les pratiques « prennent » et s’institutionnalisent4. Cette ambiguïté est redoublée par la difficulté des chercheurs à se saisir de la problématique démocratique. La « démocratie participative » est à la fois une notion prescriptive et descriptive. Le flou des catégories d’analyse peut conforter les ambivalences du discours politique. Les outils conceptuels pour penser des expériences éclatées et hétérogènes sont encore insuffisamment stabilisés. Le chercheur encourt toujours le risque de plaquer une notion qui ne fait sens que pour lui-même (les militants socialistes, on le verra, ne se demandent pas si leurs pratiques de débat relèvent de la « démocratie délibérative »). L’analyste des processus de « démocratisation » appuie souvent sa réflexion sur une conception du « devoir-être » démocratique (quelle est, par exemple, la « bonne » démocratie partisane ?). Les présupposés normatifs qui informent l’analyse de manière plus ou moins forte et définissent les étalons démocratiques sont rarement explicités, voire déniés même quand l’analyse se veut « réaliste », descriptive et attachée à l’analyse des pratiques relevant de la « démocratie participative5 ». Le prisme « démocratique », nécessairement évaluatif, n’est pas forcément le meilleur pour étudier les pratiques labellisées comme relevant de « la démocratie participative » ou de la démocratie interne, on le verra.
2Le parti socialiste n’échappe pas à ces nouvelles injonctions participatives même si elles sont diffuses6. Depuis les années 1990, de nouvelles règles valorisent et institutionnalisent le débat et de nouvelles formes de consultation, redéfinissant la souveraineté et la « citoyenneté » militante qui se limite plus aux périodes de congrès (la démocratie socialiste devient en ce sens « continue » au sens de Dominique Rousseau7). De nouvelles règles et légitimités entrent en tension avec les formes traditionnelles d’expression du pluralisme partisan (comme les courants ou les sensibilités plus ou moins organisées8…). Le débat interne sur le Traité Constitutionnel Européen, les votes militants lors des congrès de Dijon et du Mans et la désignation du candidat à l’élection présidentielle ont été fortement médiatisés tout comme les forums participatifs développés par Ségolène Royal aux marges de l’organisation socialiste. La vie interne du PS jusque dans ses coulisses, jusque-là parfois peu accessibles, a acquis un niveau de publicité sans précédent à travers une médiatisation généralisée. La « démocratisation » en imposant la « transparence » entraîne la porosité des frontières de l’organisation. Ces nouvelles règles s’accompagnent d’une redéfinition du militantisme légitime qui valorise l’autonomie de l’adhérent et sa capacité à opiner et non plus à se plier à une discipline ou une ligne prédéfinie9. Le débat, l’organisation de la prise ou parole, tout ce qui relève de la « voice », au sens d’Albert Hirschman, apparaissent désormais comme des dimensions essentielles du militantisme au PS. L’implication de l’adhérent est fortement relégitimée sous l’angle de sa contribution au débat et à la réflexion collective. Susciter la prise de parole, multiplier les forums, permettre la libre expression des militants et en assurer la portée deviennent des rationalités fortes de l’organisation. On s’attachera ici à analyser l’articulation entre les transformations des règles organisationnelles et la redéfinition du militantisme, deux dimensions qu’il faut tenir ensemble.
3Le phénomène n’est sans doute pas inédit et il ne faut pas être pris au jeu de la « nouveauté ». Il n’est pas nouveau que la préoccupation des instances dirigeantes soit tournée vers les militants et leur prise de parole, source de légitimité partisane. L’appel à la « base » est inscrit historiquement au répertoire des dirigeants. Le socialisme français a toujours stylisé la présentation de son organisation comme « démocratique » (notamment par opposition au rival communiste10). Le PS est depuis longtemps un parti de « débat » : le « ministère de la parole » a toujours par ailleurs existé au PS, typifié comme un « parti d’intellectuels » ou de « classes moyennes », tout particulièrement dans les années soixante-dix. Le PS est comme d’autres organisations « un lieu de parole, une véritable “logocratie” qui somme ses dirigeants et intellectuels de produire du verbe11 ». Mais le PS a dû faire face récemment à l’émergence d’espaces militants alternatifs et concurrents qui valorisent l’implication individuelle des adhérents12 et la réflexion individuelle. Aussi on observe une redéfinition du rôle de militant et de l’excellence militante qui va de pair avec une dévalorisation de certaines pratiques traditionnelles (contact avec la population, tractage, affichage13…). La valorisation du débat est le résultat d’une requalification et d’une redistribution des pratiques légitimes. Le parti devient un forum. La communauté partisane tend à devenir principalement une communauté débattante avec la rétraction des répertoires militants, la clôture de l’organisation sur elle-même et la mise en question permanente de la ligne idéologique14. Une nouvelle éthique de la discussion tend à redéfinir l’économie des pratiques politiques légitimes au PS, contribuant à affaiblir la capacité du parti à administrer un sens politique et à aligner les cadres cognitifs de ses membres. C’est au moment même où les discours et leur inscription idéologique semblent perdre de leur force, et alors que l’organisation apparaît incapable d’administrer et de diffuser un sens politique, qu’une grande partie des activités militantes est paradoxalement concentrée sur la question des projets ou de l’offre programmatique. La question obsédante de l’identité partisane (idéologique, organisationnelle, sociale…), réactivée encore après la double défaite de 2007, est ainsi à la fois le support et le catalyseur des nouvelles formes de la démocratie partisane. On voudrait montrer ici que les transformations de la « démocratie » interne au PS doivent être rapportées aux évolutions globales qui traversent l’organisation. Si les injonctions participatives « prennent » au PS c’est parce qu’elles rencontrent une configuration partisane favorable.
Développement du jeu démocratique et d’une « culture du débat »
La parole « régénératrice » des militants
4Depuis le début des années 1990, s’est développée au PS une forte valorisation du débat à travers la multiplication des consultations et votes des militants. Est alors consacrée une individualisation de la participation interne qui renvoie à une conception atomistique de l’engagement. Le discrédit du parti et le congrès de Rennes semblent avoir joué ici un rôle décisif15. Les états généraux de 1993 lancés par Michel Rocard constituent sans doute la première expérience véritablement formalisée de « démocratie participative » à l’échelle du parti qui s’opère sans la médiation des courants et sensibilités (que le premier secrétaire cherche alors à affaiblir). Se développe alors une réflexion sur une définition procédurale (au sens d’Habermas) de la légitimité partisane. Michel Rocard, conseillé alors par le philosophe Bernard Manin, développe alors l’idée d’un « parti délibératif », conçu comme animateur d’un débat dans l’espace public engageant partenaires sociaux, opinion et médias, le parti formulant in fine son interprétation propre des enjeux16. Les états généraux sont censés matérialiser un nouveau rapport entre dirigeants et militants, et plus stratégiquement, desserrer la contrainte des courants17. La primaire interne de 1995 qui conduit à la candidature de Lionel Jospin à l’élection présidentielle constitue la première expérimentation d’un vote personnel et direct de l’ensemble des adhérents et fait en quelque sorte jurisprudence. « L’obtention d’une majorité claire en interne par Lionel Jospin, son score honorable à l’élection présidentielle a justifié a posteriori l’ensemble du processus » note Carole Bachelot18. La convention du 14 octobre 1995 à l’initiative de Lionel Jospin a acté l’élection directe du premier secrétaire, des premiers fédéraux, des secrétaires de section par les adhérents et donc élargi le nombre de dirigeants directement désignés par les militants. Après le « traumatisme » du congrès de Rennes et la lourde défaite de 1993, il s’agissait alors pour les dirigeants du Parti de limiter le pouvoir des courants qui donnaient, à l’extérieur, une image négative de l’organisation et, à l’intérieur, se révélaient incapables de réguler les conflits internes19. La désignation directe des dirigeants permet selon les termes de Lionel Jospin d’« affaiblir les phénomènes de cooptation ». La « démocratie interne » va dès lors déborder les courants qui restent néanmoins des acteurs essentiels du jeu partisan interne. Un nouvel équilibre partisan se met en place qui combine l’imbrication de procédures de démocratie directe et représentative. Un fonctionnement démocratique hybride mêlant lors des congrès proportionnels des motions et légitimité directe donnée par les militants se construit.
5La redéfinition du « projet » socialiste fait l’objet à partir de 1995 de conventions thématiques qui font fortement appel à la réflexion militante (les propositions sur les 35 heures, les emplois jeunes ou le PACS en sortiront légitimées). La défaite de 2002 qui conduit (classiquement et rituellement) à une réévaluation des ressources militantes est suivie d’une réflexion collective qui valorise fortement la parole des adhérents, invités à se prononcer sur les causes de l’échec, le bilan de la mandature socialiste, les dysfonctionnements de l’organisation. « La rénovation » est relancée après les défaites de 200720. Les phases de défaite et de victoire et la pratique intermittente du pouvoir ont sans nul doute stimulé des jeux d’ouverture du débat interne. Les périodes de « gestion des défaites », conjonctures « fluides21 » propices à la renégociation de l’identité de l’organisation, se concluent rituellement par « un retour à la base », une réactivation du clivage traditionnel militants/élus, base/sommet22, une réévaluation des ressources militantes que la pratique du pouvoir a disqualifiées et une remise à l’agenda de la problématique de la démocratie interne. On ne peut être que frappé par la relance de la dynamique participative interne après les défaites de 1993, de 2002 et de 2007. La même séquence se reproduit avec un scénario très proche : « retour à la base », introspection « sans complexes ni tabous », ouverture « des portes et des fenêtres » du parti, appel à l’autocritique, ouverture de la parole aux militants…, le processus débouchant à chaque fois sur une « rénovation » largement introuvable (ce qui relance la dynamique un peu plus tard).
6La défaite de 2002 donne ainsi lieu à une introspection collective qui s’achève en mai 2003 lors du congrès de Dijon. La parole est « redonnée » aux militants23. Un questionnaire leur est adressé et les interroge sur « ce qui s’est passé en 2002, le bilan de la législature, l’état de la société, l’identité socialiste, le militantisme aujourd’hui, la stratégie politique de la gauche ». Le conseil national d’octobre 2002 dresse un bilan d’étape de cette consultation, ainsi que des auditions avec syndicats et associations. Une brochure de soixante pages en formes de « cahiers de doléances » – l’appellation est de F. Hollande – restitue en janvier 2003 le débat militant24 (contributions fédérales ou de section). Les paroles du « tiers état » militant ont été au préalable recueillies dans les fédérations. Le 15 décembre, à Montreuil, 1 500 militants livrent leurs témoignages et analyses dans cinq forums de discussion. François Hollande y commente la démarche : « Après le choc du 21 avril, qui aurait pu admettre que les socialistes réduisent leurs réponses aux formes ordinaires d’une discussion de congrès, avec des motions pré-rédigées, la bataille pour les postes, comme si la défaite que nous avions subie était un choc ordinaire ? Il fallait définir une autre méthode, celle de la parole militante dans un cadre libre, ouvert, transparent. C’est un véritable exercice de délibération collective qui a eu lieu, exercice de vérité ». La cause de la démocratisation (et celle, connexe, de la critique de la professionnalisation politique) retrouve après 2002 de nouveaux entrepreneurs, souvent challengers cherchant à subvertir les hiérarchies politiques en place (Marc Dolez, Nouveau Parti Socialiste…). Le 9 octobre 2002, six secrétaires de fédération, représentant 19 000 adhérents, lancent autour de Marc Dolez « un appel pour la refondation du PS » exprimant « l’exaspération » des militants devant la manière dont le congrès se prépare. On y trouve outre Marc Dolez, Kader Arif de la fédération de Haute-Garonne (celle de Lionel Jospin), Jean-Claude Darmengeat (Corrèze), Robert Navarro (Hérault), Christian Manric (Tarn-et-Garonne), Alain Bertrand (Lozère). On y lit :
« Après l’échec du 21 avril, seule la parole des militants sera régénératrice pour le parti socialiste. Encore faut-il que celle-ci soit véritablement entendue ! À ce jour, rien n’est acquis. Bien au contraire. Le risque est grand, en effet, que la parole des militants soit confisquée par de lamentables manœuvres d’appareil qui ont commencé dès le lendemain des élections législatives et qui ne cessent depuis de se développer. Pour notre part, nous refusons de séparer le temps du débat qui serait celui des militants, de celui du congrès qui serait celui des courants et des écuries présidentielles. Le temps du congrès doit être celui des militants ! […] Nous ne voulons pas d’un nouveau congrès de Rennes, qui serait suicidaire mais nous ne voulons pas non plus d’un congrès de dupes dont le scénario serait déjà écrit ! […] Nous appelons toutes les militantes et tous les militants du parti socialiste à se mobiliser dans leurs sections et leurs fédérations pour s’opposer à la confiscation du débat et pour imposer le congrès de refondation dont nous avons besoin. Bref nous appelons les socialistes à s’approprier leur congrès ; le parti c’est l’affaire de ses militants et non de quelques chefs de clans. […] La rénovation de notre parti passe assurément par de nouvelles règles de désignation de ses instances dirigeantes ainsi que par la consultation directe et régulière de tous les militants. »
7Marc Dolez portera à travers le dépôt d’une motion la volonté de « démocratiser » le PS. Devenu premier secrétaire de la fédération du Nord, il développera des formes de consultation inédites des militants25.
Le débat sur le projet de traité constitutionnel européen
8La possibilité, depuis le congrès de Dijon, d’organiser des référendums sur des questions d’actualité reçoit une reconnaissance statutaire. François Hollande s’engage lors de ce congrès à consulter les militants socialistes sur le traité constitutionnel européen. Le débat et le vote militant sur le traité ont contribué à consolider cette « culture du débat » et la formalisation d’un lien militant de plus en plus fondé sur la délibération collective. De la fin du mois d’août 2004 jusqu’au vote le 1er décembre, plus de 400 réunions contradictoires ont été organisées dans toute la France auxquels il faut ajouter des milliers de réunions et d’assemblées générales de section. C’est la première fois que les militants s’exprimaient lors d’un référendum interne sur une question précise26 et cette consultation a fait l’objet d’une très large publicisation et médiatisation à l’extérieur de l’espace partisan. L’imposant texte a été diffusé à l’ensemble des militants (pour un coût de 65 000 euros). Le journal interne du PS, L’Hebdo des socialistes, publie chaque semaine plusieurs pages partagées à égalité entre le « oui » et le « non ». Au fil des semaines, les démonstrations s’affinent, les positions évoluent, chaque camp fourbit de nouveaux arguments. Autour du débat ont proliféré et circulé textes ou para-textes d’interprétations, exégèses juridiques de la constitution, interprétations économiques, commentaires politiques diffusés à travers des argumentaires, des dossiers, des fiches techniques, des « kits » du oui ou du non… qui ont, selon la belle expression d’Éric Treille, « transmué l’objet juridique en objet plus strictement partisan27 ». Ce débat, qui a atteint un haut niveau de complexité et de technicité sur le plan juridique et économique notamment, a consacré la forme et la force de l’écrit dans les pratiques et les échanges militants28. Le haut niveau de participation au vote (83,19 % des militants) a permis in fine aux dirigeants d’exalter le fonctionnement démocratique de l’organisation. L’exemplarité du débat est célébrée : c’est l’honneur collectif des militants et de l’organisation d’avoir été capables de mener un tel débat face à l’opinion. « En quelques semaines, nous avons fait la démonstration du rôle d’un parti, de l’utilité de l’engagement, de la dignité du militant. Nous avons livré la plus belle image qu’une formation puisse donner : celle de la démocratie. Ainsi au moment où l’UMP, à coup de millions d’euros, sacrait son chef, nos adhérents, anonymement mais fièrement prenaient la parole pour décider, ensemble, de l’avenir de leur parti mais surtout de l’avenir de l’Europe29 » peut s’enorgueillir François Hollande, démontrant par là même que le recours aux votes des militants obéit partiellement à des logiques externes. Il s’agit bien de donner une image « démocratique » et ouverte du PS qui se donne à voir comme un parti où se déploie un débat intellectuel soutenu, tranché par des votes. Cette stratégie de communication comporte des effets pervers dans la mesure où le cadrage médiatique, stratégiste, se polarise plus sur les débats de personnes et les luttes de pouvoir qu’elle contribue à exacerber que sur le caractère « démocratique » de l’organisation. Le vote n’a par ailleurs pas tranché le débat, on le sait, puisque des dirigeants et militants socialistes participeront publiquement à la campagne pour le non (ce qui pose en termes de « culture démocratique » la question de l’acceptation de la loi majoritaire). Bien loin de « clore » le débat, de le pacifier, de solder les divergences, le scrutin a pu conduire à les exacerber, suscitant rancœurs, ressentiments, doutes sur la sincérité des votes, les fraudes… Début mars 2005, Henri Emmanuelli s’engage ainsi publiquement dans la campagne du non. « Nous sommes attachés à la liberté de conscience de chacun. Mais l’exigence, en retour, c’est celle de la loyauté et la fidélité à la ligne majoritairement définie et délibérée » lui opposera François Hollande (L’Hebdo des socialistes, 5 mars 2005).
Le militant au centre des échéances électorales de 2007
9La préparation des élections de 2007 a largement mis à contribution les militants socialistes. L’élaboration du projet pour les échéances de 2007 à travers « les états généraux du projet » qui occupe l’agenda partisan dans la première moitié de 2006 est fondée sur la mise à contribution des militants appelés à en être les « coproducteurs ». Les militants enrichissent par des contributions individuelles ou collectives « la trame » d’un projet largement dessiné parce qu’articulé sur la « ligne du parti » défini par la synthèse du congrès du Mans. Il s’agit en quelque sorte de donner le change aux militants sans changer la donne du congrès et donc d’articuler diverses formes de légitimité interne. L’élaboration du projet est à la fois présentée comme un moment d’ouverture sur la société et de dialogue militant30. La commission nationale du projet élabore un texte de référence qui sert ensuite de support au débat. Elle a la charge de la synthèse de l’ensemble des contributions individuelles et collectives reçues31. Henri Emmanuelli présente non sans une certaine ironie la méthodologie complexe qui préside à l’élaboration du projet32 :
« Nous sommes dans un exercice difficile, mes chers camarades, qui est lié au calendrier : il faut, à la fois, en application des décisions de notre Congrès, mettre en œuvre notre motion de synthèse dans un projet. Mais il faut aussi respecter les militants, c’est-à-dire ne pas faire le choix à leur place avant qu’ils aient leur mot à dire. Et il faut simultanément ouvrir le dialogue autour de nous avec les associations, les syndicats, les autres partis politiques. Cela crée un certain nombre de contraintes qui créent des obligations […] Chaque réunion des états généraux du projet sera préparée en étroite liaison avec les fédérations concernées avec les militants de ces fédérations. On ne dira pas : “c’est national, poussez-vous et ceux qui ont travaillé ici n’ont pas droit au chapitre”. Nous allons également inviter les autres partis politiques parce qu’il y a la nécessité de faire vivre le rassemblement de la gauche […] Il faut faire entrer tout cela dans le temps imparti. Pour ce qui me concerne, cela veut dire ouvrir le dialogue et donner l’image du rassemblement de la gauche. Pour cela, nous avons prévu toute une série de journées qui se décomposent de la manière suivante : le matin, la phase de dialogue, d’écoute, comme il est habituel de dire aujourd’hui, avec tous les intervenants possibles, le plus largement possible et l’après-midi un dialogue public avec restitution des travaux qui seront tenus et puis conclusion politique, le soir avec le premier secrétaire ou moi-même si le premier secrétaire a des obligations extérieures. Plus précisément, comment vont se dérouler les restitutions des travaux ? Qu’allons nous dire aux gens ? Que verse-t-on débat ? Un certain nombre de propositions seront projetées sur écran et nous dirons : “voilà les propositions sur lesquelles nous réfléchissons, sur lesquelles nous demandons à nos militants de réfléchir et nous les versons au débat”. Ce sera une première épure. C’est ce que nous ferons sur l’éducation, c’est également ce que nous ferons le 25 mars à Bondy. En réalité, nous tenterons d’apporter des réponses à ce qui s’est passé cet automne. »
10Le 6 juin, le bureau national valide le texte qui est adressé à tous les adhérents pour le débat et le vote dans les sections et les fédérations. Ce texte est le résultat de la synthèse, réalisée par la commission nationale du projet, à partir de la synthèse du Mans, des actes des états généraux du projet et des contributions des fédérations. Plus de 70 amendements ont été intégrés dans le texte final. La parole est ensuite une nouvelle donnée aux militants. À l’occasion des échanges dans les sections puis dans les conventions fédérales, des amendements au texte validé nationalement peuvent être déposés qui seront pris en compte par la commission des résolutions réunie lors d’une convention nationale33.
11Enfin, la désignation du candidat à l’élection présidentielle a donné lieu à une procédure interne compétitive. La primaire socialiste a constitué, par l’ampleur des commentaires et la publicité à laquelle elle a donné lieu pendant plus de six semaines34, un exercice inédit où logiques internes et externes à l’organisation ont interagi. Exercice de démocratie interne, la campagne a été largement tournée vers l’extérieur à travers son intense médiatisation. Elle a suscité ainsi, comme le débat européen, des représentations médiatiques ambivalentes. La procédure de désignation donne à la fois à voir la « vitalité » et la « maturité » démocratiques d’une organisation qui s’est révélée capable de trancher dans « la transparence » une lutte interne pluraliste par le vote de ses adhérents. Mais elle met en scène les divisions du parti, les attise, les dramatise, corrode « l’esprit de parti » qui commandait hier de ne pas exhiber publiquement les divisions et les rivalités des « camarades ». Cette élection primaire a été constamment placée sous la pression de « l’opinion » et des médias35. Elle a ainsi été rythmée par les sondages externes (scénarios d’élection présidentielle où était mesurée la capacité des divers candidats à battre le candidat UMP) et internes (qui portaient sur les sympathisants, pourtant non électeurs à la primaire, la direction du PS ayant refusé de donner les listings des militants). La campagne, fut-elle interne, a vocation à séduire les électeurs dans leur ensemble puisqu’ils pèsent via les sondages sur le processus de désignation. Fait sans précédent, trois débats télévisés, accessibles sur le câble, ont été organisés (les trois meetings étaient ouverts uniquement à la presse écrite). Le 16 novembre 2006, Ségolène Royal est désignée dès le premier tour avec 60,62 % des suffrages des militants par 81,97 % des adhérents36.
12La « démocratie interne » socialiste procède au final d’un ensemble hybride de formes multiples qui se sont sédimentées avec le temps. Son économie s’est complexifiée depuis les années 1990. Elle emprunte à la fois aux modèles direct, représentatif, délibératif, participatif… Aux classiques « congrès » et multiples débats qui le sous-tendent et aux désignations des candidats se sont ajoutées la procédure de référendum interne sur des sujets d’actualité, la désignation élargie d’un certain nombre de dirigeants et des formes plus participatives d’élaboration de l’offre programmatique37. La culture démocratique du PS marquée originellement par la prégnance d’un modèle délégatif, le poids des courants et l’inscription territoriale du fonctionnement interne semble déstabilisée par l’émergence de nouvelles pratiques.
La redéfinition de l’excellence militante
13Le militant socialiste est ainsi de plus en plus un animal politique débattant et discutant. Sa contribution au débat est reconnue et légitimée comme une forme essentielle du militantisme. Les pratiques et l’excellence militantes s’en trouvent redéfinies.
Le débat comme affirmation de soi
14Les débats successifs qui agitent désormais la vie interne du PS tendent à élever à chaque fois le niveau des échanges précédents (par une forme d’« effet cliquet ») et créent ainsi un effet « surgénérateur » : il faut constamment alimenter les débats pour soutenir le militantisme. Cette offre de participation et la redéfinition des pratiques militantes légitimes sont ajustées à la représentation dominante au PS d’un militantisme de plus en plus « distancié » et individualiste, attaché à co-produire les orientations du parti et non à s’y soumettre a priori38. La posture du militant critique se banalise même si les ressources critiques sont très inégalement partagées. Un cadre socialiste de Lille qui classe sa section comme « plutôt bourgeoise », analyse : « j’ai un tiers de mes adhérents présents en assemblée générale qui n’ont qu’un rapport intellectuel à la politique. Ils ne tractent jamais, ne font jamais les marchés, même pendant les campagnes. Et pourtant ce sont souvent eux qui entonnent le refrain de “la nécessaire reconquête des catégories populaires”. Ils parlent au nom des ouvriers mais n’en rencontrent jamais ». On rejoint ici ce qu’écrit Annie Collovald : « Représenter les autres devient la ratification des performances et savoirs personnels détenus et non une habilitation sociale et politique à parler en leur nom39 ». La valorisation du débat ouvre la porte à l’affirmation des individualités, à l’expression des ressources culturelles personnelles. L’entre soi militant devient le lieu du faire-valoir de soi (ce qui corrode l’esprit de « camaraderie » qui pouvait être au fondement du lien partisan). Le modus operandi des assemblées générales, qui constitue de plus en plus le lieu central et légitime de l’activité militante, est fondé sur le primat de la confrontation des points de vue, faisant souvent abstraction de la position sociale de celui qui les tient, et de la circulation des opinions. Le travail militant tient de plus en plus à une activité symbolique de maniement de référents discursifs, ce qui a des effets sur la sélection des militants, leur sociologie et les hiérarchies symboliques internes. « Prendre la parole », en faire usage, démontrer sa capacité à la maîtriser deviennent plus que jamais des supports d’autorité et d’accumulation de capital politique. Parler confère de l’autorité au PS40.
15L’« intellectualisation » du militantisme, sous couvert de « démocratisation partisane », tend à renforcer les coûts d’entrée et à durcir la séparation entre « professionnels » et « profanes », entre militants chevronnés et adhérents passifs. Elle contribue à modifier un certain nombre de règles et de pratiques et les ressources que les membres peuvent mobiliser au sein du parti. Ces règles nouvelles de démocratie interne qui se développent au nom de l’ouverture sur la société civile ou sur les catégories populaires ont des effets intimidants voire excluants sur les adhérents d’origine populaire ou faiblement diplômés (dans les fédérations peu nombreuses, comme celle du Nord, où ces catégories sont encore représentées). Elles contribuent à renforcer leur sentiment d’indignité sociale et politique, ce qui les encourage à faire défection, à adopter des stratégies d’exit, total ou partiel (vers des niches au sens de Jacques Ion41). La prise de parole suppose un sentiment d’assurance sociale et culturelle qui n’est pas donné à tous. Les logiques censitaires (au sens de Daniel Gaxie) de la participation politique sont ainsi renforcées.
L’éviction des catégories populaires
16Le registre du témoignage apparaît démonétisé dans la vie partisane : le « bon » militant n’est plus celui qui apporte un éclairage sur ses conditions sociales d’existence ou les difficultés qu’il rencontre dans le milieu social auquel il appartient ou qu’il côtoie mais celui qui « opine » et fait valoir un point de vue argumenté et informé (tendance, notons-le, contradictoire avec celle qui traverse le champ médiatique qui valorise l’authenticité, le vécu, le témoignage…). Le bon militant doit être capable de s’extraire de sa condition sociale ou de l’universaliser. Les compétences permettant cette montée en généralité, érigée en norme des échanges, sont très inégalement distribuées dans la communauté militante. La prise de parole des militants d’origine populaire est dès lors réduite à une forme de folklore. L’économie des pratiques partisanes n’ouvre pas d’espace à l’expression de la souffrance sociale. Dans le Nord, alors que le PS avait su retourner en motif de dignité le stigmate ouvrier ou populaire, l’illégitimité des groupes populaires est réintroduite et même consacrée42. Au militant il est demandé avant tout de participer à la définition de propositions, de nouvelles alternatives « crédibles » en s’inscrivant dans la « culture » de gouvernement et donc en adoptant un point de vue relativement technique. Le déficit manifeste d’éducation et de formation qui renvoie lui-même au déclin généralisé de « l’éducation populaire » renforce cette logique43. Le militant doit ainsi compter sur ses ressources personnelles pour contribuer au mieux à la réflexion du parti. Dans les sections populaires de Lille, comme nous avons pu l’observer, les textes nationaux font l’objet d’un incessant travail de retraduction et de simplification qui n’empêche pas de nombreux militants de ne plus s’identifier au discours du parti, de ne plus y trouver de repères. Le débat, s’il apporte de nombreuses gratifications militantes pour les uns, fait vaciller encore plus les croyances militantes et érode encore la capacité de l’organisation à produire des significations communes. Ce qui permet de maintenir le militantisme des uns provoque la mise à l’écart ou la mise en retrait des autres. La question de l’asymétrie des ressources (sociales et intellectuelles) n’est pas véritablement posée dans l’organisation des échanges. Elle relève d’un impensé.
17Les débats portent sur des questions souvent complexes ou ésotériques, traduisant une tendance à l’expression scholastique des causes. Le niveau de complexité atteint lors du débat sur la constitution européenne a rebuté de nombreux militants dépourvus du bagage intellectuel permettant de décoder les enjeux du texte. La réflexion doctrinale dans le parti est très éloignée de l’action immédiate ou locale. Ainsi on débat très peu de ce qui constitue l’activité principale de la plupart des militants : les tâches de gestion et les responsabilités locales. Le goût des catégories populaires pour la « politique exécutive », pour reprendre une expression de Michel Verret44, est pris en défaut par la concentration des débats sur des questions abstraites ou scolastiques (débat équité vs égalité, universalisme vs différentialisme…) ou sur des enjeux programmatiques complexes (la CSG, le « bouclier logement », « l’allocation autonomie », la « flexisécurité », la discrimination positive…) et la dévalorisation des enjeux locaux de proximité. Or il faut noter que la politisation des enjeux locaux, potentiellement dotés d’un degré de réalité élevé pour les catégories populaires, a constitué historiquement un puissant facteur de mobilisation politique de ces groupes. Les sujets les plus susceptibles d’être appropriés par les militants d’origine populaire sont les moins traités.
Un jeu démocratique fortement contraint
18Les procédures de « démocratie interne » sont censées rompre avec une culture interne basée sur le respect de l’autorité des élus et sur la nomination des responsables intermédiaires par les dirigeants nationaux et instaurer un lien direct entre la direction du parti et la base. Elles renforceraient une logique individualiste du militantisme et la souveraineté du militant. C’est du moins la représentation commune du militant qui est diffusée. François Hollande nie, lors du débat sur le traité constitutionnel, toute influence des élus sur les militants : ces derniers votent « en conscience45 » sur la base d’une réflexion individuelle nourrie et éclairée par le débat collectif et son caractère délibératif. Un membre d’une section parisienne (le XXe) commente l’émancipation des militants à la faveur du vote sur le traité constitutionnel : « ce débat sur la constitution a amorcé une transformation de la culture du débat au sein du PS. Auparavant, la tradition était qu’on écoute les ténors locaux : eux seuls savaient. Sur ce vote, les militants ne sont pas forcément laissés tenir la main. Il y a une coïncidence entre l’issue du débat, le mode de vote et le taux de participation46 ». Ces formes d’expression militante sont pensées aussi comme des formes concurrentes d’expression des courants, modalités traditionnelles d’organisation du pluralisme à l’intérieur du parti. Le suffrage universel militant et le vote secret concurrencent les sensibilités organisées47. On ne saurait néanmoins s’en tenir à ces représentations iréniques et idéalistes du débat démocratique au parti socialiste.
Des règles ambiguës et peu codifiées
19La « participation » des militants au PS est marquée, comme dans tous les dispositifs participatifs, par ses ambivalences et apparaît irréductible à une logique univoque. Ce flou définitoire, loin d’être un obstacle, constitue, on le sait, une condition de la réussite et de l’institutionnalisation de la « démocratie participative48 ». Son succès social actuel tient dans une large mesure à l’indétermination de sa nature et de ses objectifs ainsi qu’à l’hétérogénéité et à la plasticité des univers de sens qu’elle mobilise. Au PS comme ailleurs, tout se passe en définitive comme si on célébrait « l’avènement d’un droit à la participation sans qu’il soit précisé ce à quoi il est désormais permis de participer49 ». Que met-on derrière le mot « participation » au PS : information, consultation, concertation, implication, co-décision, délibération ? Quelle est la portée des débats militants ? Le « flou opportuniste » domine et il est entretenu par les dirigeants50.
20La contribution des militants aux divers projets et programmes socialistes est ainsi pour le moins opaque et illisible. La « traçabilité » des contributions militantes dans le processus itératif de synthèses qui conduit au texte final est faible. Les militants sont eux-mêmes sceptiques sur la portée des débats qu’ils sont amenés à trancher. Le vote du projet en juin 2006 ne suscite qu’une une faible participation (51 %, 86 % d’approbation). Jack Lang regrette publiquement que les militants n’aient eu qu’une semaine pour amender la version finale du texte. Quel est le statut du texte « co-produit » et voté par les militants ? Le projet socialiste de 2006 engagera-t-il le candidat à l’élection présidentielle ? En 2002, quand le PS investit le candidat Jospin, à 99,07 % pour une participation de 69,07 %, l’intéressé ne s’approprie pas le projet rédigé et adopté sous la houlette de Martine Aubry. Il met en avant « son propre engagement », « présenté par un socialiste », « inspiré par des valeurs de gauche » et « crédibilisé par la pratique gouvernementale ». Le statut du texte voté en 2006 ne fait pas consensus et donne lieu à une controverse sémantique byzantine. Il est un « socle » pour Laurent Fabius ou Arnaud Montebourg, un « cadre » pour François Hollande… La suite de la campagne présidentielle donnera raison aux militants les plus sceptiques sur la portée du texte. Ségolène Royal s’était engagée lors de l’élection primaire à respecter le projet, elle prend pourtant ses distances avec le texte après son investiture. Alors que le projet du PS est en vente dans les librairies, elle « réouvre » le débat sur son projet en débordant la sphère partisane par le lancement de forums participatifs. Ces derniers, même s’ils sont souvent organisés par les sections et les militants, entrent en tension avec la logique partisane qui avait prévalu dans la constitution du programme socialiste51. De nombreux adhérents se sentent dépossédés de leurs prérogatives militantes.
21La dimension délibérative des échanges entre militants est peu problématisée et formalisée. S’il s’agit de « penser théoriquement et pratiquement une délibération ouverte, inclusive et de qualité et de mettre en place les procédures qui permettent son déploiement », la démarche est encore peu avancée au PS52. La procéduralisation des débats internes et la réflexivité sur les formes du débat restent limitées. Point d’observatoire et de dispositifs évaluatifs de « la démocratie interne ». Peu de « débat sur le débat ». La question des inégalités intellectuelles et culturelles, on l’a vu, est peu présente. Les formes de la prise de parole obéissent toujours à des codes, des préséances, des bienséances, des protocoles, des configurations spatiales et savoir faire partisans relativement immuables (tribune, assemblée générale, questions-réponses…). L’expérience délibérative à laquelle les débats donnent lieu reste au final souvent pauvre.
Une démocratie domestiquée
22Les débats internes apparaissent par ailleurs fortement canalisés et encadrés. Les consultations sont certes le support d’une individualisation et d’une privatisation des opinions militantes mais elles ne suppriment pas les systèmes de loyauté et les formes de dépendance qui enserrent et encadrent le vote et les pratiques militantes de manière générale53. On peut même émettre l’hypothèse qu’elles les consacrent. L’influence des élus apparaît ainsi localement décisive dans les votes organisés sur la base territoriale des sections. La raison du plus fort argument cède souvent le pas devant celle de l’élu le plus influent et le plus puissant dans les territoires partisans qu’il contrôle et dans lesquels les militants sont nécessairement inscrits. Si le débat cherche idéalement à « instaurer un régime de parole permettant de confronter les points de vue en concurrence et de les faire évoluer par la discussion54 », les militants campent souvent sur leurs positions et jouent marginalement le jeu du débat et de l’échange persuasif parce qu’ils sont tenus par des fidélités préalables ou pris dans des logiques de dépendance politique. Dans les sections, le débat n’est pas conçu le plus souvent pour rapprocher les points de vue mais pour les affirmer ou les réitérer. Ce que met en jeu le débat c’est avant tout des ressources institutionnelles et des rapports de pouvoir. Les prises de position sont les moyens de marquer des positions ou de subvertir des hiérarchies. Que le débat soit la forme et la rationalisation prise par des luttes de pouvoir relève d’ailleurs du sens commun des militants55. L’appel au débat est souvent une stratégie d’outsiders (jeunes, aspirants à l’élection…) qui opposent aux élus en place des ressources intellectuelles faute de pouvoir s’appuyer sur des ressources institutionnelles.
23L’analyse de Philippe Juhem, fondée sur l’étude de la distribution des votes par section lors de trois consultations militantes (Congrès de Dijon et du Mans, référendum sur le Traité constitutionnel européen) établit l’influence des élus dans l’orientation des votes internes lors des congrès ou des consultations des militants56. Les élus « tiennent » leurs sections et le vote des militants est captif dans une large mesure. Lorsqu’un élu change de courant, il emporte avec lui la majorité des adhérents de sa section (ce qui donne le « prix » de son ralliement). Les sections des municipalités socialistes votent de façon plus disciplinée et homogène que l’ensemble des sections. Un membre du bureau fédéral du Pas-de-Calais commente le vote des militants lors du congrès du Mans : « ici la plupart des militants votent comme on le leur dit. Non pas qu’ils soient bêtes mais disciplinés. Ils savent ce qu’ils doivent à leurs élus. Et nous savons que nous leur devons notre élection57 ». Si les élus peuvent s’appuyer sur leurs ressources personnelles au principe de leur notabilité pour s’émanciper de l’emprise de leur organisation, ils dépendent du parti auquel ils sont affiliés pour assurer leur perspective de réélection. Une des conditions du maintien en place des élus socialistes tient à leur maîtrise de la concurrence électorale interne s’exerçant sur leur espace d’implantation et donc à leur contrôle exercé sur le vote des militants. La faiblesse des courants minoritaires résulte à ce titre dans une large mesure du nombre limité de grandes sections où ils disposent d’une majorité significative. « Lors du congrès de Dijon, les sections situées dans des municipalités socialistes dans lesquelles une motion est hégémonique votent en effet à plus de 90 % en faveur du courant majoritaire de François Hollande. La motion A obtient en moyenne 86 % des voix de ces sections soit 12 600 suffrages et 13,2 % de l’ensemble du parti58 ». La croyance selon laquelle le vote est faussé par l’emprise des élus est renforcée par les irrégularités qui accompagnent les scrutins internes.
Fréquence et banalisation des irrégularités
24Le vote interne apparaît encore assez peu « moralisé59 » ou obéit à des codes ou usages pensés par certains militants comme distincts des élections générales60. Les procédures de vote sont entachées par des fraudes connues par la plupart des militants à l’intérieur du parti et de plus en plus publicisées à l’extérieur depuis les années 1990. Elles contribuent à alimenter un climat délétère de soupçon et de suspicions généralisées qui corrodent la camaraderie et la fraternité militantes et jettent le trouble sur la valeur « démocratique » du débat pourtant rituellement exaltée. La pratique du « bourrage d’urnes » relève d’une sorte virilité militante dans de nombreuses sections. Le MJS, « école du vice » socialiste, constitue un lieu d’initiation aux pratiques de la « triche61 ». La « culture démocratique » au PS et l’éthique de la discussion se heurtent encore à de nombreuses limites.
25Les règles d’organisation des votes apparaissent variables selon les territoires. Lors du vote sur le traité constitutionnel, la fédération du Pas-de-Calais décide de fixer elle-même la procédure du vote de ses militants au mépris des règles édictées par le parti. Une circulaire nationale du PS prévoit que « le soir du scrutin, le bureau de vote doit être ouvert de 18 heures à 22 heures » et précise que « seules les sections d’entreprise ou universitaires peuvent voter selon un horaire aménagé ». Les bureaux de vote dans le Pas-de-Calais seront ouverts toute la journée de 9 heures à 22 heures, amplitude horaire qui rend un contrôle rigoureux des opérations électorales impossible. « Il faut permettre, selon le maire de Lens, Guy Delcourt, aux ouvriers et aux retraités de venir voter lorsqu’ils le peuvent » et officieusement aux employés municipaux. « Ceux qui m’accusent de tricher ont peur de perdre » affirme-t-il62. À Liévin, section qui compte 1 200 militants, le vote pour le traité commence à 9 heures du matin. Daniel Percheron justifie ainsi ces horaires : « 1 200 personnes dans un bureau de vote ! Imaginez le taux d’abstention si on vote en quatre heures ! Dans une section ordinaire de cinquante membres d’accord mais pas dans une section de masse avec des travailleurs postés et des retraités. Il faut dire à nos dirigeants qui parlent de rigueur que c’est ça la social-démocratie63. » Les résultats des sections ne seront communiqués au siège fédéral que le lendemain. Serge Janquin, premier secrétaire de la fédération, souligne que la fédération a « toujours eu des comportements autonomes », qu’elles ne sont pas contestées localement et invoque le nombre important de militants parmi lesquels on trouve « beaucoup de postiers, de personnes âgées et des mineurs silicosés qui ne peuvent se déplacer facilement ». Au sujet des résultats, il répond au quotidien Le Monde : « On n’a jamais tout le soir même. C’est une vieille tradition : le secrétaire de section va boire un pot chez des amis et dit “j’appellerai demain”. » Interrogé sur ce particularisme régional, François Hollande répond : « c’est leur méthode, il faut voir avec eux car nous n’avons pas d’autorité là-dessus64 ». Cette liberté prise avec les règles nationales laisse à la fédération du Pas-de-Calais une possibilité d’« ajustement » en fonction du résultat national. Des irrégularités sont régulièrement constatées dans cette fédération qui joue un rôle clef dans les équilibres internes du parti grâce au nombre de ses militants. Lors du vote sur le traité constitutionnel européen, une section a organisé le vote le jour précédant la date officielle. La section de Lens a prévu deux lieux de vote… Mais ces pratiques ne se limitent pas à la vieille fédération « guesdiste ». La transparence des opérations de vote dans les Bouches-du-Rhône ou l’Hérault est régulièrement mise en cause. Craignant une fraude massive, les partisans du « non » ont envisagé un temps dans certaines sections de cette fédération la présence d’huissiers même si finalement le principe de la présence partout d’observateurs a été retenu65.
26Le congrès du Mans de 2005 a été marqué par des polémiques publiques d’une ampleur inédite entre les porte-parole des principaux courants sur la régularité des votes. Les courants minoritaires dénoncent de nombreuses irrégularités et demandent aux militants d’informer la presse : « urnes baladeuses » en Dordogne (pour faire le tour des maisons de retraite), expulsion physique des observateurs, non inscrits sur la liste d’émargements à Béthune… Jean-Luc Mélenchon élève la fédération du Pas-de-Calais au premier rang des fédérations où « les votes ont été bidonnés66 ». Daniel Percheron l’accuse de « déstabiliser le bassin minier » et lui répond que « la vérité du Pas-de-Calais n’est pas dans ses pourcentages mais dans ses débats ». « C’est un secret de polinichelle qu’il y a de la triche » avoue un proche de Jean-Luc Mélenchon. Dans l’Hérault, fédération qui revendique près de 5 000 adhérents, l’assemblée générale contradictoire des motions n’a rassemblé que 130 militants. Cette réunion statutaire avait été organisée dans une salle excentrée et annoncée la veille à certains secrétaires de section, le lendemain pour d’autres. Devant la commission du contentieux, le secrétaire fédéral Robert Navarro n’a pas contesté les faits et a répondu que sa fédération n’avait pas les moyens d’envoyer une convocation à chacun de ses adhérents. Dans cette fédération, il a longtemps été impossible pour les représentants de motion minoritaires d’avoir accès aux fichiers67.
27Les congrès font l’objet de tractations dont les termes sont de plus en plus publicisés. Certains votes de section sont négociés entre dirigeants locaux, représentants fédéraux et nationaux de courants. Un représentant fabiusien appelle ainsi un élu proche de François Hollande, dans la fédération du Nord, pour lui suggérer d’accorder un vote, même minime, à son mentor pour « ne pas mettre ses œufs dans les mêmes paniers » et « ne pas insulter l’avenir ». Stéphane le Foll, directeur de cabinet de François Hollande, député européen depuis 2004, est accusé par la presse de « verrouiller » le congrès du Mans. Il fait le tour des « notables » pour s’assurer de leur soutien et négocie avec les plus grosses fédérations68. Les sections de Lens et Liévin qui ont « fait beaucoup pour François Hollande » réclament publiquement deux postes au bureau national après le congrès du Mans. « À elles seules, ces sections, plaide le premier secrétaire fédéral du Pas-de-Calais, ne sont pas loin de faire les quatre points de majorité de François Hollande ». Première section de France avec ses 1 227 inscrits, la section de Liévin a offert 734 voix à la motion Hollande. Jean-Noël Guérini marchande le soutien de la fédération des Bouches-du-Rhône qu’il dirige69. Il fait monter les enchères en envisageant le dépôt d’une motion. Il obtient après des négociations Rue de Solférino 5 % des postes dans les tous les organismes centraux du PS (un secrétaire national, trois places au bureau national, huit au conseil national) et la réfection du siège de sa fédération. Les scores des motions font l’objet d’âpres négociations pendant près de quarante-huit heures. Le congrès s’est achevé par une sorte « d’accord de correction » conduisant à la réévaluation des suffrages de la motion de Laurent Fabius au détriment du Nouveau Part Socialiste. Les comptes sont « redressés » notamment suite à une révision des scores de la fédération du Pas-de-Calais.
28Les irrégularités de vote acquièrent une visibilité encore plus forte lors du congrès de Reims. L’incertitude de l’issue du congrès exacerbe les tensions liées à l’organisation des consultations. Malgré la création d’un fichier central des adhérents et son informatisation70, des pratiques anciennes n’ont pas disparu dont la presse se délecte : fausses-cartes de membres, électeurs-fantômes, personnel municipal artificiellement encarté, bulletins introduits avec d’autres, habilement pliés en quatre puis régularisés ensuite sur la liste d’émargement… Les résultats départementaux peuvent être « modulés » en cours de nuit selon une méthode éprouvée : on attend les scores des départements adverses puis on ajuste les siens de façon à rétablir l’avantage, en choisissant l’ajustement le plus faible possible de façon à minimiser les chances que la manipulation soit détectée. Un militant pro-royal se plaint de la façon dont le vote a été organisé par les dirigeants de la fédération fabiusienne de Seine Maritime : « les lieux de vote n’ont été annoncés que la veille au soir, le représentant de Ségolène Royal n’a pas été autorisé à pénétrer dans la salle de recueil de données et dans deux sections on a relevé sur la liste d’émargement des cas d’une signature identique en face de plusieurs personnes de la même famille » (Le Monde, le 26 novembre 2008).
29L’élection du premier secrétaire après le congrès de Reims de novembre 2008 donne lieu à de nombreuses irrégularités et contestations dont le degré de publicité est sans précédent. Dans l’Hérault, un observateur extérieur est expulsé manu militari du bureau de vote. À l’issue du vote du deuxième tour, 42 voix sur 137 116 votants séparent Martine Aubry de Ségolène Royal, arrivée en seconde position. Les contentieux, soulevés par les deux camps, concernent notamment la Guadeloupe, la Moselle, la Nouvelle Calédonie et Lille. Les partisans de Ségolène Royal appellent dans un premier temps à l’organisation d’un nouveau vote, lancent un ultimatum à la commission de récolement, menacent de déposer des plaintes devant la justice pour « faux en écriture » (il existe à Lille dans une section un écart de 20 voix au profit de la maire de Lille entre les résultats annoncés dans la section et les chiffres enregistrés par la fédération du Nord). Vincent Peillon propose de constituer une direction collégiale pour organiser un nouveau vote. La commission de récolement présidée par Daniel Vaillant remet un rapport au conseil national du parti qui doit dresser l’inventaire des erreurs commises dans la comptabilisation des résultats et les contestations pour fraude. Le Conseil national officialise la victoire de Martine Aubry (102 voix d’avance). La presse parle de « naufrage démocratique » du PS (Le Monde, 24 novembre 2008).
30Jusqu’alors, les camps en présence s’accusaient de « vilaines pratiques » mais lors de la commission de récolement qui assure l’ultime pointage des votes, ils fermaient les yeux sur les méthodes de l’adversaire. La faiblesse de l’écart final perturbe cette fois-ci ce modus vivendi. Les pratiques de vote en vigueur au PS sont désormais étalées au grand jour. Louis Gautier, délégué national du Parti socialiste, publie une tribune dans Le Monde : « Parti socialiste : basta les combines ! » où il écrit :
« En démocratie, une voix de majorité suffit. Au Parti socialiste, avec une centaine de voix d’avance pour Martine Aubry, le compte pourtant n’y est pas. Ce score très serré exigerait en effet que les conditions d’obtention de la victoire soient irréprochables. Les bulletins, de plus, ne doivent pas encourir, comme c’est le cas ici et pour les deux camps, le soupçon d’être des bulletins de trop, entachés de fraude ou bourrés dans les urnes. Le Parti socialiste a beau être, de toutes les formations politiques françaises, celle dont les procédures internes sont les plus transparentes, personne n’ignore plus aujourd’hui qu’il n’est pas le modèle démocratique qu’il prétendait être. Bien des turpitudes sont maintenant étalées au grand jour : délivrance de fausses cartes, listes d’émargement introuvables, votes oubliés et retrouvés par miracle. L’opération de récolement des votes fut une pantalonnade […] La fraude électorale dans les fédérations, voilà bien un sujet sur lequel les responsables socialistes ont laissé croître l’herbe. Sauf quand la triche atteignait des sommets, tout le monde au PS s’en accommodait. Car, dans le vieux parti, il était admis que la légitimité ne pouvait pas sortir toute casquée des urnes. Elle procédait depuis toujours d’une mécanique des fluides où le vote militant, même librement exprimé, se trouvait canalisé par le rapport de force des courants, lui-même surdéterminé par le poids des fédérations. C’est ce qui, depuis le congrès d’Épinay, a permis de dégager des majorités et toutes les synthèses. Il en a été ainsi jusqu’à cette petite merveille d’horlogerie fabriquée au Mans par François Hollande, dont le dérèglement déclencha une machine infernale qui vient d’exploser en deux temps : aux primaires de 2007 et au congrès de Reims en 2008 […] Le PS doit prohiber certaines pratiques qui affectent son fonctionnement démocratique. La sélection des adhésions ne doit pas être un moyen d’obtenir des votes bloqués. Il est important que le contrôle des élections puisse à l’avenir être correctement assuré. Il faut enfin corriger le poids excessif de certaines fédérations qui sont historiquement accoucheuses de congrès. Il y a, en effet, au PS des bourgs pourris comme en comptait autrefois le Royaume-Uni. »
31La « démocratisation » du PS est confrontée ainsi à de nombreuses limites qui tiennent à son fonctionnement organisationnel. La logique de la délibération et du vote se heurte à la territorialisation de l’organisation, à ses pesanteurs notabiliaires et aux logiques de tractation et de négociation traditionnelles (entre courants, entre élus, dirigeants, entre sections et fédérations…71). Au final, les procédures nouvelles « donnent le change plus qu’elles ne changent la donne72 ». Le débat permet moins de mesurer la force intrinsèque des arguments, leur résistance à la critique et leur consistance que de mesurer la force des positions institutionnelles de ceux qui les mobilisent et les asymétries de ressources. La démocratie interne reste descendante et formelle, les militants n’amendent souvent qu’à la marge les textes qui leur sont soumis, les procédures sont opaques… La participation des militants apparaît dans cette perspective avant tout comme un nouveau registre de légitimation des dirigeants. Rappelons que pour Peter Mair la consultation directe des adhérents renforce le pouvoir des dirigeants. « La démocratisation » constitue la réponse qu’ils apportent à la méfiance croissante des militants à l’égard des élus73, au faible renouvellement des élites socialistes, à la critique du cumul et la professionnalisation généralisée de l’organisation. En donnant la parole aux militants tout en la canalisant (« la base » militante restant construite par les dirigeants74), il s’agit avant tout de réassurer la légitimité des représentants et des dirigeants75. L’idée que la participation relève du simulacre est d’ailleurs largement partagée par les militants. Reste alors à comprendre les raisons pour lesquelles les militants continuent de participer et de débattre…
La redéfinition permanente de l’identité partisane et du sens de l’engagement
32La culture du débat, à la fois valorisée et dénoncée pour ses faux-semblants76, est nourrie par la question lancinante de l’identité socialiste sans cesse remise sur le métier partisan. L’introduction de nouvelles normes participatives peut être analysée comme un effet de la gestion des déceptions et frustrations militantes. Le débat permet de valoriser la prise de parole pour épancher les insatisfactions militantes et servir d’exutoire aux mécontentements. Un secrétaire de section de Lille analyse la fonction qu’il assigne aux débats : « il faut que cela sorte, purger les mécontentements, il vaut mieux que tout cela sorte ». Le contenu de la parole militante importerait ainsi moins que sa « fonction » interne et individuelle (quasi-cathartique). Le débat importe parfois plus que ce qui est débattu. Mais la mise en question permanente de l’identité partisane et du sens de l’action militante alimente aussi un très fort relativisme idéologique et contribue à l’incapacité de l’organisation à produire des significations communes.
Fragilisation du « nous » socialiste
33Les débats internes régénèrent d’un certain point de vue l’organisation mais renforcent dans le même temps son incapacité à aligner les cadres cognitifs de ses membres, à administrer un sens partisan commun77. Le nous socialiste devient de plus en plus difficile à construire. Pour Michel Hastings, « les partis politiques constituent des ateliers d’identités et d’imaginaires collectifs, et participent à la structuration de grammaires culturelles régulièrement mobilisées par les militants78 ». Les partis politiques doivent donc être appréhendés comme des institutions, régies par des règles et des valeurs, productrices de codes communs de signification et de conduites qui contribuent à produire des manières communes d’appréhender le monde social79.
34La pratique du pouvoir depuis les années 1980 a déstabilisé la « cause socialiste ». Les phases de pouvoir, d’opposition, les victoires ou les défaites, les « renoncements » qui en découlent ont produit des remaniements successifs de l’identité socialiste et des « dissonances cognitives » qui affectent fortement le sens que les militants donnent à leur engagement. Ce sens de l’engagement socialiste apparaît flottant. Les motifs légitimes de l’action socialiste sont fragilisés. La « vérité » institutionnelle80 socialiste est affaiblie. Chaque militant est sommé de se bricoler « son » socialisme et les ressources (idéologiques, cognitives, culturelles…) pour ce faire sont inégalement partagées. Les entretiens révèlent chez les militants un affaissement des croyances communes, la relativisation des idées socialistes suite à la pratique du pouvoir et les cycles d’opposition et de gouvernement que le parti a connus. La cause socialiste s’est effritée. L’incapacité du parti à produire et à entretenir des principes et des critères d’appartenances unifiées, à administrer un sens à l’engagement militant est déplorée. Les raisons d’agir des militants deviennent dès lors plus labiles et se développe un scepticisme militant parfois très prononcé. L’identité militante apparaît peu stabilisée, sans cesse mise en discussion et en débat, sujet à la renégociation. Cette mise en débat produit de la déréliction, des dissonances très fortes entre les militants et l’organisation qui sont parfois difficiles à résorber. Comme Michael Pollak l’a bien montré, l’identité ne devient une préoccupation et un objet d’analyse que lorsqu’elle ne va plus de soi, lorsque le sens commun n’est plus donné d’avance et que les acteurs en place n’arrivent plus à s’accorder sur la situation et les rôles qu’ils sont censés y tenir. Il distingue trois dimensions de l’identité : l’image de soi pour soi, celle donnée à autrui, celle qui est renvoyée par les autres. Ces trois dimensions tendent à faire problème pour les militants socialistes. Les débats incessants autour du « projet », de « l’identité » socialiste et de ce qui différencie les socialistes traduisent la fragilisation du socialiste autant qu’ils ne l’entretiennent. Le débat continu et continué n’est jamais véritablement clos81.
Le sens flottant de l’engagement
35Le militantisme suppose une activité de mise en cohérence permanente qui apparaît épuisante pour certains militants. Cet extrait d’entretien est éloquent, militant qui est rentré au PS après le « choc du 21 avril 2002 » :
« Au début je trouvais ça super le PS, y’a du débat, ça pas de problème, c’est démocratique, au moins en apparence, on discute mais cela m’a vite fatigué, très vite je me suis posé la question : mais pourquoi ces gens sont là, ils sont sûrs de rien, ils se remettent toujours en question, ils tiennent des discours hypercontradictoires. Dans la même intervention le même militant peut dire que le bilan de Jospin était bon et plus loin qu’il était mauvais, je comprends pas moi, y’en a qui ont aucune certitude, c’est drôle pour des militants, c’est un peu pour cela que je suis parti, c’était usant, quand je rentrais le soir après une réunion, je savais plus pourquoi j’étais au PS, alors que je venais pour trouver du sens, sans doute pour me rassurer, ben c’est pas ce que j’ai trouvé, c’est assez incroyable. »
36Ce sens flottant du militantisme est très diversement vécu par les militants : pour les « anciens » et les militants d’origine populaire, de manière parfois douloureuse et dramatique, pour les jeunes et les militants, disposant d’un certain bagage intellectuel, de manière beaucoup plus sereine et « dialectique » (on pourrait alors parler de militant dialogique). Pour les militants assez anciens, le temps des certitudes socialistes est regretté, il était protecteur. Le malheur militant, parfois très prégnant, qui affleure des entretiens, renvoie à l’éclatement de l’identité socialiste, à des codes de significations partisans de plus en plus fragiles, fluctuants et de moins en moins partagés. Les remaniements successifs de l’identité partisane sont sources de désarroi et de sentiment de trahison chez les militants populaires. Ils sont plus ou moins bien négociés, mis en sens. « On ne sait plus pourquoi on est socialiste » : l’expression est récurrente dans les entretiens. L’attachement au parti, enraciné dans des traditions familiales et locales, perdure mais ce qui lui donne sens se fragilise. Les militants d’origine populaire attendent des réponses plus que des perpétuelles mises en question et ils ne retrouvent plus dans l’offre de discours des ressources interprétatives pour mettre en sens leur existence et leur expérience du monde social. D’un certain point de vue, pour ces militants, ce sens politique attendu ne doit pas venir des militants mais de l’institution partisane et de son « autorité ». Or celle-ci apparaît affaiblie. Tout se passe comme si les dissonances cognitives existant entre les actes et les convictions n’étaient plus réduites par des mécanismes de socialisation partisane (l’esprit de parti) qui apparaissent moins puissants que par le passé.
37Cette identité idéologique à reconstruire, cette fragilité des certitudes de l’institution constituent a contrario les ressorts de l’action et de la réflexion d’un certain nombre de militants. Ils sont parfois même les conditions de la continuation de leur engagement.
« Ce qui me plaît au PS, nous dit Hervé, agrégé d’histoire, c’est que les choses sont ouvertes, il y a un formidable défi à relever, celui de reconstruire la gauche dans un univers idéologique, économique, international qui s’est radicalement transformé, moi cela me plaît, les choses ne sont pas figées, il y a du grain à moudre, ça c’est excitant, on est plus prisonnier d’un dogme qui a montré ses limites de toute manière. »
38Un jeune adhérent, étudiant de sciences économiques, dit apprécier le PS parce qu’« on y doute », « cela me donne un sentiment de liberté, de ne pas être embrigadé ». La culture du débat a donc des effets contrastés selon le type de militants considérés.
39Au final, la valorisation du débat et la multiplication des procédures participatives au PS ne peuvent être analysées comme l’effet univoque des nouvelles injonctions participatives et délibératives ou d’une philosophie qui s’imposerait de sa seule force conceptuelle. Elles procèdent de logiques internes multiples : élévation du capital culturel des militants82, redéfinition de l’économie des pratiques militantes, stratégies de légitimation des dirigeants, stratégies d’outsiders… Elles trouvent leur ressort dans la fragilisation de l’identité socialiste et dans une crise de l’allocation du sens partisan. Plus que de « démocratisation », on parlera de la consolidation d’une éthique de la discussion et du débat83. Les nouvelles normes délibératives se heurtent à la culture partisane et aux formes héritées de la démocratie interne qui les retraduisent. L’injonction à « faire démocratique » ne se traduit pas véritablement par la formalisation de règles délibératives. Pensé notamment comme une modalité de réenchantement du militantisme, le débat conforte le militantisme ou l’affaiblit et le désenchante selon les usages de la relation partisane. Il peut tout à la fois réassurer le militantisme et le démotiver. Il produit autant de la déréliction que de la « conviction ». La place des débats apparaît d’autant plus importante que les formes externes de militantisme tendent à se raréfier. De ce point de vue, leur statut est inséparable de la rétraction des pratiques militantes dans l’entre soi partisan à l’origine d’un fonctionnement de plus en plus autocentré84.
Notes de bas de page
1 Scarrow S., « Parties and the expansion of direct democracy : who benefits ? », Party politics, 5 (3), 1999.
2 Les partis sont pris dans des phénomènes de mimétisme organisationnel. Si un parti désigne par le vote direct des adhérents son candidat, il est difficile à son concurrent de ne pas procéder de la même manière, « la pression délibérative » se manifestant alors sur l’autre. L’UMP et le PS se sont livrés pendant la pré-campagne et la phase de désignation des candidats lors de l’élection présidentielle de 2007 à une lutte pour l’occupation de l’agenda médiatique. Le 16 novembre 2006, alors que les militants socialistes sont appelés aux urnes pour le premier tour de leur scrutin interne, une réunion du conseil national de l’UMP est provoquée in extremis pour valider le programme législatif. Nicolas Sarkozy a cherché lors de la désignation du candidat UMP à susciter des candidatures pour ne pas faire apparaître son organisation comme trop unanimiste ou « caporaliste » après l’exercice de démocratie interne compétitif auquel le PS s’était livré. Voir sur ce point, Grunberg G., Haegel F., La France vers le bipartisme. La présidentialisation du PS et de l’UMP, Paris, Presses de Sciences Po, 2007.
3 Blondiaux L., Sintomer Y., « L’impératif délibératif », Politix, 57, 2002.
4 Lefebvre R., « Non-dits et points aveugles de la démocratie participative » dans Robbe F. (dir.), La démocratie participative, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Bouvier A., « Démocratie délibérative, démocratie débattante, démocratie participative », Revue européenne des sciences sociales, 36, 2007.
5 Sandrine Rui reproche aux chercheurs de « ne jamais mettre à l’épreuve leur propre conception de ce que devrait être la démocratie ou plutôt de ne pas voir que cette conception est bel et bien mise à l’épreuve dans tout débat public », Rui S., La démocratie en débat. Les citoyens face à l’action publique, Paris, Armand Colin, 2004, p. 63.
6 Les vocables et problématiques de « démocratie participative » ou « délibérative » ne sont pas véritablement mobilisés et intériorisés dans l’espace et le discours partisan. Les termes de « débat » ou « parole militante » y sont par contre omniprésents.
7 Rousseau D. (dir.), La démocratie continue, Paris, LDJD, 1994.
8 Olivier L., « Ambiguïtés de la démocratisation partisane en France (PS, RPR, UMP) », Revue française de science politique, 53 (5), 2003.
9 Dans ce modèle proche de celui de l’engagement distancié de Jacques Ion, très diffusé au PS, le « nombre » compte moins que la qualité des membres. Voir Ion J., « Militer dans un monde incertain », Revue socialiste, 2002.
10 Dans sa déclaration de principes, adoptée en 2008, le PS se définit comme tel (article 23) : « Le Parti socialiste est un parti démocratique. Il respecte chacun de ses adhérents. Il organise un débat politique transparent et ouvert […] Le Parti socialiste est un parti qui défend une éthique politique dans l’engagement militant. Il repose sur une adhésion volontaire qui demande que les décisions, les textes et les règles, délibérés et adoptés en commun, soient respectés ».
11 Hastings M., « Partis politiques et administration de sens » dans Andolfatto D., Greffet F., Olivier L. (dir.), Les partis politiques : quelles perspectives ?, L’Harmattan, 2002.
12 Seyd P., « New parties/new politics ? A case study of the british labour party », Party politics, vol. 5, 3, 1999.
13 Ces dimensions traditionnelles apparaissent parfois privées de sens dans une démocratie « médiatique » où la croyance se développe que les médias audiovisuels comptent plus que la médiation partisane.
14 Lefebvre R., Sawicki F., La société des socialistes, Éditions du Croquant, 2006.
15 Barboni T., Les changements d’une organisation. Le Parti socialiste entre configuration partisane et cartellisation, thèse de science politique, Paris 1, 2008.
16 Voir Bachelot C., « Groupons-nous et demain… » : sociologie des dirigeants du parti socialiste depuis 1993, thèse de science politique, IEP de Paris, 2008 p. 133 et s.
17 Voir Treille E., Partis de campagnes. Candidatures socialistes et élections législatives, 1993-1997, thèse de science politique, Rennes, 2000.
18 Bachelot C., « Groupons-nous et demain… » : sociologie des dirigeants du parti socialiste depuis 1993, op. cit., p. 175.
19 « À Rennes, le fonctionnement du parti s’est montré corrompu à double titre : parce que la “cuisine” interne est apparue publiquement, faite de marchandages et de tractation mais également de négation évidente de la fraternité partisane – la communauté des camarades avait fait place à celle des “voyous” – et parce que les courants ne semblaient plus incarner des différences idéologiques mais s’apparentaient à des “écuries présidentielles”, des clans personnels ». Grunberg G., Haegel F., La France vers le bipartisme, op. cit., p. 68.
20 La résolution présentée par François Hollande et adoptée par Conseil national du 23 juin 2007 a fixé trois objectifs pour la « rénovation du PS » : « 1. Réaffirmer les valeurs fondatrices de l’engagement socialiste 2. Rénover les procédures et revoir l’organisation afin de nous doter d’un instrument politique moderne et offensif en phase avec notre temps, ce qui suppose de simplifier notre fonctionnement, de redéfinir nos règles de délibération, nos processus de décision, les modalités de notre vie collective, 3. Engager le dialogue et la confrontation avec les associations, les syndicats, les autres formations progressistes, les citoyens pour tracer les nouvelles frontières de la gauche et construire un rassemblement majoritaire et cohérent ». Un forum de la rénovation est mis en place sur internet. 12 000 contributions de militants sont reçues sur le site, L’hebdo des socialistes, le 2 février 2008. Trois rapports sont produits à l’issue du processus.
21 Dobry M., Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1992.
22 La motion de Marc Dolez a prospéré lors du congrès de Dijon sur ces oppositions. Voir Lefebvre R. « L’unanimisme à l’épreuve du conflit. Le congrès de Dijon dans la fédération socialiste du Nord », journées d’études Les organisations en congrès, CERAPS-CRPS, octobre 2004.
23 Un proche de François Hollande nous confie : « il s’agit de lâcher du lest, de dégonfler déjà un peu le mécontentement militant ». Commentant « la phase d’introspection collective » et de « catharsis » qui commence à la rentrée de septembre 2002 et qui doit « solder le 21 avril », le même nous confie, non sans un certain cynisme : « on va laisser le psychodrame interne se développer, donner la parole aux militants parce qu’elle doit s’épancher. Il faudra donner le change ». Et l’élu de citer « Tancrède » dans le Guépard : « si nous voulons que tout continue, il faut d’abord que tout change ». Les appréciations produites lors des états généraux de 1993 sont proches comme en témoigne Alain Vidalies : « cela a été un moment de défoulement collectif, tout le monde pouvait déballer ce qu’il avait à dire et les militants les premiers. Finalement, cela n’a rien changé dans la vie du parti, sauf que cela a donné l’impression sur le moment que les choses bougeaient effectivement », cité dans Barboni T., Les changements d’une organisation. Le Parti socialiste entre configuration partisane et cartellisation, op. cit., p. 469.
24 Supplément de L’Hebdo des socialistes, janvier 2003.
25 Dans le Nord, à l’initiative de Marc Dolez et conformément à sa volonté de redonner aux militants « toute leur place », la participation de ces derniers à la définition du projet départemental en octobre 2003 a fait l’objet de nombreuses réunions. Le texte final issu de la synthèse des contributions a été soumis aux amendements et aux votes des sections avant d’être présenté à une convention fédérale. Le même principe d’élaboration collective a été adopté pour le programme régional. Le candidat à la présidence du conseil général a été désigné par les militants en mars 2004. La désignation des candidats aux élections régionales dans le Nord a fait l’objet d’une procédure conjuguant vote des militants et respect des équilibres du congrès de Dijon : sur les 22 mandats jugés éligibles, 13 candidats sont désignés directement par les militants (la fédération a été divisée en 11 secteurs électoraux regroupant 2 ou 3 circonscriptions législatives), 9 candidats ont été proposés par la commission électorale.
26 Le débat a été conçu comme une campagne électorale et a utilisé les mêmes ressorts (meetings, réunions de quartier, tee-shirts, slogans…). Le conseil national du 9 octobre 2004 a fixé jusque dans les détails les modalités du débat et du scrutin. Chaque camp a reçu du parti la somme de 15 000 euros pour financer la campagne mais les militants ont largement été mis à contribution financièrement. Comme pour le congrès de Dijon, des associations ont été créées pour accueillir les dons. Les dirigeants nationaux ont concentré leurs déplacements sur les quinze premières fédérations qui représentent la moitié des adhérents.
27 Treille É., « La guerre des deux roses. Le parti socialiste et le référendum sur le Traité constitutionnel européen », communication au 8e Congrès de l’AFSP, table ronde n° 2 : Mots et dispositifs du gouvernement démocratique, Lyon, 14 au 16 septembre 2005.
28 Le congrès du Mans sera, quelques mois plus tard, marqué par une production de textes record. 18 contributions générales et 300 contributions thématiques, soit 718 pages écrites en petits caractères, maquettées façon Bottin, sont envoyées par la poste aux militants.
29 Conseil national du 4 décembre 2004.
30 La définition du projet n’a pas été l’occasion d’une réelle ouverture de l’organisation sur l’extérieur, à l’inverse des « Ateliers du progrès » organisés par le parti socialiste belge à travers lesquels plus de 500 journées de débats contradictoires réunissant associations et sympathisants ont permis de finaliser le programme législatif.
31 Dans la fédération du Nord, une contribution est rédigée sur la base des assemblées générales de section, de neuf réunions de secteur, de cinquante contributions, autour du thème des inégalités. « Notre projet sera plus fort et plus porteur d’espoir si nous participons tous pleinement à son élaboration », Gilles Pargneaux, premier secrétaire fédéral du Nord, Nord Demain, 285, 2006.
32 Conseil national du 11 mars 2006.
33 L’UMP a adopté une méthode différente pour l’adoption de son projet. 18 commissions thématiques sont mises en place fin 2005. La direction a fait appel à un spécialiste de la stratégie d’entreprise (BCG, Boston consulting group) pour l’aider à élaborer son programme et animer les réunions qui lui sont consacrées. 280 propositions sont soumises ensuite aux militants qui sont sollicités pour les hiérarchiser lors d’un vote sur Internet. Le conseil national entérine définitivement le projet législatif du parti le 16 novembre.
34 La campagne de 1995 opposant Henri Emmanuelli à Lionel Jospin n’avait duré que deux semaines.
35 Voir Dolez B., Laurent A., « Une primaire à la française. La désignation de Ségolène Royal par le PS », Revue française de science politique, vol. 57, 2, 2007.
36 Sur ce processus voir Lefebvre R., « À quoi sert le PS ? Retour sur la présidentielle de 2007 », Recherche socialiste, 39/40, 2007.
37 Ségolène Royal met en place une écriture « interactive » et « participative » de sa contribution et motion au Congrès de Reims. Elle crée un site [congresutileetserein.com] après avoir adressé un questionnaire « interactif » aux militants intitulé « comment le congrès du PS peut-il être utile aux Français ? », ce qui lui permet de se démarquer des méthodes classiques d’élaboration des textes de congrès en renversant la pyramide de la base vers le sommet.
38 L’offre d’adhésion « à vingt euros » en 2006 s’est adossée à cette représentation.
39 Collovald A., L’humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur le militantisme de “solidarité internationale” en faveur du tiers-monde, Rennes, PUR, 2002, p. 195.
40 Cette perspective s’inspire de la définition foucaldienne du discours : « il faut faire apparaître dans le discours des fonctions qui ne sont pas simplement celles de l’expression (d’un rapport de forces déjà constitué et stabilisé) ou de la reproduction (d’un système social préexistant). Le discours – le seul fait de parler, d’employer des mots, d’utiliser les mots des autres (quitte à les retourner), des mots que les autres comprennent et acceptent (et, éventuellement, retournent de leur côté) –, ce fait est en lui-même une force. Le discours est pour le rapport des forces non pas seulement une surface d’inscription, mais un opérateur », Foucault M., « Le discours ne doit pas être pris comme… » dans Dits et Écrits, II, Paris, Gallimard, 2001, p. 124.
41 « La prise de parole n’est pas ouverte à tous les mécontents » rappelle Michel Offerlé, Les partis politiques, Paris, PUF, 2002, p. 77.
42 Pour de plus amples développements, voir La société des socialistes, op. cit. Sur l’analyse de phénomènes proches et encore plus accusés au PCF, voir Leclercq C., « La crise de connivence entre le PCF et les mondes ouvriers. Retour sur les réceptions du “changement” partisan dans le bassin minier du Pas-de-Calais », Revue Espaces Marx, 21, juillet 2005.
43 La formation est depuis le congrès de Dijon un droit statutaire. Un nouvel article, 2.6, a été adopté : « tout adhérente du parti socialiste a droit à une formation », rapport d’activité du Congrès du Mans, novembre 2005. Mais l’offre de formation est essentiellement tournée vers les cadres fédéraux et les élus et fait l’objet d’une faible publicité.
44 Comme le note Michel Verret, les jugements politiques ouvriers s’opèrent « moins sur les idées que sur les actes, les actes proches plus que sur les lointains et autant sur le style de l’action que sur la ligne ». Voir Sawicki F., Collovald A., « Le populaire et le politique : quelques pistes de recherche », Politix, 13, 1991.
45 Libération, le 20 septembre 2004.
46 L’Hebdo des socialistes, le 4 décembre 2004.
47 Le rapport des courants classés à la « gauche » du PS, comme le Nouveau Parti Socialiste, est ambigu à l’égard de la « démocratisation ». Ils en constituent des entrepreneurs en ce qu’ils valorisent le débat mais il s’agit de réévaluer le rôle du militant sans déprécier la légitimité de la « forme » courant. Les votes internes multiplient l’occasion pour les courants de mobiliser, de se compter, de modifier les rapports de forces mais dans le même temps le caractère individualiste que portent les consultations les court-circuitent parfois (cf. la désignation de Ségolène Royal en 2006 qui a largement transcendé les logiques de courants). L’introduction de nouvelles pratiques participatives se fait par la médiation des luttes internes et des groupes qui ont intérêt à développer de nouveaux répertoires d’action militante.
48 Lefebvre R., Nonjon M., « La démocratie locale en France. Ressorts et usages », Sciences de la société, 60, 2003.
49 Blatrix C., « Devoir débattre. Les effets de l’institutionnalisation de la participation sur les formes de l’action collective », Politix, 57, 2002, p. 101.
50 « Il importe, note Pierre Lascoumes, de ne pas confondre, communication, diffusion d’informations, organisation de débat public et participation aux décisions. Il s’agit d’activités bien distinctes mais beaucoup de flou opportuniste est entretenu entre elles, le moins laissant croire au plus ». Lascoumes P., « L’obligation d’informer et de débattre, une mise en public des données de l’action publique » dans Gerstle J., Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 311.
51 Lefebvre R., « La démocratie participative selon Ségolène Royal », Projet, 296, 2007.
52 Bacque M. -H., REY H., Sintomer Y. (dir.), Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative, Paris, La Découverte, 2005.
53 Pour Katz et Mair la généralisation des consultations directes des militants aboutit à une individualisation des comportements et une érosion des contre-pouvoirs.
54 Fourniau J. -M., « Mésentente et situations délibératives. L’expérience de la participation aux débats publics dans le domaine de l’aménagement » dans ION J., Gillio C., Blais J. -P., Dynamiques associatives et cadre de vie, ministère de l’Équipement, du Logement et des Transports, PUCA, 2001. Certains militants sont plus attachés à un modèle de démocratie agonistique fondé sur le conflit, la reconnaissance d’opinions opposées irréductibles que par leur dépassement par la délibération.
55 « Je n’ai jamais vu que l’on puisse débattre, approfondir et faire avancer des idées dans un parti politique tout simplement parce qu’on ne peut mélanger la réflexion et les stratégies de pouvoir », M. Rocard, Le Monde, le 9 juillet 2002.
56 Juhem P., « La production notabiliaire du militantisme au PS », RFSP, vol. 56, 6, 2006.
57 Libération, le 29 novembre 2004.
58 Juhem P., art. cité.
59 Au sens d’Alain Garrigou, Le vote et la vertu, Paris, Presses de Sciences Po, 1992.
60 Un secrétaire de section de la fédération du Nord qui ne cache pas sa tendance à faire voter les absents nous confie : « Ce ne sont pas de vraies élections, c’est un peu pour du beurre de toute façon, on est entre nous, pas besoin de mettre toujours les formes, on peut prendre quelque liberté. »
61 Bargel L., Aux avant-postes. La socialisation au métier politique dans deux organisations de jeunesse de parti, thèse de science politique, Paris 1, 2008.
62 Libération, le 29 novembre 2004.
63 Libération, le 2 décembre 2004.
64 Le Monde, 1er décembre 2004.
65 La présence d’observateurs ou assesseurs des différents courants et les contrôles des votes par les différentes sensibilités créent un climat de fébrilité dans les lieux de vote. Les courants proposent des consignes communes à leurs partisans : vérifier le lieu du vote (certaines sections ne communiquent pas le lieu du vote), être présent un quart d’heure avant le début du vote, ne pas aller aux toilettes et maintenir une attention soutenue sur l’urne et la liste d’émargement, signer le procès-verbal et en demander une copie, vérifier qu’il est concordant avec le procès-verbal fédéral. On lit sur un vade mecum du « bon observateur » diffusé par le courant de Jean-Luc Mélenchon, avant le congrès du Mans : « il faut être souple et ferme à la fois. Souple dans son langage et ses attitudes, ferme dans le respect des règles statutaires. Autrement dit, pour aller contre les habitudes ancestrales de nos bonnes vieilles sections, il faut avoir une raison pertinente pour cela et savoir s’y prendre ». « Si tu es extérieur à la section, tu risques d’être l’objet de propos désagréables (pour qui n’a pas la fibre sécuritaire, le vocabulaire usuel étant : espion, flic, gestapiste…). Ne te laisse pas impressionner par les rodomontades : la fraternité et la confiance en notre parti n’excluent pas la prudence ni, surtout, l’application de nos règles communes ». « L’œil aux aguets, ton attention demeure concentrée sur les opérations de vote. Inutile d’espérer faire un stage aux WC sans être remplacé par une militante ou un militant digne de confiance ». Quant au contrôle d’identité, « cette mesure extrême doit être utilisée avec modération. Ce n’est pas la culture de notre parti, la fraternité militante interdisant normalement la triche […] L’idéal demeure que tu demandes à un de nos amis de la section concernée de rester à tes côtés et de dire s’il connaît effectivement le camarade. »
66 Le Monde, le 12 novembre 2005.
67 Politis, le 3 novembre 2005.
68 Marianne, septembre 2005.
69 Voir la description de Bazin F., Le Nouvel Observateur, 15 au 21 septembre 2005.
70 Voir sur ce point la thèse de Barboni T. citée.
71 Lors du vote des militants sur les motions au congrès de Reims, la motion de Ségolène Royal réalise ses meilleurs scores dans les fédérations où elle obtient le soutien des dirigeants et des élus (73 % dans les Bouches-du-Rhône, 53 % dans L’Hérault). Plus de la moitié des voix de Martine Aubry proviennent du Nord-Pas-de-Calais. Bertrand Delanoë ne recueille quant à lui que 37 % des voix des militants de sa fédération. Georges Frèche, exclu du PS, déclare dans la presse pendant le congrès de Reims au sujet de Ségolène Royal : « Je vais lui emmener les cinq fédérations du Languedoc-Roussillon pour le prochain congrès » (Libération, le 24 février 2008).
72 Sadran P., « La République des proximités contre la démocratie représentative », Pouvoirs locaux, 59, 2003.
73 Cf. les chiffres de l’enquête du CEVIPOF de 1998 sur la défiance des militants socialistes pour les élus.
74 Sur cette question voir Suaud C., « Le mythe de la base », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, 1984.
75 Cette posture démystificatrice ne signifie pas que la multiplication des débats et des dispositifs de participation ne soient pas sans effets. Le débat contribue à des dynamiques d’apprentissage et d’intelligence collective. Il peut donner aux identités préconstituées des possibilités d’évolution. Il génère de « la capacité réflexive » et redéfinit les pratiques militantes, on l’a vu…
76 Les pratiques participatives suscitent à la fois investissement et déceptions, implication et désillusions, engendrent de « la déception créatrice », Manin B., « La démocratie n’est pas un système apaisé », Mouvements, 18, novembre-décembre, 2001.
77 Chazel F., « Les ajustements cognitifs dans les mobilisations collectives : questions ouvertes et hypothèses » dans Boudon R., Bouvier A., Chazel F. (dir.), Cognition et sciences sociales, PUF, 1997.
78 Hastings M., « Partis politiques et administration de sens », art. cité.
79 Ethuin N., À l’école du parti. L’éducation et la formation des militants et des cadres au Parti communiste français (1970-2003), thèse de science politique, Lille 2, 2003.
80 Sur cette notion, Lagroye J., La vérité dans l’Église catholique. Contestations et restauration d’un régime d’autorité, Paris, Belin, 2006.
81 Il faudrait interroger ses effets sur la fragilisation de la discipline partisane. Le débat génère plus de conflits qu’il ne parvient à les réduire.
82 Que l’on observe dans de nombreuses organisations « de gauche », voir Poliak C., « ATTAC aux frontières du champ politique » dans Geay B., Willemez L. (dir.), Pour une gauche de gauche, Éditions du croquant, 2008.
83 La « démocratie » n’est pas la seule « discussion ». Discuter n’est pas forcément argumenter.
84 Lefebvre R., Sawicki F., La société des socialistes, op. cit.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009