Claude Rémy Buirette de Verrières : de l’avocat au Parlement à l’avocat du Tiers (1773-1788)
p. 97-115
Texte intégral
1À la fin du mois de juillet 1791, l’un des principaux meneurs de la manifestation du Champs de Mars fut arrêté. Le procès verbal le présente comme « Claude Remy Buirette Verrières, ci-devant seigneur engagiste du domaine de Verrières, près Sainte-Ménéhoulde, homme de loi, âgé de quarante un ans ou environ ». Albert Mathiez, dans son étude sur le club des Cordeliers, note l’existence d’un homonyme qui avait publié, en 1788, des Annales historiques de la ville et comté-pairie de Châlons-sur-Marne, ainsi qu’un Prospectus pour un Dictionnaire généalogique et historique de la Champagne1. Mais comment croire que l’avocat de Marat, qui a appelé au rassemblement du 17 juillet pour la déchéance du roi et l’établissement de la République, ait été l’auteur d’une histoire toute pétrie d’attachement à l’aristocratie et, en particulier, au parlement de Paris ? C’est pourtant le même homme2.
2Au travers du cas de Buirette de Verrières, avocat au Parlement de Paris et historien de sa ville, j’aimerais montrer ici l’importance de l’histoire locale dans la politisation de la France à partir des années 1770 et, plus particulièrement, le rôle de la réflexion sur la ville dans le mûrissement des revendications du Tiers.
3Depuis les années 1730, les avocats se sont imposés comme des acteurs de la vie publique3. L’engagement dans l’espace politique, local et national, de ces porte-paroles du public passe par l’histoire ; si le travail des magistrats et des avocats au parlement pour la constitution d’une histoire nationale critique est bien connu, il n’en va pas de même de leur apport dans l’écriture d’histoires locales, et en particulier urbaines. Ce genre connaît un grand succès à partir des années 17504. L’étouffement progressif des privilèges urbains, achevé vers les années 1680, a contribué à la prise de conscience de l’appartenance de la ville à un espace national. De grands débats politiques se tinrent alors, en particulier des débats parlementaires, y compris dans les villes non dotées d’une cour souveraine, telle que Châlons-sur-Marne qui appartenait au ressort du Parlement de Paris5.
41773, 1788 : la prise de parole par Buirette de Verrières correspond aux crises parlementaires qui sont un temps fort d’engagement des avocats dans les débats publics6. Comment, sur le plan local, l’histoire a-t-elle été utilisée par le parti parlementaire ? Comment passe-t-on de l’histoire locale au discours national ? Et de la défense des droits du Parlement à celui du Tiers ?
5Nous verrons ainsi que Buirette de Verrières est Patriote : or, c’est la réflexion sur la ville qui lui a permis de passer du patriotisme parlementaire au patriotisme républicain.
La ville patriote (1773)
6En novembre 1772, Claude-Rémy Buirette obtint l’autorisation de publier une Ode sur les embellissements de Châlons-sur-Marne, suivie de l’Éloge historique de cette ville. La mince brochure, de petit format, parut l’année suivante, portant sur la page de titre « M. Buirette de Verrières, bâchelier en droit7 ».
7Claude Rémy Buirette avait alors à peine 23 ans, étant né le 22 mars 1749, à Verrières dans l’Argonne, près de la ville de Sainte-Ménéhoulde dans une famille de la petite bourgeoisie rurale : son père, Claude Buirette, était un marchand de bois et sa mère, Marie-Anne Mouton, la fille du procureur fiscal du lieu8. Après des études au collège de Sainte-Ménéhoulde, puis à la faculté de droit de la Sorbonne, il décida, pour exercer la fonction d’avocat, de s’installer dans le chef-lieu de la généralité, Châlons, une ville caractérisée par son importante fonction judiciaire : étant du ressort du parlement de Paris, elle comprenait un bailliage et présidial, la justice de l’évêque et celle des seigneurs9.
8Comme tous les avocats ambitieux, mais de modeste origine, Buirette cherchait, par l’exercice de la parole publique, à lancer sa carrière, tant sur le plan local que national10.
Être élu à l’Académie
9En choisissant le genre encomiastique, Buirette s’inscrivait dans une longue tradition de l’éloquence civique, celle des Laudes civitatum, qui connaissait un renouveau depuis le milieu du XVIIIe siècle11. Suivant le plan de Quintilien, l’éloge se divise entre la description physique de la ville et le récit historique des hauts faits de ses grands hommes.
10L’Ode, à la versification facile, décrit l’œuvre d’urbanisme entreprise par l’intendant Rouillé d’Orfeuil depuis 1766 : elle le loue d’avoir démoli les remparts, créé une nouvelle rue, une promenade, construit des bâtiments publics – théâtre, intendance et hôtel de ville – ainsi que des quais, lesquels, pourtant, ne dépassèrent jamais l’état de projet ! L’éloge ne porte donc plus sur les monuments hérités du passé, les murailles et les églises, mais sur les travaux d’urbanisme, signe du progrès urbain. Ce déplacement reflète le changement de l’image de la ville au milieu du siècle : à la définition culturelle se substitue celle de ses fonctions, commerciales, administratives et culturelles, qu’il faut développer en intervenant sur l’espace urbain12. Buirette s’inscrit ainsi dans la réflexion menée par les Académies provinciales, soucieuses de réformes urbaines13. L’histoire patriotique, second volet de la brochure, était également l’un des domaines privilégiés par les Académies, et en particulier par la société littéraire de Châlons14.
11Encore étudiant à Paris, Buirette avait gagné un concours de l’Académie de Rouen. Nul doute que cet éloge fut une première étape vers son entrée dans la société littéraire de Châlons, fondée en 1750, et protégée par l’intendant15. Buirette suivait ainsi le modèle du jeune Jean-Jacques Rousseau, dont la première œuvre, publiée en 1743, était un poème à la gloire de la ville de Lyon, poème qui était aussi l’éloge de son intendant Pallu, loué pour avoir embelli la ville et vivifié son commerce16.
12L’intégration à l’Académie de la ville était, en effet, une étape obligée dans le cursus honorum municipal.
Devenir l’avocat de la ville
13Buirette pouvait espérer participer à la gestion de la cité, notamment par la charge d’assesseur, c’est-à-dire de porte-parole de la municipalité17. L’Ode s’achève ainsi par une louange du corps de ville qui venait d’aménager dans le nouvel hôtel de ville. Depuis le XVIIe siècle, l’éloge de la ville s’apparente à un monument de papier qui répond au monument de pierre ; ainsi, à Lyon, le Père Ménestrier avait-il publié son éloge historique de la ville, en 1669, à la demande du consulat qui venait d’emménager dans l’hôtel de ville de la place des Terreaux18.
« Venez, familles éplorées qu’opprime un lâche usurpateur, accourez, victimes livrées aux traits d’un perfide imposteur : à ces Magistrats équitables, peignez vos malheurs déplorables, ils sont les ministres des loix, du peuple ils sont aussi les pères, parlez : leurs jugemens sévères vous rétabliront dans vos droits19. »
14On reconnaît ici les accents des avocats défenseurs des droits des individus. Or, dans l’éloge historique de Châlons, qui fait suite à l’Ode, Buirette se concentre sur l’histoire de la ville, du Moyen Âge aux guerres de religion, période caractérisée par l’anarchie du fait de l’affaiblissement de l’autorité royale. Suivant les thèses de l’abbé Dubos, il dénonce le gouvernement féodal qui a entraîné la guerre entre les villes, à laquelle Châlons, gouvernée par son seigneur-évêque, participe20. Cette anarchie cesse dès lors que le pouvoir monarchique est rétabli grâce à l’héroïsme « de nos braves Citoyens » durant la guerre de Cent Ans. Buirette fait l’éloge de la compagnie des Arbalétriers, composée des « Bourgeois les plus qualifiés » dans la défense de la ville face aux Anglais21. Il participe ainsi à l’anglophobie qui fait suite à la guerre de Sept Ans et qui rendait responsable de la défaite la trahison de nobles, par opposition au sacrifice des bourgeois : il cite d’ailleurs le Siège de Calais de Buirette de Belloy22.
15L’alliance de la monarchie et de la ville est à nouveau le thème principal du récit des guerres de religion. Buirette dresse face à face le refuge des Ligueurs, le château de Pringy, qui « mettoit à contribution les compagnes & dépouilloit les passants » et la ville dont les bourgeois, menés par le vidame, donnent assaut au château23. Les membres de la municipalité n’hésitent pas à fermer les portes de la ville devant l’évêque soutien du duc de Guise24. En échange, les rois de France ont confirmé les privilèges urbains : « C’est ce concours, ce rapport mutuel d’obligations respectives qui caractérise particulièrement la constitution de notre gouvernement25 » conclut Buirette. La liste des « savans utiles à l’État » – ingénieurs, jurisconsultes et écrivains – termine l’éloge historique de la ville. L’histoire apprend que les patriotes ne sont pas les nobles, mais les citoyens. Le culte des grands hommes, en honorant le mérite plutôt que la naissance, prend des accents républicains26.
16Comme on le voit, l’histoire locale est aussi histoire nationale.
Le manifeste d’un Patriote
« De ce vin frais l’écume pétillante
De nos Français est l’image brillante27. »
17En citant ces vers de Voltaire sur le vin de Champagne, Buirette inscrit ce produit dans une double identité, locale, mais aussi nationale alors que la réflexion sur la patrie fait de la gaieté et de la vivacité les traits principaux du caractère français28. C’est, en effet, dans l’esprit du « nouveau patriotisme29 » que Buirette prend la plume. Dans son fameux Essai sur les éloges (1750), Thomas décrit la gloire des sophistes grecs qui prononcent l’éloge de la ville au théâtre devant la foule : ce sont des ambassadeurs des villes30. Cependant, selon lui, l’éloge d’une cité particulière n’est désormais plus de mise :
« S’il n’y a qu’une raison, il n’y a qu’une loi. Les hommes de tous les pays et de tous les siècles sont donc soumis à la même législation ; ils sont tous concitoyens de la même ville : cette ville est l’univers31. »
18On observe, ainsi, un tournant de l’histoire de la ville au XVIIIe siècle. Répondant aux vœux des philosophes, les historiens locaux veulent œuvrer pour l’écriture d’une histoire nationale qui reste à écrire32.
19L’écriture de l’éloge de la ville de Châlons est sans doute inspirée par la parution, deux ans auparavant, de l’Éloge de la ville de Moukden : ce poème, composé par l’empereur Qianlong, et traduit du chinois par le père Amiot, décrivait le voyage de l’empereur dans la ville de Moukden, où reposent ses ancêtres33. Voltaire et Diderot en firent des comptes-rendus laudateurs incitant les écrivains à produire des œuvres patriotiques propres à régénérer la France divisée par les querelles parlementaires34.
20En effet, le monde de la justice se déchirait au sujet de la réforme du chancelier Maupeou. La ville de Châlons venait de se voir dotée, le 17 mars 1771, d’un Conseil supérieur, suite au démembrement du ressort du parlement de Paris, dont l’intendant d’Orfeuil avait été nommé premier président. Mais l’ordre des avocats de Châlons, composé de douze membres, avait refusé de plaider au Conseil supérieur35. Pour Buirette, les patriotes sont aussi les magistrats du Parlement de Paris, ces « intrépides défenseurs des Loix ». Le « Sénat auguste, dépositaire des Loix constitutives de l’État » a constamment défendu « nos libertés » contre le despotisme des grands, notamment durant la Ligue, ainsi que contre le despotisme de Rome36. L’éloge de Buirette fait partie de ces innombrables brochures publiées par le parti des Patriotes, auquel ce futur avocat appartenait, pour dénoncer le coup Maupeou37.
21La réforme du chancelier fut un temps fort dans la publication des histoires de villes parlementaires : en 1771 paraît l’Histoire de Bordeaux de Dom Devienne, l’année suivante, les Annales de Toulouse de Pierre Barnabé Farmain, dit de Rozoi ; en 1775, l’avocat au parlement Servin publie l’Histoire de la ville de Rouen38. Le point commun de ces publications est qu’il s’agit d’une histoire moins érudite que politique. L’exemple de Châlons montre que l’usage de l’histoire locale au service des débats nationaux ne se limitait pas aux villes de Parlement. L’histoire « particulière », celle de la ville ou de la province, devient histoire générale, celle de la Nation de la même façon que les avocats, dans leurs factum, vont, à partir du règne de Louis XVI, transformer les procès des particuliers en affaires publiques39.
22Ainsi, par un tour de force oratoire, Buirette de Verrières parvenait à concilier éloge du roi et du Parlement. Que l’écriture de l’histoire soit liée aux ambitions politiques de Buirette est démontré par la date de l’achèvement de l’écriture de sa deuxième œuvre : le printemps 1788.
La ville des nobles (avril 1788)
23Depuis le début du XVIIe siècle, la publication d’un éloge de la ville était le prélude d’une histoire plus longue, l’éloge jouant le rôle de l’exorde, appelant à la collaboration du lecteur pour écrire une histoire qui ne pouvait être qu’œuvre collective des élites urbaines unies par le patriotisme40. C’est ainsi qu’en avril 1788, Buirette de Verrières soumit au censeur les Annales historiques de la ville et comté-pairie de Châlons-sur-Marne41.
S’anoblir
24Le jeune bachelier en droit était devenu, quinze ans après la publication de l’éloge, un notable qui s’efforçait de faire oublier ses origines bourgeoises. En 1774, l’achat de la seigneurie de Verrières-sur-Aisne en avait fait un seigneur engagiste, ce qui justifiait l’adoption de la particule, l’année précédente, sur la page de titre de son Éloge de la ville. En 1777, il devint conseiller rapporteur du point d’honneur au bailliage de Sainte-Menehould42, ce qui témoigne de sa fascination, comme ses contemporains, pour la noblesse et les armes43 : une fascination qui s’explique peut-être aussi par son handicap : il était affecté d’une déformation de la colonne vertébrale qui formait une double bosse. Mais l’entrée au tribunal des maréchaux montre également la volonté de substituer à la violence du duel l’accommodement, ce qui est propre aux avocats44. Enfin, il acheta la charge d’inspecteur général des chasses du comte d’Artois pour le comté de Ponthieu45.
25La voie vers l’anoblissement passait également par les activités intellectuelles. Buirette de Verrières publia, en 1788, le Prospectus d’un dictionnaire généalogique et historique de la noblesse et d’une histoire générale de la Champagne46. Selon ce projet, un exemplaire du Dictionnaire généalogique devait être déposé au greffe de l’administration provinciale ainsi qu’au greffe du bureau des finances. Les chefs des familles nobles étaient invités à y envoyer les copies de leurs titres de noblesse ainsi que les actes touchant les naissances, mariages ou décès survenus dans leur famille. Les greffiers étaient chargés de les reporter sur les feuillets laissés en blanc à la fin de chaque article du Dictionnaire, afin de le tenir à jour ; même si un système pour authentifier les papiers de la noblesse était prévu, on sent assez combien ce système était propre à légitimer les prétentions à la noblesse les plus fantaisistes, à commencer par celles de Buirette lui-même.
26Quant à l’histoire de la Champagne, elle devait être formée de « l’histoire de toutes les villes de cette province possédées autrefois par des Comtes ou Seigneurs, tant ecclésiastiques que laïcs, puissans & redoutés47 ». Il commença par celle de Châlons, dans la continuité de son Éloge historique. Comme le titre l’indique, les Annales historiques de la ville et comté-pairie de Châlons-sur-Marne sont une histoire nobiliaire. Les remerciements, au seuil des Annales, témoignent de la collaboration de l’élite urbaine, composée de la noblesse d’office et du haut clergé. L’œuvre est dédicacée au premier noble de la ville, Monseigneur de Clermont-Tonnerre, évêque-comte de Châlons et pair de France, en qui l’auteur salue moins le mérite personnel que la vertu attachée à son nom.
27Ces Annales consistent en l’histoire des princes de l’Église, les évêques-comtes de la ville. Le premier volume, qui porte le sous-titre d’Introduction, s’attache à dresser un tableau général de l’histoire de Châlons jusqu’au règne de Clovis ainsi que celui des institutions religieuses de la ville. Le second volume, intitulé première partie, formé du récit annalistique, couvre mille ans, de l’an 110, date à laquelle l’apôtre saint Memmie fut envoyé par saint Pierre prêcher l’Évangile dans la cité de Châlons, à 1190 lorsque mourut l’évêque de la ville en croisade. Il s’agit d’une histoire biographique des évêques qui comprend, en son cœur, la généalogie de la maison de Clermont-Tonnerre. Ce choix d’une histoire ecclésiastique plus que civile s’expliquait par l’importance de la fonction religieuse de la ville dans laquelle le clergé formait près de 3 % de la population totale, ce qui fournissait un lectorat important48. Il s’expliquait également par des raisons politiques.
Un meneur de la révolte parlementaire
28L’introduction et la première partie se recoupent en ce qui concerne la période de la conquête franque, qui est ainsi placée au cœur de la réflexion de Buirette de Verrières. Celui-ci délaisse la thèse romaniste de l’abbé Dubos, pour embrasser celle du duc de Boulainvilliers49. L’étymologie du nom de la ville prouve ainsi qu’elle a été fondée par des Francs, les Cattes, qui s’établirent en Gaule bien avant le règne de Pharamond, ancêtre de Clovis. Buirette insiste sur la liberté des Francs qui contrastait avec la servitude des Gaulois soumis au despotisme des Romains. En effet, chez les Francs, les « peuples jouissaient des immunités & de la noblesse tandis que les Gaulois, tributaires des Romains, étaient accablés d’impôts. » En conséquence, suivant le principe physiognomique, au Franc, grand et blond, il oppose le Gaulois avili et courbé – ce qui ne manque pas de piquant lorsqu’on songe à ses bosses. Après la conquête, si les Francs conservèrent aux Gaulois leurs institutions, ils imposèrent en revanche le paiement d’un impôt, « un tribut pécuniaire, réparti sur les terres : c’était proprement dit un impôt territorial50 »
« Tant il est vrai que cette espèce d’impôt est la plus ancienne, comme la plus naturelle, & qu’en la rétablissant ce ne seroit que remettre le peuple dans son droit primitif, de ne payer qu’en raison du produit, sans être sous la loi de l’exaction ni de l’arbitraire51. »
29Il semble donc que Buirette approuve le plan de Calonne qui prévoyait la suppression des impôts existants, remplacés par une subvention territoriale payable par tous les propriétaires. Mais en fait, il n’en est rien. Le privilège fiscal des Francs est qualifié de sacré et défendu par leurs lois. Les Francs, avant d’envahir les Gaules, étaient des soldats, qui ne connaissaient que « la loi des armes » :
« Les reglemens civil & de police ne leur son devenus nécessaires qu’après qu’ils eurent formé des corps de société, qu’ils se furent réunis en familles : alors il a fallu opposer à l’autorité despotique du plus fort, le vœu du plus grand nombre : on a senti le besoin d’un chef, mais on a prévenu l’abus du pouvoir ; & pour tout concilier, on a établi les conditions respectives, & arrêté le contrat social52. »
30Rousseau eut été surpris de l’application de ce terme à la loi salique. Celle-ci ne désignait pas la transmission de la couronne à l’aîné des mâles, puisque celle-ci n’était pas héréditaire ; si elle l’est devenue depuis, c’est par « le vœu libre de la nation53. » En bon disciple de Louis Adrien Lepaige, Buirette insiste ainsi sur la continuité des institutions, des plaids germaniques au parlement et à la cour des Pairs et défend le « droit primitif & inviolable des peuples d’avoir toujours auprès du trône des représentans de la nation ».
« Cet intermédiaire, formé des Pairs & du Parlement de France, est une condition essentielle & nécessaire de la Monarchie : elle est l’appui & la sauve-garde du trône, & en même tems que cette Cour des Pairs donne aux peuples l’exemple de la soumission et du respect envers le Souverain, elle répond aux peuples de la conservation de leurs propriétés, de leurs privilèges & de leur liberté54. »
31Ainsi, l’histoire justifie-t-elle la révolte du Parlement de Paris, réuni en Cour des Pairs, depuis le mois de juillet 1787 et son refus d’enregistrer la réforme fiscale, qui prévoyait l’établissement d’une subvention territoriale payable par tous les propriétaires. Buirette appuie l’appel du Parlement à la convocation des États Généraux, puisque « le caractère & le pouvoir de ces représentans nés de la nation, ne peut cesser que par l’assemblée générale des États55.
32Les évêques de Châlons étaient, en effet, membres de la cour des Pairs et donc du Parlement de Paris56. Depuis 1775, cette pairie ecclésiastique était détenue par la famille de Clermont-Tonnerre. Anne Antoine Jules de Clermont-Tonnerre était l’exact contemporain de Buirette, étant né en 1749. Il avait été ordonné évêque de Châlons en 1782. Au-delà, les liens étaient étroits entre Châlons et le Parlement de Paris : plusieurs magistrats étaient membres honoraires de l’Académie de la ville57. Ces magistrats étaient propriétaires de riches terres en Champagne. Buirette salue ainsi un de ses voisins, dans le comté de Sainte Ménéhould, M. le Président Le Rebours au « nom précieux à la Religion, à l’humanité & à la magistrature58 ». La famille de ce président aux enquêtes, né en 1746, était connue pour son jansénisme.
33Par cet éloge de la révolte parlementaire, Buirette attendait des transformations dans la gestion provinciale et urbaine.
Réformer la ville et la province
34L’histoire locale, comme l’histoire de France, est celle de la décadence. Une décadence commerciale, tout d’abord. Les Annales s’ouvrent sur le tableau de l’âge d’or de la province qu’elle situe au Moyen Âge. Alors Châlons était une ville florissante de 60 000 habitants. Cette prospérité était due aux foires développées grâce à la sage politique des seigneurs de Champagne, qui encourageaient le commerce en entretenant « une utile concurrence entre leurs vassaux » et en protégeant la libre circulation des voyageurs et des marchands59.
« Le tableau que cette Ville présente maintenant est tel que l’on a peine à croire qu’elle ait jamais été aussi commerçante & aussi peuplée. L’anéantissement presque absolu du commerce, un petit nombre d’environ six mille habitans, la plupart sans énergie, sans activité, ne laisse à quelques citoyens vraiment patriote que le stérile regret d’être nés dans un climat aussi favorisé de la nature, & si constamment négligé par ceux qui l’habitent60. »
35En bon physiocrate, Buirette attribue cette décadence économique à trois facteurs : les droits pesant sur les marchandises, et en particulier les péages intérieurs ; l’exil des protestants qui a suivi la Révocation, et surtout les charges de judicature et d’administration qui
« usurpent toute la considération, & dérobent au commerce l’honneur qui lui appartient dans l’opinion publique. Leur précieuse inutilité l’emporte, dans le préjugé, sur le mérite du commerçant, sur l’obscure mais solide gloire qui suit une profession si digne d’être honorée61 ».
36Le modèle Anglais est cité en exemple62. On reconnaît là les thèmes du débat sur le patriotisme économique ouvert avec la parution, en 1756, de la Noblesse commerçante de l’abbé Coyer63. Bien que Buirette ne le cite pas, on peut rapprocher sa réflexion de celle de l’avocat au parlement de Paris, Pierre-Jean Grosley, qui avait publié en 1774 le premier volume d’une Histoire de Troyes, dans laquelle il vantait l’époque féodale et proposait, à mots couverts, l’anoblissement des commerçants64. Plus largement, son travail s’inscrivait dans la ligne de réflexion définie par l’Académie de la ville, comme il le souligne lui-même ; depuis 1783, en effet, les sujets de concours portaient sur l’économie provinciale et en particulier les moyens d’animer le commerce65.
37La réflexion économique de Buirette porte également sur les manufactures. Suivant ses calculs, les maisons religieuses occupent le tiers de l’espace « dans une ville où il manque d’ateliers commodes, & où des bâtimens plus multipliés y appelleraient plus de monde : ces terrains, à pure perte pour la chose publique, construits, occupés, contribueraient aux charges foncières & ne seraient point des non-valeurs66 ». Il propose ainsi de convertir le couvent des Jacobins, occupés par six religieux, en manufactures67.
38Enfin, il réfléchit à la vieille question du fléau de la mendicité. Notant l’impuissance de l’État, depuis un siècle, à éradiquer la mendicité, il propose une politique commune aux assemblées provinciales qui consisterait à supprimer les établissements charitables car « ces azyles de l’oisiveté entretiennent le goût naturel de la fénéantise68 ».
39Ce programme économique libéral devait être mis en œuvre par l’Assemblée provinciale. Dès le 22 juin 1787, le parlement de Paris avait enregistré l’édit portant la création de ces assemblées représentatives. Buirette suggère une limitation du pouvoir de l’intendant sur ces institutions, en transformant les provinces d’élections en pays d’État.
40L’histoire de Buirette de Verrières concilie ainsi la nostalgie pour le « bon vieux temps » avec la « connaissance de l’esprit humain & de ses progrès69 ». Cet homme des Lumières reprend certes la légende diocésaine de Saint Memmie, mais condamne les rites populaires, tels que la fête des fous et « autres extravagances » et admire chez les évêques une « philosophie sage & éclairée, un véritable amour de l’humanité70. On peut le rapprocher de Jacques-Pierre Brissot : celui-ci remporta, en 1780 et 1781, le concours organisé par l’Académie de Châlons-sur-Marne en proposant des projets de réforme de la justice pénale inspirés de Beccaria, ce qui lui valut les foudres de la censure. Mais Jean-Pierre Brissot avait été pressenti pour écrire l’histoire de sa ville natale, Chartres, et avait écrit à ce sujet un article programmatique, publié dans le Journal Encyclopédique en 1786, dans lequel il faisait de l’histoire locale l’histoire du progrès des mœurs. L’un des plus célèbres épisodes des Annales historiques est d’ailleurs le récit par Buirette de la destinée de la « jeune fille sauvage de Champagne ». Capturée en 1731, elle avait été enfermée au château de Sarry, la maison de campagne de l’évêque, où les savants, dont La Condamine, se pressèrent pour l’examiner71. En un récit horrifique, qui rappelle le genre naissant du roman noir, Buirette décrit l’appétit carnivore, voire cannibale, de la jeune fille. Cette description s’explique moins par l’image traditionnelle de la femme dominée par la nature, que par l’influence du matérialisme d’un La Mettrie selon lequel le milieu fait l’homme... et la femme72.
41Ainsi Buirette justifiait-il, ses propres prises de position aristocratiques et son retournement radical avec le changement de conjoncture politique.
42Dans son approbation, délivrée en avril 1788, le censeur fit l’éloge de cette « histoire des princes de l’Église qui ont gouverné autrefois & la ville & le siège de Châlons », mais appelle l’auteur à compléter son ouvrage par « l’histoire des privilèges de la municipalité ancienne et moderne ». Les publications suivantes de Buirette montrent qu’il suivit cet avis.
La ville des bourgeois (été, automne 1788)
43Ce qui empêcha la publication des Annales historiques au printemps 1788, ce sont les événements politiques. Logiquement, Buirette de Verrières avait été le meneur de l’ordre des avocats de la ville contre les Édits de mai, lesquels avaient démembré le ressort du parlement de Paris et créé un Grand bailliage à Châlons. Cet avocat, redouté par son éloquence, entraînait ses confrères, de dix ans ses cadets : parmi eux, deux hommes appelés comme lui à un destin national, Louis Joseph Charlier et Pierre Louis Prieur.
Représenter le Tiers aux États-Généraux
44En août 1788, Buirette de Verrières publia une mince brochure : Les États de Champagne. Elle n’est pas dédicacée à un prince de l’Église, mais « à la ville de Châlons73 ». Une note explique qu’il avait réuni les sources pour l’écriture de l’histoire de la ville de Châlons et que les circonstances de la convocation des États-Généraux, dans lesquelles le « souverain lui-même invite à des recherches », ont « accelere la publicité de ces recherches. Nous en offrons le précis à la VILLE DE CHALONS, comme les prémices de notre zèle & de notre dévouement ».
45Il s’agit d’un manuel politique destiné à éclairer ses compatriotes sur trois points :
46La démonstration tend, premièrement, à prouver que les États Généraux sont aussi anciens que la monarchie. En effet, les peuples des Gaules étaient gouvernés par des « assemblées municipales », dans lesquelles « on réglait tout ce qui intéressait la société ». César convoqua à Reims « les États Généraux des Gaules », formés des chefs des cités gauloises, pour régler les affaires de la Nation. La conquête franque ne changea rien à cette « constitution » car :
« Ce peuple guerrier avait le plus grand intérêt à perpétuer un usage qui était le contre-poids de tout abus d’autorité, de l’oppression du faible, & de toute entreprise sur les droits sacrés de la liberté & de la propriété74. »
47Alors que dans les Annales historiques, la continuité entre les « assemblées de la Nation » et le parlement est démontrée, il explique désormais que si le parlement se forma pour régler les questions de justice, les affaires générales de l’État demeurèrent du ressort de l’Assemblée générale. Son attribution majeure était le vote des impôts. S’appuyant sur Mezeray, Buirette souligne que les impôts étaient payés « non seulement par le Peuple, mais aussi par les Ecclésiastiques & les Nobles75 ». Le principal impôt était « la dixme territoriale », une subvention en nature :
« Tant il est vrai que cette espèce d’impôt est la plus ancienne, comme la plus naturelle, & qu’en la rétablissant ce ne seroit que remettre le peuple dans son droit primitif, de ne payer qu’en raison du produit, sans être sous la loi de l’exaction ni de l’arbitraire76. »
48Cette phrase est reprise des Annales historiques, comme nous l’avons dit plus haut. Mais alors que, dans les Annales, la subvention territoriale n’est payée que par le peuple, les nobles en étant exemptés, il insiste désormais sur son paiement par tous les ordres. Certes, au cours de la monarchie, d’autres impôts ont été créés : les aides et la taille principalement :
« Mais les États peuvent les remplacer par la subvention territoriale, dont l’état florissant de l’agriculture en France serait une ressource immense & suffisante77. »
49Ainsi Buirette était-il converti au principe de l’égalité fiscale, suite logique de ses idées physiocratiques.
50Dans un deuxième point, Buirette évoque la suspension des États-Généraux durant « l’oppression du règne féodal » durant lequel « le clergé & les grands seigneurs réunis d’intérêt & de puissance avaient sû éloigner le peuple des délibérations publiques » ; les États généraux sont alors remplacés par le Parlement, composé uniquement des Grands. Une usurpation que dénonce avec vigueur Buirette : « Tout ce que les grands & le clergé avaient fait en l’absence du peuple n’était pas légal, cela était contraire à la constitution de la Monarchie78. » C’est Philippe le Bel qui, en 1296, fit rentrer le peuple dans ses droits en convoquant une assemblée générale des trois ordres du royaume.
51Buirette salue la « révolution » survenue sous le règne de Philippe-Auguste qui mit fin au gouvernement féodal par les affranchissements, l’établissement des communes ainsi que des grands bailliages : « Le peuple, par le retour de la liberté, reprenait insensiblement sa force, devenait plus important ; l’énergie revint avec l’usage des facultés. »
52Buirette s’inspire ici de l’histoire libérale formulée par Mably79 : la formation des communes a mis fin à l’oppression féodale ; au servage a succédé la citoyenneté, fondée sur la représentation du Tiers aux États-Généraux :
« Dans ce tems-là la France se gouvernait presque comme l’Angleterre, nos Rois convoquaient les États Généraux, substitués aux anciens Parlemens. Ces États Généraux étaient entierement semblables aux parlemens d’Angleterre, composés des nobles, des évêques & des députés des villes80. Les États Généraux, tenus en 1355, firent signer au roi Jean de France presque les mêmes règlemens que la fameuse charte qu’avait signé Jean roi d’Angleterre81. »
53Certes, il n’est pas question du doublement du Tiers. Cependant, le parallèle avec la Chambre des communes anglaise est parlant.
54Enfin, la seconde partie de la brochure est consacrée aux États de Champagne et leur rôle glorieux dans l’histoire, notamment en 1358, lorsque le Dauphin (futur Charles V) s’opposa aux États généraux dominés par la noblesse et, s’appuyant sur les États de Champagne, marcha sur Paris qui cèda et lui accorda les subsides demandés. Ainsi, l’histoire justifie-t-elle la préférence accordée par Buirette au rétablissement des États de la Champagne plutôt qu’à la création d’une institution nouvelle, l’assemblée provinciale, placée sous la coupe de l’intendant.
55La brochure s’achève sur le plaidoyer prononcé, en 1719, par l’avocat général du Parlement de Paris, Lamoignon de Blancmesnil, qui démontre que, durant la séance des États Généraux, le pouvoir du parlement ne reçoit aucune diminution, puisque son autorité n’est autre chose que celle du roi82 – joli pied de nez à Lamoignon –, le garde des sceaux honni depuis les édits de mai.
56Pour fêter sa disgrâce, ainsi que le retour des parlements, Buirette de Verrières publia, à l’automne 1788, ses Annales historiques de la ville et comté pairie de Châlons-sur-Marne, mais dans une version considérablement remaniée par rapport au manuscrit soumis six mois plus tôt au censeur.
Les communes
57Buirette de Verrières avait été le meneur de l’opposition à Châlons contre les édits de mai. Il était l’auteur d’un poème satyrique : les Geais de Châlons ou Confession magistérielle de l’avocat du roi du défunt grand-bailliage de Châlons-sur-Marne, si violente qu’elle lui valut des déboires83. Il avait également commandé au graveur François-Nicolas Martinet une estampe, intitulée Senatoriae virtutis triumphus commémorant les cinq mois d’exil des cours souveraines84.
58Le premier volume s’ouvrait sur l’approbation du censeur datée d’avril 1788 suivie de la note suivante :
« L’auteur a depuis refondu tout son Ouvrage, & étant sur les lieux, il a employé le loisir de plusieurs mois à consulter tous les monumens publics & particuliers, pour répondre à l’invitation de son censeur, dont les conseils l’ont déterminé à ce nouveau travail, sur lequel il a obtenu l’approbation suivante. »
59Et, en effet, Buirette a suivi les recommandations du censeur : l’histoire religieuse de la ville est complétée par celle de la municipalité, au risque de certaines incohérences ! Dans la Préface, Buirette de Verrières annonce son association avec Nicolas Bricaire De La Dixmerie (1731-1791), poète et orateur prolifique, qui faisait partie de l’Académie d’Arras et, surtout, qui était un membre éminent de la loge des Neuf Sœurs dans laquelle il avait patronné Voltaire : cette collaboration témoigne des liens de Buirette avec les milieux littéraires de la capitale85.
60À l’éloge des Francs s’ajoute désormais celui des Gaulois, peuples redoutés qui s’établirent dans toute l’Europe et l’Asie86. Les Gaulois ont moins été vaincus par les Romains que par leurs divisions intestines causées par « le goût naturel de l’homme pour la liberté87 ».
61Lors de la conquête des Gaules par César, il existait deux types de gouvernement : le monarchique où « celui qui entretenait un plus grand nombre de gens de guerre à sa solde y usurpait communément la domina88 » et le « populaire » où
« Les principaux & les plus notables personnages étaient chargés de la conduite de l’État. Le plus distingué d’entr’eux, élu tous les ans de toute la Cité, avait seul la principale autorité, en tems de paix & de guerre. Ce régime leur rendait odieux jusqu’au nom même de roi & leur assurait tous les avantages du républicisme89. »
62Ces avantages de la République consistent en la fraternité, « un lien réciproque rendait la fortune & le malheur commun », et la liberté ; ces « peuples qui ne reconnaissaient point de roi, étaient appelés libres ». Le gouvernement populaire existait notamment, selon lui, dans la ville de Reims, dont Châlons dépendait. Buirette, ici, s’inspire visiblement de l’histoire libérale du chanoine Anquetil publiée trente ans plus tôt90. Alors que César soumit par les armes les royautés gauloises, il conserva aux gouvernements populaires « le droit de Cité avec la liberté de se nommer leurs magistrats choisis entr’eux91 ». Comme les Romains, les Francs conservèrent aux Gaulois conquis « la loi municipale » ou « échevinage » puisque
« Ce peuple guerrier avait le plus grand intérêt à perpétuer un usage qui était le contre poids de tout abus d’autorité, de l’oppression du faible, & de toute entreprise sur les droits sacrés de l’égalité92. »
63La pensée du duc de Boulainvilliers avait ainsi contribué à développer, chez Buirette, l’idée d’égalité93.
64Ce n’est qu’en 1255, que le roi Saint-Louis interdit aux habitants de s’assembler sans la permission de l’évêque, ce qui suscite l’incompréhension de Buirette :
« Cette dérogation au droit primitif doit, puisqu’elle existe, faire présumer quelques motifs importans ou nécessaires qui ont déterminé à porter ainsi atteinte à la liberté du peuple94. »
65Le lecteur avisé pouvait trouver seul ces « motifs importants » : « la tyrannie féodale » est seule responsable de cette « usurpation95 ».
66Ce récit de l’histoire des origines de l’échevinage est assorti du « tableau général du XIIe siècle96 » qui porte sur les « révolutions heureuses qu’il a apportées dans la constitution morale et physique de l’État » Il y développe l’idée de Mably, déjà présentée dans la brochure des États de Champagne, selon laquelle la royauté s’allia au Tiers-État pour renverser le gouvernement féodal. C’est Louis le Gros qui commence par affranchir le peuple avant d’accorder des chartes communales : en effet, face aux seigneurs, le roi n’avait point de troupes pour se défendre et il s’adressa aux villes : « ce système avait besoin, pour réussir, d’un véhicule puissant, ce fut de s’attacher les hommes par ce qu’ils ont de plus sensible, la liberté97. »
67Certes, il n’existait pas de commune à Châlons restée sous la juridiction de l’évêque98. En revanche, la ville a été dotée d’un bailliage. La justice royale a mis fin à l’arbitraire de la justice seigneuriale :
« La ligne odieuse que l’indépendance du règne féodal avait tracé entre la condition des vassaux & celle des seigneurs, cette ligne fut effacée pour jamais : l’égalité se rétablit avec l’exacte équité : l’humanité rentra dans tous ses droits99. »
68La parution de cette histoire s’inscrit dans le contexte de la réunion des centaines d’assemblées de communautés qui s’étaient formées, souvent à l’initiative des maires, afin de délibérer sur le mode de représentation du Tiers ; elles étaient composées en majorité de marchands et artisans, avocats, officiers et médecins, alors que nobles et paysans y étaient minoritaires100. Vivian Gruder a montré que la Champagne était l’une des dix provinces ou généralités où la prise de parole des municipalités fut la plus importante en 1788101.
69Il est difficile de mesurer la réception de l’ouvrage. Un indice : l’approbation enthousiaste du censeur, datée du 21 septembre 1788, qui indique que cette histoire offre au lecteur une foule de richesses qui deviendront « la propriété de tous ses compatriotes & celle de tous les hommes de lettres qui cherchent à s’instruire par des autorités qui ne peuvent être contestées ».
70Une note annonçait la parution de la seconde partie des Annales pour janvier 1789 et la troisième pour avril. Elles ne parurent jamais.
Conclusion
71En effet, Claude Rémy Buirette de Verrières quitta Châlons pour Paris au début de la Révolution. Il s’inscrivit au barreau de Paris, devenant le défenseur de Santerre et de Marat102, tout en continuant ses activités d’homme de lettres : il collabora à l’Ami du Peuple de Marat et créa un périodique : L’Ami de la loi103. Il fit brièvement partie de la nouvelle municipalité de Sainte-Ménéhould, proche de sa terre de Verrières104, avant de repartir pour Paris. Membre du club des Cordeliers, il participa à la pétition pour la déchéance du roi en juillet 1791, ce qui lui valut d’être emprisonné. La seconde Révolution lui permit d’assouvir son goût pour l’armée : il leva en juillet 1792 un corps de volontaires ; au lendemain de la journée du 10 août, il devint commandant en chef de la garde nationale de Paris et participa à la bataille de Jemmapes auprès de Dumouriez ; il mourut gouverneur militaire d’Anvers, le 9 janvier 1793. Son cœur fut rapporté à Paris et exposé au club des Cordeliers où le rejoindra celui de Marat.
72Son engagement politique laissa perplexe ses anciens confrères. L’avocat au Parlement de Paris, Maton de La Varenne, écrit à son sujet qu’il était une « espèce de nain, d’une difformité aussi monstrueuse que son âme. Avant de s’être jeté dans les fureurs de la plus sotte démagogie, il avait été le vil flagorneur des Grands et royaliste outré105 ». Pourtant, la réflexion sur le passé de Buirette de Verrières révèle l’unité de sa pensée : celle du culte de la Nation. D’abord incarnée par le Parlement, celle-ci est ensuite assimilée au Tiers représenté par les États Généraux.
Notes de bas de page
1 Mathiez A., Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champs de Mars, Paris, Champion, 1910, p. 203-204.
2 Lhote A., Biographie châlonnaise avec documents inédits, Châlons-sur-Marne, Martin, 1870, p. 53.
3 Bell D. A., Lawyers and Citizens. The Making of a Political Elite in Old Regime France, Princeton, Oxford University Press, 1994; Maza S., Vies privées, affaires publiques: les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Paris, Fayard, 1997 [Berkeley, 1993]; Karpik L., Les avocats. Entre l’État, le public et le marché : XIIIe-XXe siècle, Paris, Gallimard, 1995 ; Leuwers H., L’invention du barreau Français, 1660-1830. La constitution nationale d’un groupe professionnel, Paris, EHESS, 2006.
4 Dolan C., « L’identité urbaine et les histoires locales publiées du XVIe au XVIIIe siècle en France », Canadian Journal of History, 27, 1992, p. 278-298 ; Aubert G, « La question de l’érudition historique dans les villes bretonnes sous l’Ancien Régime », Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 84, 2006, p. 443-471.
5 Je me permets de renvoyer à mon article, Coulomb C., « L’historien de la ville et l’espace public », Histoire Urbaine, 28, 2010, p. 123-145.
6 Leuwers H. op. cit., p. 231.
7 Ode sur les embellissements de Chalons-sur-Marne suivie d’un éloge historique de cette ville par M. Buirette de Verrières, Bâchelier en Droit, Châlons-sur-Marne, chez Bouchard, imprimeur du roi, de la ville & du collège, Briquet, libraire, au marché, 1773, in-12, 88 p. Le permis d’imprimer date du 10 novembre 1772.
8 Son acte de baptême est retranscrit par Lhote A., op. cit., p. 371.
9 Lhote A., op. cit., p. 53.
10 Simiz S. (dir.), La Parole publique en ville des Réformes à la Révolution, Villeneuve-d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012.
11 Bonnet J.-C., Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, Coll. L’esprit de la cité, 1998, p. 100.
12 Lepetit B., Les Villes dans la France moderne : 1740-1840, Paris, A. Michel, coll. L’évolution de l’humanité, 1988, p. 54.
13 Roche D., Les Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux au siècle des Lumières, Paris, éd. de l’EHESS, 1989, 2 vol.
14 Roche D., « La diffusion des Lumières. Un exemple : l’Académie de Châlons-sur-Marne », Annales Économies, Sociétés, Civilisations, 1964, vol. 19, n° 5, p. 887-922 ; p. 910.
15 Ibid., p. 890-891.
16 Journal de Verdun, mars 1743, p. 174-178. À ce sujet, je me permets de renvoyer à mon article, « Chanter la ville. Les éloges de villes publiés en France des années 1640 aux années 1780 », in Le Page D. (dir.), Urbanités. Mélanges en l’honneur de Christine Lamarre, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2012.
17 Leuwers H., op. cit., p. 304.
18 Béroujon A., « Les marbres le diront à la postérité. Claude-François Ménestrier et l’écriture du pouvoir au XVIIe siècle », Histoire Urbaine, 28, 2010, p. 105-122.
19 Buirette de Verrières C.-R., op. cit., p. 14.
20 Ibid., op. cit., p. 28-31.
21 Ibid., p. 48 et p. 52.
22 Ibid., p. 46 ; Dziembowski E., Un Nouveau patriotisme français, 1750-1770 : la France face à la puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept Ans, Oxford, Voltaire Foundation, 1998 ; Moeglin J.-M., Les Bourgeois de Calais. Essai sur un mythe historique, Paris, Albin Michel, 2002.
23 Buirette de Verrières C.-R., op. cit., p. 60.
24 Ibid., p. 68.
25 Ibid., p. 76-78.
26 Bonnet J.-C., op. cit.
27 Buirette de Verrières C.-R., op. cit., p. 21.
28 Bell D. A., The Cult of the Nation in France: Inventing nationalism, 1680-1800, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2001.
29 Dziembowski E., op. cit.
30 Œuvres de Thomas, Paris, Belin, 1819, t. I, p. 78.
31 Ibid., p. 273.
32 Coulomb C., art. cit., p. 140.
33 Paris, N. M. Tilliard, 1770.
34 Voltaire, Épître au roi de la Chine, 1770 ; Correspondance littéraire, 1er mai 1770, p. 3-9.
35 Poinsignon A.-M., Histoire générale de la Champagne et de la Brie, Châlons-sur-Marne, Martin frères, 1885-1886, 3 vol. ; vol. III, p. 337-338.
36 Buirette de Verrières C.-R., op. cit., p. 61 et p. 63.
37 Echeverria D., The Maupeou Revolution: a Study in the History of Libertarianism: France, 1770-1774, Bâton Rouge-Londres, Louisiana State University Press, 1985.
38 Coulomb C., art. cit.
39 Maza S., op. cit.
40 Bernstein H., « Réseaux savants et choix documentaires de l’histoire locale française », Histoire Urbaine, 28, 2010, p. 65-84.
41 Le manuscrit ayant disparu, j’utilise la version publiée six mois plus tard, en septembre 1788 : Annales historiques de la ville et comté-pairie de Châlons-sur-Marne par M. Buirette de Verrièrres [sic], Introduction, à Châlons, Chez Seneuze, Imprimeur du Roi, 1788, avec privilège du roi, in-8°, CCXLV p. ; Annales historiques de la ville et comté-pairie de Châlons-sur-Marne. Première Partie, À Châlons, Chez Seneuze, 1788, in-8°, 328 p.
42 Pélicier P., Inventaire sommaire des archives départementales de la Marne, Archives civiles, C 69, 1892.
43 Smith J. M., Nobility Reimagined. The Patriotic Nation in Eighteenth-Century France, Ithaca-Londres, Cornell University, 2005.
44 Drévillon H., « L’âme est à Dieu et l’honneur à nous. Honneur et distinction de soi dans la société d’Ancien Régime », Revue Historique, n° 654, 2010/2, p. 361-395.
45 Mathiez A., Autour de Danton, Paris, Payot, 1926, p. 70. Notons qu’en 1777, Jean-Paul Marat, son aîné de six ans, obtint le brevet de médecin des gardes du corps du comte d’Artois.
46 Châlons, 1788 ; un compte-rendu fut publié dans le Journal Encyclopédique, avril 1789, p. 143.
47 Les Annales..., Introduction... op. cit., p. xix.
48 D. Roche, art. cit., p. 890.
49 Furet F., Ozouf M., « Deux définitions historiques de la société française au XVIIIe siècle : Mably et Boulainvilliers », Annales Économies, Sociétés, Civilisations, 34, 1979, p. 438-450.
50 Buirette de Verrières C.-R., op. cit., p. xliv.
51 Ibid., p. xlivi.
52 Ibid., p. xxxvii.
53 Ibid., p. xlv.
54 Ibid., p. 20.
55 Ibid., p. 21 et p. 44.
56 Swann J., Politics and the Parlement of Paris under Louis XV, 1754-1774, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 3.
57 Roche D., art. cit., p. 892.
58 Les Annales... Première partie... op. cit., p. 126.
59 Ibid., p. 2-3.
60 Ibid., p. 4.
61 Ibid., p. 5.
62 Ibid.
63 Shovlin J., The Political Economy of Virtue: Luxury, Patriotism and the Origins of the French Revolution, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 2006.
64 Mémoires historiques et critiques pour l’histoire de Troyes, Tome premier, Paris, veuve Duchesne, 1774.
65 Roche D., art. cit., p. 900-902 et 908.
66 Les Annales... Introduction... op. cit., p. clxxvii.
67 Ibid., p. cxcvii.
68 Ibid., p. ccxl.
69 Ibid., p. cxciv.
70 Ibid., p. cxxviii.
71 Ibid., p. lxxviii.
72 Cragg O., Davison R., Sexualité, mariage et famille au XVIIIe siècle, Presses universitaires de Laval, 1998, p. 162-165.
73 Les États de Champagne par M. Buirette de Verrières, Châlons, Chez Seneuze, Imprimeur du roi, 1788, in-8°, p. 61.
74 Ibid., p. 21-22.
75 Ibid., p. 24.
76 Ibid.
77 Ibid., p. 25.
78 Ibid.
79 Furet F., Ozouf M., art. cit.; Wright J. K., A Classical republican in 18th century France: the Political thought of Mably, Stanford University Press, 1997; Gembicki D., « Le renouveau des études sur les communes médiévales au XVIIIe siècle », La ville au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Édisud, 1975, p. 205-211.
80 Souligné dans le texte.
81 Buirette de Verrières C.-R., op. cit., p. 26.
82 Ibid., p. 61.
83 Les Geais de Châlons ou Confession magistrielle de l’avocat du roi du défunt grand-bailliage de Châlons-sur-Marne, Troyes, impr. P. Bonnefin, 1788, in-8°, 40 p. Ce pamphlet est anonyme mais son parent, Claude Buirette le lui attribue, Histoire de la ville de Sainte-Ménéhould et de ses environs, Sainte-Ménéhould, 1837, p. 525.
84 Datée du 24 septembre 1788.
85 Annales..., Introduction... op. cit., p. xii.
86 Ibid., p. ix.
87 Ibid.
88 Ibid., p. xv.
89 Ibid., p. xvi.
90 Histoire civile et politique de la ville de Reims par M. Anquetil, chanoine régulier de la Congrégation de France, Reims, Delaistre-Godet fils, 1756, 3 vol. , in-8° ; Coulomb C., “The Making of a bourgeois identity ? Urban Histories and their historians in Eighteenth-century France”, Swann J. (dir.), The Crisis of the Absolute Monarchy, Londres, British Academy, 2013.
91 Annales..., Introduction... op. cit., p. xvii.
92 Ibid., p. xlvi.
93 Furet F., Ozouf M., art. cit.
94 Annales... première partie... op. cit.., p. 106-107.
95 Ibid., p. 113-115.
96 Ibid., p. 242-261.
97 Ibid., p. 250.
98 Ibid., p. 250-251.
99 Ibid., p. 260.
100 Gruder V., « Liberté, égalité... les mots des assemblées des communautés en 1788 », Duprat A. (dir.), Révolutions et mythes identitaires. Mots, violences, mémoire, Paris, Nouveau Monde éditions, 2009, p. 17-29.
101 Ibid.
102 Monnier R., Un bourgeois sans-culotte, le général Santerre, Paris, Publications de la Sorbonne, 1990, p. 33.
103 Mathiez A., op. cit., p. 204.
104 Buirette Cl., op. cit., p. 525.
105 Histoire particulière des événements qui ont eu lieu en France pendant les mois de juin, juillet, d’août et de septembre 1792, Paris, 1806, p. 463.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008