Conclusion générale
p. 373-378
Texte intégral
1Au regard de la surface médiatique qu’il occupe et du nombre de pratiquants, de spectateurs et de téléspectateurs qu’il réunit, le football est aujourd’hui le sport le plus populaire en France. En dépit de cette suprématie partagée avec de nombreux pays européens, une spécificité hexagonale demeure. Paris et sa banlieue, viviers pourtant reconnus pour le nombre de ses clubs et de ses pratiquants, n’ont pesé dans le paysage footballistique français que très peu de temps alors que la plupart des grandes capitales européennes abritent plusieurs clubs d’envergure internationale1. Eu égard à l’intérêt des travaux universitaires pour le football de haut niveau, on peut comprendre l’absence d’analyse approfondie sur cet espace sportif secondaire2. Ce dédain initial occulte cependant la place et le rôle du football parisien dans le développement du football français au cours des premières décennies que nous avons étudiées. En effet, de la fin du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale, Paris et sa banlieue représentent un espace central du football français, que ce soit par le dynamisme de leurs dirigeants, le niveau technique de leurs équipes, la renommée de leurs joueurs ou l’attractivité que la capitale exerce sur les étrangers. Mais cette hégémonie s’estompe au cours de l’entre-deux-guerres. En dépit d’un nombre important de pratiquants et de spectateurs, le football parisien n’occupe plus une place de choix sur la scène nationale. Si le football a une place importante dans les sports pratiqués à l’intérieur du département, le football de la Seine reste assez marginal à l’échelle de l’Hexagone. Trois faisceaux de facteurs explicatifs nous permettent d’éclaircir cette situation de périphérie sportive d’un département qui est, par ailleurs, un espace capital pour de nombreuses pratiques et productions culturelles françaises.
2Tout d’abord, cette place secondaire du football parisien s’explique par l’évolution institutionnelle du football français. Nous avons vu que le « jacobinisme sportif » de la FFFA avait asphyxié en partie le développement commercial et sportif du football parisien. Avec la commercialisation puis la professionnalisation du football, le manque de capitaux de nombreux dirigeants de football, détenteurs d’un type de capital plus culturel qu’économique, n’avait pas permis la réussite sportive de la plupart des clubs de la Seine. Ainsi, Paris et sa banlieue n’ont pas bénéficié comme à Sochaux3, Londres4 ou Turin5 de l’engagement d’entreprises souhaitant investir des sommes conséquentes dans l’achat de joueurs de football. Enfin, on peut estimer que l’évolution des structures paroissiales, pourtant au cœur des premiers développements institutionnels, a privé le football parisien d’un appui fondamental. En Grande-Bretagne, les Bolton Wanderers ou le club d’Aston Villa qui est situé à Birmingham témoignent de l’importance de ces structures dans le développement du football6. En France, on peut également mesurer l’importance de certains patronages dans le développement du football. Alors que l’Association de la Jeunesse Auxerroise animée par l’Abbé Deschamps devient l’un des piliers du football professionnel en France7, le dense réseau de patronages en Bretagne a également permis un développement précoce et durable du football dans cette région8. Tout se passe comme si dans les régions rurales ou dans certaines villes de province où l’encadrement des œuvres catholiques fut très présent, les patronages avaient une place décisive dans le développement du football. En revanche, dans la capitale française, leur apport est plus nuancé. D’une part, les patronages parisiens adoptent assez rapidement une attitude de défiance à l’égard d’une pratique qui modifie considérablement l’esprit des œuvres auprès d’une population urbaine dont la reconquête est moins aisée. D’autre part, l’implantation des patronages dans les communes de Seine banlieue est assez lâche, ce qui limite leur rôle dans la diffusion du football aux patronages intramuros. En dernier lieu, l’attitude des principaux dirigeants du football catholique parisien qui s’investissent à la fin des années 1900 dans le processus d’autonomisation de la pratique autorisé par la maladresse diplomatique de l’USFSA conduit à la marginalisation du football au sein des patronages.
3Ensuite, le football parisien souffre d’un déficit d’identité. La prospérité d’un club de football, comme le montre le succès croissant qu’il rencontre en province à partir des années 1910, tient en partie à sa capacité à représenter et à mobiliser une communauté locale, qui s’identifie alors au club en question. Or, le nomadisme des clubs parisiens, qu’il soit dû à la pression foncière ou à la stratégie commerciale de leurs dirigeants, freine ce processus identificatoire, dans la mesure où l’espace est un des points de fixation indispensable à l’adhésion affective pour un club. D’un côté, les cafés et les brasseries parisiens n’ont pas comme en Angleterre permis de dynamiser la pratique. S’ils offrent un espace de sociabilité non négligeable pour les associations souvent nomades, ils n’entretiennent que rarement une relation intime avec l’équipe de football, contrairement au « pub » qui est une institution porteuse de l’identité associative. D’un autre côté, les changements répétés de terrains, de stades voire de communes nuisent à l’identité de ces clubs. On peut également estimer que la composition de la population de la capitale gêne la constitution d’une identité collective autour d’une équipe de football. Nous avons notamment vu que l’importance au cours de l’entre-deux-guerres des clubs communautaires, comme la venue régulière d’équipes de province, de clubs étrangers ou même de sélections nationales de football fonctionnent comme autant d’« écrans identificatoires » puisque ces structures ou ces événements sportifs réactivent le sentiment d’appartenance du migrant provincial ou immigré avec sa terre natale ou son pays d’origine.
4Enfin, la configuration politique de la Seine nous paraît essentielle pour comprendre le manque de rayonnement du football parisien. En premier lieu, l’absence de pouvoir politique qui aurait pu être tenté de convertir le capital symbolique des victoires sportives en prestige politique. De surcroît, l’émergence de la banlieue municipale, dont les édiles vont faire du sport un des éléments d’affirmation de leur souveraineté à l’égard des clubs de la capitale et de leurs opposants politiques locaux, entrave le processus de commercialisation devenu nécessaire pour briller sur la scène nationale ou internationale, l’exemple de Charenton étant dans les années 1920 fortement représentatif de cette évolution.
5Néanmoins, le manque de réussite sportive des clubs de la capitale n’épuise pas les enjeux que nous avons tentés de mettre en évidence au cours de nos recherches. Si l’étude du département de la Seine permet de révéler les spécificités du développement d’une pratique sportive en situation de capitale culturelle et de mettre en évidence les effets de son autonomisation, nous avons également vu que le football représente un des principaux leviers de l’affirmation de l’identité banlieusarde, de même qu’un versant important de la culture ouvrière et de certaines communautés de provinciaux et d’immigrés au cours de l’entre-deux-guerres. En outre, l’analyse de la spatialisation de cette pratique culturelle a montré la manière dont ces associations sportives fondées sur l’appartenance à la localité, à l’entreprise ou à la communauté d’origine, sont bien souvent mises au service d’une tentative de contrôle social de la part de notables, qu’ils soient élus municipaux, leaders communautaires ou chefs d’entreprises, sur les joueurs de football, leurs loisirs et même leurs familles. Cette emprise est également très présente lorsque l’on porte attention aux dispositifs associatifs et médiatiques déployés par les acteurs dominants du champ sportif comme les dirigeants fédéraux, les vedettes professionnelles et les journalistes qui les mettent en scène. Ces acteurs déterminent la trajectoire du football et la représentation que les joueurs se font de leur pratique. Mais l’analyse du comportement des joueurs sur le terrain, de leur mobilité associative et géographique ainsi que l’observation du public des stades attestent la capacité des individus à résister aux recommandations de leurs dirigeants, à l’imposition de modèles prêts à admirer, ou encore à la célébration d’équipes qu’il faut absolument encourager.
6Par ailleurs, quels que soient les déboires sportifs des clubs parisiens, l’observation du football à l’échelle du département de la Seine permet d’appréhender la manière dont le football pénètre la société dans laquelle il se développe. Il est évident que les conditions de son apparition et de sa circulation sont liées à des configurations sociales favorables comme l’existence d’une jeunesse anglophile ou la présence d’une communauté britannique importante. Mais ces premiers succès n’expliquent pas l’assise sociale que le football prend au cours des cinq décennies que nous avons étudiées. Le football connaît une diversification sociale importante. Il conquiert progressivement d’autres milieux sociaux que les lycéens, les étudiants et les classes moyennes puisqu’il touche une partie des classes populaires au cours des années 1930. De même, le football concerne des individus de plus en plus âgés par l’augmentation de l’espérance de jeu des footballeurs mais aussi par la récupération d’une partie des amateurs de football dans les travées des stades commerciaux et communaux. Il acquiert surtout une légitimité sociale de premier plan à partir des années 1910. Cette mutation décisive s’explique de différentes manières. En premier lieu, elle tient à la capacité des associations sportives, par le biais de leurs dirigeants, à se nourrir de la légitimité des institutions socialisatrices de premier plan, telles que l’école ou la famille. Elles deviennent dans cette perspective des espaces d’intégration sociale pour bon nombre d’individus. Matérialisant parfois le passage de l’adolescence à l’âge adulte, la pratique du football a cette capacité à prendre en charge l’affirmation de soi pour l’individu comme le groupe. En entrant sur un terrain de football, le jeune parisien peut affirmer sa virilité et manifester son appartenance à une localité. Ensuite, la respectabilité de la pratique s’édifie autour de la construction sociale des vedettes de football qui sont érigées en hommes compétents et vertueux. Leur talent ne sert pas uniquement de modèle pour les jeunes qui les admirent ; il est converti dans les colonnes de la presse de masse en vertus sociales pour les lecteurs susceptibles de s’y projeter. C’est sans doute cette capacité à s’adapter à l’univers de représentation de ses contemporains et d’aspirer les attentes et les valeurs dominantes de chaque époque qui expliquent le succès du football dans les années 1930 d’une France qui entre lentement mais sûrement dans une crise protéiforme.
7Enfin, les recherches que nous avons menées nous ont conduit à appréhender le football dans sa capacité à créer et pérenniser du lien social. Est-il un lieu de socialisation et de construction de dispositions spécifiques de l’individu ou n’est-il qu’un espace d’actualisation d’habitudes déjà incorporées et de consécration de groupes sociaux déjà constitués ? La nature de notre corpus archivistique ne permet pas d’apporter de réponse définitive. Tout au plus pouvons-nous esquisser des pistes de réflexion. Il est évident qu’au sein de nombreuses associations le football représente un entre-soi, un outil de reproduction voire de contrôle sociaux, notamment lorsque l’identité du club est fortement prononcée comme dans le cas des équipes d’universitaires, des clubs communautaires ou des clubs affiliés aux fédérations ouvrières. Mais en même temps, il représente pour certains individus et groupes sociaux un vecteur d’intégration voire de promotion. Nous avons en effet pu voir que certains footballeurs, amateurs comme professionnels, faisaient des choix de carrière qui témoignent de stratégies sociales autorisées par leur talent. Ces stratégies intégratives ne sont pas uniquement le fruit d’individus isolés, animés par leur volonté de réussite sociale ; elles peuvent être collectives, comme l’illustrent le « désir d’autochtonie » de clubs parisiens qui tentent de préserver le stade dont ils bénéficient en Seine banlieue ou encore l’attitude des jeunes hommes dont l’un des enjeux est l’affirmation de leur appartenance au genre masculin. Le football n’est donc pas uniquement le reflet de la société dans laquelle il s’inscrit, mais il ouvre des perspectives à certains acteurs, il contribue à produire des liens sociaux parfois inédits et des identités sociales nouvelles. En retour, cette reconfiguration potentielle et partielle du social que véhicule le football a sans doute infléchi les manières de pratiquer. Il y a bien entendu un rapport au corps qui fait du sport un espace de reproduction, d’actualisation d’habitudes déjà incorporées (liées à l’éducation, à l’origine sociale, etc.). Mais il y a aussi les horizons qu’ouvre le football et auxquels la famille, le travail ou la communauté d’originaires ne permettaient pas forcément d’accéder. Il semble par exemple évident que celui qui souhaitait faire du football un moyen d’ascension sociale ne pratiquait pas dans l’entre-deux-guerres de la même manière que celui qui, par la pratique dans un club donné, souhaitait s’insérer dans une identité locale.
8Aussi, l’emprise et l’empreinte des stratégies sociales dans la pratique même du football nous amènent à suggérer l’idée selon laquelle l’identité d’un sport est intimement liée aux acteurs qui s’y investissent, aux attentes qu’ils en ont, et aux représentations sociales qu’ils y projettent. C’est pourquoi, en dépit de l’existence d’un cadre réglementaire partagé par tous les joueurs, amateurs ou professionnels, de toutes les fédérations sportives, nous avons estimé qu’il n’y a pas de football en tant que tel, mais des footballs qui sont pratiqués de manière différente par des acteurs aux attentes très hétérogènes. Cette dimension plurielle du football se nourrit de représentations sociales des individus et des groupes qui évoluent au fil du temps, en fonction des contextes politiques, économiques et sociaux. Loin de nous placer dans le cadre restrictif et réducteur des propriétés formelles et réglementaires de la pratique sportive9, notre démarche fait de la capacité d’une pratique et d’un spectacle sportifs à s’immiscer dans un environnement socioculturel donné et à y tenir une place de choix, un élément primordial pour son développement ultérieur. Car cette plasticité autorise une appropriation différenciée et diversifiée10 des acteurs qui est un sérieux gage de l’émulation sociale sur laquelle le football peut alors compter pour s’épanouir durablement.
Notes de bas de page
1 Ainsi Barcelone, Madrid, Milan, Rome, Turin, Londres, Manchester et bien d’autres grandes métropoles européennes comptent plusieurs clubs qui participent depuis de nombreuses décennies aux championnats professionnels de leur pays et aux compétitions européennes réunissant les meilleures équipes de ces championnats nationaux.
2 Sur ces tendances historiographiques, nous renvoyons le lecteur à notre introduction générale.
3 On se reportera aux travaux d’Antoine Mourat sur la stratégie sportive de Jean-Pierre Peugeot.
4 Korr C., West Ham United : The Making of a Football Club, University of Illinois press, 1986.
5 Dietschy P., Football et société à Turin, op. cit.
6 Mason T., Association Football and English Society, op. cit.
7 Groeninger F. et Martin E., « L’Association de la Jeunesse Auxerroise (AJA) et son temps », in Munoz L. et Lecocq G. (dir.), Des patronages aux associations. La Fédération Sportive et Culturelle de France face aux mutations socioculturelles, Paris, L’Harmattan, 2009.
8 Lagrée M., Religion et cultures en Bretagne, 1850-1950. Paris, Fayard, 1992.
9 Darbon S., « Pour une anthropologie des pratiques sportives. Propriétés formelles et rapport au corps dans le rugby à XV », Techniques & Culture, no 39, 2002. Disponible sur [http://tc.revues.org/153].
10 Sur cette question, nous renvoyons à Chartier R., « Le monde comme représentation », Annales E.S.C., 1989, vol. 44, no 6, p. 1505-1520.
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