Paroisse, territoire et communauté dans la Bohême de l’époque moderne
p. 197-206
Résumé
Parishes were a stake in the recatholicization of Bohemia: since 15th cent., Utraquists and Catholics had theoretically controlled parishes but after the (1609) Letter of Majesty, this pre-hussite network was no longer legal reference. This new situation soon changed with the White Mountain catholic victory (1620), initiating Bohemia’s return to the catholic faith. This drastically reduced the number of parishes. The re-forming of a parochial network was the major task from 1648 to Josef II. To assume cura animarum where parishes lacked, the exemption of the regulars was, paradoxically, the prerequisite condition to conversion, pastoral care and reconstruction of parishes.
Texte intégral
1Le problème paroissial bohême1 semble avoir été posé une fois pour toutes par le chanoine catholique Václav Hajek z Libočan. À la fin de sa Chronique de Bohême (1543), il fait le décompte, par archidiaconé, des 2033 paroisses de Bohême. Hajek, qui arrive à ce si soigneux total, sait pourtant pertinemment qu’au moment où il écrit, seule la moitié de ces paroisses a encore un curé, et que ce curé n’est catholique que dans le sixième des cas environ. Les guerres hussites (1419-1436) sont en effet passées par là. Or le chanoine Hajek semble les tenir pour nulles et non avenues : pour lui, les paroisses bohêmes du temps de l’apogée médiéval catholique existent, et sont l’armature religieuse naturelle, normale et nécessaire du royaume.
2Une telle vision des choses n’eût pas été trouvée choquante à l’époque baroque. L’archevêque de Prague, Mgr de Valdštejn (1675-1694) oppose ainsi avec éloquence, dans sa relation ad limina de 1680, les 1883 paroisses de 1378 aux 587 qu’il tient sous sa crosse. Au même moment l’historien jésuite Bohuslav Balbín (1688) dépouille le Liber erectionis praguois du XIVe siècle, pour y puiser une liste des fondations de bénéfices propre à illustrer sa thèse exaltant la ferveur catholique de la Bohême de Charles IV (1346-1378)2.
3Il est assez piquant que cette manie de comparer les réseaux paroissiaux médiévaux et baroques ait été reprise et amplifiée par les modernes. Ainsi, alors même que la Contre-réforme devenait, sous la plume des historiens nationalistes, le tombeau de la nation tchèque creusé par des Habsbourg germanisateurs et catholiques, il devenait urgent d’expliquer comment ladite nation tchèque pouvait ressortir immortelle, deux siècles plus tard, de ces redoutables ténèbres (temno). Et là, qu’il y ait eu moins de paroisses à l’époque baroque que sous Charles IV tombait à pic : c’était la preuve que la conversion du xviie n’avait été qu’un trompe-l’œil. Certains historiens, pas seulement catholiques, allèrent contre cette idée. Il en resta une étude des recréations de paroisses au XVIIe siècle3. Elle sert de fondement aux belles analyses statistiques contemporaines du réseau paroissial. Mais ces dernières ne semblent pas pour autant avoir abandonné l’étalon médiéval comme référence suprême4.
4Loin de nous l’idée de sous-estimer a priori l’importance historique de l’encadrement paroissial des populations, ni de son étude sur le temps long. Mais cette dernière a-t-elle vraiment un sens dans le cas de la Bohême de l’époque moderne ? Certes, les terres du quadrilatère tchèque que couvrait l’archidiocèse de Prague étaient un vieux pays chrétien. Certaines paroisses gardaient fièrement le souvenir du passage des saints Cyrille et Méthode – l’église d’Hemže (u Chocně), par exemple – ou de saint Venceslas – à Stará Boleslav. Cependant le royaume ne comptait vers 1620 que 10 % de catholiques. Alors même que le cardinal Harrach tentait de ramener le reste de la population dans le giron de l’Eglise, que signifiaient ses trois cents curés de 1628-1629 pour le gros million de diocésains et les 2033 paroisses de Hajek ? Un progrès par rapport à l’époque précédente – ils l’étaient – ou une infime poignée eu égard aux besoins – ils l’étaient aussi ?
5Dès lors, la question est bien moins le nombre des paroisses que leur rôle dans la reconquête des âmes. Rares sont en effet les pays qui ont connu un basculement religieux comparable à celui qui ébranle la Bohême du XVIIe siècle : la population catholique, peut-être un tiers des habitants au début du XVIe siècle, sans doute un dixième vers 1620, est majoritaire dès la fin de la guerre de Trente Ans, à coup d’expulsions et de conversions massives, et devient hégémonique dès la fin du siècle. À l’adhésion en parole succède l’adhésion des cœurs, que manifeste bien le refus de la population, à 3 ou 4 % près, de quitter le catholicisme lorsque Joseph II, en 1781, promulgue sa patente de tolérance. Les paroisses sont alors un enjeu : les contrôler, puis les multiplier est la condition de la conversion des âmes. Mais quelles paroisses naissent alors de ce processus ? Et comment, alors qu’elles sont si peu nombreuses, les paroissiens ont-ils accès au prêtre, à la doctrine et aux sacrements ?
6L’histoire religieuse tchèque moderne peut, grosso modo et a posteriori, se résumer en trois moments : au XVIe siècle, les catholiques préparent la reconquête des âmes ; au XVIIe, ils l’appliquent ; au XVIIIe, ils en goûtent les fruits. La question de la paroisse s’y pose à chaque fois de façon différente.
7Les guerres hussites avaient fait de la Bohême le royaume de deux peuples théoriquement égaux en droit, l’utraquiste ou hussite et le catholique. Concrètement, cela signifiait que les paroisses étaient allées soit aux uns soit aux autres. Mais ce partage n’avait rien de définitif. En décidait en dernier recours le patron, la plupart du temps un noble, mais parfois aussi une ville ou la Chambre de Bohême pour les domaines royaux, plus rarement enfin une institution ecclésiastique. C’est au patron qu’il revenait de présenter un prêtre à un consistoire, l’utraquiste ou le catholique5. Certes, des réclamations pouvaient avoir lieu, mais au début du XVIe siècle, la géographie religieuse reste stable. Le Consistoire d’en-bas contrôle Prague et le cœur du royaume. Les catholiques ont leurs bastions dans les terres germanophones des confins et dans les régions linguistiquement mixtes autour des grandes villes catholiques de Plzeň (Pilsen, à l’ouest) et de České Budějovice (Böhmisch Budweis, au sud). Les deux consistoires traitent des matières bénéficiales, matrimoniales et canoniques et le justifient par la vacance du siège archiépiscopal. En fait, ces deux juridictions acéphales et concurrentes sont confrontées aux mêmes problèmes, le premier étant leur incapacité à faire respecter leur autorité face aux patrons. Ceux-ci annexent de facto les biens ecclésiastiques et dirigent le curé qu’ils chassent quand bon leur semble, sans que les protestations du consistoire aient d’autre effet que sonore.
8La première atteinte au système paroissial traditionnel est portée au début du XVIe siècle par l’Unité des Frères, héritière du hussitisme radical. En 1500, elle décide de se doter d’une hiérarchie propre avec seniores, évêques et synode. La grande liberté dont jouissent de facto les seigneurs-patrons permet le développement de 400 communautés de Frères (Borový). Leur présence est en effet bénéfique pour les domaines : les Frères sont réputés pacifiques, travailleurs, instruits et honnêtes. Lorsque les édits pris contre eux sous les Jagellon sont appliqués, comme en 1547 par Ferdinand Ier de Habsbourg (1526-1564), les communautés se replient en Moravie, en Silésie, ou en Pologne.
9Les Frères sont minoritaires mais influents, assez discrets mais somme toute relativement saisissables par l’historien. Ce n’est pas le cas du luthéranisme bohême. Il touche par l’intérieur les deux Églises légales. Dès la première moitié du siècle, les paroisses catholiques germanophones sont atteintes. C’est le moment où, dans le cercle de Loket (Elbogen, Cubitus), à la pointe occidentale du quadrilatère, font défection toutes les paroisses catholiques qui ne sont pas tenues par les croisés (ou croisiers) à l’étoile rouge, l’ordre religieux fondé par sainte Agnès de Bohême. Le basculement n’est pas pourtant partout aussi radical ; des situations paroissiales hautement ambiguës subsistent. Il en va de même des paroisses utraquistes, bien qu’elles soient touchées plus tardivement : c’est surtout dans la deuxième moitié du siècle que le consistoire cherche à endiguer la montée des doctrines luthériennes dans le clergé et les paroisses. Le rôle des patrons est ici capital : ce sont eux qui imposent à un consistoire impuissant des prêtres mariés, parfois non ordonnés, formés à Wittenberg ou dans l’Empire. Pire, le consistoire lui-même devient l’objet d’une lutte d’influence entre les partisans de l’ancienne discipline et le courant pro-luthérien, respectivement baptisés néo- et vétéro-utraquistes par les historiens. Zdeněk David6 a récemment remis en cause cette distinction, en affirmant que le passage au luthéranisme était le fait de la nation politique, donc de la noblesse, tandis que la masse de la population restait fidèle aux formes anciennes de l’utraquisme.
10La rénovation du siège archiépiscopal de Prague par Pie IV (1561) n’est pas sans conséquence non plus sur l’évolution paroissiale. Elle vise à obtenir le retour des utraquistes dans le giron de Rome, qui à cette fin concède le calice aux fidèles (1564). Le consistoire d’en-bas se trouve dans une position fort délicate. Il reconnaît d’un côté l’autorité de l’archevêque : il lui réclame d’ordonner ses prêtres, il en reçoit les saintes huiles et certaines décisions canoniques. Mais il refuse la plupart du temps de se soumettre à lui. Les tentatives d’union formelle de 1564, 1572 ou 1593 restent sans lendemain. À partir de l’archevêque Zbyněk Berka z Dubé a Lipé (1593-1606)7, les catholiques cherchent moins à rallier des utraquistes qu’à en récupérer les paroisses au profit de prêtres catholiques, seuls aptes, légalement, à tenir des cures en Bohême car ordonnés sacramentellement et non mariés. On le voit sur les terres de grands seigneurs récemment convertis au catholicisme, ou dans les villes royales. Mais le clergé manque.
11Ce réveil catholique a lieu au temps d’une montée des oppositions politiques. Dans ce pays d’états (stavovský stát) qu’est la Bohême, la défense des non-catholiques est l’étendard que brandit la noblesse contre l’autorité du roi Habsbourg, catholique. Aussi, lorsque Maximilien II, fils de Ferdinand, avait promis une large tolérance aux protestants, il s’était bien gardé de s’engager autrement qu’oralement (Confessio bohemica, 1575). Lorsque son successeur Rodolphe II, affaibli, se voit contraint d’accorder une liberté religieuse presque totale (Lettre de Majesté, 1609), il commet un acte que certains assimilent à un suicide religieux et politique. Le gouvernement des non-catholiques se fait désormais par un consistoire rénové, dans la main de la noblesse, d’où les éléments religieusement les plus modérés ont été écartés. Le refus de la hiérarchie catholique de se voir déposséder du contrôle des constructions d’églises sur ses terres provoque les affaires de Braunau et Klostergrab (Broumov et Hrob) où le consistoire cherche à faire appliquer la Lettre de Majesté de la façon la plus étendue possible. La suite en est la défenestration de Prague (1618) et la guerre de Trente Ans.
12Pour les catholiques et nombre d’utraquistes, la Lettre de Majesté a été une catastrophe : elle mettait fin à l’unité du royaume, en permettant aux communautés de se développer hors du cadre des paroisses traditionnelles. Au sein du nouveau consistoire, les luttes très vives d’influence montrent qu’en fait, s’il est désormais loisible à chacun de construire son lieu de culte, le contrôle des paroisses reste crucial pour assurer l’hégémonie d’une tendance.
13Le système né en 1609 disparaît assez vite, car la victoire catholique de la Montagne Blanche (8 novembre 1620) ouvre une autre époque. Ce n’est pas là conséquence d’un projet clair de reconquête religieuse du pays, mais d’improvisations en chaîne dans les années 1620. Elles s’orientent peu à peu vers une conversion totale du pays : au châtiment des révoltés succède l’expulsion des clergés non-catholiques, car l’hérésie est estimée responsable de la rébellion de 1618. L’étape suivante est, à la fin de la décennie, l’envoi de commissions de recatholicisation dans le royaume. Nombre de non-catholiques s’exilent, parfois pour peu de temps, parfois pour toujours.
14On peut chasser les pasteurs des paroisses. Le vrai problème est de les remplacer. En plein cœur de la guerre de Trente Ans, alors que les armées parcourent le pays, c’est à une véritable opération de restauration d’un réseau paroissial que le cardinal Harrach doit s’atteler. Avec ses 300 curés de 1630, il est loin du compte. Tout au long du conflit, le nombre de paroisses occupées se maintient, pour tourner autour de 400 en 1648. Ce n’est pas une piètre performance : après chaque passage des armées, il faut restaurer les cures, retrouver les prêtres qui se sont réfugiés dans les villes closes ou à l’étranger, séparés de leurs ouailles aussi en fuite, recréer aussi un système bénéficial dont d’importuns incendies ont fait disparaître les preuves écrites. Certains curés ressemblent alors plus à des moines-soldats bardés de mousquets – ce dont se plaignent les paroissiens – qu’à des prêtres selon un cœur borroméen. Mais en 1648, les Suédois lancent un dernier raid pour piller Prague avant la paix. Les curés amenés par le doyen de Stará Boleslav font le coup de feu sur la muraille à côté des religieux, des étudiants des jésuites, des juifs, armée aussi pittoresque que son chef, un cistercien devenu abbé bénédictin, le subtil casuiste Caramuel y Lobkowitz.
15Le lendemain du conflit voit les dernières commissions de recatholicisation ; on s’aperçoit que des régions entières sont restées protestantes, tandis que les anciens bastions catholiques et les villes se sont convertis au cœur de la guerre. Là sont les paroisses nombreuses. La reconstruction est l’occasion d’un assainissement drastique des finances fabriciennes. On constate alors la disparition des biens de nombreuses églises, souvent intégrés de force au domaine seigneurial. Les mesures prises par la Diète pour faire cesser ces usurpations ne donnent pas grand-chose. L’Église n’a pas les moyens de financer la restauration des paroisses. La belle part des revenus qu’elle tire de l’impôt du sel – touché depuis le début des années 1630 en dédommagement des biens perdus depuis l’époque hussite – sert à l’érection de deux évêchés dans les régions largement hérétiques de Litomĕřice (1655) et de Hradec Králové (1664). Deux autres sont encore prévus, pour appliquer la décision prise dans les années 1620 de reconquérir les âmes par la multiplication des évêchés, comme les Pays-Bas espagnols l’ont expérimenté avec succès au siècle précédent. C’est donc au seigneur local, noble, ecclésiastique, ville, Chambre Royale, qu’il revient de financer la reconstruction paroissiale. Est-elle pour autant plus lente ? En 1680, Mgr de Valdštejn parlait de ses 587 curés avec une insatisfaction due aux besoins d’une population plus nombreuse et plus pieuse. Mais il oublie que depuis 1648, six nouvelles paroisses voient le jour chaque année.
16Un tel mouvement ne semble pourtant pas suffire aux autorités. L’Empereur, qui guigne les revenus du clergé pour financer la guerre contre le Turc et le Bourbon, se déclare dès 1680 partisan d’une consolidation financière des diocèses existants et d’une densification paroissiale plutôt que de la multiplication des évêchés, à laquelle le Pape reste attaché. Mgr de Valdštejn partage l’opinion impériale. Au moment où Mgr Breuner (1694-1710) prend en main l’archidiocèse, l’affaire est à nouveau portée à Rome par le nonce à Vienne, le cardinal Tanara8 (décembre 1695). Retour dans la Ville, Tanara est la cheville ouvrière de la mise en place d’une congrégation ad hoc de cardinaux. Le cadre en est la Propaganda fide, dont dépend la Bohême. Cette congrégation sopra gl’affari di Boemia, supprimée en 1707, met à jour quelques irrégularités de gestion, constate qu’aucune paroisse n’a bénéficié des fonds du sel, mais surtout pose à Breuner des questions qui montrent bien l’écart existant entre Rome et Prague sur la conception de la paroisse. Les cardinaux sont prêts à mobiliser les ressources du clergé pour multiplier les fondations, mais ils souhaitent les placer sous l’autorité archiépiscopale en supprimant toute ingérence du patron laïc. La pratique bohême est toute autre : l’apport d’argent ecclésiastique y sert à consolider financièrement des paroisses sur lesquelles le seigneur-patron garde l’entièreté de ses droits.
17Or Rome ne tient pas à relancer la querelle des immunités ecclésiastiques en Bohême. Elle a eu suffisamment de mal à la calmer à la mort de Valdštejn, dont le refus de l’imposition des clercs par le fisc impérial l’avait amené à une rupture quasi consommée avec Léopold Ier. Champ libre est donc laissé à l’archevêque pour utiliser les revenus du sel en faveur des paroisses.
18Pour quels résultats ? Dans sa relation de 1701, Breuner signale que vingt paroisses ont été fondées depuis 1697, soit autant qu’en 1685-1691. Au long du XVIIIe siècle, le rythme ne faiblit pas, se maintenant autour de 4-5 paroisses fondées chaque année. Ainsi, en 1769 l’archevêque signale 960 paroisses, sans compter les 30 praguoises et les 38 du Comté silésien de Kladsko (Glatz, Kłodzko), appartenant à l’archidiocèse mais désormais prussien ; 15 paroisses ont été fondées depuis 17659. À ce millier de paroisses, il convient d’ajouter les chapellenies (264) et quelques administrations. Leur développement est un trait du XVIIIe siècle. Il permet d’assurer une meilleure desserte sans les capitaux importants que nécessite la fondation d’une paroisse. Ces chapelains peuvent être de simples vicaires, mais ils sont aussi souvent attachés à une chapelle qui, sans jouir de juridiction, ne laisse pas pour autant de proposer aux fidèles à proximité les sacrements. L’argent du sel a-t-il été le facteur de ce long développement ? Un rapide coup d’œil dans les comptes laisse plutôt penser qu’il a été distribué par saupoudrage, en guise de complément, pour aider certaines localités en certaines occasions, et jamais avec des sommes considérables.
19Le mouvement de fondation des paroisses ne s’essouffle pas à la fin du XVIIIe siècle. Les fonds des maisons religieuses supprimées par Joseph II financent un nouvel évêché, celui méridional de České Budějovice, et une centaine de paroisses. Ces créations monarchiques, tardives, ne doivent pas dissimuler l’essentiel : que c’est avant tout aux autorités locales, seigneurie ou communauté, qu’est revenu, entre XVIe et XVIIIe siècle, de décider de l’existence d’une paroisse. Si un réseau relativement dense a été restauré en une centaine d’années, c’est que ces autorités locales l’ont voulu.
20C’est là certainement un signe de leur adhésion renouvelée au catholicisme romain. Plus encore, c’est la marque de leur attachement au cadre de la paroisse.
21Le positivisme expliquait volontiers par le statut légal de la paroisse l’autorité de la religion. Ce serait alors de leur position sociale éminente que les curés tireraient leur importance. Une telle idée, si jamais elle a été juste en quelque lieu, ne l’est certes pas dans la Bohême moderne. La Réforme catholique y profite bien moins de l’institution paroissiale qu’elle ne cherche patiemment à la reconstituer. Et refaire des paroisses conformes à l’idéal tridentin et aux exigences canoniques est une tâche ardue.
22Les curés du xvie se heurtaient à la tyrannie des patrons. Les choses ne changent que lentement au cours du xviie. En 1611, le chanoine métropolitain Macarius a Merfelic publie à Prague sa thèse de droit canonique soutenue alors qu’il était à Rome, au Germanicum10. L’évènement n’a pas marqué. Pourtant il est un signe de l’avènement à la tête de l’archidiocèse d’une génération réellement désireuse de ramener la Bohême à l’observation des lois canoniques. Les grands archevêques du xviie, Harrach ou Valdštejn, font de la défense de l’immunité ecclésiastique l’un des grands impératifs de leur épiscopat. Or il ne s’agit pas seulement de défendre, mais de restaurer, au grand dam de la Diète qui n’a toujours pas reconnu le concile de Trente, et d’un souverain volontiers juridictionnaliste.
23Ces conflits entre pouvoir temporel et pouvoir ecclésiastique11 trouvent leurs équivalents locaux dans les paroisses. Les curés, meilleurs canonistes, se trouvent pris entre l’enclume des coutumes où le patron décide de tout et le marteau des pressantes objurgations épiscopales de soutenir les droits ecclésiastiques. Leur position sociale n’en sort pas affermie.
24Les prêtres de Bohême ont de vastes paroisses qui en font, à l’aune gallicane, de gros curés. Mais le pouvoir temporel qu’ils peuvent prétendre exercer sur leurs ouailles n’est pas en rapport. Le contrôle des finances de la fabrique leur échappe la plupart du temps totalement. Le seigneur-patron, laïc ou ecclésiastique, dans les paroisses rurales, le conseil de ville, qui est patron de la plupart des paroisses urbaines, s’arrogent en général la garde des livres de comptes, de la caisse et des plus coûteux des objets sacrés. L’abus est surtout dans l’interdiction faite très souvent au curé d’assister à la reddition des comptes paroissiaux. Le clergé est étranger au vaste réseau de circulation de l’argent des paroisses, placé à cens chez des fidèles. Le choix du personnel de l’église échappe aussi en partie au curé. Or, désigner les æditui, le chantre-maître d’école présent dans toutes les paroisses de Bohême, l’organiste le cas échéant, est crucial au début de la Réforme catholique pour assurer la conversion des paroissiens. Cela reste ensuite important pour asseoir le prestige du curé. Le même problème se pose avec les revenus du bénéfice, motif de conflits incessants. L’administration domaniale usurpe, selon les ecclésiastiques, une série de leurs droits, en exploitant directement les terres d’Église, en niant les corvées dues par les paysans, en supprimant le charroi, et en cherchant à remplacer les dîmes par une redevance en argent.
25Le problème est complexe. Les administrateurs des grands domaines pèsent bien plus lourd que le clergé. Jusque bien avant dans le XVIIe siècle, leur douteuse orthodoxie ne les rend guère enclins à satisfaire les curés. Mais après, c’est la modernisation de la gestion domaniale qui prend le relais pour rogner les exemptions et annexer droits et terres ecclésiastiques. Les querelles entre seigneurs et curés à la fin du XVIIe siècle reflètent bien deux conceptions antagonistes de la paroisse12. À un clergé attaché à l’immunité ecclésiastique et conscient de la dignité du sacerdoce, font face des administrateurs de grands domaines pour qui le zèle de la maison de Dieu et celui pour la maison de leur maître se confondent. La gestion ecclésiastique est de leurs attributions, et le nier est insolence et malhonnêteté.
26Ces usurpations ont des conséquences pour la vie paroissiale bohême. La géographie domaniale détermine en bonne partie celle des paroisses restaurées. On le voit dès la guerre de Trente Ans dans le dominium septentrional de Wallenstein. À Jičín, sa capitale, l’église prévôtale reconstruite avec faste à partir de 1627 était flanquée d’une série de fondations, dont seuls le collège jésuite et la chartreuse virent le jour. Toute la géographie religieuse du duché était orientée vers la ville, qu’il s’agisse des écoles paroissiales qui y envoient leurs plus brillants sujets, des institutions charitables ou du réseau des paroisses visitées par le prévôt. Une organisation si tatillonne n’est pas seulement le fait d’un caractère autoritaire comme celui de Wallenstein. En 1702, Venceslas Adalbert de Šternberk seigneur de Jičín manque de faire mettre à bas la colonne mariale de la grand-place pour le seul motif qu’elle tourne le dos au palais seigneurial13. Le trait est symbolique : la reconquête catholique du pays est sommée d’adopter la géographie imposée par l’autorité seigneuriale. Pour le bien des âmes ?
27On peut considérer qu’une paroisse remplit adéquatement sa fin lorsqu’elle permet à tous ses habitants d’avoir accès aux sacrements et à la doctrine. Est-ce le cas dans la Bohême de l’époque moderne ? C’est plus que douteux, au moins pour les XVIe et XVIIe siècles. Après l’expulsion des clergés protestants, la plupart des paroisses du royaume restent privées de desservant régulier. Elles sont certes nominalement pourvues d’un curé par l’archevêque, qui a indult pour unir les bénéfices, mais ces prêtres qui ont parfois cinq églises paroissiales sous leur juridiction ne peuvent y assurer une présence effective. La situation est surtout mauvaise dans les cercles septentrionaux et orientaux. Mme Ducreux en a dressé l’éloquente cartographie14. Mais la frontière entre pays de catholicité et friche religieuse existe au sein même de la plupart des paroisses. Si la ville, dont les bourgeois et les habitants ont été les premiers convertis par les commissions, se résigne pendant la guerre de Trente Ans à une pratique régulière à défaut d’être fervente, les chapelles rurales alentour ne sont que peu ou pas desservies. Il faut parfois plus d’une heure de chemin au curé pour s’y rendre. Il a beau posséder un cheval – si les dîmes sont versées, ce qui suppose une paroisse pas trop hostile – cela ne suffit pas à assurer une présence régulière dans toutes les églises. La Bohême du second XVIIe siècle est couverte d’églises en ruine, pas seulement à cause des Suédois, mais aussi de leur abandon, à tel point que l’archevêque en ordonne le relevé.
28Des adaptations s’imposent. La pratique ici précède la théorie pastorale, qui semble avoir bien moins compté que la décence du culte et la dignité du clergé. En règle générale, le curé, qui ne dit pas la messe tous les jours et ne jouit qu’exceptionnellement d’un indult de binage, célèbre tous les dimanches dans son église paroissiale, sauf un dimanche par mois où il le fait dans une paroisse incorporée. La distinction entre paroisse incorporée et chapelle est parfois floue, surtout à mesure que le siècle avance et que des considérations fiscales s’en mêlent. Ces mêmes curés qui recherchent soigneusement dans les archives l’histoire du bénéfice pour défendre leurs droits de décimateurs qualifient pour le fisc de chapelles les églises paroissiales incorporées. Dans les vraies chapelles le curé ne célèbre souvent qu’une fois l’an, à la fête patronale. Celle-ci gagne peu à peu en solennité ; à la messe s’ajoute le sermon, parfois aussi la procession, un banquet où est convié le curé etc. Dans ces endroits où le prêtre vient rarement, l’évènement revêt une grande importance. Ce n’est pourtant pas la seule occasion de pallier la trop vaste superficie des paroisses. Encore sous Mgr de Valdštejn, dans certaines églises trop éloignées, le maître d’école réunit les fidèles et leur lit un livre de sermons et les lectures du jour. L’archevêque doit donner son accord, quoiqu’avec une répugnance marquée. L’orthodoxie des maîtres est alors douteuse ; les laisser diriger la prière des fidèles est dangereux. Aussi veille-t-on à remplacer ces cérémonies par la prière du chapelet, dévotion essentiellement antihérétique. La vie sacramentelle se réduit alors aux pâques, dont le temps est interminable en Bohême, aux baptêmes, mariages et autres cérémonies essentielles de l’existence. Pourtant, là encore, le curé n’y peut suffire. À Trpín en Vysočiná, 4025 fidèles s’approchent en 1709 de la sainte table. Dans ce genre de cas, il n’y a d’autre solution que de faire appel à l’aide ponctuelle des réguliers. Un franciscain qui réside au château de Svojanov décharge le curé d’une partie des âmes de sa paroisse. Lui-même a fait faire leurs pâques à 1566 fidèles supplémentaires en 1709.
29La collaboration entre clergé paroissial et régulier n’est certainement pas facile. Les conflits abondent et l’antimoinerie – pour parler comme Raphaël du Mans – ravage aussi bien la Bohême que la France. Mais les grandes déclamations du clergé diocésain reposent sur une illusion. Dans un pays où les réguliers sont plus nombreux, plus pieux et plus zélés que les séculiers – qui ont ainsi trois raisons pour les détester – leur activité est indispensable pour prêcher les populations encore mal converties, distribuer les sacrements et assurer une présence ecclésiastique dans le royaume. En Bohême comme ailleurs, la Réforme catholique a peut-être permis la renaissance des paroisses, mais la conversion des paroissiens est largement tributaire des exemptions des réguliers.
Notes de bas de page
1 Nous utilisons ici l’adjectif « bohême » en son sens du XVIIe siècle, qui est purement territorial, englobant aussi bien la population tchécophone que les germanophones.
2 Balbinus B., 1683, Miscellanea historica Bohemiæ, decadis I. libri V. parte II. Pragæ. Pour la relation de Mgr de Valdštejn, Archivio Vaticano, Congr. Concilio, Relat. Diœces., cart. 666A, f° 1-52, f. 4 v° sq.
3 Štědrý F., 1920, p. 10-31 ; Štědrý, F., 1925, p. 33-46 et 1926, p. 64-68 et 122-125. Le grand historien tchèque de l’époque, pourtant nationaliste et agnostique, considérait que le clergé catholique de la Contre-Réforme avait incarné la résistance de la nation tchèque aux exigences fiscales de Vienne : Pekař, J., 1913, p. 1-56, 149-192, 301-344.
4 Maur E., 1993, p. 163-176.
5 Le consistoire utraquiste est dit aussi sub utraque, pod obojí ou encore d’en-bas, car il siégeait à Notre-Dame de Týn dans la vieille ville de Prague tandis que les catholiques étaient en haut, dans la cathédrale qui se trouve sur l’éperon du château.
6 David Z., 2003; The Bohemian Reformation and religious practice, 1996-2011.
7 Eberhard W., « Berka », inGatz E., 1996, Die Bischöfe des Heiligen Römischen Reiches 1448 bis 1648, Berlin, Duncker & Humblot, p. 44-46.
8 Rome, Archives de la Propaganda Fide, Congregazioni particolari (CP), vol. 31, f° 289 r°-394 v°, ici f° 298 r° - 306 v°, Vienne, 31 XII 1695, cardinal Tanara à Innocent XII.
9 Archivio Vaticano, Congr. Concilio, Relat. Diœces., cart. cit. nn. ff. (1691 & 1701), et Podlaha A., 1908, Relationes… ad S. Congregationem… 1759-1781, Sbírka pramenů církevních dějin českých, stol. XVI.-XVIII. [Collection de sources d’histoire ecclésiastique tchèque, XVIe-XVIIIe siècles], Prague, Kotrba, p. 33, 36, 41, 43 (1769).
10 Macarius a Merfelic J., 1611, Directorium Iuris Canonici, Pragæ, typis Caspari Kargesii. Sur Macarius, Podlaha A., 1912, Series Præpositorum…, Pragæ, MCP, t. I, p. 157-159.
11 Sur cette lutte, et de manière plus générale sur les thèmes de cette contribution, « La Bohême au XVIIe siècle », 2011, p. 3-148.
12 Stuchlá P., 2004.
13 Jičín, 2 VI 1702, P. Maxmilián Pech SJ à Václav Vojtěch ze Šternberka, Schulz V. (éd.), 1900, Korrespondence Jesuitů Provincie České z let 1584-1770…, Historický Archiv České Akademie [correspondance des jésuites de la province bohême, Archives historiques de l’Académie tchèque], no 17, Wiesner, Prague, p. 187-189.
14 Ducreux M.-E., 1988, p. 685-702.
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