La paroisse concordataire. Un espace religieux entre contraintes administratives et aspirations communautaires
p. 129-139
Résumé
During the nineteenth century, the parish is a constrained space. Because of the system of concordat, the creation of a parish depends on public funding and is therefore subject to swings in relations between Church and State. During the setting up of the parochial network, the number of parishes was strongly reduced compared to the network of the Ancien Regime. The drawing of new parishes is far from satisfying completely pastoral needs. Until the early 1880s, religious and administrative authorities appeared anxious to reduce inequalities and break the isolation of rural religious: the rural parishes are very dense and well designed space freezes. In contrast, urban density parish is clearly insufficient, especially in great cities.
Texte intégral
1Le XIXe siècle voit de multiples bouleversements des cadres institutionnels et territoriaux dans lesquels s’inscrit la vie religieuse des Français. Avec la Révolution, une nouvelle entité apparaît, la commune. Pour autant, celle-ci effaçait-elle la paroisse ? À la suite de Gabriel Le Bras, il est souvent admis que « de façon assez générale, le territoire de la paroisse rurale est identique à celui de la commune1 ». Cette idée sert souvent encore de postulat de départ pour l’examen des relations entre espace religieux et espace civil. Il convient d’interroger la pertinence de cette représentation.
2Si la paroisse du XIXe siècle est l’héritière de cette paroisse d’Ancien Régime, elle s’enchâsse également dans un cadre législatif neuf, le système concordataire, qui régule rigoureusement le maillage paroissial et ses recompositions. P. Boutry a pu évoquer la « dynamique de la paroisse » comme ligne de force du catholicisme du XIXe siècle2. Cette dynamique s’est-elle observée partout de la même manière ? Se fait-elle sentir tout le long du siècle ? Quels éléments déclenchent ce mouvement ?
3Après avoir rappelé le cadre contraignant dans lequel est mise en place la géographie paroissiale post-révolutionnaire, nous aborderons les visages différents des paroisses rurales et des paroisses urbaines3.
Un système administratif et politique déterminant
Un espace complexe et hiérarchisé
4La définition de la paroisse adoptée par le concile de Trente (session xxiv, canon 13) demeure à l’esprit des administrateurs catholiques. La paroisse est un territoire comprenant « une portion de peuple » soumise à ses « propres curés ». L’article 9 du Concordat précise que « les évêques [feraient] une nouvelle circonscription des paroisses de leurs diocèses, qui n’[aurait] d’effet que d’après le consentement du gouvernement ». Les Articles organiques introduisent un espace complémentaire, celui des succursales. Alors qu’il y a au moins une paroisse dans chaque justice de paix avec, à sa tête, un curé, l’évêque, de concert avec le préfet, peut établir « autant de succursales que le besoin [pourrait] l’exiger », celles-ci étant prises en charge spirituellement par des desservants, des succursalistes. Une fois ce plan d’ensemble dressé, il n’entrerait en exécution qu’avec l’autorisation gouvernementale. Dans l’esprit du législateur, les succursalistes auraient eu pour supérieur hiérarchique le curé. Si cure et succursale sont toutes deux à la tête d’une paroisse, cela ne signifie pas qu’elles aient le même rang. La différence de traitement financier est non négligeable4. Ce qui importe surtout, c’est que le curé, à moins d’accepter d’être nommé à une plus haute fonction, est inamovible tandis que le desservant, le succursaliste, est amovible et peut changer à tout moment de paroisse sur l’ordre de son évêque.
5Le ressort territorial de la commune ne correspond pas à celui de la paroisse5. Le cas le plus fréquent est celui d’une paroisse englobant plusieurs communes. Parmi ces communes, l’une dispose du titre de succursale ou de cure, les autres de celui d’annexe. Les annexes ne disposent pas d’un conseil de fabrique propre. Cela a des conséquences importantes, notamment sur le plan financier. Le conseil de fabrique est amené à gérer les biens dont disposaient sous l’Ancien Régime les fabriques des communes de son ressort. Logiquement, les habitants des annexes doivent contribuer aux frais du culte du chef-lieu, par exemple à propos des réparations des bâtiments. Il n’est pas rare que les conseils municipaux des communes annexes doivent également participer à ces dépenses si les ressources de la fabrique sont insuffisantes. Ils votent parfois un supplément de revenu au prêtre s’il assure un service dominical régulier à l’église de l’annexe. Rendant encore plus difficile la mission pastorale, cette configuration est une réalité persistante pour les diocèses manquant de prêtres.
6La paroisse n’est plus espace structurant, déterminant sur un plan administratif. Une lettre du Conseil d’État aux évêques du 29 frimaire an xi précise que la circonscription des paroisses et des succursales doit être conforme aux circonscriptions et juridictions civiles. Si des entorses à cette règle sont possibles, son esprit détermine bien la perception qu’ont les autorités de la paroisse : c’est une dimension secondaire des espaces administratifs.
Une mise en œuvre difficile à l’époque consulaire et impériale
7À la suite des bouleversements des paroisses et communes au cours de la Révolution, le maillage paroissial se distend très fortement. Même si les chiffres varient, à l’échelle de la France, en 1803, il y aurait entre 27 000 et 30 000 paroisses contre 40 000 en 1790. Le nombre des paroisses remonterait entre 29 000 et 32 000 en 18076. Établir la carte des paroisses est une tâche délicate. À Toulouse comme à Bayeux, trois plans différents se succèdent entre 1802 et 18047. Le travail est également retardé dans le diocèse de Quimper du fait de la volonté de l’évêque de doter chaque commune d’une paroisse. En Charente-Inférieure, si une seule carte est dressée, la situation n’est pas pour autant meilleure8. Le premier évêque concordataire n’étant pas même venu dans son diocèse, la mission est confiée à un ecclésiastique de Saintes qui collabore avec le préfet. Le découpage adopté est critiqué par l’un des évêques suivants qui note en 1807 que :
« La circonscription de la Charente-Inférieure fut commise à un excellent ecclésiastique à la vérité mais qui n’avoit aucune connoissance des localitez, il a coupé, taillé, tranché, sans sçavoir pourquoy a réuni ensemble des communes qui ne pouvoient communiquer ensemble ou a raison de l’éloignement ou a raison des localitez en a quelquefois reuni six ensemble qu’il est impossible à un prêtre de desservir, en a omis quelques-unes dont il n’est mention dans aucun travail9. »
8En 1807, à la suite de la prise en charge par l’État de l’ensemble des traitements des desservants, une refonte est opérée. Une contraction du tissu paroissial s’observe dans plusieurs endroits. Elle est drastique dans les régions de petites paroisses, telles que la Normandie10. D’autres diocèses où les entités communales sont plus vastes n’échappent pas au phénomène. À Montpellier, le chiffre des paroisses passe de 311 à 291 entre 1803 et 180811 ; le diocèse montagnard de Grenoble voit chuter le nombre de paroisses de 503 à 397 au cours du même laps de temps. En revanche, le régime napoléonien est plus favorable au diocèse d’Ajaccio : les 232 succursales corses passent à 29012. Avec une ampleur moindre, la Charente-Inférieure gagne elle aussi quelques paroisses.
9La géographie paroissiale née de ces redécoupages n’est pas nécessairement d’une grande cohérence et dénote l’imparfaite connaissance du terrain par les administrateurs diocésains et préfectoraux. Des études menées à une échelle fine en apportent des exemples. En Charente-Inférieure, les cantons d’Aulnay et de Matha, futures « terres de mission », identifiées jadis par F. Boulard13, sont dans ce cas de figure. À l’échelle départementale, chaque paroisse compte en moyenne deux communes. Sur les neuf paroisses du canton d’Aulnay, à l’exception de deux d’entre elles, toutes les autres comptent au moins trois communes. À Matha, la répartition semble moins mauvaise. Trois des huit paroisses comprennent seulement deux communes mais les cinq autres englobent 18 des 25 communes. La présence de nombreuses annexes pose des problèmes pratiques tant pour le desservant que pour les communes qui en font partie. Les annexes se plaignent fréquemment de la venue trop rare du desservant dans leur église. Le déséquilibre interne des paroisses et le défaut de continuité du tissu paroissial sont aussi des problèmes. Théoriquement, les paroisses sont conçues de telle sorte que le chef-lieu paroissial ait une position centrale par rapport aux annexes et que celles-ci aient un accès facile à l’église succursale. Déjà dans le canton d’Aulnay, il y a quelques exceptions à cette règle : les habitants de Loiré passent par Le Gicq et Seigné avant d’arriver enfin à Fontaine-Chalendray. Dans le canton de Matha, la situation est encore plus médiocre : la paroisse étendue est de surcroît éclatée. Pour rejoindre l’église du chef-lieu paroissial, il faut traverser d’autres paroisses : c’est le cas de trois des huit paroisses du canton.
Les rythmes nationaux de la « dynamique de la paroisse » (P. Boutry)
10Relevant du budget des Cultes, le financement des paroisses dépend largement du contexte politique national et des rapports, fluctuants, entre l’État et l’Église catholique14. De plus, à l’échelle locale, les acteurs participant au mouvement sont multiples. La formalisation des démarches à suivre est rigoureusement définie à partir de la Monarchie de Juillet. Après 1837, l’évêque est invité à présenter chaque année ses listes de propositions. La commune réclamant le titre doit justifier du bon état et de l’existence de l’église et du presbytère ; sont requis des délibérations des autres communes incluses dans l’ancienne paroisse, de la fabrique d’où serait distraite une partie de son territoire, des avis motivés de l’autorité préfectorale et diocésaine… Les demandes doivent s’appuyer sur des pièces techniques : état des populations de la commune sollicitant le titre de succursale et des autres communes composant l’ancienne succursale ; l’administration des Ponts-et-Chaussées fournit, quant à elle, un certificat sur la difficulté des communications entre la commune chef-lieu et celle qui aspire à devenir paroisse. Par les institutions participant à la préparation du dossier d’érection d’une nouvelle paroisse, celle-ci apparaît autant comme un espace religieux que comme un espace administratif et politique, support, parmi d’autres, des rivalités intercommunales.
11C’est sous la Restauration que le mouvement s’enclenche et que décision est prise de compléter le réseau paroissial impérial. En 1819, une première ordonnance fut promulguée, érigeant cinq cents succursales. Après 1821, l’extinction progressive des pensions ecclésiastiques permet de financer plus largement cette mesure. Environ 1 500 communes obtiennent un desservant avant la fin de la Restauration. L’orage anticlérical qui se déchaîne aux lendemains des Trois Glorieuses suspend provisoirement le mouvement qui ne reprend qu’à partir de 1837. L’ampleur des créations est impressionnante : les deux dernières années de la Monarchie de Juillet voient naître six cents paroisses… Le Second Empire constitue le dernier âge d’or des créations paroissiales : presque chaque année, cent nouvelles succursales sont instituées. L’Église catholique bénéficie d’un contexte doublement favorable : d’une part, un regard bienveillant des autorités civiles qui facilite la création de nouvelles paroisses ; d’autre part, une forte reprise des ordinations qui permet de satisfaire à la demande paroissiale.
12Le mouvement se réduit considérablement aux débuts de la Troisième République, se limitant à trente paroisses annuelles de 1875 à 1879. Lors du vote du budget, le crédit pour les succursales est abandonné en 1880 sans soulever aucune discussion à la Chambre15. C’est là un signe discret de l’inauguration de cette nouvelle politique religieuse entreprise par les républicains et que G. Clemenceau surnomme le « discordat ». Administrateurs et élus républicains doivent sans aucun doute partager l’avis de ce sous-préfet de Saintes, écrivant en 1887 qu’« [il] ne voi[t] aucun intérêt à augmenter par la création d’une succursale le nombre des adversaires du gouvernement dans une commune16 ». Pour instituer une paroisse, il ne reste comme possibilité que d’en supprimer une existante et de transférer le titre à une autre localité. À cette date, l’adéquation de la commune et de la paroisse est globalement atteinte et le tissu paroissial connaît peu de modifications dans les décennies postérieures, avant la séparation des Églises et de l’État. En 1896, à l’échelle nationale, il y aurait 3 450 cures et 31 006 succursales17.
13Par-delà les rythmes de création effective, la lenteur de la procédure séparant le vœu de création de paroisse à sa mise en pratique nourrit et entretient des querelles de clochers souvent virulentes. De plus, comme le nota P. Papet, pour l’un de ces « malheureux diocèses qui avoisinent Paris » (Mgr Dupanloup), l’impossibilité de satisfaire aux multiples demandes ne peut manquer d’avoir des conséquences sur la pratique religieuse18. En Charente-Inférieure, dès son arrivée en 1836, Mgr Villecourt estime, à propos du pays de Matha, qu’il est « important d’y multiplier les succursales et par suite les prêtres19 » : si deux nouvelles succursales voient effectivement le jour dès les années 1840, l’une est créée dans la décennie suivante et, surtout, trois sont instituées dans les années 1860. Le remède est trop tardif.
La paroisse au cœur de la chrétienté rurale
14La restauration paroissiale qui parcourt tout le XIXe siècle privilégie avant tout le monde rural. Néanmoins, des diversités régionales demeurent observables et il est permis de s’interroger sur les ressorts de la dynamique paroissiale.
Des espaces inégalement privilégiés
15Comme le remarqua naguère C. Langlois, globalement, les régions où les paroisses sont en nombre égal ou supérieur à celui des communes correspondent aux régions dites de chrétienté, celles de l’Ouest intérieur et celle partant du Quercy jusqu’aux Alpes20. Néanmoins, il existe quelques exceptions. Ainsi, du diocèse de Besançon : si, entre 1823 et 1859, il gagne 86 paroisses, l’encadrement paroissial demeure en dessous de 60 % des communes, du fait du très grand nombre de ces dernières.
16Le sud-ouest aquitain offre un bon exemple de ces dynamiques diversifiées [tableau 1]. Le diocèse d’Agen dispose dès le début du siècle d’un excellent encadrement paroissial, qui se renforce au fil du siècle. Périgueux et Aire connaissent une forte croissance de leur nombre de paroisses avant le milieu du siècle. Après cette date, même si la concordance entre commune et paroisse n’est faite qu’à 72 % en Dordogne et 84 % dans les Landes, la faiblesse numérique des populations fait que l’encadrement reste satisfaisant. Bayonne et Bordeaux sont représentatifs d’un rattrapage tardif mais qui porte inégalement ses fruits : le long épiscopat de Mgr Donnet (1837-1882), sa bonne entente avec le pouvoir impérial permettent une augmentation absolue impressionnante du chiffre des paroisses ; il n’en demeure pas moins que le diocèse de Bordeaux est celui qui connaît les paroisses les plus populeuses. Bayonne, par contre, désormais, fait partie des contrées connaissant à la fois une forte pratique religieuse et un encadrement paroissial satisfaisant.

Tableau 1 : Un Sud-Ouest disparate (1824-1904).
17La temporalité dans laquelle se déploient ces créations paroissiales varie fortement d’un diocèse à l’autre. Le remodelage est inégalement rapide. La Restauration offre ainsi des situations très différentes. C’est une époque faste pour le diocèse de Belley, passant de 329 à 367 paroisses, ou le diocèse de Rennes, gagnant 48 paroisses21. Par contre, en 1821, l’Ariège n’obtient qu’une nouvelle succursale et lors de la chute de Charles x, seules deux autres succursales se sont rajoutées. La situation est identique en Corse dont le nombre de paroisses ne croît que de trois unités. Inversement, c’est la Monarchie de Juillet et le Second Empire qui s’avèrent la période la plus riche tant pour la Charente-Inférieure que pour la Corse, les diocèses de La Rochelle et d’Ajaccio gagnant respectivement 84 et 60 paroisses sous ces deux régimes. De multiples facteurs expliquent ce dynamisme inégal : un clergé numériquement suffisant pour le diocèse ; à l’échelle communale, la présence d’une église, l’engagement de fournir un presbytère sont un élément important mais la solidité des recommandations administratives, politiques et religieuses lorsque le dossier d’érection est envoyé au ministère des Cultes est tout aussi décisive.
18Au sein des diocèses, l’hétérogénéité demeure. Dans celui de La Rochelle, au début des années 1820, chaque paroisse compte en moyenne un peu plus de 1 539 habitants. Soixante ans plus tard, du fait tant du début de la déprise rurale que de l’augmentation du nombre de succursales, elle ne comporte plus que 1264 habitants. L’arrondissement de Saint-Jean-d’Angély, l’un des « pays de mission » boulardiens, est un bon exemple de ce double phénomène. Les paroisses de cet arrondissement voient en moyenne leur poids démographique diminuer de 23 % contre 18 % pour la moyenne diocésaine. D’autres diocèses connaissent au contraire un tissu paroissial d’une densité exceptionnelle. À la veille de la séparation des Églises et de l’État, deux paroisses corses comptent moins de cinquante âmes et disposent, pourtant, d’un desservant.
Rompre l’isolement
19Ériger une nouvelle paroisse est avant tout perçu comme un moyen de désenclaver les communautés, de rompre leur isolement spirituel, ce qui ne va pas sans susciter la volonté de renforcer l’identité communautaire.
20De l’annexe au chef-lieu paroissial, la route est longue, difficile, impossible ; la nature tout entière se ligue contre les bonnes volontés de ces populations qui n’aspirent qu’à une seule chose, pouvoir participer pleinement au culte catholique. La rhétorique employée par les fidèles et les clercs pour affirmer la nécessité de l’établissement d’une nouvelle paroisse se répète inlassablement, d’un diocèse à l’autre. Dans les zones de montagnes, l’éclatement des communautés entre villages du haut et du bas joue en faveur de la présence de plusieurs paroisses au sein des communes. Plusieurs diocèses voient leur nombre de paroisses largement dépasser celui des communes : Rodez et Digne sont dans cette situation dès l’aube du siècle concordataire. À Saint-Flour, le nombre de paroisses dépasse celui des communes au cours de la Monarchie de Juillet22. La Corse offre une configuration semblable : le hameau reste l’unité élémentaire du peuplement et, partant, du maillage paroissial23.
21L’extension de la paroisse s’avère un problème majeur. L’intégration paroissiale des hameaux périphériques, des écarts, est une question qui se répète en maints endroits. C’est le cas, par exemple, dans le diocèse de Nantes, apparemment favorisé24. L’organisation concordataire lui attribue 200 paroisses pour 208 communes. Pourtant, il apparaît en 1820 comme « le moins favorisé de la France entière » car les communes y sont immenses. 42 y ont une superficie dépassant 5 000 hectares. À Machecoul, le hameau le plus éloigné de l’église est distant de près de douze kilomètres. À la fin de la Monarchie de Juillet, près du tiers des paroisses de la Loire-Inférieure ont une population dispersée. Dans une région moins pratiquante comme l’Autunois, les habitants des marges paroissiales se sentent rarement solidaires des intérêts de la fabrique et participent difficilement au financement des édifices cultuels qu’ils ne fréquentent pas25.
22Doter un écart de l’identité paroissiale ne va pas sans risque pour le maintien de l’identité communale. En Corse, la création de nouvelles paroisses est concomitante de la création de nouvelles communes26. Sur la bordure littorale de la Charente-Inférieure, un phénomène analogue s’observe : la mise en place d’une succursale précède celle de la commune. Le cas le plus emblématique se situe dans l’île de Ré, aux villages d’Ars. Ils suivent un cheminement archétypal vers l’indépendance spirituelle et politique : la construction d’une chapelle (1843) précède la mise en place de la paroisse (1844) et de la commune (1874), sous le nom de Saint-Clément-des-Baleines. La « dynamique de la paroisse » reflète un élan vers l’autonomie spirituelle doublée, souvent, d’une indépendance identitaire et communautaire.
Se concilier la modernité
23Les autorités diocésaines savent se montrer aptes à voir les modifications des orientations agricoles et à en tenir compte dans les mutations du réseau paroissial.
24En Loire-Inférieure, il s’agit de répondre à la mise en valeur de terres jusque-là inexploitées qui accueillent de nouvelles familles d’agriculteurs. Dans le diocèse de Belley, le plateau de Retord, situé à plus de 1 000 mètres d’altitude, est une zone d’alpages estivaux. Elle connaît une exploitation croissante pour le pâturage au cours du XIXe siècle. En hiver, la population sédentaire ne compte que 388 âmes et elle passe à 600 au cours de l’été. Cet espace n’a aucune existence administrative civile autonome puisqu’il dépend de sept communes différentes. Le clergé décide de passer outre et met en place une paroisse dès 184827.
25Ailleurs, l’installation sur le territoire de la commune d’une modeste gare motive avec succès la mise en place d’une nouvelle paroisse. Le cas du Thou, petite commune des campagnes de l’Aunis, est éloquent. Des démarches sont entreprises pour ériger une succursale dès 1854, les arguments principaux avancés par le sous-préfet de Rochefort étant que le Thou est à trois kilomètres du chef-lieu paroissial et que « plusieurs villages aussi très éloignés, communiquent assez difficilement avec Forges notamment l’hiver28 ». Cette légitimation, très classique, reprise dans les années qui suivent, échoue ; le dossier n’est même pas transmis au ministère. En 1859, l’évêché change d’attitude et soutient le projet car, en 1857, une gare a été installée sur le territoire de la commune : jusqu’à l’obtention du titre de succursale en 1861, l’ensemble des courriers envoyés par les autorités diocésaines reviennent toujours sur ce symbole de modernité qu’est alors une gare.
26La France rurale est, de fait, privilégiée au fil du XIXe siècle pour la mise en place de paroisses. De plus, structure administrative, le cadre paroissial une fois créé est presque complètement figé ; dans la mesure où il doit obtenir l’aval de l’administration des Cultes, il est extrêmement délicat pour l’évêque de modifier la géographie paroissiale de son diocèse, de transférer un titre de succursale à un autre endroit. De la sorte, il est difficile de prendre en compte les transformations urbaines.
La ville : un espace délaissé ?
27En ville, les paroisses sont soumises au choc de l’intense urbanisation du XIXe siècle, à partir de la Restauration tout du moins. En un siècle, le taux de population urbaine passe pour la France de 14 % à 35 %. Cette vigoureuse croissance démographique a pour effet de densifier les populations paroissiales et pose des problèmes nombreux : comment adapter l’équipement religieux aux mobilités et à la croissance de la population urbaine ?
28Dans la capitale, le diagnostic est connu29 : « la religion est perdue à Paris30 ». La population de Paris passe de 550 000 habitants à 2 500 000, après l’extension des limites administratives de la ville en 1860. Au moment du rétablissement du culte, en 1802, Paris intra muros compte 39 paroisses. Un demi-siècle plus tard, on en dénombre 42, soit seulement trois paroisses supplémentaires pour une population qui a doublé et dépasse un million d’habitants. Lorsque le mouvement de création paroissiale s’interrompt au seuil des années 1880, il y a alors 69 paroisses, pour près de 2,3 millions d’habitants. Même si le personnel clérical au service des paroisses est nombreux, l’insuffisance du réseau paroissial parisien demeure.
29Les métropoles régionales offrent un certain contraste. À Bordeaux, il y a douze paroisses en 1801, dix-huit au milieu des années 1880. L’encadrement paroissial augmente de 50 % mais c’est peu par rapport à la croissance démographique de la ville, dont la population fait plus que doubler. La préfecture de la Gironde voit ainsi naître une paroisse sur la rive droite, à la Bastide, en 1841. Se rajoutent dans les années 1850 quatre autres paroisses. Lyon connaît un dynamisme paroissial plus grand. La ville et ses faubourgs passent de 16 paroisses en 1801 à 36 à la fin du siècle concordataire. La chronologie lyonnaise montre un souci pastoral à l’égard de la ville plus grand qu’à Bordeaux : entre 1839 et 1870, Mgr de Bonald est à l’origine de douze des nouvelles paroisses. La volonté de rechristianiser des populations ouvrières gagnées par l’agitation révolutionnaire sous-tend ces projets31.
30Selon les diocèses, le regard porté sur les faubourgs ouvriers et populaires diffère. Si l’indépendance spirituelle des quartiers périphériques de Boulognesur-Mer, habités essentiellement de marins, se produit dès les débuts du Second Empire32, à Béziers, le faubourg du Pont n’est érigé en paroisse qu’en 186533. En 1887, dans sa ville épiscopale, l’évêque de La Rochelle déplace le centre de paroisse Saint-Nicolas vers le faubourg sud : l’église intra-muros est désaffectée et une nouvelle église est édifiée dans le quartier de Tasdon qui accueille une partie des cheminots et des ouvriers des industries liées à la présence récente de la gare à Tasdon. L’adaptation du réseau paroissial de La Rochelle aux changements de l’espace urbain s’opère seulement à la marge puisqu’il s’agit de déplacer titres et églises paroissiales vers les périphéries en expansion, non de créer de nouvelles paroisses. Un protocole assez semblable semble avoir été suivi à Rouen34.
31En revanche, la petite ville et la ville moyenne connaissent souvent des structures paroissiales plus satisfaisantes, mais là aussi une grande variété de situation persiste. À Evreux, on passe de neuf paroisses à deux lors de la réorganisation consulaire35. Inversement, les Landes offrent un réseau urbain particulièrement favorisé. Très modeste cité épiscopale, abritant moins de 5 000 âmes, Aire a trois paroisses ; la petite sous-préfecture de Saint-Sever qui jouit d’un riche passé religieux, dispose de deux paroisses à la fin du XIXe siècle. En Charente-Inférieure, Pons, ville de moins de 5 000 âmes, ne rayonnant que sur les campagnes environnantes, compte deux paroisses, autant que Rochefort et ses 30 000 catholiques.
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32Des contraintes multiples pèsent sur le maillage paroissial de la France du XIXe siècle. Si les années 1800 s’ouvrent par une impressionnante diminution du nombre des paroisses, les décennies suivantes vont voir jusqu’à l’aube des années 1880 un vaste mouvement de restauration, voire d’instauration paroissiale. Peu à peu, l’identification de la paroisse à la commune devient de plus en plus fréquente. Pour autant, cela ne signifie nullement que ces deux espaces soient identiques et occupent une place analogue dans les représentations mentales des Français. Pour de nombreuses communautés, la paroisse n’est qu’un marqueur territorial de l’identité locale parmi d’autres. Les nombreuses querelles de clocher cachent des luttes pour l’appropriation politique du territoire. Pour faire disparaître ces antagonismes, les autorités multiplient les paroisses. La religion n’est pas dans l’esprit des fidèles un outil pour unifier symboliquement l’espace, c’est un instrument de division des esprits. Le réseau paroissial recouvrant d’abord le réseau communal, de nombreuses questions pastorales sont difficilement résolues et parfois à peine posées : ainsi, dans la mesure où l’espace paroissial se retrouve écartelé entre l’autorité diocésaine, religieuse, et l’autorité du ministère des Cultes, civile, comment répondre à la fin du XIXe siècle aux enjeux posés par l’exode rural qui vide certaines paroisses ?
Notes de bas de page
1 Le Bras, 1976, p. 90.
2 Boutry, 1986, p. 32.
3 Des jalons historiographiques importants ont guidé cette brève synthèse. Rappelons : Boutry, 2004, p. 175-200 et 2006, p. 287-313 ; les pages consacrées à la question par Claude Langlois et Timothy Tackett dans Lebrun, 1980. Les études régionales seront signalées lors de leur utilisation.
4 L’évolution du revenu du prêtre est présentée dans Launay M., 1986, p. 92-96. Pour un exemple régional, cf. Gicquel, 2008, p. 237-239.
5 Basdevant-Gaudemet B., 1998, p. 203.
6 Estimations divergentes dans : Lebrun F., 1980, p. 281 et Laspougeas J., 1999, p. 475-479. La différence des chiffres s’explique pour partie par une délimitation différente du champ géographique : limites de la France actuelle ou de la France impériale.
7 Genevray P., 1941, p. 33 et Laspougeas J., 1980, p. 58-61.
8 Les exemples concernant le diocèse de La Rochelle sont empruntés à Champ N., 2004.
9 Arch. dép. Charente-Maritime, 16 V 1. Lettre de l’évêque au préfet, 4 décembre 1807.
10 Follain A., 1997, p. 33-66 et 2006, p. 131-157.
11 Cholvy G., 1973, t. 1, p. 289.
12 Casta M., 1997, p. 64.
13 Voir par exemple la carte annexée à Boulard F., 1954, hors-texte.
14 Sauf mention contraire, jusqu’au début du Second Empire, la source principale reste Jourdain C., Le budget des cultes en France, depuis le Concordat de 1801 jusqu’à nos jours, Paris, Librairie L. Hachette et Cie, 1859, IV-326 p.
15 Arch. nat., F19 2 048. Note blanche à l’attention du Directeur des Cultes, 5 mai 1885.
16 Arch. dép. Charente-Maritime, 19 V 3. Arrondissement de Saintes, dossier de Balanzac.
17 Chiffre cité par Saunier P.-Y., 1992, p. 332.
18 Papet P., 1995, p. 44-48.
19 Arch. dép. Charente-Maritime, 19 V 1. Arrondissement de Saint-Jean-d’Angély, dossier de Neuvicq, Siecq et Ballans, 1836.
20 Sauf mention contraire, les données diocésaines sont tirées de : Almanach du clergé de France, 1824, 1830 et 1831 ; Jourdain Charles, op. cit., p. 301-303 (pour 1859) ; Le Clergé français. Annuaire, 1904.
21 Boutry P., 1986, p. 33 ; Lagrée M., 1977, p. 260.
22 Estève C., 1997, p. 47-104.
23 Casta M., op. cit., p. 73-77.
24 Faugeras M., 1988, p. 123-138.
25 Pinard L., 1997, p. 109.
26 Casta M., op. cit., p. 70.
27 Boutry P., 1986, p. 36-39.
28 Arch. dép. Charente-Maritime, 19 V 3. Dossier du Thou.
29 Daniel Y., 1957 et Moisset J.-P., 2004.
30 Titre d’un document célèbre : La Religion est perdue à Paris. Lettres d’un vicaire parisien à son archevêque en date de 1849 : suivies d’un mémoire adressé au même, Y. Daniel (éd.), Paris, Cana, 1978.
31 Saunier P.-Y., art. cit.
32 Hilaire Y.-M., 1976, t. 3, p. 958.
33 Cholvy G., op. cit., 1973, tome 2, p. 915 bis.
34 Chaline J.-P., 2006, p. 269.
35 Baudot M., 1976, p. 365-375.
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