Introduction
Pourquoi s’intéresser au travail militant ?
p. 13-23
Texte intégral
1Les engagements militants se déroulent aujourd’hui dans un contexte de recomposition. Si les grands appareils partisans ou syndicaux connaissent une baisse de leurs effectifs sur le long terme, d’autres formes d’engagement rencontrent davantage de succès. Dans un tel contexte, il est important de comprendre les mécanismes qui produisent des implications au sein de collectifs variés qu’ils soient associatifs, syndicaux, politiques ou encore religieux. Expliquer les engagements par des dispositions biographiques des individus (transmissions familiales, expériences générationnelles) est certes important mais insuffisant. Il faut également comprendre, de manière détaillée, les conditions sociales et organisationnelles qui fabriquent les pratiques militantes et qui permettent de les maintenir dans le temps.
2S’engager doit, pour cela, être considéré comme un travail, certes non rémunéré mais nécessairement organisé, hiérarchisé et régulé. Le bénévole qui s’engage participe aux règles collectives, aux pratiques habituelles, aux rituels qui organisent le temps, les tâches et les interactions. Le militant est mobilisé par le collectif autant qu’il se mobilise pour lui. Bénévoles et militants ne sont pas de simples consommateurs sur un marché de service, mais acteurs d’une organisation du travail militant qui implique des normes et des obligations. En éclairant les modes d’organisation du travail bénévole et militant, ce livre donne des clés pour comprendre comment les individus qui s’engagent sont tenus et parfois retenus par leurs collectifs.
3L’ambition de ce livre n’est pas d’ajouter un point de vue de plus sur la « crise du militantisme » ou, au contraire, son « renouveau » mais de rendre compte des conditions organisationnelles et sociales qui produisent de l’engagement1… Il fait apparaître à la fois des constantes permettant de comprendre les effets des organisations sur les engagements et des différences selon les espaces d’engagements variés (églises, associations, mouvements, syndicats…).
4Ce livre rassemble des articles consacrés à des formes très diverses d’engagement se situant au sein de collectifs variés dans leur genèse et leur structuration. Ils développent un point de vue sociologique sur des pratiques d’engagements très divers d’ordre politique, religieux, syndical ou associatif. Sans vouloir distinguer a priori les catégories de militants ou de bénévoles, chaque article propose une exploration d’un monde social de l’engagement, souvent fragile, qui se maintient grâce notamment à des modes d’organisation qui assurent les apprentissages et les transmissions et maintiennent, plus ou moins efficacement, les mobilisations. La « cause » n’est pas ici présentée comme le principal moteur de l’engagement. Ce sont les normes et contraintes de l’organisation, même informelles, qui font exister celui-ci et lui donnent une forme concrète à travers les tâches à accomplir et les interactions nécessaires à leur accomplissement.
5Ce livre aborde donc les engagements sous l’angle de l’activité collective qui leur donne corps et non pas seulement à travers les logiques individuelles qui leur donne sens. On voit bien que les rhétoriques sur « l’individualisme » contemporain n’expliquent pas – loin s’en faut – toutes les difficultés des fonctionnements militants. « Tenir ses engagements » signifie le plus souvent « être tenu » par une organisation et ses processus de socialisation qui produisent de l’activité et des liens signifiants. Les désengagements sont ainsi souvent le signe de la fragilité, de l’érosion ou du manque d’efficacité de ces supports collectifs.
Les obstacles à une sociologie des engagements
6Par définition, les engagements sont des pratiques sociales éminemment normatives. Chaque implication se réalise au nom d’une conception du « juste » et du « bien » justifiant don de temps et parfois don de soi. La puissance d’enchantement des engagements se repère souvent dans les discours qui font référence à la « foi » permettant de croire qu’il est possible de « changer le monde », de « lutter contre l’exclusion »… Cette spécificité conduit le sociologue, plus encore que sur d’autres objets, à un travail d’objectivation, préalable indispensable à la compréhension des engagements2. Or, le débat est aujourd’hui saturé par une polarisation entre les nouveaux et les anciens engagements. Les médias, avides du registre de la nouveauté, ont participé à la construction d’une lecture schématique des engagements. Depuis les années quatre-vingt-dix en effet, de nombreux engagements ont été valorisés dans les sphères publiques et médiatiques. Ces légitimités sont fondées sur une opposition entre des « anciennes » formes d’engagement, le plus souvent disqualifiées, et des « nouvelles » formes d’engagement qui se présentent comme plus proches du mythe de l’idéal démocratique. Il y aurait d’un côté des engagements « modernes » et de l’autre des engagements devenus trop « traditionnels » pour être légitimes. Une lecture simplifiée des travaux de J. Ion3 a entretenu cette vision. En effet, de façon implicite, les modèles historiques des engagements, présentés sous une forme idéale typique, comme la matrice communiste et la matrice catholique ont imposé une sorte de « bonne forme » implicite de l’engagement qui servirait de référentiel à la comparaison. Le premier obstacle est donc lié aux illusions créées par le climat d’enchantement qui pousse à rendre héroïque4 et/ou à disqualifier par le même mouvement, les formes d’engagement mises en forme de façon trop simplifiée5.
7Le deuxième obstacle est lié à la construction même du terme d’engagement qui présuppose une lecture individualiste du phénomène. Annie Collovald précise que la « rhétorique de la personne » qui s’associe à celle de « la montée de l’individualisme » provoquent souvent des « raisonnements circulaires » qui postulent, sous un versant négatif, les progrès de l’individualisme, et le tiennent responsable de replis sur soi, de désengagements ou d’implications versatiles alimentant un lamento sur la crise politique en France. Sur un versant positif, ces rhétoriques favorisant l’individualisme permettraient la conquête d’une autonomie et d’une liberté plus grandes des individus à l’égard des collectifs, des militants à l’égard des syndicats, partis, associations6. Mais la survalorisation de la subjectivité risque souvent de gommer les ancrages sociaux des individus.
8Ces obstacles à l’objectivation sociologique ont plusieurs conséquences. Lorsque les engagements volontaires sont présentés sous l’angle de la subjectivité, les registres religieux et militaires sont souvent mobilisés pour expliquer la vocation, le sacrifice, la trahison, le combat, le don de soi7. Ces raisonnements contribuent à naturaliser les engagements en gommant par là même les arbitrages et ambivalences qu’ils comportent.
9Par ailleurs, cette présentation schématique des engagements rend invisibles les enjeux politiques sous jacents. En mettant l’accent sur les engagements individuels et les raisons d’agir, on oublie de les re-situer dans leur contexte sociopolitique (recomposition des actions de l’État social, fort développement des associations caritatives…). Il est fréquent de voir invoquer l’apolitisme de certaines associations comme s’il était possible de comprendre les engagements en dehors de toute référence politique.
10Notre perspective, au contraire, consiste à souligner que s’engager signifie toujours être engagé, c’est-à-dire être tenu par des liens sociaux signifiants au sein de collectifs dont les formes sont variées. Les engagements ne sont donc pas dissociables des pratiques situées dans des organisations régulées par des normes, des règles, des interactions8. Toutefois, mettre l’accent sur les situations ne doit pas conduire à oublier les propriétés sociales des individus. Ainsi, les trajectoires biographiques restent bien évidemment essentielles pour comprendre les dynamiques d’engagement mais dès lors que leurs caractéristiques s’articulent avec le contexte de l’engagement, comme des « dispositions congruentes9 ».
Les récits d’engagement : les biographies dans leurs époques
11Ne pas survaloriser la subjectivité ne signifie pas mettre de côté l’individu et ses multiples déterminants. Au contraire, il est même indispensable de re-situer l’engagement dans la trajectoire sociale, biographique et même affective du militant. Finalement, l’analyse des engagements ne peut être dissociée d’une problématique de la socialisation. Les travaux, déjà anciens, d’Annick Percheron montrent bien la forte imprégnation des trajectoires par le contexte familial10. La force des reproductions familiales est remarquable pour comprendre les engagements : des lignées de témoins, des références à la génération de grands parents, des fidélités et loyautés à un parent… Les engagements donnent corps à des transmissions implicites que les bénévoles et militants mettent en scène dans les récits.
12À travers les récits biographiques centrés sur les engagements, le sociologue perçoit l’inscription générationnelle, notamment à travers la participation à des grandes étapes de l’histoire comme la deuxième guerre mondiale, la guerre d’Algérie ou mai 1968. Comme le souligne Olivier Filleule, « les trajectoires sont éminemment dépendantes de la variation des conditions historiques11 ». La génération de 68, avant d’être celle qui a vécu les « événements de mai » se caractérise par sa filiation avec des parents qui ont vécu la seconde guerre mondiale. Enfin, rentrent en compte également les trajectoires individuelles mêlant les méandres des parcours scolaires, l’instabilité des emplois avec celle des configurations familiales ou encore les parcours migratoires12. Toutes ces circonstances qui bousculent la linéarité d’une trajectoire contribuent à fabriquer des raisons de s’engager. Vouloir « sauver » les autres, c’est aussi parfois tenter de se « sauver » soi-même. Les engagements permettent classiquement des rattrapages scolaires ou compensation de handicaps sociaux… La catégorie si fréquente dans le sens commun de l’utilité sociale (se sentir utile, être utile aux autres…) est à remettre en perspective également par rapport à une trajectoire et pas seulement par rapport aux impératifs de solidarité envers les pauvres.
13L’attractivité d’une cause est toujours inscrite dans un contexte sociohistorique13. Elle dépend effectivement de sa valorisation, notamment par les mondes politiques et médiatiques. Les engagements tiennent et durent dans certaines associations, parce qu’ils sont en congruence avec les engagements valorisés de leur époque. La dynamique inverse permet de comprendre nombre de désengagements.
14Les catégories empruntées par les individus pour expliquer la légitimité de leurs engagements trouvent leurs sources dans les contextes historiques, politiques et sociaux qui fabriquent un air du temps. Ces contextes pèsent lourd sur la construction de la fidélité militante. Or l’air du temps oscille aujourd’hui entre la valorisation de certaines pratiques efficaces, concrètes, autonomes et la dévalorisation d’autres, sacrificielles et trop affiliées à de grandes organisations. Comme dans les années cinquante, les bénévoles et militants s’engagent aujourd’hui, parce qu’ils sentent que leur action est légitime : elle leur permet d’être du « bon côté de l’histoire », au cœur des enjeux de société, c’est-à-dire conforme aux normes valorisées dans un milieu, une époque. Les médias, les acteurs politiques, mais aussi les intellectuels, en valorisant ou disqualifiant certains engagements, participent à produire des contextes normatifs, à promouvoir des causes comme légitimes ou à en dévaloriser d’autres14.
15La multiplication des offres d’engagement (augmentation du nombre d’associations, concurrence accrue entre elles15), contribue au brouillage de repères normatifs anciens. La revendication de nouveauté conduit acteurs et associations à récuser les engagements passés, réécrits dans des termes disqualifiés (des « petits soldats » sans esprit critique au service d’une idéologie et d’une organisation). Sont mis alors sur le devant de la scène des engagements en réseaux, réputés souples et démocratiques, peu soumis à des appareils et à des bureaucraties16. Cette rhétorique valorise certaines pratiques d’engagement en les déclarant efficaces et concrètes. Ainsi se définit une nouvelle figure à l’aune de laquelle le « bon » militant ou bénévole est aujourd’hui jaugé17.
16L’explication des engagements par leur contexte biographique et sociohistorique mérite d’être complétée par une analyse des propriétés sociales des individus selon les organisations qu’ils choisissent pour s’impliquer. Pour cela, l’exploitation d’une enquête de l’INSEE, nommée « Histoire de vie18 » propose un regard statistique sur les engagements des individus qui disent participer à au moins un des six collectifs d’engagement répertoriés (associations locales, syndicats, partis, association de défense des intérêts, association humanitaire et mouvements).
17La participation est contrastée entre les différentes organisations. Elle est plus faible dans les groupes orientés vers une action militante s’appuyant sur des formes instituées (partis et syndicats) et plus importante dans les autres formes d’organisations plus localisées, moins structurées verticalement.
18Dans les propriétés sociales des individus, on observe une ligne de clivage marquée entre l’engagement au sein d’un parti, d’un syndicat ou d’un mouvement et celui dans des structures ayant une forme associative.
19Plus les collectifs sont institutionnalisés, plus ils sont formalisés, plus la différence entre les positions qu’y occupent les hommes et les femmes est marquée. Sur ce point, on constate d’ailleurs que dans les associations locales, centrées sur des objectifs d’utilité sociale, une répartition presque égale entre les hommes et les femmes.
20Les plus de 40 ans sont globalement surreprésentés dans l’ensemble de ces collectifs. Ils sont plus nombreux que les jeunes dans les partis et les syndicats. Les associations locales se révèlent plus attirantes pour les jeunes. La population est répartie de façon plus équilibrée, plus représentative de la répartition nationale, donc moins « sélective » sur l’âge. La question du renouvellement générationnel se pose avec une acuité singulière dans les partis politiques et les syndicats.
21Les « engagés » appartiennent globalement au même monde social, néanmoins fort composite des professions intermédiaires, dans sa partie la plus diplômée (enseignants, travail social19…). Toutefois, ce sont dans les associations locales que l’on rencontre le moins de diplômés du supérieur mais toujours plus que la moyenne nationale. D’autres « compétences » peuvent en effet y être recherchées comme la connaissance des réseaux locaux. Par contraste, c’est dans les associations de défense des intérêts, à buts humanitaires ou de défense de l’environnement que l’on retrouve le plus de diplômés du supérieur, mettant ainsi en évidence le degré de spécialisation des connaissances que demandent ces « causes » militantes. Ces organisations attirent des individus qui ont déjà les dispositions pour participer à l’engagement. Plus l’objet de l’organisation est spécialisé, plus le niveau de diplôme est élevé. Sous cet angle, les partis politiques et les syndicats sont moins sélectifs que les associations locales. On peut faire également l’hypothèse que les partis et les syndicats offrent une division du travail qui laisse davantage de place à un large éventail de tâches qui requièrent différents niveaux de spécialisation.
22Enfin, le monde associatif est globalement composé d’individus concernés par la religion. Les taux de pratiques religieuses régulières y sont plus élevés que la moyenne nationale. On repère ainsi les héritages toujours prégnants du catholicisme. Les militants des partis politiques se montrent assez souvent extérieurs à une religion mais lorsqu’ils sont pratiquants, ils le sont de façon régulière et non pas occasionnelle.
23Les résultats de cette enquête confirment les effets de sélection sociale opérés par les organisations. De nombreuses associations favorisent effectivement un entre soi homogène et souvent fermé socialement, qui met implicitement à distance les catégories populaires.
Une sociologie des collectifs d’engagement
24Tout en tenant compte de la nécessité de contextualiser socialement et historiquement chaque engagement, nous souhaitons développer dans ce livre une dimension organisationnelle qui nous paraît centrale. Nous parlerons ainsi de collectifs d’engagement pour bien mettre en évidence d’une part que les engagements sont socialement tenus par des liens collectifs organisés et d’autre part que leurs formes dépendent de la régulation de ces collectifs quel qu’en soit l’objet (politique, social, religieux…) ou le secteur20.
25Pour comprendre comment s’organisent les collectifs d’engagement, nous pouvons faire un détour par les travaux de Max Weber. En dehors de toute pensée normative, Max Weber s’est attaché à montrer les structures sociales qui accompagnent différentes formes de domination. Spécialiste des religions, il a proposé la célèbre distinction idéaltypique entre deux concepts : « l’Église » et la « secte21 ». Ces deux catégories religieuses permettent de construire des catégories sociologiques dont la capacité heuristique est encore frappante. Le type « Église », en tant qu’institution de Salut, vise à régler la conduite de la société globale et s’oppose à la « secte » comme association de volontaires en rupture avec l’ordre social. À ces deux finalités correspondent deux formes d’organisation fortement contrastées, deux modes idéaux typiques de mobilisation des « croyants », de pratiques sacrées et finalement deux modalités de construction du sens de l’engagement. Il ne s’agit pas de réduire la pensée de Weber à une schématisation qui serait commode pour étiqueter des collectifs d’engagement mais de s’en saisir pour montrer la permanence dialectique entre ces deux formes typiques, l’un étant instituée, l’autre étant plus contractuelle. Cet instrument de réflexion a une portée qui dépasse les groupes d’origines chrétiennes sur lesquelles il s’est fondé. Weber avait lui-même non seulement élargi sa réflexion aux autres religions mais aussi aux formes politiques22. Ce ne sont pas les systèmes de croyance qui intéressent Weber mais bien les systèmes de réglementation qui sont liés aux croyances, les systèmes de régulations qui organisent les croyances. L’analogie entre politique et religion est alors sociologiquement pertinente. Si le communisme apparaît comme une religion séculière portant la « foi du siècle », le parti communiste jusqu’à la fin des années soixante, a toutes les caractéristiques d’une institution de salut et donc d’une Église au sens Wébérien23. La rationalisation marchande, dans laquelle nous sommes depuis l’époque de Weber, engendre tout à la fois un désenchantement du monde et des besoins de réenchantements permanents pour laisser place à la dimension symbolique sous une forme politique ou religieuse. On retrouvera de façon transversale mais plus ou moins institutionnalisée des rites d’initiation, de rassemblements, de conversions qui mettent en jeu une dimension sacrée et traduisent bien la forte dimension symbolique et émotionnelle spécifique aux collectifs d’engagements. La distinction heuristique entre « Église » et « secte » est structurante du débat entre les formes partisanes, souvent disqualifiées pour leur bureaucratisation, et les formes associatives, valorisées pour leur souplesse contractuelle. Il est intéressant toutefois de remarquer que les formes idéales typiques représentent deux contre modèles dans le sens commun : les dérives bureaucratiques (décisions centralisées, formalisme) et sectaires (fermeture sur une doctrine d’opposition). Les collectifs d’engagement cherchent souvent à se définir entre ces deux contre modèles et revendiquent leur indépendance mais aussi leur capacité d’adaptation. Il n’en reste pas moins que la taille de l’organisation est sur ce registre déterminante : avec le temps, les collectifs tendent à se formaliser et à se rapprocher du type « Église » prenant localement la forme archétypique d’une paroisse ou d’une cellule.
26Ces deux « façons d’agir en communauté morale » constituent une clé pour comprendre l’organisation du travail des « croyants » mais également un mode spécifique de régulation du pouvoir. Weber s’est attaché à rendre compte de cette dimension si centrale dans son analyse en établissant les modes de construction sociale de la légitimité du pouvoir. Les analyses empiriques sont nombreuses pour constater la récurrence des formes charismatiques, plus ou moins routinisées ou incarnées dans des fonctions. C’est la figure du prophète qui est alors utilisée. Le prêtre sera la figure de la forme bureaucratisée de salut alors que le « sorcier » incarnera la légitimité traditionnelle. Plus généralement, on comprend comment les collectifs d’engagement se partagent un même champ : celui des offres symboliques de salut.
27Les collectifs d’engagement ne sont pas que des organisations de biens de salut, ils sont aussi des espaces de travail, des organisations régulées par des relations de pouvoir, des interactions encadrées par des contraintes organisationnelles. Dans ce livre, on constate dans les articles de X. Dunezat ou encore celui de B. de Gasquet les modes de division du travail militant (division selon les rapports sociaux de genre ou selon les rapports sociaux de classe).
28Aujourd’hui, les impératifs gestionnaires24 se renforcent, notamment dans le secteur associatif, en se rapprochant d’une régulation marchande25. L’organisation du travail militant est alors de plus en plus mise sous contraintes, par les institutions et par le contexte socio-économique. Alors que les entreprises cherchent souvent à mobiliser leurs salariés sur des dynamiques d’engagement, on constate également que les univers bénévoles se mettent au diapason de cette forme rationalisation. Les règles du jeu s’établissent donc selon des « emprunts croisés26 » qui se rejoignent dans une dynamique entrepreneuriale largement valorisée dans le contexte sociopolitique actuel. L’efficacité pragmatique qui constitue effectivement un référentiel d’action récurrent ne saurait caractériser les formes les plus fréquentes. Le plus souvent imposées par les politiques publiques qui ont tendance à individualiser les évaluations, ces injonctions sont retraduites en pratique et stratégies par les acteurs locaux.
29Comprendre comment les engagements se construisent signifie aussi comprendre comment les individus adoptent les rôles, comment les normes s’agencent, s’imposent ou se discutent : autant d’angles riches d’enseignement sur les conditions sociales qui produisent des engagements27. Si les socialisations initiales sont essentielles, les collectifs d’engagement permettent également des processus d’apprentissage, de véritables « carrières » au sens interactionniste du terme28 avec des capitaux qui peuvent se renforcer, se développer et se transférer dans d’autres champs29. Le concept de « carrière » est précieux pour rendre compte, comme l’a souligné Olivier Fillieule, du caractère processuel des dynamiques d’engagement et d’autre part de « démêler l’écheveau des facteurs déterminants ». Là encore, les articles de ce livre apportent un éclairage sur la construction des compétences, sur les modes de circulation entre les sphères d’engagement, par exemple entre le champ syndical et le champ associatif (S. Nicourd), y compris dans des contextes peu propices aux engagements comme dans les quartiers populaires (E. Lagier).
30S’intéresser aux organisations signifie également regarder les situations, les pratiques qui traduisent le travail de l’engagement comme une mise en acte d’une socialisation secondaire30. Apprendre les répertoires d’action légitime, les « bonnes formes » de l’engagement correspond alors soit à des dispositifs formels de formation comme dans le cas syndical (Willemez) ou ecclésial (Cibois), soit le plus souvent par des scènes d’interaction récurrentes (Demazière et alii).
31Les croyances s’incarnent dans des organisations, dans des cadres d’interprétation des situations, des « cristallisations spécifiques de relations sociales » qui permettent de tenir les engagements31. Il s’agit ainsi de faire une sociologie des relations de travail à l’œuvre dans les engagements pour comprendre non pas les raisons des implications militantes mais les conditions organisationnelles, les interactions sociales et symboliques32 qui les rendent possibles, y compris dans la durée. L’article d’I. Lacroix dans ce livre est éclairant de l’imbrication des dispositifs pratiques qui organisent le travail de soutien des prisonniers basques avec les formes rituelles et symboliques (mise en scène des corps et organisation des rassemblements).
32Une lecture microsociologique des contraintes et espaces d’action est nécessaire pour comprendre les dynamiques d’engagement et également de désengagement. À ce titre, on constate dans les contributions que les méthodes ethnographiques sont privilégiées, impliquant dans ces contextes spécifiques une observation participante (De Gasquet, Dunezat, Lacroix) complémentaire des entretiens biographiques (Nicourd, Lenzi).
33La sociologie des relations de pouvoir est souvent éclairante et ne doit pas être gommée par l’évidence des dispositions charismatiques ou l’idéologie égalitariste. S’engager signifie souvent exister comme acteur stratégique sur une scène publique mais aussi au sein d’un collectif d’engagement. Il est en ce sens nécessaire de dépasser une analyse des leaders ou des portes paroles33 pour saisir toutes les capacités d’action construites ou conquises.
34Enfin, la sociologie du travail militant consiste à mettre l’accent sur les modalités d’apprentissage des rôles et des répertoires d’action. Sur ce registre, les travaux récents montrent à la fois les processus de sélection sociale implicite et également les mécanismes de contrôle social34 qui encadrent les cheminements.
35Dans un contexte où les collectifs d’engagement cherchent les formes les plus adéquates au carrefour des ressorts de la communauté morale et de formes plus rationalisées, ce livre propose ainsi une contribution à l’analyse des organisations militantes qui produisent une socialisation symbolique35.
Notes de bas de page
1 Comme le précisent Frédéric Sawicki et Johanna Siméant, il ne s’agit pas ici de faire un état de la littérature mais de mettre en évidence les points de vue qui fondent le regard sociologique sur les engagements. Sawicki F., Siméant J., La sociologie de l’engagement militant : un champ de recherches à décloisonner, introduction du colloque international, Lille, juin 2006.
2 Catherine Leclercq souligne que les nombreux témoignages d’engagement contribuent à « entretenir sur le sujet un vaste cortège de prénotions et l’impression d’une saturation interprétative », in Fillieule O. (dir.), Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005.
3 Ces propos se retrouvent dans les associations et s’entremêlent à des publications qui mettent l’accent sur les recompositions institutionnelles qui donneraient lieu à de nouveaux espaces de liberté individuelle. Ion J., « L’évolution des modes d’engagement dans l’espace public », in Religion et action dans l’espace public, L’Harmattan, 2001 et Ion J., Franguidakis S., Viot P., Militer aujourd’hui, Autrement, Cevipof, 2005.
4 Collovald A., Lechien M. -H., Rozier S., Willemez L., L’humanitaire ou le management des dévouements, PUR, 2002. De façon corollaire, Laurent Willemez montre bien les illusions héroïques qui accompagnent les discours d’engagement. « Persevare Diabolicum : l’engagement à l’épreuve du vieillissement social », Lien social et politiques, n° 51, printemps 2004.
5 Daniel Gaxie re-situe dans son dernier article les résistances qu’a provoqué son article de 1977 lorsqu’il semblait difficilement acceptable de percevoir des intérêts personnels à un engagement ; les militants considérant alors ces analyses comme iconoclastes et hérétiques. Gaxie D., « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Revue suisse de science politique, 11 (1), 2005.
6 L’humanitaire ou le management des dévouements, op. cit.
7 Ce que Daniel Gaxie formule comme « la vie des saints » qui ne met pas en évidence les intérêts à agir, op. cit.
8 Conception commune à la sociologie interactionniste et à la sociologie des organisations. Les travaux classiques de Michel Crozier et Erhard Friedberg montrent que la régulation de l’action organisée s’établit par des relations de pouvoir régulières et toujours dépendantes de la situation. L’acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977 et Friedberg E., Le pouvoir et la règle, dynamique de l’action organisée, Paris, Le Seuil, 1993.
9 Lahire B., L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.
10 Percheron A.,« La socialisation politique », in Traité de sciences politiques, tome 3, L’action politique, Leca et Grawitz (dir.), Paris, PUF, 1985. Elle souligne que la socialisation est « la rencontre de l’histoire de chacun avec celle de la société toute entière » et en particulier celle de sa famille.
11 Fillieule O., « Temps biographique, temps social et variabilité des rétributions », in Filleule O. (dir.), op. cit.
12 . Havard-Duclos B., Nicourd S., Pourquoi s’engager ? Bénévoles et militants dans les associations de solidarité, Paris, Payot, 2005. Nous rejoignons sur ce point les analyses de Florence Passy pour souligner l’importance de toutes les sphères de vie pour prendre en considération les engagements. Passy F., « Interactions sociales et imbrications des sphères de vie », in Fillieule O. (dir.), op. cit.
13 . Voir notamment Gottraux P., « Autodissolution d’un collectif politique. Autour de socialisme et barbarie », in Fillieule O. (dir.), op cit.
14 . Barthélémy M., Associations : un nouvel âge de la participation, Paris, Presses de Sciences Po, 2000 et Havard-Duclos B., Nicourd S., Pourquoi s’engager ?, Payot, 2005
15 . Collovald A., Gaïti B., « Des causes qui “parlent”… », Politix, 16/1991.
16 . Le livre d’A. Brodiez est un très bon exemple de la construction historique des causes et de l’adaptation des organisations. Le secours populaire français, PFNSP, 2006.
17 Ion J., Franguiadakis S., Viot P., Militer aujourd’hui, Autrement, 2005.
18 Enquête Histoire de vie, Construction des identités, réalisée par l’INSEE en 2003, auprès d’un échantillon de 8 407 personnes de plus de 18 ans. Toutes les dimensions de l’identité y sont abordées (famille, travail, lieu de vie et engagements). Voir Nicourd S., « Identités politiques et religieuses : entre identifications et pratiques », in Guérin F., Samuel O. (coord.), Les identités dans l’enquête INSEE, Histoire de vie, INED, 2009 (à paraître).
19 Ces résultats confirment par leur stabilité dans le temps les précédentes enquêtes de François Héran qui soulignent l’importance de « la maîtrise du temps et du verbe ». Héran F., « Un monde sélectif : les associations », Économie et statistiques, n° 208, 1988 et également, d’autres travaux statistiques sur les engagements : Bernardeau D., Hely M., « Transformations et inertie du bénévolat associatif sur la période 1982/2002 », Revue sociologies pratiques, n° 15, 2007.
20 Frédéric Savicki et Johanna Siméant soulignent de leur côté le « façonnage organisationnel du militantisme » qui permet de comprendre comment les organisations « retiennent » les individus. Op. cit.
21 Dans Sociologie des religions, Max Weber précise quatre critères qui définissent une « Église » : un corps de prêtres professionnels, une prétention universelle, une rationalisation du culte et du dogme et une communauté institutionnalisée où l’on trouve le charisme de fonction et non plus personnalisé. Weber M., Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996.
22 Sur le lien entre religion et politique, l’analyse de Max Weber montre qu’elles ont en commun la présence fréquente du charisme et la valorisation du sacrifice de sa vie au sens figuré comme au sens propre. Plus couramment, on rencontre un vocabulaire commun : survie, vocation, trahison, dévouement, conversion. Weber souligne que « la communauté de l’armée en campagne est ressentie comme une communauté suprême, celle qui va jusqu’à la mort et lui donne sens ».
23 L’analogie n’est pas inédite. On peut se reporter aux travaux de Marc Lazar qui présente le communisme comme religion séculière qui « entretient un mode de croire spécifique, en permanence référé à une tradition érigée en autorité, qui nécessite l’existence de rites ravivant la mémoire du passé et donnant sens au présent pour ceux qui respectent et imposent des sacrifices à ses adeptes (“le parti et le don de soi”) et aux travaux de Bernard Pudal ou encore plus récemment Catherine Leclercq, qui souligne que les dynamiques de désengagement correspondent à une “démonétisation des éléments cultuels fondés à l’incarner – patrie mère, pays frères, idoles liturgie” dans une organisation qui constituait une “matrice de formulation ritualisée et de significations consolidées” », voir Leclercq C., « Raisons de sortir, les militants du parti communiste français », op. cit.
24 Friedberg E., « Les quatre dimensions de l’action organisée », Revue française de sociologie, vol. 33, n° 4, oct. 1992.
25 Willemez L., in Collovald, op. cit., cf. également Nicourd S., « Les engagements ont-ils vraiment changé ? », introduction à « Comprendre les engagements aujourd’hui », Revue sociologies pratiques, n° 15, Paris, PUF, 2007.
26 Lechien M. -H., Pratiques humanistes. Engagements militants et investissements professionnels, thèse EHESS, 2002.
27 Marie-Hélène Lechien et Sabine Rozier précisent dans leur article qu’il faut moins s’en remettre aux discours des « engagés » sans s’intéresser aux conditions de production des engagements. « Du syndicalisme à la solidarité internationale, une reconversion problématique » in Reconversions militantes, textes réunis par TISSOT S., avec GAUBERT C. et LECHIEN M. -H., PULIM, 2005.
28 Olivier Fillieule reprend la définition de E. Hughes mettant l’accent sur la dialectique permanente entre histoires individuelles et institutions et plus généralement les contextes.
29 Matonti F., Poupeau F., « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 155, déc. 2004.
30 Berger, Luckmann, La construction sociale de la réalité, Méridiens Klincksieck, 1986. Nathalie Ethuin, à partir de l’analyse des formations dans les écoles du PCF, montre que « la socialisation communiste s’avère d’autant plus efficace quand elle prolonge la socialisation primaire, qu’elle en accentue les effets et lui donne tout son sens ». « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Fragments d’un enquête sur les écoles du PCF (1970-1990) », Politix, 63/2003.
31 Comme le souligne Erwing Goffman, « un cadre ne se contente pas d’organiser le sens des activités, il organise également les engagements », Les cadres de l’expérience, Paris, éd. de Minuit, 1991.
32 Florence Passy a insisté sur ces « processus constants d’interactions sociales et symboliques » qui créent une « structure de sens » indispensable au maintien des engagements dans le temps. Voir « Interactions sociales et imbrication des sphères de vie » in Le désengagement militant, op. cit.
33 Jean-Pierre Gaudin propose une lecture proche à propos des politiques publiques en reconnaissant la nécessité d’une sociologie des régulations, des « milieux d’action » pour ne pas s’en tenir aux portes paroles, aux leaders « aussi charismatiques et entreprenants soient-ils » in L’action publique, sociologie et politique, PSP Dalloz, 2004.
34 Lefèvre S., Ollitraud S., « Les militants face aux contraintes managériales : le cas des groupes locaux de Handicap International », Revue sociologies pratiques, n° 15, Paris, PUF, 2007.
35 Dubar C., La socialisation, construction des identités sociales et professionnelles, A. Colin, coll. U, 1991, (1 re édition) et La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Paris, PUF, 2000 où l’auteur définit la notion d’identité symbolique : « Les diverses formes identitaires dans le champ des croyances politico-religieuses, les types de référence à un Nous et à un Autre, corrélatifs de diverses définitions du collectif. » p. 153.
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