La police au Québec, 1760-1878 : des modèles impériaux dans une colonie nord-américaine
p. 95-113
Texte intégral
« Nous les appelons baillis, parce que les nouveaux sujets comprennent mieux ce mot que celui de constable. »
James Murray, premier gouverneur britannique du Québec, commentant l’ordonnance de 1764 qui établit les baillis de paroisse1.
1La Conquête britannique du Canada en 1759-1760 fait basculer l’ancienne colonie française et ses quelques 70 000 habitants européens francophones et catholiques (les Canadiens) dans le giron impérial britannique. Après une brève période de gouvernement militaire, l’administration civile est restaurée en 1764 dans ce qui sera dorénavant la Province de Québec. Le changement d’empire entraîne dans son sillage l’implantation automatique du droit et de la justice criminels britanniques, ce qui a un impact considérable sur les structures et les pratiques policières de la colonie2.
2Comment les nouveaux dirigeants britanniques de la colonie pouvaient-ils donc s’assurer que leurs lois criminelles et leur système de justice criminelle seraient respectés par la population ? Autrement dit, comment allaient-ils policer leurs nouveaux sujets canadiens de même que les quelques immigrants britanniques, venant pour la plupart des colonies américaines du sud ? La question se pose, d’autant plus que le système établi sous le régime français était fondé sur des institutions qui n’avaient en théorie aucun équivalent dans le modèle de gouvernance coloniale britannique. Le système d’avant la Conquête comprenait notamment une prévôté de la maréchaussée, avec un prévôt et plusieurs archers, dont les responsabilités incluaient l’arrestation des criminels et le maintien de l’ordre lors des exécutions (sans que leurs devoirs s’étendissent à la justice sommaire telle qu’exercée par la maréchaussée en France)3. De même, dans la campagne, les capitaines de milice, en théorie les principaux représentants locaux du pouvoir colonial, responsables entre autres de l’application des ordonnances promulguées par les intendants, étaient nommés directement par l’administration coloniale et restaient sous ses ordres. Il s’agissait donc d’institutions d’inspiration absolutiste qui ne cadraient pas bien avec les « libertés britanniques » ou avec les conceptions anglaises d’une gouvernance décentralisée assurée par les communautés locales elles-mêmes avec un minimum d’ingérence par l’administration centrale. Pour ce qui a trait à la police, comme dans plusieurs autres domaines, la conquête britannique pose donc le problème classique de la transition d’un régime impérial à un autre et de l’adaptation mutuelle de différentes populations4.
3La réponse de Murray est simple : l’introduction dans la colonie d’une variante du modèle de police anglais décentralisé, fondé sur l’implication citoyenne, soit le connétable paroissial (constable), avec des baillis et des sous-baillis élus dans chaque paroisse par la population essentiellement canadienne. Il prend néanmoins le soin de renommer les constables en « baillis » afin que les Canadiens puissent apprivoiser cette institution plus aisément. Mais ce n’est évidemment pas si simple. Le système de baillis paroissiaux, bien qu’il soit accepté rapidement par les Canadiens (sans doute parce qu’il leur donne l’opportunité, trop rare, de faire entendre leur voix dans l’espace politique et ainsi de contribuer à la gouvernance coloniale), ne dure qu’une décennie. Au milieu des années 1770, le successeur autoritaire de Murray, Guy Carleton, rétablit une milice sous contrôle central et, du moins dans les campagnes, confie aux capitaines de milice plusieurs des responsabilités policières qu’ils avaient exercées précédemment sous le régime français. Comme nous le verrons, ce genre de transformation fondamentale dans l’organisation de la police se fera régulièrement au cours du siècle suivant. Parmi ces changements, se trouvent notamment l’établissement d’une police citoyenne dans les deux villes principales en 1787, la mise sur pied de bureaux de police et de magistrats salariés en 1810, l’ajout de guets de nuit en 1818, le remplacement de toutes ces mesures en 1838 par une police centralisée implantée à travers la colonie et sous contrôle direct de l’administration coloniale, l’abolition de cette police en 1843 et son remplacement par une police municipale dans les deux villes principales, suivi d’une nouvelle tentative avortée de créer une police provinciale centralisée en 1870-1878.
4Ces multiples transformations dans l’organisation policière font écho aux changements qui s’opérèrent dans la colonie elle-même. Pendant la période dont il est ici question, la population de Québec passe de quelque 70 000 personnes à plus de 1,3 million. D’une société essentiellement rurale, comprenant seulement deux petites villes (Québec et Montréal) de quelques milliers d’habitants chacune, le Québec des années 1870, bien qu’il demeure principalement rural, emprunte déjà la voie de l’industrialisation et de l’urbanisation. La province compte alors deux grandes villes (Montréal, avec 130 000 habitants et Québec, avec 60 000) et un réseau de plus petites villes dans les parties plus rurales. Dans les années 1760, la population de la colonie est essentiellement d’ascendance française et catholique, avec aussi quelques milliers d’autochtones domiciliés. Avec l’augmentation de l’immigration britannique et américaine, qui se produit vers la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, une minorité anglophone significative se développe. Les anglophones (principalement d’origine britannique) forment environ 25 % de la population au milieu du XIXe siècle et sont installés en particulier dans les deux villes principales. Enfin, avec au début un gouvernement autoritaire sous le contrôle des nouveaux maîtres coloniaux britanniques, Québec acquiert progressivement (et non sans peine) des institutions parlementaires (quoique pas complètement démocratiques), avec l’instauration d’une assemblée élective à partir des années 1790 et des institutions municipales électives à partir des années 1830 et 1840. À la fin de notre période, ces institutions électives sont principalement dominées par la majorité francophone, bien qu’après 1867 Québec soit devenu une province de la nouvelle Dominion du Canada, fédération au sein de laquelle les anglophones sont largement majoritaires.
5En partie en raison des changements constants des structures policières au Québec, leur histoire exhaustive reste à écrire, surtout pour la période suivant les années 18305. S’il existe des études sur la police dans les deux grands centres urbains pour la période s’étendant des années 1840 jusqu’à nos jours, ces études sont souvent partielles et plutôt de type exploratoire. Pour ce qui est des structures policières dans les plus petites villes et dans les régions rurales, mis à part quelques rares exceptions, aucun travail n’a été fait6. L’histoire des structures policières au Québec reste donc en bonne partie une terra incognita, un terrain presque vierge à défricher.
6Ce n’est évidemment pas notre intention de présenter ici une synthèse de l’histoire de la police au Québec, ce pour quoi il reste énormément de recherche fondamentale à faire. Entre autres, une telle histoire devrait considérer les structures de la police, les pratiques policières ainsi que le contexte social de la police. Ce texte s’en tiendra à un objectif plus modeste, qui consiste à esquisser rapidement les structures de base de la police au Québec entre 1760 et 1878. D’abord, nous mettrons en lumière l’influence des modèles impériaux britanniques sur les structures policières au Québec ou, pour être plus précis, l’influence de ces modèles sur les autorités politiques coloniales. Par la suite, nous aborderons la police réellement implantée dans la colonie à travers un bref tour d’horizon des développements des structures policières au Québec pendant la période. Comme nous le constaterons, ces réalités coloniales font en sorte que l’implantation de structures policières fondées sur le modèle britannique de la new police sera éphémère et infructueuse.
Les modèles impériaux
« Under a temporary Act, Quebec and Montreal were watched and lighted, after a sort, down to May 1836. The funds were altogether unequal to the proper support of these essential branches of civic government [...] the guardianship of the night was intrusted to a meagre selection of the class of veteran servitors, of whose impotency for all useful purposes the people of London were cognizant before the establishment of “the New Police”.
– William Kennedy et Adam Thom, commissaires adjoints sur les institutions municipales pour la commission Durham, 18397
La police de la Province à toujours été malheureusement très défectueuse. Il y a peu de cités, qui, à cause du caractère vicieux et indiscipliné d’une grande partie de sa population, ont plus besoin d’une police active que Québec [...] j’ai établi une police de trente-deux hommes, en juin dernier [1838], sur le plan de la police de Londres. Cette police a été portée à 75, en Octobre dernier ; et l’inspecteur de police, m’a représenté ce nombre comme à peine suffisant. à Montréal, où l’on n’avait point tenté d’établir un système général de police, j’ai requis M. Leclerc [...] d’organiser une force semblable à celle de Québec.
– Lord Durham, gouverneur général des Canadas, 18398. »
7Dans son rapport portant sur le Haut et le Bas-Canada, préparé en réponse aux rébellions qui secouent les deux colonies en 1837-1838, Lord Durham, s’appuyant principalement sur des informateurs locaux comme Kennedy et Thom, met en avant une conception réformiste classique quant à l’évolution des structures policières au Québec. Inspiré par le discours réformateur anglais sur la police, Durham se montre très critique envers l’ancien système composé de connétables et d’hommes de guet qui avait été implanté dans les deux principales villes de la colonie, Québec et Montréal, en 1787 (connétables) et 1818 (guet), le tout sous la direction de juges de paix non professionnels. La solution qu’il envisage pour pallier la faiblesse de l’ancien système est classique : mettre en place des forces de police urbaines sous le contrôle direct de l’administration coloniale, à l’image de la police métropolitaine de Londres, de même qu’une magistrature professionnelle. Comme les rébellions avaient mené à une suspension du régime parlementaire, Durham est en mesure d’implanter rapidement ses réformes sans consultation plus large. À ses yeux, si les rébellions au Bas-Canada avaient pris tant d’ampleur, c’était en partie en raison du manque d’autorité étatique, surtout dans les campagnes. Cette situation amène son successeur, Sir John Colborne, à introduire une autre innovation métropolitaine, soit une police montée rurale sous contrôle gouvernemental, système inspiré de la gendarmerie irlandaise. Ainsi, selon l’interprétation historiographique classique, en l’espace de quelques années, Durham et Colborne contribuent à implanter en sol québécois des structures policières copiées sur le nouveau modèle britannique, ce qui contribue à la « naissance » de la police moderne au Québec.
8En effet, comme Greg Marquis l’affirme dans son étude générale du développement des structures policières dans le Canada du XIXe siècle, les responsables politiques des colonies de l’Amérique du Nord britannique tournent leur regard vers la Grande-Bretagne quand vient le temps de réorganiser la police9. L’inspiration britannique commence dès les lendemains de la Conquête avec la volonté de Murray d’introduire dans la colonie le modèle anglais de connétables paroissiaux. Par la suite, plusieurs des innovations dans les structures policières introduites dans la colonie sont justifiées par le fait qu’elles s’inscrivent dans la lignée du modèle britannique. À titre d’exemple, en 1810, des bureaux de police avec des magistrats salariés sont instaurés à Montréal et à Québec, suivant le modèle des bureaux implantés à Londres et à Dublin à partir des années 1790. En 1818, un grand jury montréalais propose qu’un
« certain number of active, intelligent, and vigilant persons should be appointed by [les magistrats salariés du Bureau de police] as Police Officers whose duty should be exclusively to search after and execute the orders of the Magistrates in the detection of culprits in a similar manner as those employed by the Police Officers in London10 ».
9Vingt années plus tard, Durham invoque clairement le modèle britannique pour justifier l’établissement de polices urbaines inspirées de l’organisation des forces policières londoniennes. Ce même appel à l’autorité du modèle britannique se fait entendre dans les années 1850 pour appuyer le retour à une organisation policière centralisée. C’est notamment le cas en 1854, lorsqu’une commission d’enquête est instaurée afin d’éclairer les événements entourant une émeute majeure qui éclate après qu’un prêtre catholique apostasié, Alessandro Gavazzi, prononce un discours anticatholique dans l’église méthodiste Chalmers à Québec. Lors de l’émeute, la police municipale, composée principalement d’Irlandais catholiques, intervient bien piètrement. Au mieux, les policiers regardent les événements se dérouler sans agir, au pire, ils en viennent même à aider les émeutiers. Dans leur rapport, les commissaires suggérèrent de créer un corps de police unifié non seulement pour Québec, mais pour l’ensemble de la province : « principe qui a fait des polices de Londres et de Dublin, qui étaient proverbialement des corps inutiles, des instruments préventifs du crime [des plus parfaits] ». Ils affirment ensuite que
« si l’on croyait qu’il fût désirable d’adopter le système dont ils donnent une description générale, [ils] feraient connaître les détails de la police de Londres et de Dublin, et des constables d’Irlande, lesquels corps, avec certaines légères modifications nécessaires, pourraient servir de modèles sur lesquels on formerait un corps de police très efficace11 ».
10Dans un même ordre d’idées, en 1855, un rapport d’une autre commission d’enquête, celle-ci portant sur l’état de la milice et de la police à travers l’ensemble du Canada, fait référence aux recommandations formulées par la commission d’enquête sur l’émeute de l’église Chalmers pour unifier et centraliser la police. Selon les commissaires de 1855, ce serait
« un changement qui, à en juger par le succès qu’un système semblable a obtenu dans la mère patrie, ne [pourrait] manquer d’ajouter en cette province la sûreté et la protection des personnes et des propriétés aux avantages nombreux dont jouissent déjà les habitants de cette partie privilégiée des domaines de Sa Majesté12 ».
11Enfin, en défendant le projet de loi de 1869 qui cherche de nouveau à mettre sur pied une police provinciale centralisée, le député conservateur Christopher Dunkin déclare que
« in the rural parts of England the police force had been found as closely as possible, to resemble the police force of London, and the Government as far as was needful, exercised its control over the whole police force of England13 ».
12Si les modèles britanniques de la police sont souvent une source d’inspiration, ce n’est pas le cas des autres modèles européens et des modèles états-uniens, le plus souvent cités en contre-exemples. À titre d’illustration, les bureaux de police mis sur pied en 1810, même s’ils s’inscrivent directement dans la lignée de bureaux implantés à Londres et à Dublin, sont regardés par plusieurs avec méfiance puisqu’ils les voient comme une tentative d’introduire des structures inspirées du modèle autoritaire français. Lors de l’introduction d’un projet de loi qui cherche à officialiser l’existence des bureaux de police en 1817, Thomas McCord, un des magistrats salariés de Montréal, prend le soin de préciser « You will observe the word Police erased in the amendments, “tis considered by some a word of ill omen, and that the introduction of Police Offices must inevitably be followed by French Espionage14 ». En 1830, le journal réformiste montréalais La Minerve, se réjouissant de la disparition des bureaux de police, affirme que, sous le règne de ces institutions, « nous eûmes en petit des administrations municipales à la Mangin et à la Delaveau », deux commissaires de police parisiens notoires15. Le modèle américain, à l’instar du modèle français, sert également de contre-exemple, bien qu’il soit plus rarement cité directement dans les débats entourant la police. Cependant, les commissaires chargés d’enquêter sur l’émeute de l’église Chalmers sont clairs à l’égard de la police américaine :
« L’exemple que donnent les cités des états voisins des mauvais résultats de ce système [de contrôle municipal indépendant de la police], comparé aux heureux effets du principe de la combinaison et de la discipline de la police, tels qu’ils s’observent dans la Grande-Bretagne (où le crime offre de biens plus grandes tentations que sur ce continent), doit convaincre toutes personnes qui jugent le sujet sans passion, qu’il est de l’intérêt du public, et non moins des corporations municipales, de donner une partie d’un contrôle incertain sur des hommes de police insubordonnés, en échange pour les services pratiques d’un corps de police discipliné, obéissant et parfaitement efficace16. »
13À mi-chemin entre le modèle britannique, abondamment loué, et les modèles américain et français, essentiellement rejetés, se trouve le modèle irlandais. Le système irlandais est bien à l’origine d’innovations telles que les bureaux de police, la police rurale instaurée par Colborne, ou encore la volonté de restaurer la police gouvernementale dans les années 1850. Cependant, l’exemple irlandais constitue une référence à double tranchant, puisque l’Irlande est loin d’incarner un modèle pacifique d’implantation de la police. Comme le déclare le député libéral provincial, John Hearn (un Irlandais catholique) en 1869, s’opposant au projet de loi sur la police provinciale :
« It was said by the organs [du gouvernement] that this Bill was, in the main, copied from the Irish Constabulary Bill. Now the causes for a constabulary under the exclusive control of the Government which existed in Ireland, had, thank God, no existence in this Province – in Ireland, owing to the unfortunate difference between the tillers of the soil and the landlords, the whole of that unfortunate country was covered with police barracks – there was chronic disaffection and periodical risings against the Government; here there was nothing of the kind, here the people, at least the great bulk of them, were contented with the laws and institutions under which they lived. Ireland then was clearly not the place to visit for a copy of laws to impose on the contented people of this city or Province. How much better would it not be to consult the system observed in the neighboring Provinces of their own Dominion, in the neighboring Republic, in contented and prosperous Scotland, in that country, which was looked on by the great majority of his hearers as the cradle and safeguard of liberty – England – in a word, why not go to any country where the people were not in rebellion to their Rulers, and borrow, if borrowing were requisite, from its police system17. »
14En revanche, même Hearn considère avec respect le modèle anglais de la new police. Alors, pourquoi ce modèle n’est-il jamais implanté de manière permanente au sein de la colonie ? C’est surtout en raison des réalités coloniales qui rendent ce transfert difficile.
Les réalités coloniales
15Comme l’ont démontré de nombreuses études sur la police en Angleterre et dans d’autres pays occidentaux au cours des dernières décennies, la notion classique d’une transition de structures policières d’ancien régime à des structures policières modernes, s’inscrivant dans le champ plus vaste des transitions menant à la constitution de l’État moderne, résulte d’une compréhension partielle et simplifiée du développement des institutions policières. Le développement de la police au Québec est un bon exemple de la nécessité de nuancer cette notion simpliste du remplacement de l’ancienne police par la nouvelle, que ce soit à cause de la plus grande complexité (accompagnée d’une inefficacité moins prononcée) de l’ancienne police ou encore, de l’inertie des structures policières qui rend les changements beaucoup plus lents à effectuer qu’un réformateur comme Durham l’envisageait à l’origine.
16Compte tenu de l’absence d’une historiographie bien développée, nous avons voulu, dans le tableau en annexe, résumer les développements de la police régulière au Québec entre 1760 et 1878. Le tableau indique les acteurs principaux de la police au Québec, autant dans les deux principaux centres urbains qu’ailleurs (ce qui inclut les campagnes comme le réseau de petites villes qui se développe progressivement au cours du XIXe siècle). Pour les besoins de la démonstration, le tableau identifie également les structures policières inspirées directement des modèles britanniques, la police qui n’est pas officiellement établie par la législation coloniale et la police qui est sous le contrôle direct de l’administration centrale. Sans entrer dans les détails, le tableau nous permet de faire plusieurs observations quant à l’impact des modèles britanniques sur la police au Québec.
17Tout d’abord, il faut souligner que pour presque l’ensemble de la période étudiée, un fossé se creuse entre les structures théoriques de la police selon la législation coloniale et celles qui sont réellement implantées dans la colonie. Le maintien de l’ordre est en bonne partie assuré par des « policiers » qui ne sont pas ceux qui en théorie sont responsables de cette tâche. L’implication de ces policiers nullement prévus dans la législation coloniale a comme résultat que la police « réelle » de la colonie est assez différente de celle envisagée par les législateurs. Les premières décennies du régime britannique constituent un bon exemple de l’écart entre la théorie et la pratique. En théorie, si l’on se fie aux ordonnances du gouverneur et de son conseil, la police devait être, entre les années 1764 et 1775, l’apanage des baillis paroissiaux élus annuellement, suivant ainsi la tradition britannique des connétables paroissiaux. De même, entre les années 1777 et 1787, elle devait être sous la responsabilité des capitaines de milice, en suivant en partie le modèle français d’avant la Conquête. Cependant, en pratique, ni les baillis paroissiaux, ni les capitaines de milice ne jouent un rôle important dans le maintien de l’ordre. Les actions policières telles que les arrestations sont le plus souvent prises en charge par un petit groupe d’huissiers professionnels et semi-professionnels, sous la direction d’officiers de justice locaux tels que les prévôts des maréchaux (shérifs) ou les juges de paix. À l’origine, ces huissiers sont surtout présents dans les villes, où ils constituent en fait la seule police, mais ils s’installent également en campagne où leur présence s’accroît progressivement. Ils agissent généralement en tant qu’huissiers pour les tribunaux civils, mais ils interviennent aussi sporadiquement dans le système judiciaire criminel. Ils s’occupent entre autres de rechercher et d’arrêter les personnes accusées de crimes majeurs, un rôle potentiellement dangereux qui conduit à l’assassinat d’au moins deux d’entre eux. Les magistrats urbains en viennent même à considérer les huissiers comme une forme de véritable police urbaine, allant jusqu’à leur conférer des insignes d’autorité tels que des bâtons de connétable, les payant pour surveiller les marchés et leur demandant d’assister à l’ouverture des tribunaux. Plutôt qu’une police citoyenne, la police avant 1787 est donc principalement l’apanage d’auxiliaires de justice professionnels, dont plusieurs occupaient des fonctions très semblables sous le régime français18.
18Le même écart entre la police théorique et la police réelle tient aussi pour la période entre 1787 et 1837. Dans les villes, une loi de 1787 prévoit l’élection annuelle de connétables choisis parmi les citoyens plus aisés selon un système de rotation. Cette loi devait en théorie implanter une forme de police davantage d’inspiration anglaise, mettant l’accent sur la participation citoyenne, tout comme Murray l’avait envisagé au début. Cependant, les marchands et les professionnels amenés à servir comme connétables citoyens trouvent cette tâche fort pénible. Les officiers de justice urbains préfèrent, quant à eux, davantage de stabilité au sein du corps qui doit mettre à exécution leurs ordres. Ainsi, s’appuyant semble-t-il sur des précédents à la fois américains et anglais, mais sans aucune caution de la part de la législation coloniale, se développe la pratique de permettre aux connétables citoyens de nommer des substituts pour exercer leurs fonctions à leur place. Plusieurs de ces substituts ne sont que des figurants qui ne font qu’occasionnellement acte de présence dans les palais de justice pour garder les prisonniers et les jurys. Par contre, quelques-uns des substituts connétables acquièrent des compétences et de l’expérience et deviennent de véritables auxiliaires de justice professionnels, occupant leur charge pendant plusieurs années et venant ainsi à jouer un rôle clé dans le maintien de l’ordre au sein des villes. Dans chaque ville, ils sont sous la direction d’un grand connétable salarié nommé par les magistrats urbains (un autre officier qui n’apparaît guère dans la législation coloniale). À Montréal, au moins un de ces substituts professionnels n’est autre qu’un des huissiers qui servait dans la police avant 1787. À partir de la mise sur pied des bureaux de police et des magistrats salariés en 1810 (encore une fois sans sanction de la part de la législature coloniale), plusieurs des substituts professionnels, incluant les grands connétables, gravitent autour de ces institutions. Vers la fin des années 1810, ils sont rattachés de manière permanente à ces bureaux, récoltant le plus souvent de petits salaires. Avec quelques nuances (notamment la disparition temporaire des magistrats salariés et des bureaux de police entre 1830 et 1837, tandis que les fonctions de grand connétable et de connétables de police furent maintenues), ce système de bureaux de police avec des magistrats salariés appuyés par un grand connétable ainsi que des connétables de police professionnels perdure jusqu’à la fin de la période étudiée. Jusqu’à la création par Durham d’une police d’État à la fin des années 1830, les grands connétables et les connétables de police constituent l’essentiel des structures policières dans les deux principales villes, malgré le fait qu’aucune des deux fonctions ne soit reconnue dans la législation coloniale. Ces policiers font même des incursions régulières dans les campagnes, suivant le modèle des Bow Street Runners. Même après que la police urbaine soit soumise à une administration mieux organisée, représentée d’abord par la police gouvernementale entre 1838 et 1842, puis par la police municipale à partir de 1843, le grand connétable et les connétables de police continuent d’exercer un rôle important au sein de la police urbaine.
19Dans les campagnes, on peut également observer la même différence entre la théorie et la pratique. Les officiers de milice sont censés constituer l’essentiel de la police de 1777 jusqu’aux rébellions. Les commissaires adjoints de la commission Durham voient dans ce phénomène un signe patent de faiblesse :
« The executive police of the province are the captains, subalterns and serjeants of militia [...] The imposition of constabulary duties on the militia is both burdensome and unsafe [...] The system offers no security whatever for the protection of the public peace or the rights of property19. »
20Et Durham lui-même reprend les propos de ses commissaires dans son rapport :
« Dans le reste de la Province, où les fonctions de la police avaient coutume d’être remplies par la milice, ce corps étant maintenant désorganisé, il n’y a plus à présent de police du tout20. »
21Mais ces constatations relèvent davantage de la théorie que des faits. Comme auparavant, la police rurale est dans la pratique assurée par les huissiers ou, dans certains cas, par des connétables nommés par des juges de paix ruraux. Même si cette forme d’organisation de la police est en usage depuis les débuts du régime britannique, elle n’est que tardivement reconnue par la législation, soit en 1836, quelques 70 années après sa naissance. Aussi, dans les deux principaux districts judiciaires de la colonie sans villes importantes, soit les districts de Trois-Rivières et de Saint-François, les magistrats locaux cherchent à s’assurer d’avoir à leur disposition un corps de police semi-professionnel. Une fois encore, c’est au début en nommant des grands connétables qu’ils atteignent en partie cet objectif. Avec la création progressive de nouveaux districts judiciaires dans les campagnes québécoises, le système de grands connétables se répand et vers le milieu des années 1870 on relève la présence d’au moins 17 grands connétables. Mis à part le bref épisode de la gendarmerie montée mise sur pied par Colborne, qui disparaît à partir de 1843, la création ponctuelle de forces de police montée pour surveiller des travaux publics et enfin la création de polices municipales dans quelques petites villes au cours des années 1850 et 1860, ce modèle reste celui qui prévaut jusqu’en 1870 en dehors des deux villes principales.
22Un autre phénomène marquant est l’instabilité patente des structures policières dans la colonie. Entre 1760 et 1878, il est possible de compter au moins neuf phases distinctes d’organisation policière au Québec. Les gouverneurs et les hommes politiques coloniaux modifient constamment les structures de la police, suivant les besoins du moment, ce qui implique que la réforme de la police n’est jamais durable. Ainsi, la police moderne qui « naît » à la fin des années 1830, si elle ne tombe pas sous le coup de la mortalité périnatale, est au moins un cas patent de mortalité infantile. Une fois la crise des rébellions passée, la police centralisée sous contrôle de l’administration coloniale, inspirée par les modèles londonien et irlandais, ne dure que quelques années. La police rurale en particulier est considérée par les responsables politiques de toute allégeance comme mal adaptée aux besoins de la colonie. Même un partisan tory aussi convaincu que Henry Black, responsable de la révision des lois criminelles de la colonie à la lumière du modèle britannique au début des années 1840, déclare à propos de l’abolition de la police rurale,
« there was no man in the country who would not rejoice at this step, such a force was not required in the rural districts of Lower Canada; there was not a country in the world where the people were in a higher moral condition than there21 ».
23Il y a moins de consensus concernant la nécessité de maintenir les forces policières urbaines sous contrôle direct du gouvernement central, mais comme ces institutions sont extrêmement coûteuses et que les gouvernements municipaux nouvellement créés sont peu enclins à débourser pour les entretenir, les pressions économiques sont telles que le gouvernement colonial les abandonne aussi. Ainsi, à partir de 1843, les nouvelles forces policières en milieu urbain relèvent essentiellement des gouvernements municipaux, tandis que la force policière rurale est tout simplement abolie.
24La même instabilité peut être remarquée dans la tentative tardive, à la fin des années 1860, de restaurer une structure de police centralisée et unifiée au Québec, la Police provinciale. Malgré l’opposition de membres tels que Hearn, la nouvelle force est implantée en 1870, bien que son pouvoir ne s’étende pas beaucoup au-delà de Québec même (dont les contribuables sont obligés de payer pour cette force qui remplace leur police municipale) et de quelques autres municipalités dans les campagnes qui y souscrivent de manière volontaire. Toutefois, cette tentative renouvelée de créer une police centralisée est de courte durée. En 1877, la ville de Québec refuse de financer plus longtemps la Police provinciale et remet en place sa propre police municipale. En 1878, ce qui restait de la force provinciale est démantelé par un nouveau gouvernement pour des motifs de contraintes budgétaires. Ainsi, les quelques petites municipalités ayant adhéré au système voient leur police disparaître. La police au Québec, autant dans les villes que dans les campagnes, revient donc à l’ancien système, fondé sur les initiatives locales.
25Ce caractère local de la police est un élément fondamental qui explique l’échec relatif du modèle britannique de la nouvelle police au sein de la colonie. Hormis deux brèves périodes allant de 1838 à 1842 et de 1870 à 1878, il n’y a jamais au Québec de police centralisée sous contrôle du gouvernement colonial ou provincial. La milice rurale, nommée par l’administration coloniale, n’est que peu impliquée dans le système de police. C’est la même chose pour la police fluviale à Québec et à Montréal, qui se retrouve coincée entre l’administration coloniale et les municipalités. À Québec, par exemple, le chef de la police fluviale est également le chef de la police municipale. Enfin, en 1867 cette police est soumise au contrôle du gouvernement fédéral nouvellement constitué. En tout cas, son pouvoir est essentiellement limité aux ports de Québec et de Montréal.
26Plutôt que de se retrouver sous contrôle centralisé, presque toutes les structures policières sont sous la responsabilité d’officiers locaux : notamment les juges de paix et les magistrats salariés jusqu’aux années 1830, auxquels sont ajoutés les gouvernements municipaux au cours des années 1840. Cette structure décentralisée engendre une fragmentation des structures policières à travers la colonie, ce qui irrite au plus haut point des réformateurs tels que Durham. Le contrôle local, la fragmentation de la police ainsi que le manque d’entraînement et de discipline des policiers sont tous évoqués pour expliquer les désordres sociaux tels que les rébellions de 1837-1838 et les émeutes et grèves violentes qui secouent Québec et Montréal au cours des années 1840, 1850 et 186022. Cette critique du contrôle local alimente entre autres les tentatives de rétablir un système de police centralisé dans les deux villes principales pendant les années 1850. Les réformateurs sont catégoriques : la police soumise au contrôle local ne pouvait qu’être bancale. Comme les commissaires chargés de l’enquête sur la milice le notent en 1855 :
« Il n’est pas improbable que les suggestions que les commissaires ont cru de leur faire rencontreront de l’opposition de la part des municipalités qui jusqu’ici ont eu le contrôle et les nominations de la police. Ils peuvent cependant désigner des évènements déplorables survenus récemment dans les deux villes principales de la province pour faire voir l’incapacité absolue de la police avec le système actuel, soit pour réprimer les actes de violence, soit pour amener les coupables à justice23. »
27En effet, plusieurs hommes politiques municipaux qui sont appelés à témoigner devant les commissaires enquêtant sur l’émeute de l’église Chalmers en 1854 dénoncent la suggestion de leur retirer le contrôle de la police. Le maire de Québec, Charles Alleyn, formule ainsi ses réserves :
« J’objecte à ce qu’on ôte le contrôle du corps à la corporation pour le mettre entre les mains du gouvernement ou d’un individu, parce que les investigations et les plaintes seraient lentes ; dans le premier cas, s’il fallait s’adresser au gouvernement, et comme on pourrait se servir d’influence de parti [...] La corporation est aujourd’hui directement responsable devant les citoyens ; et si elle commet quelque injustice, l’opinion publique en fera, ou du moins en devrait faire justice ; et aux élections [municipales] générales, le mal se guérirait de soi-même par degré24. »
28Ayant acquis leur autonomie à coup de luttes longues et amères, les responsables politiques locaux tels qu’Alleyn ne sont certainement pas prêts à perdre le contrôle d’un instrument de pouvoir et de patronage aussi important et efficace que la police. Comme le Saturday Budget de Québec le declare:
« It is but a part of the liberties of municipal government for the citizens to control their police force; and to resign an item of our liberties to the present bunglers and incapables would be as wise as if we put our hands into the fire, believing they would escape burning25. »
29Mais ce ne sont pas seulement les municipalités qui cherchent à garder le contrôle sur la police et notamment sur les nominations des officiers. Les querelles entourant le droit de nomination des grands connétables dans les districts judiciaires de Montréal et de Québec constituent un exemple frappant. Ces nominations sont exclusivement locales, l’apanage des juges de paix du district qui conservent jalousement ce privilège face à l’administration coloniale et aux autorités municipales désireuses de s’y mêler. Ainsi, au cours des années 1820, il y a une bataille de juridiction entre les magistrats montréalais et l’administration coloniale concernant le droit de nommer les grands connétables, bataille qui est au final remportée par les magistrats, mais au coût de la destitution des deux magistrats salariés de la ville par un gouverneur furieux. Au cours des années 1850, quand vient le temps de remplacer le grand connétable de Québec, les magistrats, venus de tout le district (qui comprend non seulement Québec, mais également les campagnes environnantes), décident que le droit de vote pour l’élection du nouveau grand connétable ne s’étend pas au maire et aux conseillers municipaux, même s’ils sont d’office des juges de paix.
30Les connétables d’église et les constables de chemins de fer constituent un autre exemple de la décentralisation des structures policières. Les connétables d’église sont nommés par les juges de paix locaux suivant les recommandations à la fois des marguilliers et du curé de la paroisse, et sont sous la gouverne des marguilliers (et ultimement du curé). L’administration centrale n’a pas un mot à dire ni aucun contrôle réel sur l’action de ces connétables. Les constables de chemin de fer, quant à eux, sont nommés suivant les recommandations des compagnies de chemin de fer, sont sous leur commandement et payés par elles.
31Par ailleurs, jusqu’en 1870 environ, le contrôle de la police même par les gouvernements municipaux est surtout l’affaire des deux principaux centres urbains. Ailleurs, les administrations municipales sont plutôt lentes à créer des forces policières potentiellement coûteuses. Avant 1870, les municipalités qui veulent établir leurs propres forces policières doivent faire intégrer ce pouvoir explicitement dans leur charte. Jusqu’en 1870, seulement sept municipalités au Québec, autres que Québec et Montréal, ont une charte leur permettant de mettre sur pied une force policière et seulement trois d’entre elles mettent ce pouvoir réellement à exécution (Saint-Hyacinthe, Lévis et Trois-Rivières). Dans les autres lieux, c’est l’ancien système qui prime. La création des nouvelles instances policières municipales est également loin d’être définitive. Le cas de Trois-Rivières, troisième municipalité en importance au Québec, peut être cité en exemple. En 1857, la ville obtient le pouvoir de créer sa propre force policière, ce qu’elle fait immédiatement. Après quelques mois, toutefois, le connétable en chef et ses hommes démissionnent en bloc et la ville retourne à son ancien système policier, avec un grand connétable appuyé par des connétables citoyens. La police municipale ne sera restaurée qu’en 1877.
32En somme, c’est peut-être la tradition bien ancrée d’autonomie locale au Québec, de même que le manque relatif de pouvoir d’une administration centrale qui doit s’appuyer sur des instances locales pour la représenter, qui permettent le mieux d’expliquer l’échec du modèle de la « nouvelle police » dans la colonie. Durham et Colborne ne sont à même d’imposer leur vision de l’organisation des structures policières que dans des circonstances exceptionnelles de rébellion et de suspension du système parlementaire. La restauration temporaire de la police gouvernementale en 1870 n’est également possible que parce que le gouvernement prend soin de rendre cette mesure obligatoire uniquement pour Québec, ce qui lui permet de ménager les susceptibilités des électeurs à Montréal et ailleurs.
33L’expérience québécoise, en matière de développement de la police, se démarque sous plusieurs aspects. Par exemple, l’écart patent entre la théorie législative de la police et la police réelle apparaît comme une exception qui ne se reproduit guère au même degré au sein de juridictions environnantes comme le Haut-Canada, le Nouveau-Brunswick ou la Nouvelle-Écosse. Toutefois, l’étude du développement de la police au Québec peut tout de même être éclairante. En dépit de la profonde admiration accordée par les autorités politiques au modèle britannique, et plus particulièrement au modèle anglais de la « nouvelle police », l’organisation de la police au Québec maintient son caractère résolument local. Si la police a changé de manière significative au cours des quelques 125 années étudiées ici, les changements ne s’opérèrent pas nécessairement dans la lignée prescrite par la tradition historiographique whig du développement de la police, de la décentralisation inefficace à la centralisation efficace. Par ailleurs, les structures policières ne sont pas du tout les mêmes dans les deux villes principales et dans les autres parties essentiellement rurales du Québec. Pour ce qui est des campagnes notamment, la police est à peine mieux organisée en 1878 qu’elle ne l’était au milieu des années 1760. On pourra même affirmer qu’à plusieurs égards, il y a moins de « police » dans les campagnes à la fin de la période qu’au moment où la plupart des paroisses élisaient leurs baillis et sous-baillis. En milieu urbain, les polices municipales en viennent certainement à remplacer le système d’avant les rébellions, composé de connétables citoyens, de leurs substituts et d’hommes de guet. Mais comme nous l’avons affirmé ailleurs, ces nouvelles structures ne sont pas nécessairement plus efficaces que le système d’avant la réforme, qui était déjà engagé sur la voie du changement26. Enfin, les deux principales tentatives d’implanter une police gouvernementale centralisée, inspirée du modèle britannique de la « nouvelle police », prennent abruptement fin, avec un retour à des modes plus locaux de gestion de la police. Les structures policières sont plutôt caractérisées par un degré toujours plus élevé de complexité et même de fragmentation, à la fois dans les villes et dans les campagnes. Et bien que l’État au Québec soit sans doute plus puissant pendant les années 1870 qu’il ne l’était pendant les années 1770, la police, elle, ne se conforme pas au moule prescrit par le modèle whig de progression constante vers une police moderne « rationnelle ».


* Comprend également les municipalités de banlieue.
** La police urbaine est aussi souvent active dans les campagnes avoisinantes.
*** À l’exclusion des polices occasionnelles comme les connétables spéciaux nommés dans le cadre d’émeutes ou d’élections, les soldats et les miliciens appelés en aide au pouvoir civil, la police montée crée pour certains travaux publics (mais qui aurait peut-être agi parfois comme police régulière), etc.
† Aussi connue sous la désignation de police riveraine, police du port ou police du havre.
Gras : police inspirée directement des modèles britanniques.
Italiques : police qui n’est pas officiellement établie par la législation coloniale.
Surligné : police sous le contrôle direct de l’administration centrale (s’applique peut-être également aux connétables des bureaux de police à partir de 1838 et aux connétables des magistrats de district).
Les chiffres approximatifs sont donnés entre crochets. Tous les chiffres sont des estimés et sujets à changement.
Tableau 1. – Survol provisoire de la police régulière* au Québec, 1760-1878.
Notes de bas de page
1 Shortt A., Doughty A. G., Documents relatifs à l’histoire constitutionnelle du Canada, 1759-1791, 2e éd., Ottawa, Thomas Mulvey, 1921, p. 183.
2 Pour une vue d’ensemble des transformations législatives et du système juridique criminel des années 1760 à la fin des années 1830, consulter Fyson D., Magistrats, police et société : La justice criminelle ordinaire au Québec et au Bas-Canada (1764-1837), Montréal, Hurtubise, 2010.
3 Lachance A., La justice criminelle du roi au Canada au XVIIIe siècle : tribunaux et officiers, Québec, Presses de l’Université Laval, 1978, p. 28-30 et passim de même que Dickinson J., « Réflexions sur la police en Nouvelle-France », McGill Law Journal, vol. 32, no 3, 1987, p. 497-512. Il est à noter qu’il n’existe aucune étude systématique du fonctionnement de la police sous le régime français ; les travaux existants fournissent pour l’essentiel des descriptions théoriques des structures et des citations de quelques exemples.
4 Sur le sujet plus général de la transition impériale et de l’adaptation mutuelle des populations qui s’ensuivit, voir Fyson D., « The Canadiens and British Institutions of Local Governance in Quebec, from the Conquest to the Rebellions », Christie N. (dir.), Transatlantic Subjects : Ideas, Institutions and Social Experience in Post-Revolutionary British North America, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2008, p. 45-82 ; Fyson D., « Domination et adaptation : les élites européennes au Québec, 1760-1841 », Laux C. et al. (dir.), Au Sommet de l’Empire. Les élites européennes dans les colonies (XVIe-XXe siècle), Berne, Peter Lang, 2009, p. 167-196; Fyson D., « The Conquered and the Conqueror: The Mutual Adaptation of the Canadiens and the British in Quebec, 1759-1775 », Buckner P., Reid J. (dir.), 1759 Revisited: The Conquest of Canada in Historical Perspective, Toronto, University of Toronto Press, 2011.
5 Pour une vue d’ensemble de la police au Québec entre 1764 et 1837, voir Fyson D., Magistrats, police et société, op. cit., chap. 4.
6 Parmi les études scientifiques de la police pour la période allant des années 1840 aux années 1870 : Greer A., « The Birth of the Police in Canada », Greer A. et Radforth I. (éd.), Colonial Leviathan : State Formation in Mid-Nineteenth-Century Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1992, p. 17-49 ; Senior E., British Regulars in Montreal : An Imperial Garrison, 1832-1854, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1981, p. 24-36 ; Dicaire D., « Police et société à Montréal au milieu du XIXe siècle », mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 1999 ; Giroux E., « Les policiers à Montréal : travail et portrait socio-culturel, 1865-1924 », mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 1996 ; McCulloch M., « Most Assuredly Perpetual Motion : Police and Policing in Quebec City, 1838-58 », Urban History Review/Revue d’histoire urbaine, vol. 19, no 1, 1990, p. 100-112 ; Dufresne M., « La justice pénale et la définition du crime à Québec, 1830-1860 », thèse de doctorat, Université d’Ottawa, 1997 ; Huet P.-M., « Ordre social et police à Trois-Rivières, 1850-1900 », mémoire de maîtrise, Université de Rennes 2, 1997. Il existe également des études institutionnelles de l’histoire de la police des villes de Québec et de Montréal, chacune recelant son lot de faiblesses : Gagnon G., Histoire du Service de police de la ville de Québec, Sainte-Foy, Publications du Québec, 1998 ; Turmel J., Premières structures et évolution de la police de Montréal (1796-1909), Montréal, Service de la Police de Montréal, 1971 ; Proulx J.-R., La Sûreté du Québec depuis 1870, Montréal, La Sûreté, 1987. L’ensemble du contenu ne renvoyant pas à une référence au sein de cet article est tiré des études citées ci-dessus ou de mon livre cité dans la note 5.
7 Kennedy W. et Thom A., « General Report of the Assistant Commissioners of Municipal Inquiry », Earl of Durham, Report on the Affairs of British North America, Londres, 1839, appendice C, p. 33.
8 Earl of Durham, Rapport de Lord Durham, haut-commissaire de Sa Majesté, etc., sur les affaires de l’Amérique septentrionale britannique, Montréal, L’ami du peuple, 1839, p. 77-78.
9 Marquis G., Policing Canada’s Century: A History of the Canadian Association of Chiefs of Police, Toronto, University of Toronto Press, 1993, p. 12-39.
10 Bibliothèque et Archives nationales du Québec, TL32, S1, SS11 (Fonds Cour des sessions générales de la paix du district de Montréal, registres), 19 janvier 1818.
11 Rapport des commissaires nommés pour faire une enquête sur la conduite des autorités de police lors de l’émeute de l’église Chalmers, le 6 juin 1853, Québec, Louis Perrault, 1854, p. 4-5, 10. Les mots « most perfect » sont dans la version anglaise originale du rapport mais ont été omis dans la traduction française citée ici.
12 « Rapport des Commissaires nommés pour s’enquérir et faire rapport des meilleurs moyens de réorganiser la Milice en Canada... et pour rapporter un plan perfectionné de police aux fins de mieux maintenir la paix publique », Journaux de l’Assemblée législative de la Province du Canada, vol. 13, 1854-1855, appendice XX.
13 Morning Chronicle (Québec), 11 décembre 1869.
14 McCord à Ready, 4 février 1819, Bibliothèque et Archives Canada, RG4 A1 (correspondance reçue par le secrétaire civil), vol. 184.
15 La Minerve (Montréal), 25 octobre 1830.
16 Rapport des commissaires..., Chalmers, p. 15-16.
17 Morning Chronicle (Québec), 11 décembre 1869.
18 Fyson, Magistrats, police et société, op. cit. ; Fyson D., « Judicial Auxiliaries Across Legal Regimes : From New France to Lower Canada », in Dolan C. (dir), Entre justice et justiciables : les auxiliaires de la justice du Moyen Âge au XXe siècle, Québec, Presses de l’université Laval, 2005, p. 383-403.
19 Kennedy et Thom, « Report », p. 18.
20 Earl of Durham, Rapport, p. 78.
21 Quebec Mercury, 1er octobre 1842.
22 Fyson D., « The Trials and Tribulations of Riot Prosecutions: Collective Violence, State Authority and Criminal Justice in Quebec, 1841-1892 », Binnie S. et Wright B. (dir.), Canadian State Trials, vol. III: Political Trials and Security Measures, 1840-1914, Toronto, Osgoode Society – University of Toronto Press, 2009, p. 161-203.
23 « Rapport des Commissaires... », doc. cit.
24 Rapport des commissaires..., Chalmers, doc. cit., p. 109.
25 Saturday Budget (Québec), 7 juillet 1877.
26 Fyson D., Magistrats, police et société, op. cit.
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