Réformes de police et organisation de l’espace urbain à Buenos Aires, 1776-1856
p. 19-28
Remerciements
Ce texte a été préparé pour les Journées d’études « Polices et savoirs policiers (XVIIIe-XIXe siècle) Europe méridionale, espaces coloniaux (Amérique du Sud) ». Je tiens d’abord à remercier les collègues du programme CIRSAP (Circulation et construction des savoirs policiers européens, 1650-1850) de leur invitation à prendre part ces journées à Aix-en-Provence. Je tiens ensuite à remercier Candice Martínez pour la traduction.
Texte intégral
Savoirs policiers : de l’Europe aux colonies américaines
1La1 « science la de police », ainsi que la tradition des grands traités policiers, s’est amplement diffusée en Europe Méridionale. Sa présence en France, et dans une moindre mesure sur la Péninsule Ibérique, où elle a néanmoins eu une grande influence, est bien connue. À la fin du XVIe siècle par exemple, un médecin proche de la cour – Pérez de Herrera – a dédié aux rois des écrits sur la manière d’organiser Madrid, la ville capitale et symbole de la monarchie espagnole. Cet auteur proposait des conseils afin de rendre la ville plus grande et plus puissante, grâce à la prise en charge des plus petits détails quotidiens : déficiences sanitaires, problèmes de circulation, agglomérations, questions liées à l’ordre public. Un siècle avant Nicolas Delamare, cet écrivain exhortait à définir les limites de la ville et diviser son territoire pour contrôler et surveiller ses habitants plus facilement. Il s’intéressait aux aspects morphologiques, à la transparence et au dessin du tracé urbain, intérêt qui s’est traduit dans une politique dont le but était de diviser le territoire en quartiers, de donner des noms aux rues et d’attribuer des numéros aux maisons2.
2Les savoirs policiers se sont ancrés avec force en Amérique hispanique au moment des réformes bourboniennes, ce qui ne revient pas dire qu’ils y ont été « importés », appliqués à la lettre sur la réalité indienne. La prolifération de savoirs policiers a adopté des formes spécifiques et répondu à des objectifs déterminés qui – en général – répondaient à la volonté de consolider une autorité sur un territoire trop vaste. L’empire espagnol était constitué d’un vaste réseau commercial reliant les villes entre elles.
3En conséquence, afin de réordonner les relations politiques dans les colonies et concentrer le pouvoir entre les mains du roi, il devenait nécessaire d’intervenir sur l’administration urbaine. Cet impératif d’accroître les pouvoirs du monarque demandait d’intervenir au niveau des Cabildos (Conseils municipaux), puisqu’ils disposaient d’attributions fiscales, législatives, judiciaires que la métropole espagnole (tout comme celle du Portugal quelques années auparavant) n’était pas disposée à déléguer.
4Cette tentative de rationalisation de la chose publique et de centralisation administrative a entraîné une limitation des attributions des corporations policières, les vice-royautés ont été créées et l’Ordonnance Royale des Intendants a été instituée. Celle-ci faisait de la « police » une des quatre branches du pouvoir (à côté de la justice, la guerre et des finances)3. Ces changements ont impliqué une plus grande participation de la couronne dans les affaires d’administration locale, puisque la gestion urbaine dépendait dès lors des nouveaux délégués royaux4.
5Plusieurs traités de police se sont diffusés dans la tradition hispanique. À côté de l’œuvre de Pérez de Herrera sur la réforme de Madrid ou des textes de Rodrigo de Campomanes, d’importantes traductions d’autres traités européens ont été publiées : Delamare, Von Justi et le baron de Bielfeld. La prolifération de ces œuvres dans la péninsule ibérique a été contemporaine de nouvelles réformes urbaines introduites par Charles III, avec la création de la Surintendance de Police de Madrid5. En Nouvelle Espagne, actuel Mexique, la science de la police adopta également la forme de grands traités comme celui de Hipólito Virraroel (Traité sur les diverses branches de la police), Ladrón de Guevara (Discours sur la Police du Mexique) ou les traités de Tadeo Ortiz de Ayala, tous parus à la même époque que l’Ordonnance Royale des Intendants. Ces textes s’attachaient à une « politique des détails » qui concernait les espaces de la ville et les comportements de ses habitants6. Nous allons voir que dans le Rio de la Plata le savoir policier s’est diffusé sous une forme différente, qui n’a pas été celle des traités mais celle des « arrêtés de bon gouvernement », un outil ancien du droit local7. Mais auparavant, une brève description des autorités policières de la ville de Buenos Aires à l’époque coloniale est nécessaire.
Buenos Aires, capitale de la vice-royauté du Rio de La Plata
6Depuis leur constitution, les premières autorités policières de Buenos Aires dépendaient directement des Cabildos, lesquels constituaient le centre névralgique des villes fondées par la couronne espagnole au XVIe siècle et la base du processus de colonisation. Apparus dans la Péninsule Ibérique vers la fin du Moyen Âge, les Cabildos des Indes ont adopté des caractéristiques particulières mais un même corps législatif – les Lois coloniales, connues comme Leyes de Indias – les régissait tous. Celles-ci précisaient les prérequis que devaient remplir leurs membres : il était nécessaire d’être considéré comme un vecino (voisin), ce qui impliquait avoir une maison dans la ville, et de savoir lire et écrire.
7Dès le départ, l’administration de la justice et les fonctions de police étaient centralisées dans le Cabildo de Buenos Aires. Mais nous devons introduire quelques précisions sémantiques. En langue espagnol, le terme police signifiait « le bon ordre qui s’observe dans les villes », en accord avec les règlements et ordonnances édictées par les autorités8. Ce bon ordre faisait référence à la propreté, aux relations entre voisins, et à tout ce qui était rangé sous la catégorie de bonnes mœurs, mais aussi aux halles, à l’hygiène, à l’ornement et l’entretien matériel de la ville. Les règlements et ordonnances étaient publiés par le biais de « décrets de bon gouvernement » (autos de buen gobierno), des ordres adressés à tous les voisins et habitants de la ville et rendus publics par des arrêtés affichés de manière à être visibles par la population ou lus publiquement par des crieurs.
8Dès les premières années de la colonie, les alcaldes (maires du Cabildo), qui effectuaient des rondes nocturnes accompagnés de voisins, étaient chargés de veiller à la sécurité de la ville. La surveillance de l’espace urbain s’organisait de cette manière, profitant du tracé des villes en quadrillage. À partir de 1734, la ville est divisée en huit quarteles et les rues baptisées avec des noms de saints, rompant avec la nomenclature populaire qui prenait pour référence la maison d’un voisin notable ou un trait saillant de la géographie urbaine. Chaque quartier demeurait aux mains d’un « commissaire », voisin du district, qui exerçait cette obligation à titre honorifique et pour le mérite. Il avait pour fonction principale d’établir une liste des personnes habitant dans les limites du quartier, de contrôler la circulation des visiteurs et étrangers et, en général, de vérifier que les arrêtés de police étaient respectés.
9Une partie importante des activités de police étaient liées à l’entretien des rues. Pour l’administration coloniale, les voisins étaient responsables de la propreté des trottoirs, du pavage des rues et de l’illumination, tandis que le Cabildo répartissait les amendes en cas de non respect des arrêtés. Cette pratique consistant à diviser la ville et placer des maires pour chaque quartier a été appliquée à Buenos Aires avant même la réforme entreprise par Charles III à Madrid.
10Mais le système des maires de quartiers eut peu de succès, comme en témoignent les plaintes constantes adressées au vice-roi, jusqu’à ce qu’arrivent les exigences de la métropole. Dans un arrêté, le vice-roi Vértiz recommandait « d’imiter la capitale de ce royaume » en créant des commis de quartiers chargés de faire respecter les dispositions de police, répartis en seize quartiers. La définition que donne le vice-roi de la fonction de ces maires est très intéressante :
« Les maires seront compétents dans toutes les affaires particulières qui, par leur faible ampleur, n’ont pas de transcendance et ils interviendront amicalement ou de manière conventionnelle, avec douceur et prudence, dans leurs quartiers, et auprès de la plèbe pour des motifs ayant peu ou aucune importance9. »
11Cette idée provient de la distinction classique entre pouvoir judiciaire et pouvoir de police, entre lois (civiles ou criminelles) et règlements de police. Montesquieu l’énonçait déjà dans De l’esprit des lois, de même que Delamare dans son Traité de la police : la loi s’occupe des affaires importantes, elle dépend de procédures formelles, son application est lente et vise à provoquer un effet durable ; la police, en échange, s’occupe de l’instant, des petites affaires du moment qui requièrent une solution rapide et arbitraire10.
12Deux polémiques apparurent à Buenos Aires au sujet du pouvoir de police, qui incarnait la puissance législative du souverain : la première est une querelle concernant le magistrat unique de police, centrée sur le problème de savoir s’il devait être considéré comme un magistrat de pure dignité ; la seconde est une polémique au sujet de la « haute » et la « basse » police, pour savoir si elles devaient être réunies au sein d’une même autorité ou séparées.
La querelle autour du magistrat de police
13Les maires de quartiers n’étaient pas subordonnés à une autorité particulière mais dépendaient directement du Cabildo. Mais les vice-rois s’opposaient à eux et considéraient qu’il était nécessaire de séparer les fonctions policières des mairies en désignant un magistrat unique de police. Le vice-roi Liniers souleva cette question :
« l’attention envers tant de soins que demande la police ne peut être remplie par le Régisseur du Cabildo, car, étant élu chaque année, il ne peut avoir toutes les connaissances requises à cette fonction, puisqu’il est remplacé par un autre lorsqu’il commence, éventuellement, à les acquérir11 ».
14Le Cabildo s’opposait à la création d’une fonction qui réunirait les différentes branches de la police, considérant que cela avilissait sa juridiction. Sur ce point, le roi allait lui donner raison.
15C’est seulement dans les premières années de l’indépendance qu’un magistrat autonome fut créé : l’Intendant de Police. Mais la question restera malgré tout sujet de conflits pendant de nombreuses années. L’Intendance de Police créée en 1811 avait à la fois une double juridiction, et elle était doublement limitée. Elle s’occuperait de la propreté et de l’administration générale de la ville, même si en cela elle ne ferait qu’exécuter les ordres du gouvernement et ne pourrait prendre aucune décision « politique ». À son tour, elle pouvait arrêter et détenir des délinquants « in fraganti », mais cette tâche était indéfectiblement subordonnée à la justice. On peut lire, dans le Règlement de Police de 1812 :
« L’Intendance de Police n’est pas une magistrature de pure dignité, c’est l’exécutante et le bras actif du gouvernement et son subdélégué immédiat dans cette branche ; elle prend soin de toutes ses dépendances et sa responsabilité majeure est la tranquillité12. »
16La réforme de police du gouvernement indépendant introduisit une nouveauté : l’Intendance avait une structure bureaucratique composée d’un corps de fonctionnaires rémunérés. Mais on sait que les bureaux de l’intendance de police fonctionnaient dans le domicile particulier de son titulaire. Autrement dit, il ne disposait pas d’un immeuble public qui l’identifiait. Peu de temps après, l’intendance fut supprimée et fusionnée avec le gouvernement provincial, même si la polémique autour de la nécessité d’un magistrat unique de police perdura.
17Dans un texte fort intéressant destiné au Congrès, un membre du gouvernement, Eustaquio Díaz Vélez, soutenait la chose suivante :
18Cette magistrature doit être considérée dans son caractère particulier. La police fait partie de l’autorité publique chargée de faire exécuter les lois de l’ordre, de la sécurité et de la libre et confortable utilisation des choses publiques. La police est toute active, elle exerce son action sur les personnes et les choses dans son rapport et en transcendance avec la société. Elle doit protéger chacun sans que personne ne réclame sa protection ; être utile sans être évoquée et œuvrer sans traiter de demandes ni de plaintes13.
19Pour cet auteur, la réduction de la police à une simple branche du gouvernement politique était un vice hérité de la colonie et illustrait la confusion brutale de deux tâches de nature différentes.
20Díaz Vélez tentait de défendre la spécificité du magistrat de police et expliquait les objectifs qui devaient relever exclusivement de sa juridiction. Il les divise en cinq branches :
- Police de sécurité publique et personnelle
- Police des mœurs
- Police de salubrité
- Police de la propreté
- Police des campagnes
21Quel point commun liait ces nombreux objets de la police en une finalité unique ? Qu’y avait-il de commun dans tout cela ? Peut-être doit-on rechercher cette réponse dans la « prévention » et la « sécurité ». Ce qui unifie la rationalité policière est son caractère ex ante, une structure d’intervention qui ne doit pas attendre que les choses arrivent sans les anticiper. Quand les désordres se produisent, une portion de sécurité a déjà été perdue. Dès lors, une institution séparée de la justice qui agisse de manière expéditive et garantisse la sécurité peut se justifier. Dans les termes de notre auteur : « Si nos villes doivent prospérer et offrir l’idée d’un gouvernement libéral et fort, il est nécessaire que l’autorité qui doit assurer ces biens soit concentrée et exécutée14. »
Haute et basse police
22En supprimant l’Intendance de Police, le gouvernement renvoyait la « haute police » aux tribunaux de justice et la « basse police » de nouveau au Cabildo. Au débat sur le magistrat de police s’ajoutait un nouveau débat, celui sur l’union ou la séparation de ces deux fonctions en une seule autorité. Le Cabildo, les membres du tribunal de justice et le gouverneur de la province ont été au centre d’interminables conflits sur ce qu’ils considéraient être des avilissements de juridiction. Les juges accusaient le Cabildo de prendre des décisions de « haute police » et ne pas se limiter aux travaux publics, à la propreté et au maintien de l’ordre, tâches de la « basse police ». Mais le gouverneur disputait également au Cabildo les tâches d’administration urbaine, pour leur potentiel de recouvrement d’impôts, et aux juges la résolution de conflits déterminés qui demandaient une solution rapide et expéditive.
23En 1820, le gouverneur désigna un délégué en matière de police, appelé diputado de policía et sanctionna un nouveau règlement. D’après l’opinion du gouverneur, la situation de la province depuis la chute de l’Ancien Régime colonial était très précaire. Les luttes de factions et une population dont une grande partie était armée faisaient apparaître une situation « d’urgence » qui requérait, y compris de la part de la haute police, une force spéciale, c’est-à-dire, une solution policière plutôt que judiciaire.
24La querelle autour du magistrat de police, comme l’unification de la haute et basse police allait commencer à se résoudre en 1821. Le Cabildo de Buenos Aires traversa une grave crise de légitimité à la suite d’une émeute, réprimée par le gouvernement provincial, et entama un processus de réformes de l’administration étatique, un ensemble de mesures connues sous le nom de « réformes rivadaviennes », d’après le nom de Bernardino Rivadavia, premier mentor puis premier président de la république15. Les deux Cabildos existants dans la province furent supprimés, tandis que furent créés des tribunaux en première instance, des juges de paix de campagne et le Département Général de Police16. À partir de ce moment et jusqu’à aujourd’hui fut instituée une direction de police, de laquelle dépendaient les commissaires, les maires de quartiers et les adjoints subalternes.
25Le pouvoir du département de police s’est accru grâce à un double déficit institutionnel. D’une part, le Cabildo a laissé vacant l’espace occupé par l’autorité responsable de l’administration de la ville de Buenos Aires, tâche qu’assuma la police depuis les années 1820 jusqu’aux années 1860, lorsque commença à fonctionner effectivement la Municipalité qui avait été créée par une loi en 185617. D’autre part, malgré la réforme de la justice, les juges ne disposaient pas d’une structure administrative, ni d’un budget pour affronter l’ensemble des procès en justice (instruction sommaire et plénière), en conséquence de quoi les commissaires de police furent chargés des instructions sommaires, se transformant par là même en auxiliaires de justice. C’est ainsi qu’est née au sein du système pénal argentin une tradition, maintenue jusqu’à nos jours, de délégation à la police de l’étape d’instruction sommaire. Le pouvoir d’établir les instructions a une grande importante dans le procès judiciaire, puisqu’il tronque et biaise toutes les étapes suivantes. La police a défendu cette faculté qui lui permet d’intervenir dans la justice, même si elle implique une judiciarisation de la fonction policière, au point que, petit à petit, être un bon commissaire est devenu presque synonyme d’être un bon « juge d’instruction18 ».
La formation des corps
26Après la création du Département de Police, la ville a été divisée en quatre sections et 32 quarteles pour lesquels furent désignés des commissaires et maires de quartiers. Un corps de surveillants salariés et distribués par section, fut créé pour s’occuper de la sécurité. Chaque commissaire aurait à sa charge huit surveillants armés, responsables de l’appréhension des suspects. Les surveillants étaient désignés par le chef de police sur proposition des commissaires. Ils ne portaient pas d’uniforme mais avaient un médaillon en argent avec l’écu de la province qu’ils montraient lorsqu’ils devaient poursuivre un suspect ou solliciter l’aide d’un passant.
27De plus, la police a commencé à utiliser un écu qui portait l’image d’un coq, illuminé par une figure qui ressemble à un soleil, au centre de laquelle se trouve un œil, symbole de la surveillance permanente. Durant tout le XIXe siècle, l’imaginaire urbain sur le crime a été marqué par une association entre la nuit et le délit : l’obscurité de certaines rues abritait les délinquants et constituait un moment d’extrême dangerosité. Peut-être cela explique l’iconographie policière et la présence du soleil-œil qui illumine la ville, représentant ce qui ne se repose pas, qui ne dort pas, le coq qui surveille, qui se réveille le premier et prévient les dangers. Ce coq constitue, encore aujourd’hui, l’emblème de l’institution.
28Peu de temps après, la fonction du surveillant fut annulée et les patrouilles dans la ville réparties entre deux corps différents. Un corps de « veilleurs » qui étaient répartis toutes les quatre rues et travaillaient la nuit ; et un corps de surveillants de jour qui commençaient à l’heure à laquelle les veilleurs de nuit s’arrêtaient. La « contribution aux veilleurs », que les voisins payaient comme un impôt chaque mois, était utilisée pour les rémunérer. C’est pour cela que le service des veilleurs n’avait pas pour objectif de surveiller l’espace public, mais de protéger les voisins, lesquels pouvaient faire appel à eux pour effectuer des tâches domestiques (les réveiller à une heure précise, appeler un médecin, conduire une domestique à la police, s’assurer que fenêtres et portes restent fermées durant la nuit)19.
29Entre les décennies 1830 et 1850, Buenos Aires a été gouvernée par un régime fédéral, dirigé par un grand propriétaire terrien : Juan Manuel de Rosas. Ce fut une époque de dure répression pour la dissidence politique. Le conflit qui opposait le gouvernement aux « unitaires » déboucha sur la constitution d’une force para-policière, intégrée par des membres de la police de Buenos Aires, qui s’appela Mazorca. Elle a été responsable d’une quantité importante de crimes retentissants. Par sa proximité avec la vie des quartiers, le corps des veilleurs fut aussi utilisé par le gouvernement pour des tâches de surveillance politique, en fournissant des informations sur les mouvements dans la ville.
30Au cours de cette période, les corps de surveillants policiers ont été dans une grande mesure militarisés. Ils participaient aux défilés habituels et autres rituels militaires. Le recrutement de subalternes pour les corps de sécurité était effectué par des caudillos et les hommes ainsi sélectionnés devaient démontrer leur adhésion au régime. Si pour entrer dans la police il fallait manifester son adhésion, pour intégrer la Mazorca il fallait faire montre d’un certain fanatisme et avoir participé à des actions belliqueuses concrètes. Ces forces spéciales de police n’avaient pas un caractère officiel et étaient employées dans des circonstances déterminées. Rosas, le gouverneur, disposait de « facultés extraordinaires » par lesquelles il était habilité à fusiller des dissidents sans procès en justice, mais il ne pouvait pas perpétrer un massacre, assassiner un groupe de personnes sans défense car, dans ces cas, il courrait le risque de justifier son surnom de tyran. C’est pour cela que la Mazorca existait20.
31Autre élément qu’il est également important de prendre en compte : les forces de police n’ont pas seulement été militarisées mais se sont apparenté à des milices. Les « milices » étaient des groupes de citoyens armés, qui n’étaient pas des militaires mais qui étaient organisés pour se défendre d’éventuelles agressions externes. Cependant, les milices effectuaient des patrouilles policières, chose acceptée par le pouvoir politique. En 1830, un important groupe d’immigrés français s’armèrent et constituèrent une force appelée « bataillon des amis de l’ordre » pour « procurer la tranquillité et surveiller ses intérêts ». Cela provoqua des discussions entre le gouvernement et le consul français, mais ce qui est plus surprenant est le contenu de ces débats. Le gouvernement ne questionnait pas l’existence d’une force de police particulière et étrangère qui aurait recours à l’usage de la force physique. Ce qui le gênait était qu’elle se constitue en une armée.
32En d’autres termes, vingt ans après la création d’un État indépendant vis-à-vis de l’Espagne, les autorités ne considéraient pas comme problématique la prolifération de mouvements de milice disposant d’un pouvoir policier dans la mesure où ils ne se mêlaient pas d’affaires militaires. De toute évidence, le processus de construction étatique, de conquête du monopole de la violence physique sur un territoire, ne fut pas seulement lent et difficile comme nous le savons déjà, il fut également traversé par ce type de distinctions. Jusqu’aux années 1860, l’État ne se préoccupe pas de manière sérieuse du monopole du contrôle policier.
Les champs d’action de la police
33Pour conclure, j’aimerais revenir sur la question des « arrêtés de bon gouvernement » mentionnés plus haut. La réglementation policière à Buenos Aires se référait à trois champs d’action différents : le contrôle de la circulation, les services de rue et la prévention du délit. Faire circuler était une idée déjà introduite pendant la colonie, sous l’influence des réformes du despotisme éclairé bourbonien. L’idée de la ville qui ressortait des traités espagnols a été reprise par les réformateurs « éclairés » tout en étant nuancée par les découvertes scientifiques sur la circulation dans le corps humain.
34Trois obsessions guidaient les interventions de la police concernant la bonne circulation. Tout d’abord, le mouvement des personnes et d’objets dans le tracé de la ville : la circulation dans les rues, les déplacements dans les espaces publics, le transport de marchandises, la localisation des résidus. Deuxièmement, la circulation entre le centre et ses faubourgs : le problème de la localisation des cimetières, des abattoirs, saloirs, le contrôle des marais, etc. Troisièmement, la circulation entre la campagne et la ville, le problème des routes, les marchés, ainsi que le vagabondage.
35Le terme police ne désignait pas la mise en place d’un corps de fonctionnaires étatiques liés au contrôle de l’ordre public et de la sécurité personnelle, mais un ensemble de préoccupations ornementales, morales et sanitaires, en apparence sans lien avec des questions politiques. Sans lien seulement en apparence puisque toutes ces choses avaient à voir avec l’instauration d’un ordre dans la ville.
36Si, depuis le milieu du XIXe siècle, le terme police commença à désigner, de manière presque exclusive, la police d’État moderne, c’est parce qu’une partie des élites gouvernantes considérèrent le modèle policier de gestion des villes comme une option possible pour la construction de l’État national. Je me réfère plus particulièrement aux élites libérales. Le libéralisme a provoqué une fragmentation du discours policier sur l’ordre urbain, qui s’est multiplié en une quantité de savoirs spécialisés (hygiénisme, ingénierie, statistique, etc.). La signification du concept de police a été réduite à un corps de surveillants, qui deviendra par la suite une des principales institutions étatiques.
Notes de bas de page
1 Ce texte a été préparé pour les Journées d’études « Polices et savoirs policiers (XVIIIe-XIXe siècle) Europe méridionale, espaces coloniaux (Amérique du Sud) ». Je tiens d’abord à remercier les collègues du programme CIRSAP (Circulation et construction des savoirs policiers européens, 1650-1850) de leur invitation à prendre part ces journées à Aix-en-Provence. Je tiens ensuite à remercier Candice Martínez pour la traduction.
2 Fraile P., La otra ciudad del rey. Ciencia de policía y organización urbana en España, Madrid, Celeste, 1997.
3 Biblioteca Nacional Argentina, Real Ordenanza para el Establecimiento e Instrucción de Intendentes de Ejército y Provincia en el Virreinato del Rio de la Plata, Madrid, Imprenta Real, 1782.
4 Voir Halperin Donghi T., Reforma y disolución de los imperios ibéricos, 1750-1850, Madrid, Alianza, 1985, p. 17-75 ; Chiaramonte J. C., Ciudades, Provincias, Estados : orígenes de la Nación Argentina, Buenos Aires, Emecé, 2007, p. 87-108.
5 Martínez Ruiz E., « Apuntes sobre la policía de Madrid en el reinado de Carlos IV », Cuadernos de Historia Moderna y Contemporánea, n° 7, Madrid, Universidad Complutense, 1986, p. 67-84 ; Sánchez León P., « Ordenar la civilización : semántica del concepto de policía en los orígenes de la ilustración española », Política y sociedad, vol. 42, n° 3, Madrid, Universidad Complutense, 2005, p. 139-156. Marin B., « Les polices royales de Madrid et de Naples (fin XVIIIe-début XIXe siècle) et les divisions du territoire urbain », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 50-1 (dossier Espaces policiers, XVIIe-XXe siècles), 2003, p. 81-103.
6 Voir Foucault M., Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard-Seuil, 2004.
7 Tau Anzoátegui V., « Estudio preliminar », en Los bandos de buen gobierno del Río de la Plata, Tucumán y Cuyo (época hispánica), Buenos Aires, Instituto de Investigaciones de Historia del Derecho, Buenos Aires, 2004, p. 17-22.
8 Real Academia Espanola, Diccionario de la Lengua Española, Madrid, edición 1992, p. 1631.
9 Voir « Memoria del Virrey Juan José de Vértiz y Salcedo », dans Memorias de los virreyes del Río de la Plata, Buenos Aires, Bajel, 1945.
10 Montesquieu Ch.-L., « Que les réglements de police sont d’un autre ordre que les autres lois civiles », De l’Esprit des lois, Paris, 1758, livre XXVI, chap. 24. Delamare N., Traité de la Police, Paris, 1705-1738.
11 Voir Acuerdos del Extinguido Cabildo de Buenos Aires, Serie IV, Tomo 3.
12 Voir Biblioteca Nacional Argentina, Reglamento Provisional de Policía, Buenos Aires, 1812, art. 35.
13 Romay F., Historia de la Policía Federal Argentina, vol. 1, Buenos Aires, Editorial Policial, 1963, p. 278.
14 Idem, p. 280.
15 Ternavasio M., « Las reformas rivadavianas en Buenos Aires y el Congreso General Constituyente », dans Goldman N. (dir.), Revolución, República, Confederación (1806-1852), Buenos Aires, Sudamericana, 2005.
16 Díaz B., Juzgados de Paz de campaña en la Provincia de Buenos Aires (1821-1854), La Plata, Universidad Nacional de La Plata, 1959.
17 J’ai étudié le processus de construction de la police de sécurité à Buenos Aires après la création de la municipalité dans Galeano D., La policía en la ciudad de Buenos Aires, 1867-1880, Tesis de la Maestría en Investigación Histórica, Universidad de San Andrés, 2009.
18 Barreneche O., Dentro de la Ley Todo. La justicia criminal en Buenos Aires en la etapa formativa del sistema penal moderno de la Argentina, La Plata, Al Margen, 2001, p. 120-122 ; Id., « Jueces, policía y la administración de justicia criminal en Buenos Aires, 1810-1850 », dans Gayol S. y Kessler G. (dir.) Violencias, delitos y justicias en la Argentina, Buenos Aires, Manantial-Universidad Nacional de General Sarmiento, 2002.
19 Voir Romay F., Los serenos de Buenos Aires (policía nocturna), Buenos Aires, Editorial Policial, 1947.
20 Di Meglio G., ¡Mueran los salvajes unitarios ! La Mazorca y la política en tiempos de Rosas, Buenos Aires, Sudamericana, 2007, p. 81-93.
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