Introduction. Voyage à travers les expériences policières coloniales
p. 7-15
Texte intégral
1Les forces de police ont joué dans les empires coloniaux un rôle essentiel. Au contact quotidien des habitants des colonies, accomplissant souvent d’innombrables tâches bien au-delà de celles qu’on attribue normalement à la police, les policiers coloniaux ont été l’incarnation la plus visible et la plus symbolique de la domination coloniale, dont ils formaient le premier maillon. Depuis plusieurs décennies maintenant, des travaux nombreux sont venus réévaluer l’importance des structures policières, à un rythme inégal selon les traditions historiographiques nationales et les espaces impériaux considérés1. De la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la veille de la Grande Guerre, le long siècle est marqué par la relance et l’accélération spectaculaire de l’expansion coloniale européenne, débouchant sur l’intégration de territoires et de populations très vastes dans des empires coloniaux d’un nouveau genre. Mais parallèlement se produisent des reconfigurations de la domination coloniale, dans les possessions coloniales les plus anciennes d’Amérique et des Caraïbes, ou d’Asie du Sud, confrontées à l’abolition de l’esclavage et de la traite, aux rivalités internationales avec le développement de nouvelles concurrences impériales, aux revendications politiques des sociétés locales qui remettent en question les aspects les plus archaïques de la colonisation ou aspirent à l’autonomie. Face à ces évolutions, la question d’assurer le maintien de l’ordre intérieur dans les possessions coloniales s’est posée d’une manière aigüe et renouvelée aux puissances colonisatrices, dans leur dessein d’assurer un contrôle plus étroit de territoires plus vastes et de populations plus nombreuses. Il n’est pas anodin que ces transformations de la gouvernementalité coloniale et de l’administration des hommes et des choses se déroulent parallèlement aux grands bouleversements des systèmes policiers européens2. Cette période est marquée par une professionnalisation accrue des forces de police, leur autonomisation sociale et fonctionnelle par rapport à l’appareil judiciaire et l’administration urbaine, tandis qu’on constate une montée en puissance de la question policière dans le débat public et politique3.
2Cet ouvrage est né d’un questionnement initial sur la transformation des structures policières en Europe au cours du XVIIIe et du XIXe siècle. Mettant en question le cloisonnement des généalogies nationales des institutions policières, il se fondait sur l’hypothèse d’une interaction entre les différentes organisations policières à travers le continent européen, de l’émergence d’échanges et de débats autour de questions communes aux responsables policiers. Selon quelles modalités se construisent et s’échangent à travers le continent les savoirs que les polices construisent sur leur organisation, leurs propres pratiques, leurs méthodes et leurs savoir-faire ? Quel rôle peuvent jouer les expériences étrangères dans la réforme des systèmes policiers ? Cette enquête, qui est le sujet d’un autre ouvrage4, il a paru tentant de l’étendre aux espaces impériaux des colonies5. Elle entrait en résonance avec certaines des interrogations les plus récentes de l’historiographie, autour de la constitution des « sociétés impériales », des « histoires connectées » et de l’histoire globale6. Mais il ne s’agissait pas de sacrifier à l’air du temps et à l’intérêt renouvelé de l’histoire coloniale en France. Les espaces coloniaux ont été des territoires d’expérimentation et d’innovation en matière policière et à ce titre leur histoire intéresse aussi les historiens des polices européennes7. Au moment où certains dénoncent le retour (ou la permanence) d’un paradigme policier « colonial » en France, il n’est pas inutile de documenter rigoureusement ce que furent les expériences policières des colonies et de tenter d’évaluer leur poids dans l’histoire policière des métropoles8. Il s’agit aussi de contribuer à l’histoire des empires et de l’État colonial par l’étude des structures policières qui sont au cœur de la domination coloniale.
3Les études rassemblées ici, couvrant le continent américain, l’Asie du Sud, l’Australasie et l’Afrique australe, ne prétendent pas livrer une vision exhaustive des polices coloniales au XIXe siècle – l’Empire français n’est ainsi pas représenté. Les thèmes étudiés reflètent en partie l’hétérogénéité des historiographies impériales sur ces matières et l’intérêt des chercheurs. La variété des terrains et des périodes abordées permet cependant une approche comparative, au-delà des frontières traditionnelles des historiographies nationales. Quelques interrogations communes structurent cette enquête. Plutôt que d’étudier les polices des territoires périphériques comme la simple « projection coloniale » d’un modèle métropolitain plus ou moins adapté ou dégradé, on pourrait inverser la problématique classique en considérant les polices coloniales comme des terrains d’expériences (humaines) et d’expérimentations (techniques), pour observer les capacités d’innovation des responsables coloniaux. Il s’agit de saisir les transferts, les modalités de circulation de modèles, d’hommes, de techniques, d’outils et de conceptions de la police entre les métropoles, les colonies et les différentes sections des empires, en portant une attention particulière aux relations tissées d’une part entre les polices des métropoles et celles des périphéries, d’autre part entre les différentes possessions d’un même Empire ou encore entre deux Empires coloniaux distincts.
Innovation et adaptation : la fin des « modèles » policiers
4L’histoire coloniale et l’histoire de la police ont longtemps vécu sur l’existence de « modèles » policiers métropolitains, dont les polices coloniales des empires respectifs seraient les différentes variations. Ce mythe, dont on trouve parfois à l’origine d’anciens policiers coloniaux eux-mêmes, a été considérablement écorné depuis au moins deux décennies, au moins pour l’Empire britannique9. La variété des formes d’organisation adoptées qui sont décrites ici complexifie encore davantage les présumés « modèles » nationaux – police londonienne et « new police », Royal Irish Constabulary pour les Britanniques, maréchaussée néerlandaise, intendance de police de Lisbonne... Si tant est que ces « modèles » aient jamais existé en Europe, les structures policières coloniales n’en ont jamais été des décalques serviles. La présence de différents facteurs qui sont autant de contraintes pesantes a obligé les responsables locaux à se démarquer plus ou moins fortement des cadres de référence policiers qui prévalaient en métropole.
5La contrainte majeure de la charge financière du maintien de l’ordre et de sa répartition – combien et qui paye ? – la difficulté pour trouver un nombre suffisant « d’hommes de qualité » explique ainsi des processus d’adaptation locale, qui portent sur la composition des forces de police. Au Suriname hollandais, la faible Maréchaussée européenne fut complétée par la création d’un second corps, composé de Noirs créoles dans les années 1860 (Ellen Klinkers). Au Québec, les difficultés à pourvoir les postes de constables d’inspiration britannique conduisent à la nomination de substituts et au recours à toute une organisation policière parallèle qui n’a bien souvent pas reçu de sanction de la législation coloniale (Donald Fyson). Toujours dans cette colonie, l’annexion anglaise de 1763 et l’imposition subséquente d’institutions policières britanniques n’ont pu remettre en cause la présence d’un système parallèle de maintien de l’ordre, fondé sur les huissiers et hérité de la domination française. Dans la colonie pénitentiaire de la Terre de Van Diemen, les autorités font massivement appel aux bagnards eux-mêmes pour peupler la police locale (Stefan Petrow).
6Autre « réalité » dont doivent tenir compte les autorités : les capacités de résistance des populations colonisées à l’expansion coloniale et à la dépossession territoriale, qui débouchent parfois sur de véritables guerres ou révoltes ouvertes. Il faut y ajouter le caractère turbulent des colons, dans les zones des grandes « ruées vers l’or » du XIXe siècle, les provocations qu’ils commettent envers les indigènes, ou leur hostilité à une autorité coloniale considérée comme étrangère, dans le cas des Boers après leur défaite contre les Britanniques. Les capacités subversives ou la propension à la violence des populations locales, à travers des épisodes réels (la révolte de Banten à Java en 1883, les innombrables émeutes interconfessionnelles aux Indes) ou la menace qui alimente les craintes et les fantasmes des responsables policiers (la grande révolte des esclaves, la peur des fanatiques islamistes à Java à la fin du XIXe siècle) entraînent l’accentuation de la dimension coercitive des appareils policiers locaux, à l’encontre des modèles en vigueur en métropole et des évolutions supposées vers un assouplissement du régime colonial. Le poids politique des colons est également un facteur d’altération considérable des structures policières. Au Québec, la « new police » n’est pas parvenue à s’implanter en raison des traditions d’autonomie locale de la province, encouragées par le système politique britannique. En Nouvelle Zélande également on retrouve de telles tendances centrifuges et localistes qui contrecarrent les velléités d’instaurer durablement une police centralisée (Richard Hill).
7En définitive, la recherche de « modèles » en correspondance avec telle ou telle police coloniale rend les choses plus obscures qu’elle ne les éclaircit. Il ne s’agit pas de nier l’influence que les polices métropolitaines ont eu sur leurs homologues des colonies. Les autorités coloniales puisaient dans le répertoire policier qui leur était le plus familier (donc celui de la métropole en général) le vocabulaire et des formes d’organisation dont elles pouvaient s’inspirer. Mais elles ne pouvaient faire la police dans les colonies comme en métropole, comme le montre la comparaison éclairante de l’attitude de la police face aux émeutes en Grande-Bretagne, en Irlande et aux Indes (Mark Doyle). Les études rassemblées ici signalent la nécessité de renoncer à parler de « modèles » pour s’intéresser précisément au fonctionnement propre de ces structures policières, dont la complexité réelle ne permet pas d’être rangées sous des dénominations simplificatrices. À cet égard, cette conclusion sur les polices coloniales n’est pas sans intérêt aussi pour les historiens des polices européennes et devrait inciter à aller plus avant dans la remise en question des idiosyncrasies « nationales » en matière policière. L’espace colonial joue ici comme un révélateur puissant du caractère protéiforme des structures policières. De même, les espaces impériaux sont un observatoire privilégié des formes de circulation et d’échanges qui touchent aux questions policières.
La subversion des géographies policières
8Une de nos hypothèses initiales était de considérer les structures policières en s’extrayant de la géographie traditionnelle des circulations entre « centre » et « périphérie », métropole et colonies et en considérant sans a priori d’autres échanges possibles. Les espaces impériaux sont traversés de flux de conceptions et de techniques policières, eux-mêmes liés intimement à des circulations matérielles d’écrits (périodiques, livres, correspondances) et de personnels, cette dernière dimension étant probablement la plus considérable10. Les études rassemblées ici montrent que ces circulations diverses et croisées subvertissent largement la polarité attendue entre centre et périphérie.
9Le cas du vaste Empire britannique est particulièrement bien documenté à cet égard. Agents et responsables du maintien de l’ordre circulent à travers les différents territoires au cours du XIXe siècle, des plus hauts dignitaires – comme George Grey, successivement gouverneur en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Cap avant de mener une carrière politique en Nouvelle-Zélande – aux modestes policiers et soldats qui s’engagent dans les nouvelles forces de l’ordre à travers l’Empire à la fin du siècle. Chacun emporte d’une possession à l’autre ses expériences, participant à l’hybridation des structures policières et à leur adaptation locale. La mobilité dans l’Empire britannique est de fait un puissant adjuvant aux carrières des policiers et débouche sur la « fertilisation croisée » des polices11.
10À cet égard, l’enquête menée ici sur le South African Constabulary (1900-1910), composé d’hommes venus du Canada, de Grande-Bretagne et d’Australie, est exemplaire (Scott Spencer). Elle incite à ne plus étudier seulement des lieux, mais les trajectoires des hommes et des idées, selon un questionnaire qui peut être étendu à d’autres grands empires, comme ceux de l’Espagne, du Portugal ou de la France12. Cette dimension est également au cœur de l’étude de l’implantation des techniques d’identification des criminels en Australie à la fin du XIXe siècle (Erin Giuliani). À travers plusieurs des exemples réunis ici, on voit que ces trajectoires dessinent une nouvelle géographie des espaces impériaux, qui tient davantage des réseaux organisés selon des nœuds ou des relais. Sous ce prisme, c’est moins l’expérience policière de la Grande-Bretagne ou de l’Irlande qui importe que celles de Melbourne et de Sydney, qui ont un impact considérable à travers l’Empire, structurant les réformes mises en place en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud ultérieurement.
11Ces exemples montrent aussi que la réalité du terrain colonial a des frontières plus floues, ou plutôt plus poreuses, considérée depuis ses marges. Le voisinage des dominations étrangères peut inspirer des réformes, comme à Java, ou entraîner des accommodements voire des solutions mixtes dans le maintien de l’ordre, comme dans l’établissement français d’Akroane en Nouvelle Zélande dans les années 1840 ou lorsque le Suriname néerlandais emprunte au Guyana et aux îles voisines dans les années 1860. Sur les marges et les territoires pris aux autres puissances coloniales, les institutions policières doivent parfois composer avec l’héritage d’anciennes tutelles. Ces indices suggèrent que la genèse des structures policières coloniales ne s’est pas déroulée en vase clos, mais dans une relation dynamique avec de multiples éléments externes. Ce constat invite à considérer les modalités des transformations policières.
Réformer les polices coloniales : un éventail infini de solutions hybrides
12L’histoire des polices coloniales peut encore se lire comme une succession de réformes, aucune solution n’étant à même de durer plus de quelques décennies, souvent moins, comme si la stabilité policière était hors de portée dans le monde impérial. Donald Fyson, dans ce volume, parle très justement « d’instabilité patente des structures policières ». Dans ces changements incessants, aucune ligne directrice ne l’emporte à long terme, récusant définitivement les téléologies de la « modernisation » de la police. Il est vrai que les décideurs ne manquaient pas de ressources, tant la diversité des expériences offrait de possibilités de choix d’organisations policières.
13Décentralisation et centralisation alternent ainsi, balancements entre polices locales, polices provinciales et polices d’État, depuis la Tasmanie où la centralisation est abandonnée au profit d’une municipalisation des polices, jusqu’à l’Afrique du Sud où une gendarmerie unifiée assure l’ordre dans tout le pays, en passant par les cas encore plus fréquents de superposition des polices et même de centralisation purement artificielle (Québec).
14La diversité intrinsèque des sociétés coloniales, avec la présence de populations indigènes, d’Européens de toutes origines et conditions sociales et bien sûr d’esclaves et métis divers complexifie les ajustements policiers, d’autant plus que ces sociétés multiraciales, multiculturelles et très hétérogènes ne sont en rien immobiles. La fin de l’esclavage, en Amérique latine ou celle de la déportation en Tasmanie par exemple, créent de nouveaux enjeux policiers. La découverte de l’or en Afrique du Sud, la pression démographique blanche grandissante et le déclin des populations maori en Nouvelle-Zélande, l’afflux des colons britanniques au Canada français, obligent les responsables à repenser des configurations policières mieux adaptées à la situation du moment. À divers moments de leur histoire, les peuples colonisés s’insurgent contre la domination européenne et le pouvoir colonial, devant la menace et le sentiment d’insécurité des colons, infléchit alors la police vers la répression, comme à Java après la révolte de Banten. Entre peuples issus de vagues de colonisations différentes, l’insurrection menace également (guerre de Boers, émeutes au Québec), mettant à nu la faiblesse de l’État colonial, qui se défend par un emploi immodéré de la force.
15La question se pose alors de la place de l’armée dans la police coloniale, bien après la période de la première conquête. Dans un contexte d’insécurité fortement ressentie par des colons blancs souvent isolés dans les espaces ruraux, ou débordés par les foules urbaines, l’armée paraît le meilleur recours pour assurer l’ordre colonial, en ce qu’elle offre un outil transposable à peu de frais aux situations locales. La police assurée par l’armée, ou par des corps proches, gendarmeries, polices montées, permet en outre d’intégrer des unités paramilitaires tout en évitant, mais pas toujours – comme le montre l’évolution brésilienne, la naissance de milices de grands propriétaires avec son lot d’exactions. Il s’agit aussi de démontrer la capacité de la métropole à tenir un territoire que d’autres concurrents européens ou américains pourraient lui contester, dans le cas des « vieux » empires en déclin, des Indes néerlandaises aux possessions portugaises.
16Dans les périodes plus calmes, les polices coloniales prennent souvent la forme de polices indigènes, en totalité ou en partie, que ce soit sous la forme d’un « indirect rule » laissant subsister les régulations pré-coloniales (à l’instar du village javanais ou des runaga néo-zélandais) ou d’une intégration des autochtones dans les forces de police européennes, dans des unités séparées ou jointes, selon le regard porté sur l’autre, ancien esclave toujours méprisé du Suriname ou fier Maori valorisé dans le discours sur les « races guerrières13 ». Les discussions théoriques entre modalités policières opposées du « like policing like » ou du « stranger policing stranger » relèvent moins des choix politiques des dirigeants européens, ou de leurs convictions de la valeur supposée de tel ou tel modèle, que de la perception coloniale des circonstances, transmise par ces « spécialistes » de l’ordre colonial qui se déplacent d’un point à l’autre des Empires. Le plus souvent encore, les deux systèmes cohabitent, dans une « autochtonisation » qui n’empêche pas la violence de la domination et de l’acculturation. Les perceptions et les solutions envisagées varient aussi selon le point de vue du colon ou du politique métropolitain, ce dernier échouant souvent à imposer des évolutions policières plus libérales.
17Car quelques soient les configurations des polices coloniales, elles assurent leur part de la « mission civilisatrice de l’homme blanc ». Face à des civilisations jugées inférieures et des sociétés perçues comme anarchiques, même la violence coloniale est légitimée par l’instauration de la paix publique. En garantissant l’ordre public, fut-ce au prix d’une répression militaire, la police participe directement au projet colonial, que ce soit à Rio à l’époque napoléonienne ou en Inde au XIXe siècle. Mieux que l’armée, habituées à vivre au contact des populations locales, les gendarmeries établies sur le modèle de l’Irish Constabulary ou des maréchaussées françaises diffusent dans les campagnes des espaces coloniaux les principes et usages européens. Les indigènes recrutés dans les troupes ou les polices coloniales y intègrent ces valeurs étrangères qu’ils diffusent ensuite dans leur entourage, faisant office de passeurs. Mais à ce schéma majoritaire dans les colonies britanniques s’oppose l’Amérique latine, où la fin de l’esclavage entraîne paradoxalement la disparition des polices mixtes et des policiers africains ou métis sur les grands domaines et dans les villes.
Spécificités des polices coloniales : une question d’échelle ?
18Diversité des configurations policières, circulation des expériences et des hommes, adaptation au contexte local, réformes discutées et partiellement mises en œuvre, références marquées à des modèles plus théoriques que réels : tout cela, qui se dégage fortement de ce volume et des contributions de ses auteurs n’est pas sans rappeler les conclusions des recherches récentes sur les polices en Europe à la fin de l’Ancien Régime. Le recours même à la force armée comme force ordinaire de police, qui signale la faiblesse de l’État colonial et l’insuffisance des relais administratifs dans la population et de la légitimité du pouvoir, n’est pas sans évoquer le rôle joué également par l’armée dans la police ordinaire en Europe au XVIIIe siècle14. La diffusion des modèles culturels dominants des grandes métropoles dans les campagnes européennes ne s’est pas faite non plus sans renoncements ni sans résistances. Au début du XXe siècle encore, les citoyens grecs acceptent mal la nouvelle police formée par des instructeurs anglais15, sans parler des rébellions anti-gendarmiques du XIXe siècle en France16.
19Est-ce à dire que, sur le fond, l’histoire de la police se répète invariablement, sans direction ni changement ? Ce serait sans doute aller trop loin et donner à un phénomène patent mais conjoncturel, à savoir la parenté partielle entre l’État colonial et l’État d’Ancien Régime, une valeur universelle et diachronique que bien d’autres faits démentent. Le monde colonial, depuis la formation des Empires ibériques jusqu’à la domination britannique a représenté un moment unique dans l’histoire des sociétés humaines, par l’ampleur du brassage des populations – à leur corps défendant pour beaucoup, par la multiplication des échanges économiques et culturels, connectant toutes les parties de la planète entre elles. À cette échelle, les circulations, transferts, réformes, métissages et hybridations policiers présentent une diversité et une profondeur nouvelles, dont ce livre tente de donner un aperçu.
Notes de bas de page
1 En France, pour l’époque contemporaine, il faut mentionner le réseau animé par Emmanuel Blanchard et le GERN, dont les premiers travaux ont donné lieu à un numéro spécial de Crime, Histoire, Sociétés « Professions et professionnalités policières en situation coloniale », Crime, histoire & sociétés/Crime, history et societies, vol. 15, no 2, 2011. L’Empire britannique a fait l’objet de nombreux travaux dont deux ouvrages collectifs : Anderson D. et Killingray A. (dir.), Policing the Empire. Government, Authority and Control, 1830-1940, Manchester, Manchester University Press, 1991; Anderson D. et Killingray A. (dir.), Policing & Decolonisation: Nationalism, Politics & the Police, 1917-1965, Manchester, Manchester University Press, 1992; Arnold D., Police Power and Colonial Rule, Madras 1859-1947, Delhi, Oxford University Press, 1986; voir également les activités du « Colonial and Post-Colonial Policing Group » de l’Open University. Pour l’Empire français, l’histoire des polices n’en est qu’à ses débuts : Blanchard E., La police parisienne et les Algériens, Éditions Nouveau Monde, 2011, ainsi que « Professions et professionnalités policières en situation coloniale », op. cit., Pour les Pays-Bas, signalons notamment : Bloembergen M., De geschiedenis van de politie in Nederlands-Indië. Uit zorg en angst, Amsterdam, Leiden, Boom, KITLV Uitgeverij, 2009. Sur l’Empire allemand, parmi les travaux récents : Zollman J., Koloniale Herrschaft und ihre Grenzen. Die Kolonialpolizei in Deutsch-Südwestafrika 1894-1915, Göttingen, Vanderhoek & Ruprecht, 2010 ; Bührer T., Die Kaiserliche Schutztruppe für Deutsch-Ostafrika, Berlin, Oldenbourg, 2010 ; Glasman J., « De la pax germanica à la pax franca : Contribution à une sociohistoire des forces de l ´ ordre au Togo des Polizeitruppen aux Gardes-cercles (1884-1960) », Chatriot A., Gosewinkel D. (dir.), Figurationen des Staates in Deutschland und Frankreich 1870-1945, Berlin, Oldenbourg, 2008.
2 Pour une suggestive vision européenne : Emsley C. Crime, Police and Penal Policy : European Experiences, 1750-1940, Oxford University Press, 2007.
3 Denys C., Marin B. et Milliot V. (dir.), Réformer les polices, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, Introduction.
4 Pour des premiers résultats, voir Denys C., Marin B. et Milliot V. (dir.), Réformer les polices, op. cit., et le numéro spécial « Histoire des savoirs policiers en Europe », Revue d’histoire des sciences humaines, 2008-1, coordonné par Vincent Denis.
5 Cette réflexion, menée dans le cadre du programme de l’ANR « Construction et circulation des savoirs policiers en Europe » (IRHIS-Lille 3), a été jalonnée par deux rencontres internationales, « Police et savoirs policiers, XVIIIIe-XIXe siècles : Europe du Sud et empires coloniaux ibériques » à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence (6-7 juin 2008), et « Polices et empires coloniaux, 1700-1900 » à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne (26-27 novembre 2009).
6 Les enjeux de la réception de ces questions en France ont fait l’objet d’une journée d’étude organisée par la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine, « Histoires globales, histoires connectées », dont les actes ont été publiés dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/5, n° 54 bis.
7 Pour un exemple récent, Wilson J., The Domination of Strangers : Modern Governance in Eastern India, 1780-1835. Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2008. La question est également posée par Ian Coller à propos du rôle de l’expérience de l’expédition d’Égypte dans l’administration ultérieure de l’Empire napoléonien : Coller I., Arab France : Islam and the Making of Modern Europe, 1798-1831, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 2011.
8 Rigouste M., L’Ennemi intérieur : généalogie coloniale et militaire du nouvel ordre sécuritaire français, Paris, La Découverte, 2008. Voir aussi le compte-rendu de Frédéric Ocqueteau sur cet ouvrage : Champ Pénal, « Quand la grande muette se met à table », 16 décembre 2009 : http://champpenal.revues.org/7648.
9 Voir Anderson D. et Killingray A. (dir.), Policing the Empire..., op. cit.
10 Lester A. et Lambert D. (dir.), Colonial Lives Across the British Empire: Imperial Careering in the Long Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
11 Williams C. et Sinclair G., « “Home and Away”: the Cross Fertilisation between “Colonial” and “British” Policing, 1921-1985 », Journal of Imperial and Commonwealth History, vol. 35, no 2, 2007, p. 221-238.
12 Voir pour un cadre européen Berlière J. M., Denys C., Kalifa D. et Milliot V. (dir.), Métiers de police : être policier en Europe, XVIIIe-XXe siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008 ; Denis V., « La circulation des savoirs policiers en Europe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », Beaurepaire P. Y. et Pourchasse P., Les circulations internationales en Europe de 1680 à 1780, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 213-222.
13 Joly V., « “Races guerrières” et masculinité en contexte colonial. Approche historiographique », Clio, no 33, 2011/1, p. 139-156.
14 Réformer la police, op. cit.
15 Bacharas D., « L’institution de la police des villes en Grèce : un voyage européen », Métiers de police, op. cit., p. 111-122.
16 Lignereux A., La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
Auteurs
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