Chapitre XII. L’opinion des classes populaires et les brassages matrimoniaux
p. 251-272
Texte intégral
Représentations locales
1Les quelques pages qui précèdent se sont contentées d’interroger l’image du groupe acadien telle qu’elle se reflète dans les écrits des élites l’ayant approché. Pouvons-nous aller plus loin et enquêter sur la perception des réfugiés au sein des populations locales ?
Limites des sources
2On ne peut en réalité émettre à ce sujet que quelques hypothèses, car aucune source directe ne nous renseigne sur ce que pouvaient penser des Acadiens les Bretons ou Poitevins qui les côtoyaient au jour le jour. Je n’ai pas retrouvé de documents où ce sont les habitants des villes ou des villages où sont réfugiés des Acadiens qui « parlent » directement, à une exception près1. Les documents les plus instructifs pour la question présente sont probablement les sources judiciaires retrouvées pour la région de Saint-Malo, qui nous donnent quelques idées des relations entre les Acadiens et les gens du lieu. Ces textes renseignent aussi de manière particulièrement intéressante sur les représentations des employés de la ferme des traites de Saint-Malo à l’égard des réfugiés. Ces personnes, d’origine modeste2, fournissent des témoignages certainement plus proches de l’opinion des humbles que ceux des fonctionnaires de la Marine, dont le style est souvent beaucoup plus policé.
3La majorité des indications sur ces perceptions locales sont cependant extraites d’autres documents, provenant le plus souvent des élites locales, donc en contact plus ou moins étroit avec les « gens du peuple » sur place. Ce sont eux qui évoquent le plus souvent les perceptions populaires. Parfois, ce sont des administrateurs plus éloignés, rarement en contact direct avec les Acadiens, qui rapportent des propos de subalternes. Pour ces derniers documents, l’interprétation est particulièrement délicate. Il faut ainsi noter que, dans de nombreux cas, les lettres des administrateurs ne prétendent pas décrire la réalité, mais anticiper des attitudes ou des mouvements supposés habituels vis-à-vis d’« étrangers ». Les textes ne renseignent donc directement que sur ce que les classes supérieures imaginent que le « peuple » pense.
L’avis des classes supérieures
4On trouve dans ce deuxième type de textes une évocation assez fréquente de l’hostilité des petites gens pour les réfugiés d’Amérique septentrionale. Tout d’abord, parmi les administrateurs, prédomine le sentiment que les Acadiens sont considérés comme des étrangers par les communautés locales. Ils s’appuient parfois sur des témoignages ou des faits précis. Ainsi, un officier rapporte au gouverneur de Belle-Île que des habitants ont déclaré « hautement […] qu’ils ne voulaient point céder leurs villages à des étrangers3 ». Mais, le plus souvent, les administrateurs ne font qu’exprimer une crainte générale, souvent par anticipation. C’est ainsi que Lemoyne estime que « cette nation formera pour ainsi dire un peuple étranger dans le centre du Poitou4 ».
5Les administrateurs semblent donc persuadés que les Acadiens passent pour des étrangers auprès du menu peuple, et cette conviction les incite à exprimer à de nombreuses reprises leur crainte d’une hostilité généralisée envers ceux-ci5. Après avoir longuement enquêté sur la possibilité d’acheter des terrains communautaires dans les environs de Blaye pour y établir des Acadiens, Lemoyne doit finalement renoncer à son projet, principalement à cause des difficultés qu’il anticipe avec les populations riveraines :
Le prix d’acquisition [des terrains de Blaye] si tant était qu’on peut y admettre des étrangers, sera porté si haut qu’il ne pourrait convenir […] ; à ces réflexions j’ajoute celle des oppositions et peut-être des violences que les paysans pourraient faire aux acquéreurs […] d’où je conclus qu’il ne faut plus penser à ces terrains pour y établir des familles6.
6Le problème, ici comme ailleurs, ne vient pas des Acadiens. Il résulte de l’hostilité des populations à l’expropriation de « terres vagues et vaines » utilisées par la communauté. Un problème classique en quelque sorte, rappelant les phénomènes de résistance aux enclosures britanniques. Le Loutre se fait l’écho des mêmes craintes à propos de l’établissement projeté en Corse : « Les familles [acadiennes] qui iraient s’établir parmi les Corses, nation rustique et à demi sauvage, […] s’exposeraient à se faire égorger par cette nation qui ne les verrait qu’avec regret et d’un œil jaloux7. » Ces réactions, somme toute plutôt compréhensibles, n’ont, on le voit, rien à voir avec une quelconque forme de xénophobie à l’encontre des réfugiés eux-mêmes. Lemoyne n’avance aucun argument de type culturel ou religieux pour expliquer le rejet anticipé des Acadiens par les populations locales, mais seulement des arguments économiques de préservation de terrains communautaires.
7Plus spécifiquement, Lemoyne – mais il n’est peut-être pas le seul – craint un asservissement des Acadiens par les populations locales. Il fait très rapidement le parallèle entre la situation des anciens colons d’Amérique du Nord et celle d’Allemands candidats au départ pour la Guyane et dont il avait eu à s’occuper dans les années 1760 à Saint-Jean-d’Angély. À plusieurs reprises, Lemoyne craint que les abus dont ont été victimes les Allemands se répètent sur les Acadiens. Ainsi, en 1772, il rend compte à de Boynes « de l’abus que des particuliers faisaient de l’empressement de ces étrangers8 ». S’il ne précise pas qui sont les particuliers évoqués ici, Lemoyne, persuadé que les Acadiens risquent de devenir des victimes, généralise son propos : « tous sont menacés de devenir la victime des communautés dans lesquelles ils pourront prendre résidence », écrit-il un peu plus tard9. Lemoyne préconise d’être prudent afin d’éviter précisément que les populations n’exploitent les Acadiens.
8Comme on le voit, un grand nombre de textes ne parlent que de craintes d’animosité ou d’exploitation des Acadiens. Plus rares sont les sources évoquant une animosité apparemment constatée au moment où l’interlocuteur parle10. On retrouve au fil des textes quelques allusions de cet ordre, mais pratiquement toujours sous la plume de Lemoyne. La première provient d’un brouillon de mémorandum qui n’a apparemment jamais été envoyé. Selon ce document, le plus détaillé que nous ayons sur ce sujet, les Acadiens sont alors « regardés par le peuple à Saint-Malo avec un œil jaloux, presque haineux ». Après une période où les réfugiés furent « chéris », ils sont progressivement, selon Lemoyne, « devenus odieux, et cette haine se démontre en plusieurs endroits : on en a imposé à la capitation, on les a obligés aux corvées11 ». Il faut noter que Lemoyne a une bien curieuse conception de la « haine » dirigée contre les réfugiés. Par ailleurs, les décisions concernant les impositions ne relevaient alors pas directement, loin s’en faut, du peuple censé haïr les Acadiens. Les arguments avancés par Lemoyne ne démontrent donc pas une hostilité de la population.
9Plus tard, après une visite aux Acadiens hébergés temporairement dans le Poitou, Lemoyne rapporte cette fois avoir constaté des signes tangibles de ce que les populations locales cherchent à profiter des Acadiens :
Les habitants de Châtellerault regardent les Acadiens sous un point de vue ou comme un moyen pour eux de profiter des besoins que des gens absolument isolés traînent après eux […]. Sous le premier point de vue les misérables familles sont rançonnées sur plusieurs objets et même sur tous ceux d’un détail nécessaire à l’existence […]. On a proposé aux femmes du filage mais à un prix qui démontre l’abus que l’on veut faire de leurs besoins12.
10On doit encore ici remarquer que le seul exemple donné par Lemoyne ne relève pas véritablement d’abus faits par les simples habitants de Châtellerault, mais seulement par des entrepreneurs : cela ne doit pas nous étonner et confirme que Lemoyne n’a probablement qu’une idée très vague des relations que les Acadiens entretiennent avec les populations locales.
11En même temps qu’il évoque l’hostilité vis-à-vis de ces étrangers ou les tentatives d’en abuser, Lemoyne avance un certain nombre d’explications ou indique plusieurs circonstances ayant entraîné cette hostilité. Il faut bien sûr distinguer suivant les lieux et les situations. Dans les ports où séjournent tout d’abord les réfugiés, l’hostilité s’explique par le fait que les Acadiens sont devenus « à charge » des communautés locales, lesquelles doivent dans un premier temps les secourir, leur procurer un hébergement, des lits d’hôpitaux pour les malades, la nourriture d’urgence, etc. Par ailleurs, les exilés sont en concurrence avec la main-d’œuvre locale sur le marché du travail déjà durement touché par le chômage. Selon Lemoyne, il ne fait donc pas de doute que les Acadiens sont avant tout regardés comme un fardeau.
12L’embarras est particulièrement perceptible lorsque les Acadiens sont déplacés et logés temporairement, par la force des choses, chez les habitants d’un lieu particulier. C’est ce dont témoigne encore une fois Lemoyne dans le document déjà cité ci-dessus :
L’habitant regarde les Acadiens comme à charge. Il n’a pas absolument tort ; cependant il en est beaucoup qui se sont prêtés à les loger et qui leur ont donné des marques de la plus grande humanité. J’ai vu avec plaisir la reconnaissance de quantité d’Acadiens, mais il est des habitants qui se sont refusés et qui se refusent aux arrangements les plus indispensables, des couvertures non étanchées, des fenêtres sans croisées ni contrevent13, des châssis sans verres auxquels ces malheureux sont obligés de suppléer avec du papier que le premier grain de pluie déchire, des portes non fermantes, etc.14
13Nous avons également vu ci-dessus les résistances à l’arrivée des Acadiens à Belle-Île-en-Mer. D’autres documents attestent de la résistance des paysans à l’expropriation des pâturages communaux par des étrangers à la communauté locale de manière similaire à celle qui se développe à Belle-Île-en-Mer à l’encontre des Acadiens15.
14En plus d’empiéter sur les terres des autres, les Acadiens semblent être considérés, on l’a vu, comme des concurrents déloyaux sur le marché du travail, puisqu’ils bénéficient d’une allocation quotidienne de six sous par personne, qui leur permet prétendument d’être moins exigeants en regard des salaires16. Bien plus, sans même faire de la concurrence déloyale, les Acadiens sont accusés de faire mécaniquement baisser les salaires par leur seule présence en déséquilibrant le marché local de l’emploi17. Les Acadiens sont d’ailleurs apparemment conscients des dangers de l’image qu’ils donnent et demandent donc, par l’intermédiaire du commissaire général, à être employés sans léser les gens du pays18. Ces problèmes de concurrence de la main-d’œuvre acadienne sont aggravés par le chômage19.
15Quel bilan pouvons-nous tirer de ces premiers témoignages ? Plusieurs administrateurs rendent compte de « l’œil jaloux » avec lequel les Acadiens étaient regardés dans leurs lieux de séjour en France. Toutefois, on a vu qu’il ne fallait pas accorder une confiance aveugle aux opinions de ces hommes, souvent peu en contact avec les populations locales, et qui peuvent avoir des raisons particulières de voir une hostilité là où elle n’existe pas nécessairement. Il convient donc maintenant de nous interroger sur la réalité de ce regard hostile, à partir des autres sources dont nous disposons.
« L’œil de jalousie »
16Il semble bien qu’une hostilité patente se soit effectivement manifestée à Belle-Île-en-Mer et peut-être dans le Poitou20. L’hostilité semble toutefois moins liée au statut « d’étrangers » des Acadiens qu’à leur empiétement involontaire sur les terres des anciens habitants. D’autres indices témoignent d’une possible animosité, par exemple le nombre relativement faible de mariages mixtes, le repliement de certains des Acadiens en « corps » ou un certain regroupement géographique dans les lieux de séjour. Cependant, ces indices n’induisent pas nécessairement un ostracisme de la part des autochtones. Ils peuvent tout autant témoigner d’un repli volontaire des Acadiens ou d’autres raisons fortuites.
17Si hostilité il y a eu à Belle-Île, rien ne prouve que cela a été le cas en revanche à Saint-Malo, à Nantes ou même sur la Grand-Ligne, en dépit des affirmations de Lemoyne. Tout d’abord, on a vu la faiblesse des exemples avancés par Lemoyne pour étayer sa thèse du « mauvais œil » avec lequel les Acadiens étaient censés être regardés dans la cité corsaire. Par ailleurs, les Acadiens ne se plaignent jamais par écrit de l’hostilité des communautés en dehors des problèmes de cohabitation évoqués dans le Poitou. Au total, force est de constater la rareté des sources qui évoquent cette hostilité, lesquelles proviennent en outre toutes de Lemoyne.
18De plus, il faut noter que de nombreuses sources soulignent la compassion des populations locales pour les Acadiens. Peut-être cette compassion, qui se traduit, on l’a également vu, par des distributions de secours, de vêtements21, ne se manifeste-t-elle qu’à l’arrivée des Acadiens ? C’est ce que laisse entendre Lemoyne22 : selon ce commissaire, ce n’est qu’au bout d’un certain temps et par le contact avec les populations locales que les Acadiens « se sont corrompus », sont devenus « méchants » et « odieux » et qu’on leur a imposé en retour des impôts et des corvées23.
Les affaires de contrebande de tabac
19Les Acadiens seraient-ils donc devenus « odieux » aux yeux des populations locales ? Si l’on s’appuie sur les quelques aperçus de la vie quotidienne des Acadiens consignés dans les dossiers de fraude de tabac de la région de Saint-Malo, on a une vision plus nuancée. Tout d’abord, le simple fait que d’assez nombreux Acadiens soient impliqués dans des trafics de contrebande pourrait être un signe d’une moindre respectabilité, d’un certain rejet de la société malouine. Cette réalité témoigne certainement d’une fragilité économique et sociale : à Saumur, par exemple, 20 % des contrebandiers sont des mendiants, et partout ailleurs en France « dominent les manouvriers, les petits laboureurs, les artisans des bourgs », soit les segments faibles de la population de l’époque24. Il est possible que les Acadiens aient été impliqués dans la fraude de tabac dans une proportion plus élevée que les habitants de la région malouine, même si cela reste impossible à calculer. Surtout, les réfugiés semblent avoir été spécifiquement repérés par la ferme comme sujets particulièrement susceptibles de frauder. Leur présence dans des groupes turbulents est toujours spécifiquement notée, et certains des employés de la ferme insistent sur l’implication des Acadiens dans les désordres. Un procès-verbal pour rébellion contre un certain Eugène Zerby est éloquent à ce sujet. Des gabelous, au cours d’une ronde à Saint-Servan, veulent fouiller cet individu « très soupçonné de fraude », et qui attire peut-être l’attention parce qu’il est accompagné de plusieurs femmes « tant Cadiennes qu’habitant de l’endroit ». À la suite du refus de Zerby de se laisser fouiller, une multitude de personnes s’assemblent alors, « tant Cadiens qu’autres [à] nous inconnus », insiste bien le procès-verbal rédigé immédiatement après les faits. L’un des employés frappe Zerby avec sa canne, puis, « craignant une révolte », se replie avec ses collègues vers leur entrepôt25. Dans la plainte subséquente dressée par le procureur, il est fait une nouvelle fois explicitement référence à la présence de « Cadiens26 ». Les Acadiens sont assez clairement rendus responsables, par au moins l’un des témoins, de l’attitude rebelle et de l’assurance de Zerby. Un employé déclare que « le nommé Zerby voyant s’attrouper plusieurs personnes tant Acadiens qu’autres, et devenu furieux, s’opposa à la même visite [la fouille] et se disposait à en venir aux mains ». Un autre témoin explique pour sa part que « Zerby s’opposa à la visite [fouille] desdits employés. Et ce qui le confirma dans cette révolte fut sans doute l’attroupement de plusieurs Acadiens qui survinrent au même instant ainsi que plusieurs gens de Saint-Servan, tout quoi [sic] autorisa Zerby à proférer plusieurs invectives au déposant et à ses confrères ». Un troisième employé insiste encore : « Le dit Zerby autorisé par une multitude de gens tant Acadiens qu’autres de la paroisse de Saint-Servan a redoublé ses invectives27. »
20Quelques années plus tard, les tensions entre Acadiens et employés de la ferme de Saint-Malo ne sont pas apaisées. Ainsi, le 11 juin 1769, un procès-verbal est dressé par ceux que la population surnomme les « maltôtiers ». Plusieurs employés y témoignent avoir été agressés, au cours d’une ronde de nuit, par « plusieurs particuliers […] pris de vin ». Parmi la foule de leurs assaillants, ils écrivent qu’ils ont pu reconnaître « plusieurs Acadiens dont nous ignorons les noms, parmi lesquels nous avons cru reconnaître un ou plusieurs des matelots du poste de la cité28 ». Il est à remarquer qu’aucun des procès-verbaux dressés à la suite de ces « émeutes » n’explique comment les agents de la ferme remarquent les « Cadiens » dans la foule. Est-ce à cause d’un accent précis, de vêtements particuliers, de leur taille éventuellement plus grande que la moyenne ou d’autres signes distinctifs ? Peut-être, plus simplement, les employés connaissaient-ils tous les habitants de la petite ville de vue ? Aucune information sur ce sujet ne filtre malheureusement des documents.
21Si les sources judiciaires révèlent de nombreux conflits entre Acadiens et gabelous, elles fournissent également des informations contrastées sur les relations entre réfugiés et populations locales. Certains indices laissent entendre que les Acadiens suscitaient effectivement des jalousies, puisqu’ils sont victimes, à au moins une reprise, de dénonciations. En effet, si l’on en croit la plainte criminelle déposée contre Jean Thibaudeau, sa femme, François Guillou et d’autres Acadiens pour rébellion armée et contrebande de tabac, les préposés ont été avertis du trafic mené par Thibaudeau, grâce à une délation, sur laquelle la procédure ne donne toutefois aucun détail29. Les dénonciations n’épargnent toutefois personne et ne se concentrent pas que sur les groupes stigmatisés. Les Acadiens étaient-ils plus sujets à dénonciation que leurs voisins ? Rien ne permet de l’affirmer. Lors de l’interrogatoire ultérieur dans la même affaire, les quatre témoins convoqués au tribunal restent largement en retrait30. Aucun ne déclare avoir vu personnellement les faits rapportés relativement à l’altercation entre le groupe d’Acadiens et les employés des fermes. Tous disent seulement « avoir entendu dire dans le public » que les affirmations des gabelous sont vraies. Deux des quatre sont débitants de tabac, donc sans doute intéressés dans l’affaire. Si le premier et le dernier témoin ne font que rapporter des bruits publics, le second témoin prétend avoir recueilli la confession de Terriot sur l’affaire ; mais il est difficile de comprendre s’il témoigne à charge ou à décharge, autrement dit s’il veut nuire à Terriot ou au contraire le sortir d’affaire31. Quant au troisième témoin, il déclare « n’avoir connaissance de rien », si ce n’est qu’il a aperçu en sortant de chez lui un fuyard en qui il a reconnu « Paul Henry, Acadien, demeurant à Pleudihen proche le bas champ ». Dans l’ensemble donc, les témoins ne prennent guère de risques dans l’accusation, mais là encore l’interprétation reste bien difficile : sont-ils solidaires avec les Acadiens ? N’ont-ils véritablement rien vu ? Ont-ils peur de rétorsions ?
22Les employés de la ferme paraissent toutefois avoir eu des difficultés à trouver des témoins à charge, puisque aucun des quatre déclarants interrogés n’était témoin visuel des faits. Les voisins ne semblent pas prêts à témoigner contre les Acadiens. Le fait que ce dossier soit le seul cas de dénonciations supposées que nous possédions et qu’il contienne les seuls témoignages à charge contre des Acadiens que nous ayons retrouvés, est un indice que l’hostilité contre les réfugiés n’était sans doute pas aussi répandue que Lemoyne le dit. Ce sentiment est confirmé par l’impression d’une certaine mixité sociale entre Acadiens et populations locales. Ainsi, Jean Thibaudeau raconte dans son interrogatoire qu’il a passé la nuit entière « à boire et à deviser » avec un habitant du bourg voisin, un chirurgien nommé Tausé, apparemment un non-Acadien. Dans les exemples évoqués ci-dessus de groupes s’attaquant aux employés de la ferme, les Acadiens sont mélangés aux habitants de Saint-Servan ou de Saint-Malo.
Conclusion
23Si l’on tente maintenant de résumer, on constate d’abord que la réaction des populations locales semble avoir été celle de compatir au sort des malheureux expatriés. Cette commisération est attestée par le fait que des maires ou des administrateurs locaux fournissent des secours ou organisent des quêtes. Mais, dans un second temps, la situation semble s’être dégradée. À quelques reprises, les administrateurs évoquent « l’œil jaloux » avec lequel les Acadiens sont regardés par les populations locales, mais il est difficile de savoir dans quelle mesure cette jalousie est bien réelle et de quelle manière elle s’exprime. Nous pouvons seulement constater que les Acadiens ne se plaignent guère directement d’une quelconque hostilité des gens du lieu avec lesquels ils sont contraints de cohabiter. Pourtant cette hostilité, dans certains cas comme lors de l’établissement à Belle-Île-en-Mer, est bel et bien attestée par d’autres sources. Il ne semble pas, cependant, que dans ce cas l’inimitié des populations ait été dirigée contre les Acadiens parce qu’ils étaient étrangers, mais plutôt parce qu’ils concurrençaient les paysans déjà établis pour l’obtention des meilleures terres. L’hostilité des populations locales envers les Acadiens est donc justifiée le plus souvent par des problèmes matériels et concrets plutôt que par des incompréhensions culturelles ou une forme de proto-racisme. Elle naît d’un conflit d’intérêts, et c’est pour cette raison que pragmatiquement Lemoyne recommande que le projet d’établissement « ne soit point contraire aux intérêts des particuliers auxquels on donnera ce peuple pour voisin32 ».
24Quant aux sources judiciaires analysées plus haut, elles ne permettent pas non plus de conclure de manière définitive sur la perception des Acadiens par les classes populaires. Tout au plus peut-on constater que les Acadiens ont des rapports particulièrement conflictuels avec les employés de la ferme de Saint-Malo, mais ce n’est peut-être pas une spécificité très marquée par rapport à l’hostilité générale de la population envers les maltôtiers. Dans un cas, les Acadiens sont dénoncés par un délateur resté anonyme et quelques témoins se prêtent au jeu de l’accusation, de manière toutefois modérée ; l’accusation semble avoir eu le plus grand mal à rassembler des témoins à charge contre les Acadiens. À plusieurs autres reprises, au contraire, les Acadiens paraissent mêlés à la foule d’agités s’en prenant aux malheureux douaniers. En l’absence de sources directes plus abondantes renseignant sur la perception des Acadiens par les populations locales qui les entourent, il paraît donc bien difficile de sonder le cœur des Bretons ou des Poitevins et il faut malheureusement se contenter de l’impression générale que les Acadiens ne semblèrent pas engendrer d’hostilité particulièrement marquée.
Un test : les mariages acadiens
25Une autre manière de tester les représentations hostiles des autochtones à l’encontre des Acadiens consiste à étudier les mariages. La manière la plus couramment utilisée par les sciences sociales pour étudier l’intégration d’un groupe étranger est en effet de considérer la proportion des individus se mariant à l’intérieur ou à l’extérieur d’un groupe, le mariage étant considéré comme signe d’une volonté d’intégration. Cette méthode peut en partie pallier la rareté d’indicateurs plus précis. Concernant les Acadiens, les données à ce sujet étaient, avant notre étude, encore très parcellaires, malgré quelques travaux récents33. Il semblait important de faire un bilan de ces mariages et remariages acadiens pour la période 1759-1785 et pour toutes les régions de résidence34. Gérard-Marc Braud a bien voulu se charger de calculer une partie de ces proportions à partir de ses propres recherches sur Nantes, de listes éditées par A. J. Robichaux et de diverses données qui lui ont été envoyées par plusieurs correspondants35. J’ai pu affiner un certain nombre des calculs effectués par Braud et élaborer les figures et les tableaux reproduits ci-dessous. Par ailleurs, deux autres chercheurs de l’association Racines et Rameaux français d’Acadie, Jacques Nerrou et Gérard Scavennec, m’ont fait parvenir une liste des mariages qu’ils ont recensés, respectivement à Rochefort et à Belle-Île-en-Mer36.
26Le principal écueil devant lequel on se trouve pour l’élaboration d’un tel tableau statistique vient tout d’abord de la difficulté à définir précisément les critères d’appartenance au groupe acadien. Si l’on retient comme critère l’origine géographique, on est alors soumis aux fréquentes lacunes des sources à ce sujet.
27On a déjà évoqué en introduction les critères généraux que l’on a retenus pour définir qui est Acadien et qui ne l’est pas. L’exercice comporte indubitablement une part d’arbitraire, et il a été précisé au même endroit que je n’avais considéré, d’une manière générale, que les individus clairement désignés comme « Acadiens » ou « originaires de l’Acadie » dans les textes. Dans le cas précis de la comptabilisation des mariages, je me suis écarté exceptionnellement de cette règle et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, un nombre assez conséquent d’individus nés en Acadie, descendants de familles dites pionnières, souvent mariés avec des descendants d’autres familles pionnières ne sont pas désignés comme Acadiens dans les actes de baptêmes, mariages et sépultures37. Ensuite, lorsqu’on examine le mariage d’un Acadien clairement identifié avec une personne dont l’origine acadienne n’est pas nommément spécifiée, cela ne veut pas nécessairement dire que le futur conjoint est un « Français » originaire du lieu du refuge38.
28Prenons un exemple précis : à partir d’une liste des mariages dans la région de Cherbourg, il a été possible de compter le nombre d’Acadiens s’étant mariés avec des compatriotes ou avec des Français, puisque, chaque fois nous avons le nom des parents et le lieu de provenance, souvent Acadie, île Saint-Jean ou encore Canada. Le 3 février 1761 se marient Anne Lacroix – clairement identifiée comme Acadienne puisque l’acte précise qu’elle est originaire d’Acadie et qu’en outre le nom de sa mère, Hébert, fait partie des patronymes acadiens courants – et un nommé Léonard Cireau [ou Circaud]. Ce dernier déclare être né à Angoulême ; son nom ne figure pas parmi les patronymes acadiens répertoriés et ne se trouve sur aucune des listes d’Acadiens en France39. Tout semble donc indiquer qu’il s’agit d’un Français de souche et j’avais tout d’abord classé ce mariage parmi les mariages mixtes, c’est-à-dire d’un Français et d’une Acadienne. Or, en collationnant la liste que nous venons d’évoquer avec les dossiers de dispense d’empêchement de consanguinité et d’affinité dont nous avons parlé plus haut, j’ai constaté que ce couple sollicite une dispense le 14 janvier 1761 pour pouvoir se marier malgré le degré d’affinité qui lie l’époux à sa promise40. Cette dispense nous apprend en fait que Léonard Cireau habitait au moment de la déportation depuis neuf ans à Louisbourg, et qu’il est déjà veuf de deux Acadiennes épousées au Cap-Breton ; à Cherbourg, visiblement désireux de rester avec le groupe des Acadiens41, il souhaite se marier avec Anne Lacroix, Acadienne, mais, « toutes les Acadiennes de Cherbourg [étant] alliées du suppliant du côté de feue son épouse », il ne peut éviter de solliciter la levée de l’empêchement pour affinité. Doit-on considérer ce Léonard Cireau comme « Acadien » ? Nous avons décidé dans ce cas précis de répondre positivement, ce qui est tout à fait contestable. D’une manière générale, il a fallu simplifier, et pour cette étude statistique seulement nous avons donc considéré dans les calculs que tous les individus étant indiqués comme habitants de Louisbourg, du Canada ou de l’île Royale étaient Acadiens.
29Dans de très nombreux cas, il ne s’agit pas d’un procédé abusif, puisqu’il y a souvent confusion, nous l’avons vu, entre l’identification comme « Canadien » ou « provenant du Canada » avec les Acadiens proprement dits42. C’est ainsi, par exemple, que Guillaume Laborde et Marie-Rose Daigle qui se marient à Cherbourg le 21 juillet 1761 sont tous les deux désignés comme provenant du Canada. Or ils viennent en fait tous les deux de l’île Saint-Jean comme on peut le constater en lisant leur témoignage rendu lors d’une autre demande de dispense de consanguinité. Ainsi, s’il est possible que cette méthode augmente artificiellement le nombre de mariages contractés entre Acadiens ou endogames, il est probable que cette augmentation ne fait en réalité que compenser le nombre d’individus qui – comme, initialement, Léonard Cireau – sont classés comme « Français » alors que leurs liens avec des Acadiens sont déjà anciens et solides, mais qui n’ont pas pu être identifiés formellement comme Acadiens, à cause du doute qui subsiste sur leur origine. Lorsqu’il y a doute, les individus sont considérés comme « non-Acadiens43 ». Malgré toutes les limites exposées ci-dessus, il a été possible de constituer un tableau général à partir de toutes les données existant sur le sujet (ci-dessous).
30Pour plus de compréhension, les résultats des comptages effectués ont également été traduits sous forme de plusieurs figures illustrant de manière plus directement accessible différents points qui paraissent nécessiter des explications.
31Le premier graphique (Figure 7) représente tout d’abord la répartition géographique des actes de mariage comptabilisés, ce qui permet de visualiser la forte prégnance de la région malouine, suivie de la région de Nantes. Signalons qu’au total 652 actes de mariages ont été examinés, dont 293 pour Saint-Malo et la Rance.
figure 7. Répartition géographique des actes de mariage analysés

32Un second tableau – qui ne peut être qu’indicatif en raison de ses imperfections – fait ressortir les résultats globaux auxquels nous sommes parvenus (Tableau 4). On constate une proportion relativement plus élevée de mariages entre Acadiens (385, soit 59 % des mariages) que de mariages mixtes (41 %)44. En réalité, ces résultats doivent être affinés, car on discerne clairement une forte disparité entre les lieux où les Acadiens avaient probablement le sentiment de n’être que de passage et des endroits où les Acadiens ont beaucoup plus certainement envisagé de s’établir. Si l’on retient donc ce critère, on s’aperçoit, ce qui est logique, que les taux de mariages deviennent nettement plus différenciés. Ainsi, si l’on ne considère que les lieux où les Acadiens furent plus ou moins parqués dans l’attente d’un déménagement, on obtient des taux de mariages endogames beaucoup plus élevés, de l’ordre de 70 %. À l’inverse, si l’on ne considère cette fois que les familles établies à Belle-Île-en-Mer ou dans le Poitou, la proportion de mariages contractés entre deux Acadiens chute à moins de 25 %.
tableau 4. Estimations des taux de mariages endomages et exogames dans la population acadienne séjourant en France entre 1758-1785 et différences selon le sexe

Note 4545
Note 4646
Note 4747
Note 4848
Note 4949
Note 5050
Note 5151
Note 5252
Note 5353
Note 5454
Note 5555
Note 5656
Note 5757
Note 5858
Note 5959
Note 6060
Note 6161
Note 6262
Note 6363
Note 6464
Note 6565
Note 6666
Note 6767
33Cela illustre de manière probante que l’un des facteurs déterminants pour expliquer les mariages endogames était la peur, souvent exprimée dans les demandes de dispenses pour empêchement de consanguinité analysées plus haut, que l’époux ou l’épouse du lieu ne veuille pas suivre les Acadiens dans les colonies en cas de nouveau départ. La crainte de perdre la solde jouait également un rôle important. À l’inverse, ceux des Acadiens du Poitou qui se marièrent avec des Français avaient certainement fait auparavant le deuil d’un retour en Acadie et leur choix matrimonial n’était probablement que la suite logique de leur décision de se séparer du groupe et de rester sur les terres de Pérusse. Dans le Poitou, d’autres facteurs ont contribué à augmenter significativement le nombre de mariages mixtes : ainsi, les jeunes Acadiennes ne trouvent certainement pas à se marier à l’intérieur du groupe des Acadiens, étant donné la faiblesse numérique de la population concernée68. Elles apportent en outre en dot une maison qui attire visiblement de nombreux prétendants, souvent des orphelins démunis des environs69.
34Parmi ces mariages mixtes, nous avons également cherché à savoir s’il existait une différence significative selon les sexes. Les résultats montrent que d’une manière générale les filles acadiennes ont été aussi nombreuses à s’unir à des Français que des Acadiens à des Françaises. Nous verrons cependant qu’il faudra nuancer selon les lieux et les époques.
35Il est difficile d’interpréter ces résultats en l’absence de points de comparaison. Les Acadiens se marient-ils davantage entre eux que, par exemple, les groupes de Normands ou de Dauphinois vivant à Paris ? On peut sans doute estimer qu’une proportion élevée de mariages endogames est le signe d’un certain repli sur soi et témoigne certainement d’une volonté de ne pas s’intégrer, mais y a-t-il une « norme » en la matière ? Je me suis également demandé si l’on pouvait déceler une évolution temporelle dans le nombre de mariages contractés. Voici donc le graphique reconstitué de l’évolution des mariages selon les comptages effectués pour Le Havre, Cherbourg, Saint-Malo et Nantes (Figure 9).
figure 8. Répartition des mariages entre Acadiens et des mariages mixtes

figure 9. Nombre d’actes de mariages dont au moins l’un des contractants est Acadien (Cherbourg, Le Havre, Saint-Malo et Nantes)

36Ce tableau montre une forte diminution du nombre des mariages entre 1771 et 1780 environ. On peut avancer plusieurs hypothèses pour expliquer ce creux. En premier lieu, il est probable que les Acadiens – déplacés à plusieurs reprises à ces moments-là, tout d’abord des ports dans lesquels ils avaient trouvé refuge vers le Poitou, puis du Poitou vers Nantes – ont différé leur mariage, dans l’attente d’une situation plus sûre. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que le nombre de personnes en âge de se marier était plus faible à ce moment-là. En effet les enfants ayant 25 ans en 1775 seraient nés vers 1750, ce qui correspond souvent, pour les familles acadiennes ayant transité par l’île Saint-Jean, au début de leurs tribulations. Bien que je ne dispose à ce sujet d’aucune donnée chiffrée, il ne serait pas étonnant que les naissances aient été moins élevées parmi les habitants de l’île Saint-Jean dans la période 1750-1760 ou qu’un plus grand nombre d’enfants nés à cette période soient morts, en raison de la grande vulnérabilité des petits enfants. Enfin, une évidence : les Acadiens sont plus difficiles à repérer dans la documentation alors qu’ils sont « en transit », ce qui diminue mécaniquement le nombre de mariages repérés.
37Je me suis enfin demandé si l’on pouvait déceler durant cette période une tendance marquée vers plus de mariages mixtes dans les lieux où les Acadiens savent qu’ils ne sont que de passage. Voici une autre manière de suivre le groupe principal des Acadiens en écartant volontairement ceux qui s’en éloignent, en allant à Belle-Île-en-Mer ou en restant dans le Poitou. Si l’on dissocie maintenant les types de mariages, on peut construire plusieurs schématisations (Figure 10 et Figure 11) qui montrent que le repli sur soi des Acadiens a été manifeste surtout au début de leur séjour en France. Ainsi, sur la Figure 11 on voit que la tendance générale des intermariages est à la baisse, soit de près de 80 % au début de la période jusqu’à 60 % à la fin70.
38On perçoit mieux cette évolution globale en découpant nos données selon une périodisation plus représentative. Ainsi, si l’on observe de plus près la région de Saint-Malo (Figure 12), il ne semble pas y avoir eu de modification notable du nombre de mariages mixtes, qui est resté tout au long du séjour des membres de la « nation » à un niveau relativement faible. En revanche, on observe une nette diminution des mariages entre Acadiens et une nette diminution également du nombre total d’actes.
figure 10. Évolution chronologique du nombre de mariages endogames ou mixtes au Havre, à Cherbourg, à Saint-Malo et à Nantes

figure 11. Proportion de mariages acadiens par rapport au total des mariages et courbe de tendance

figure 12. Mariages dans la région de Saint-Malo

39Si l’on compare maintenant globalement les chiffres de Saint-Malo et de Cherbourg – où la plupart des mariages retrouvés ont été célébrés avant 1775 – à ceux de Nantes après 1775, on constate une augmentation significative des mariages exogames. En effet, dans ces deux premiers ports les taux de mariages acadiens sont respectivement de 73 % et de 76 % tandis qu’à Nantes le chiffre tombe à 58 %. Cette accélération est particulièrement manifeste après 1780, comme le montre bien ce gros plan sur Nantes (Figure 13) :
figure 13. Mariages à Nantes

40L’interprétation de ce dernier graphique est assez évidente. L’augmentation importante des mariages mixtes après 1780 s’explique certainement par la réticence des Acadiens à se marier avec des habitants de Nantes dès leur arrivée dans ce port en 1775, alors qu’ils ignorent la plupart du temps ce qu’il va advenir d’eux. Rappelons qu’à cette époque de nombreux réfugiés qui viennent de quitter le Poitou n’envisagent sans doute pas que leur séjour à Nantes va durer. Les projets alors se succèdent ; les exilés prévoient de retourner en Amérique septentrionale dès que la guerre de l’Indépendance américaine sera finie ; ils espèrent que la France pourra récupérer l’Acadie. Par ailleurs, on conçoit aisément qu’il faut un certain temps avant de nouer contact et d’envisager des mariages avec des habitants du port breton.
figure 14. Répartition des mariages acadiens et mixtes (types A et B) selon les lieux de résidence

41Nous avons cherché à affiner un peu plus encore les logiques derrière les stratégies matrimoniales acadiennes en tâchant de distinguer, parmi les mariages mixtes, les différences selon les sexes. On ne constate pas, à la lecture du tableau récapitulatif, de différences marquées alors que les taux sont respectivement de 55 % et 45 %. Si l’on observe cependant individuellement les lieux de séjour des Acadiens, on décèle des variations locales très importantes (Figure 14). Si l’on élimine les endroits où les effectifs sont trop faibles pour être représentatifs, on peut toutefois observer qu’à Saint-Malo, sur 78 mariages mixtes, 55, soit 71 %, furent contractés entre une « Française » et un Acadien. À Nantes, la proportion de ce type de mariages s’inverse totalement pour ne plus représenter que moins d’un mariage mixte sur cinq. À Saint-Malo, ce sont principalement les hommes qui épousent en dehors du groupe, à Nantes, donc la situation est très nettement inversée.
42Comment interpréter la proportion beaucoup plus élevée de femmes acadiennes se mariant à l’extérieur du groupe que d’hommes dans certains cas, et l’inverse dans d’autres cas71 ? Les femmes allaient en général vivre dans la famille de leur mari et s’incorporaient donc, le cas échéant, à la communauté à laquelle appartenait ce dernier. Ces données témoignentelles plus d’un certain refus des Françaises de se marier avec des Acadiens, et par extension indiquent-elles que les Français ne voulaient pas trop se mélanger avec les exilés ? Elles peuvent aussi bien témoigner de nombreux autres facteurs, comme d’une disparité du marché matrimonial à un endroit et en un lieu donné. Il serait fort intéressant, à ce titre, d’avoir une idée des taux de célibat parmi les Acadiens.
43Il ne faudrait donc pas, à partir de ces chiffres, tirer de conclusions trop péremptoires sur la volonté d’intégration des Acadiens. On peut en effet discuter de la pertinence d’étudier des taux de mariages pour définir l’intégration. Cette méthode présuppose notamment que les choix humains sont principalement rationnels, ce qui, même dans le cas d’une décision aussi importante qu’un mariage, est loin d’être toujours le cas. Le sentiment amoureux ou les jeux de l’attirance et de la séduction ne sont pas nés avec notre époque et il ne faut pas occulter trop rapidement leur force incitatrice. Il ne faut pas négliger non plus le hasard des rencontres, le voisinage, l’amitié. Par ailleurs, sans compter les cas de mariages forcés en raison de grossesses prémaritales, les mariages, même largement arrangés par les familles, ont presque toujours – dans nos contrées au moins – fait l’objet de négociations entre les acteurs concernés72. De nombreuses autres raisons conduisent à être prudent dans l’utilisation qu’on peut faire des chiffres obtenus ci-dessus pour tenter de définir la volonté d’intégration ou non des Acadiens. On l’a vu, des facteurs autres que des choix liés à la volonté ou non de s’assimiler aux habitants du lieu peuvent expliquer la croissance des mariages mixtes à la fin de la période : par exemple, le simple fait que, dans une communauté relativement restreinte comme celle des Acadiens du Poitou, le choix d’un conjoint dans le groupe, si l’on considère les liens de parenté entre les individus, n’est pas nécessairement aisé ni même peut-être possible, en raison de la consanguinité.
44Que conclure, cependant, de toutes ces séries chiffrées ? En posant l’hypothèse que les éléments perturbateurs évoqués ci-dessus restent marginaux par rapport à l’ensemble du problème de l’intégration des Acadiens, les chiffres obtenus montrent un certain repli sur soi des réfugiés tout au long de la période, avec une majorité assez nette d’intermariages ; cela est particulièrement visible si l’on ne prend en compte que les lieux où séjourne le noyau principal acadien. Cependant on constate une diminution, faible, mais perceptible, de ces taux de mariages endogames au fil des ans. Lorsqu’on examine chaque ville dans le détail, on s’aperçoit qu’après une période où la proportion de mariages acadiens est très élevée par rapport aux mariages mixtes, les proportions tendent rapidement à s’équilibrer, ce qui reflète sans doute le temps nécessaire aux Acadiens pour se lier avec les communautés locales et gagner la confiance de ces dernières ou vice-versa.
45Si l’on examine le cas des mariages de la région de Nantes, on constate une forte corrélation entre le type de mariages et les départs vers la Louisiane, avec une différence notable suivant les sexes. Ainsi pratiquement toutes les Acadiennes ayant épousé des non-Acadiens sont restées en France, puisque seulement 3 sur 42 sont parties en Louisiane73, tandis que tous les Acadiens ayant épousé des Françaises, soit 17 individus en tout, ont emmené leurs épouses en Louisiane. Il serait possible de vérifier si une semblable logique a existé pour les Acadiens de Saint-Malo. Si tel était le cas, ne pourrait-on pas en conclure que les mariages de type B, un Acadien avec une « Française », ne sont pas des mariages visant à s’intégrer en France, mais au contraire des mariages qui intègrent de nouveaux éléments féminins au groupe acadien ? En suivant cette logique, on pourrait recalculer de nouveaux taux indicatifs d’une volonté d’intégration des Acadiens en ne considérant que les mariages de type A comme étant « perdus » pour le groupe acadien. Les mariages entre Acadiens ou de type B sont alors des mariages « fermés ». Au total, en additionnant ces deux derniers types de mariages, on obtiendrait environ 77 % de mariages témoignant d’une volonté de rester « entre soi74 ».
46On peut même s’interroger d’une manière générale sur la capacité du groupe acadien à intégrer dans son sein les conjoints masculins d’Acadiennes. En effet, les taux relativement faibles de femmes acadiennes qui ont suivi leurs compatriotes en Louisiane ne signifient pas que les Acadiennes se mariant à l’extérieur du groupe sont perdues pour celuici. Au contraire, on note tout au long du séjour des réfugiés en France une assez forte capacité d’intégration de la part du groupe acadien des nouveaux éléments masculins non acadiens. On peut signaler l’exemple du nommé Courtin, dont nous avons déjà parlé plus haut, chirurgien né à Blois, marié à une Acadienne, Marie Martin, et qui s’agrège ensuite aux Acadiens de Belle-Île-en-Mer. En réalité, le faible nombre de couples mixtes, comprenant un homme du lieu et une femme acadienne, ayant suivi le groupe acadien s’explique plus sûrement par le fait que ces couples ont interdiction de s’embarquer75.
Conclusion
47Que conclure, donc, sur les sentiments d’appartenance des Acadiens lors de leur séjour en France ? On a vu en introduction que des sentiments d’affinité ou de groupe existaient probablement avant la déportation, articulés à un sentiment d’être des sujets catholiques du roi de France, mais que les Acadiens, jusqu’à leur arrivée en métropole, continuent à se définir plus fréquemment comme « Français neutres » que comme « Acadiens ». Ce dernier mot, qui est utilisé systématiquement à leur arrivée dans les ports de l’Atlantique et de la Manche par les administrateurs a peut-être contribué à renforcer une identification et des sentiments d’appartenance à un groupe distinct au sein de l’entité française. On a vu cependant que les administrateurs ne s’intéressent guère aux sentiments des Acadiens ou à d’éventuelles différences culturelles. Les réfugiés ne sont guère prolixes sur le sujet non plus. Quant à l’étude des mariages, abordée en dernière partie, elle ne permet guère non plus de conclure à quoi que ce soit de bien définitif. Comment distinguer entre les facteurs pouvant influencer le choix d’un mariage ? La question pourrait se résoudre plus facilement si les Acadiens n’étaient pas convaincus d’être destinés à repartir dans les colonies ou dans d’autres lieux en France. Cet important paramètre les incite évidemment fortement à se marier à l’intérieur du groupe et brouille considérablement l’interprétation. Constater un assez fort taux de mariages endogames ne veut pas nécessairement dire qu’ils vivent repliés dans leur communauté. Même l’apparition des mots et expressions « nation » et « corps de nation », à partir du début des années 1770, peut-être un emprunt au langage d’opposition des parlementaires à la suite de la réforme Maupeou, ne permet guère de se forger une conviction : certes, « nation » se retrouve dans un nombre croissant de documents, mais les Acadiens eux-mêmes ne l’utilisent que dans très peu d’occasions. Par ailleurs, des dissensions importantes traversent le groupe, auquel plusieurs réfugiés refusent de s’agréger. Au total, s’il est hautement plausible qu’un sentiment d’appartenance ou de groupe se soit renforcé du fait de l’épreuve de la déportation et de l’isolement des familles et des individus, et ait connu sa maturation lors du séjour en France des Acadiens, nous sommes en grande partie aveugles à ce sujet.
Notes de bas de page
1 1767-11-09a ; AD Ille-et-Vil. 7 B 44, 9 novembre 1767 : interrogatoires de témoins dans l’affaire Jean Thibaudeau, comparaissant pour contrebande de tabac et rébellion contre les agents de la ferme.
2 L’origine modeste de ces employés ne fait pas de doute : les procès-verbaux sont souvent émaillés de fautes d’orthographe et de transcriptions plus ou moins phonétiques, témoignant d’une instruction rudimentaire. Ils sont les seuls par exemple à écrire « Cadiens » au lieu d’« Acadiens » ou « Accadiens », graphie utilisée par les « lettrés » de la Marine. Voir aussi Christophe Aubert, La contrebande du tabac devant la juridiction des traites de Saint-Malo au XVIIIe siècle, Mémoire de DEA (diplôme d’études avancées), Université de Rennes I, 1991, qui donne des indications sur l’origine sociale des employés de la ferme.
3 1765-03-30a ; Lanco, « Les Acadiens à Belle-Île-en-Mer », op. cit. (Lamy à Warren).
4 1773-07-26a ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 402 (Lemoyne au Contrôleur général).
5 Les élites sont en effet persuadées que prévaut dans les campagnes une hostilité générale contre les étrangers (1763-00-00a ; AD Vienne 2 J Dép. 22 art. 124-2). Pérusse explique aussi que les habitants du Poitou riverains de ses propriétés ne voient pas d’un bon œil ses projets de défrichement puisque cela va mettre un terme à leur usage de terres communales qu’ils se sont « comme appropriées ».
6 1772-04-11b ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 49-53 (Lemoyne à Nardot).
7 1769-08-25b ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 33 (Le Loutre à Praslin).
8 1772-02-08b ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 80-82.
9 1773-04-27c ; BM Bordeaux, Ms 1480, Annexes, 1er dossier, fo 22s. et 1773-08-06 ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 430-432 : Lemoyne à Carvillon.
10 Plus spécifiquement, les Acadiens ont mauvaise presse auprès des Bellilois « qui ne les regardent pas d’un bon œil » (1765-09-06 ; Lanco, « Les Acadiens à Belle-Île-en-Mer », op. cit., Le Loutre à Warren).
11 1773-04-27c ; BM Bordeaux, Ms 1480, Annexes, 1er dossier, fo 22s. Quelque temps plus tard, Lemoyne reprend pratiquement les mêmes termes dans une autre lettre (1773-08-06 ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 430-432).
12 1773-11-30 ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 526-529 : Lemoyne à Blossac.
13 Croisées : châssis vitré, ordinairement à battant, qui ferme une fenêtre. Contrevent : grand volet extérieur.
14 1773-11-30 ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 526-529 : Lemoyne à Blossac.
15 1768-00-00 ; BM Bordeaux, Ms 1480, Annexes, 1er dossier.
16 1773-04-27c ; BM Bordeaux, Ms 1480, Annexes, 1er dossier, fo 22s.
17 1773-11-30 ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 526-529, Lemoyne à Blossac.
18 1773-11-30, id.
19 1763-07-08a; AM Saint-Malo, BB 49, reg. Ms, fo 12-13 ; 1773-04-26 ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 312-318.
20 Voir un document attestant, en 1780, d’altercations entre Acadiens et locaux (Rouet, L’insertion des Acadiens, op. cit., annexe III). Au moment de l’arrivée des Acadiens, Pérusse affirmait que les relations se passaient à merveille (1774-06-04a ; AD Vienne 2 J dép. 22, art. 97), mais c’est dans son intérêt de montrer que tout va pour le mieux.
21 1763-07-24; AM Saint-Malo, BB 49, reg. Ms, fo 23.
22 1773-04-27c., BM Bordeaux, Ms 1480, Annexes, 1er dossier, fo 22s.
23 1773-04-27c., id.
24 Daniel Roche, La France des Lumières, op. cit.
25 1767-11-05a ; AD Ille-et-Vil. 7 B 44.
26 1767-12-29b ; AD Ille-et-Vil. 7 B 44.
27 1767-12-30 ; AD Ille-et-Vil. 7 B 44.
28 1769-06-11 ; AD Ille-et-Vil. 7 B 25-1769.
29 1767-03-30 ; AD Ille-et-Vil. 7 B 44.
30 1767-11-09a ; AD Ille-et-Vil. 7 B 44 (tous les extraits ci-dessous proviennent de ce même document).
31 Ce second témoin est un certain Joseph Le Roy Sieur de Bourbonnier, « écuyer, âgé de 50 ans, demeurant au bourg de Pleudihen, y débitant du tabac », probablement « Bourbonnier Le Roy », témoin à trois mariages acadiens à Pleudihen en 1760, 1761 et 1764 selon Robichaux (The Acadian Exiles in Saint-Malo, 1758-1785, Eunice, Louisiana, Hebert Publications, 1981). Bourbonnier ne semble pas avoir été Acadien lui-même. Il dépose « qu’il n’a point eu connaissance des faits portés par la plainte, mais qu’il a entendu dire par des particuliers dont il ignore les noms qu’Etienne Thériault [Terriot] Acadien venait de recevoir l’argent du tabac en question lorsque les employés y arrivèrent ». La mention d’argent que Terriot fait tomber et qui est ensuite ramassé par les employés est-elle une tentative astucieuse de faire accuser les employés de détournement de fonds et de couvrir Terriot, avec lequel Bourbonnier semble avoir entretenu des relations amicales ? L’évocation des remords de Terriot obéit peut-être à la même logique. Mais on pourrait également interpréter de la manière exactement opposée le même document. Les dénonciations peuvent aussi se produire entre Acadiens. Caret et Landry, pris en flagrant délit de contrebande l’année suivante, dénoncent comme complice un « le gros, Acadien » qui a encore une fois réussi à s’enfuir. Il s’agit vraisemblablement encore et toujours du même Étienne Terriot (dit « Le Gros »), décidément très actif (1768-07-26 ; AD Ille-et-Vil. 7 B 25–1768). Sur le même sujet, on peut noter comme signe de solidarité entre les réfugiés, qu’aucun des témoins à charge dans les affaires n’est Acadien (le cas de Caret et Landry mis à part). Par contre, les Acadiens se serrent visiblement les coudes et sont souvent les uns avec les autres. Par exemple tous les témoins cités par Anselme Boudereau pour sa défense dans une autre affaire sont Acadiens. De même, lorsqu’un Acadien est arrêté, il est systématiquement en compagnie d’autres Acadiens, parfois exclusivement d’Acadiens. Jean Thibaudeau, par exemple, est dit accompagné de 8 ou 9 de ses compatriotes. Par ailleurs, les Acadiens semblent avoir été solidaires aussi physiquement et réputés pour agir en « bande ». La femme de Jean Thibaudeau, qui n’est pas elle-même Acadienne, menace ainsi les employés de la ferme de les faire attaquer par une « bande d’Acadiens et le peuple qui allait se rendre à la première messe » (1767-03-30 ; AD Ille-et-Vil. 7 B 44).
32 1772-02-08a ; BM Bordeaux, Ms 1480, fo 1 (Lemoyne à de Boynes).
33 D. Rouet a effectué des calculs pour le groupe resté dans le Poitou après le départ de la majorité des Acadiens vers Nantes. Dans la première partie de son ouvrage, Rouet avance quelques estimations de la proportion de mariages mixtes dans la population des réfugiés pendant le séjour des Acadiens en France (L’insertion des Acadiens dans le Haut Poitou, op. cit., p. 40 à 43). Rouet ne livre que des estimations erronées à partir de transcriptions des listes d’embarquement vers la Louisiane. Il écrit que « l’étude des listes des Acadiens partis de France pour la Louisiane en 1785 […] nous indique que près de 10 % étaient composées de couples mixtes » (p. 43). Or, on voit mal comment Rouet aurait pu se livrer à un tel comptage puisque, après avoir laissé les Français mariés à des Acadiennes partir dans les trois premiers navires, le gouvernement interdit à de tels couples d’émigrer. Dans ces conditions les calculs à partir des listes précitées ne peuvent en aucun cas être représentatifs puisqu’il y a exclusion d’une partie des familles mixtes. Braud s’est lui aussi spécifiquement intéressé à la question dans son dernier ouvrage (Les Acadiens en France, op. cit.). À l’exception des deux volumes ci-dessus, les généalogistes ayant publié des listes de mariages acadiens en France n’ont jamais effectué de calculs statistiques sur ce sujet.
34 Dans de nombreux cas, les mariages sont effectivement des remariages. G.-M. Braud a constaté qu’une bonne proportion des unions à Saint-Malo et à Nantes étaient en fait des remariages (courriel de G. M. Braud du 16 janvier 2004). Ainsi, à Saint-Malo et région, 100 mariages sur 293, soit 1 sur 3 pratiquement, ont concerné des veufs ou veuves. Sur 100 mariages ayant engagé des veufs ou des veuves, 84 furent des mariages entre Acadiens, et seulement 16 avec des personnes du lieu. Dans ce lieu, les veufs et veuves étaient donc plus susceptibles de se remarier à l’intérieur du groupe, peut-être en raison d’un âge plus avancé que la moyenne des autres mariages. À Nantes, la proportion respective des remariages fut à peu près équilibrée.
35 Gérard Marc Braud, Les Acadiens en France, Nantes et Paimbœuf, 1775-1785, Ouest Édition, 1999. Il serait également possible d’aller plus loin dans l’analyse de ces actes de mariages, par exemple en examinant attentivement les noms des témoins. C’est à une telle analyse que s’est livrée, par exemple, Monique Le Faucheux dans un article consacré aux Acadiens de Saint-Suliac, paroisse à quelques kilomètres au sud de Saint-Malo (« Mes ancêtres d’Acadie : les “hors-venus” à Saint-Suliac [Ille-et-Vilaine], 1764-74 », Cercle généalogique d’Ille-et-Vilaine, 1, 1 [1er trimestre 1987], p. 10-14). Dans cette paroisse, elle relève que, non seulement il n’y eut aucun mariage mixte entre Acadiens et Bretons entre 1759 et 1774, mais qu’en outre, « aux cérémonies religieuses, les témoins étaient Bretons pour les cérémonies bretonnes et Acadiens pour les cérémonies acadiennes ».
36 On retrouve principalement à Rochefort des habitants et des soldats de Louisbourg. Un grand nombre de ces personnes ne sont pas originaires d’Acadie et ne descendent pas des familles pionnières « habituées en Acadie » comme on disait alors. On constate qu’un grand nombre d’anciennes habitantes du Cap-Breton contractent des mariages avec des soldats, souvent nés en France mais dont beaucoup, à n’en pas douter, avaient dû servir à défendre la forteresse de Louisbourg ou étaient affectés au service d’autres colonies. C’est pourquoi les calculs que j’ai réalisés pour ce port sont sans doute les plus arbitraires et les moins représentatifs et ceux à prendre avec le plus de précautions. Dans les autres endroits, le mélange entre Acadiens et Louisbourgeois est bien moindre.
37 Braud a effectué un sondage sur 467 actes concernant des réfugiés dans trois paroisses de Nantes pour la période 1775-1785. Sur ce total, 324 individus, soit 70 %, sont clairement identifiés comme Acadiens. En revanche, dans 143 actes, soit 30 %, il n’est aucunement fait mention de leur origine alors qu’on peut être certain, par divers recoupements, qu’ils sont bien Acadiens. Les inscriptions de mentions comme « Acadien », « Canadien », « Cayen », etc., dépendaient évidemment du jugement du prêtre. C’est ainsi que, par exemple, certaines familles sont explicitement désignées comme « acadiennes » sur l’acte de naissance d’un enfant. Mais quelques mois plus tard, au moment de l’inhumation du même enfant, la même famille n’est plus désignée par cet adjectif. Il semble qu’il y ait eu une certaine diminution de la fréquence des mentions « Acadiens » dans les actes des années 1780 (courriel du 26 mars 2005).
38 Il faut noter que, souvent, lorsque les conjoints ne sont pas Acadiens, ils sont soldats, fréquemment Suisses ou Alsaciens et viennent généralement d’assez loin. Voir Jacques Nerrou, « Les Mariages acadiens de Rochefort », Racines et Rameaux français d’Acadie, supplément au no 34 (juillet 2005).
39 Celles de Braud, Les Acadiens en France, celles de Robichaux pour Saint-Malo et le Poitou et enfin les listes d’embarquement vers la Louisiane de Bugeon et Le Faucheux, Les Acadiens partis de France en 1785, op. cit.
40 1761-01-14c ; Arch. diocésaines de Coutances – AD Manche, Saint-Lô, 6 Mi 252 à 257.
41 On ne retrouve cependant ce couple ni dans le Poitou, ni à Nantes, ni sur les listes d’embarquement vers la Louisiane.
42 Rappelons que l’Acadie dépendait officieusement de l’évêché de Québec et que, par conséquent, les Acadiens disent souvent être de « l’île Saint-Jean, [diocèse] de Québec ».
43 En ce qui concerne les calculs effectués pour Nantes, G. M. Braud a été amené à modifier les taux de mariages qu’il avait calculés pour son ouvrage paru en 1999 (Les Acadiens en France). En effet, ce chercheur inclut dans les « Acadiens » les individus n’ayant qu’une mère ou un père acadien. Dans son ouvrage, il signale que 59 des 117 mariages qu’il a recensés sur cette commune et à Paimbœuf étaient mixtes (p. 9). Or, en étudiant de plus près ces actes, il a constaté que, sur les 59 mariés « non acadiens » de ces mariages mixtes, dix étaient en fait eux-mêmes enfants d’une ou un Acadien. C’est ce qui l’a amené à reconsidérer à la hausse le nombre de mariages entre Acadiens et à diminuer d’autant le nombre de mariages mixtes. À n’en pas douter, la proportion de mariages mixtes recensés dans le tableau reproduit ci-après diminuera encore au fur et à mesure que des informations nouvelles seront collectées sur les Acadiens en France, et qu’il sera possible de multiplier les croisements de sources.
44 Si l’on regarde plus précisément par lieu géographique, il n’y a que deux endroits où les mariages exogames sont supérieurs aux mariages endogames, soit Morlaix et le Poitou. L’exception du Poitou s’explique certainement par le fait qu’ont été incluses dans le calcul les données des mariages célébrés après le départ de la majorité des Acadiens vers Nantes. Le petit noyau qui reste a une attitude bien différente de celle des autres Acadiens. Le « marché matrimonial » était probablement fort réduit dans le groupe et beaucoup n’avaient peut-être pas d’autres choix que de se marier avec des Poitevins. Entre 1776 et la fin de 1781, 18 Acadiennes se marient ou se remarient en Poitou, et seules trois prendront un époux parmi leurs compatriotes. Dans le même temps, quatre Acadiens prennent une épouse poitevine. Damien Rouet écrit : « Nous percevons là un choix délibéré de se fondre à la population autochtone. De 1776 à 1800, nous ne comptons en tout et pour tout que 43 mariages, dont plus de la moitié furent conclus entre 1776 et 1781. 90 % de ces mariages sont mixtes […] et, de l’ensemble, 71 % unissent une Acadienne à un Poitevin » (L’insertion des Acadiens dans le Haut Poitou, op. cit., p. 121-122). Mais chercher à extrapoler sur la signification des mariages acadiens dans le Poitou après 1776 a peu de sens : nécessité fait loi et les Acadiens n’ont guère le choix de convoler à l’intérieur du groupe à cause de la faiblesse numérique de celui-ci et des empêchements de consanguinité.
45 Mariages endogames : entre deux Acadiens.
46 Mariages exogames : l’un des deux conjoints n’est pas Acadien.
47 Nombre de dispenses de consanguinité ou d’affinité accordées sur le total des mariages. Calculs effectués à partir des ouvrages de Robichaux.
48 Nombre de mariages entre Acadiens.
49 Proportion des mariages entre Acadiens par rapport au total des mariages (pourcentages arrondis).
50 Proportion des mariages mixtes.
51 Nombre de mariages de type A (une Acadienne et un Français).
52 Nombre de mariages de type B (un Acadien et une Française).
53 Nombre total de mariages mixtes (somme des types A + B).
54 Proportion de mariages de type A par rapport au total des mariages mixtes.
55 Proportion de mariages de type B par rapport au total des mariages mixtes.
56 Proportion de mariages mixtes par rapport à l’ensemble des mariages (mixtes + non mixtes).
57 D’autres données m’ont été envoyées par Gérard Scavennec (23 février 2004). Après décompte des mariages, on obtient à peu près les mêmes résultats que ceux qui sont donnés ci-dessus par une autre source ; sur un total de 33 mariages recensés à Belle-Île-en-Mer entre 1765 et 1786, je compte 6 mariages acadiens et 27 mariages mixtes. En revanche, Christophe Cérino évalue à 15 % seulement les taux de mariages mixtes pour la période 1769-1789. Il s’agit vraisemblablement d’une erreur (« Les Acadiens à Belle-Île-en-Mer : une expérience originale d’intégration en milieu insulaire à la fin du XVIIIe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 110, 1, 2003, p. 115-124).
58 Onze mariages entre 1761 et 1785, mais 9 sur les 11 sont contractés entre 1761 et 1764.
59 Données partielles. Braud n’a effectué la recherche que jusqu’à la lettre M.
60 Note de G.M. Braud : « Sur les 42 Acadiennes qui épousèrent des Français ou des étrangers, 3 seulement sont parties en Louisiane. Alors que les 17 Acadiens qui épousèrent des Françaises ont tous emmené leur femme en Louisiane et ont suivi leur peuple dans ce nouvel exil. Par ailleurs sur les 58 couples totalement acadiens, mariés à Nantes/Chantenay, 11 sont restés dans cette ville dont quelques-uns par suite du décès de l’époux (soit 20 %). Ce n’est qu’à partir de 1781/82 que les mariages mixtes deviennent courants, alors qu’avant cette date, les Acadiens se sont mariés entre eux ».
61 Données du livre corrigées par l’auteur, G.-M. Braud (janvier 2004) ; communication personnelle. Variation sur la période : 1775-1781 : majorité de mariages acadiens. 1781-1785 : majorité de mariages mixtes (indication de Braud).
62 Pratiquement toutes les Acadiennes qui ont épousé de jeunes Français au début de la colonie du Poitou sont restées sur place et ont fait souche (25 sur 28). Damien Rouet indique – pour la période après le départ du Poitou : « De 1776 à 1800, nous ne comptons en tout et pour tout que 43 mariages, dont plus de la moitié furent conclus entre 1776 et 1781 ; 90 % de ces mariages sont mixtes […] et, de l’ensemble, 71 % unissent une Acadienne à un Poitevin » (Rouet, op. cit., p. 121-122).
63 24 de ces mariages (sur 45) ont eu lieu entre l’été 1776 et 1785, donc après le départ pour Nantes de la majorité du groupe.
64 Monique Le Faucheux (« Mes ancêtres d’Acadie : les “hors-venus” à Saint-Suliac (Ille-et-Vilaine), 1764-74 », Cercle généalogique d’Ille-et-Vilaine, vol. 1, no 1 (1er trimestre 1987), p. 10 à 14) signale qu’elle n’a retrouvé aucun mariage mixte à Saint-Suliac pour la période 1764-1774, contrairement à d’autres villages de la Rance.
65 Sont compris dans le total une trentaine de mariages d’habitants de Louisbourg « non acadiens ».
66 Il y eut probablement d’autres mariages parmi les Acadiens dispersés dans d’autres ports, mais le nombre de ceux-ci ne doit guère être très important. Pour La Rochelle, il est possible de faire une estimation à partir de documents produits par le Cercle généalogique d’Aunis-Saintonge et reproduits en annexe de J.-S. David, Essai de comparaison du sort des réfugiés acadiens et canadiens de 1758 à 1798 dans les ports de Rochefort, La Rochelle et de Nantes, mémoire de maîtrise (histoire), Université de La Rochelle, 1999. (Liste de descendants de colons venus se marier à Saint-Louis-de-Rochefort (1999) et Canadiens et Acadiens mariés à La Rochelle (1997)). Il dut y avoir quelques mariages entre Acadiens puisque des dispenses de consanguinité sont octroyées à l’évêque de La Rochelle (1769-07-01 ; MG 17-A 25, Vatican, Arch. de la PF, Mi des orig., K – 245).
67 Je ne considère ici donc que Boulogne, Le Havre, Cherbourg, Nantes et région, et Saint-Malo et région. J’élimine Belle-Île-en-Mer et le Poitou où les Acadiens furent rapidement en minorité et adoptèrent probablement des stratégies matrimoniales différentes car ils souhaitaient sans doute rester sur place. Si l’on ne considère que Belle-Île-en-Mer et le Poitou, on s’aperçoit que les taux de mariages acadiens sont très faibles (23 % contre 77 % de mariages mixtes). Par ailleurs, Rochefort étant un cas un peu à part, avec beaucoup d’habitants de Louisbourg qui souvent ne sont pas à proprement parler des Acadiens, a été également éliminé.
68 En 1784, il ne reste plus que 91 Acadiens dans le Poitou, selon Damien Rouet (L’insertion des Acadiens dans le Haut Poitou, p. 121). Pratiquement tous les mariages entre Acadiens recensés dans le tableau ci-après dans le texte ont été contractés pendant les deux courtes années de séjour des Acadiens dans le Poitou (1773-1775). Ensuite, ce ne sont pratiquement plus que des mariages mixtes. Rouet note que, entre 1776 et 1784, il y eut 26 mariages d’Acadiens avec des Poitevins pour seulement deux intermariages (Rouet, ibid., p. 101).
69 Les Poitevins épousant une Acadienne sont en majorité orphelins de l’un des parents au moins (80 % des cas), selon Damien Rouet (ibid., p. 100-101).
70 Toutefois, le coefficient de détermination (R² = 0,2153) est faible, indiquant que la tendance reflétée est peu fiable.
71 Les taux de 45/55 sont un exemple flagrant de mensonge statistique donnant faussement l’impression d’une uniformité, et masquant totalement l’extrême disparité des taux suivant les endroits.
72 Jean Gaudemet, Le Mariage en Occident, Paris, Cerf, 1987; Patricia Seed, To Love, Honor and Obey in Colonial Mexico: conflicts over Marriage Choice, 1574-1821, Standford, 1988. Sur la rationalité des choix humains, voir par exemple Jon Elster, Ulysses Unbound : Studies in Rationality, Precommitment, and Constraints, Cambridge, 2002.
73 G.-M. Braud (Les Acadiens en France, p. 9). Il est impossible de savoir, cependant, si les Acadiennes restées à Nantes n’ont pas pu s’embarquer parce que leurs maris français ne souhaitaient pas s’agréger au groupe acadien, ou si au contraire la cause de leur maintien en France a été l’interdiction du gouvernement français.
74 Si l’on additionne les deux catégories, on obtient 504 mariages « fermés » (385+119) pour un total de 652, soit une proportion de 77 %.
75 Cf. 1785-05-20 (AD Ille-et-Vil. C 2453) et 1785-06-05 (AD Ille-et-Vil. C 6176).
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