Introduction
p. 15-40
Texte intégral
Historique, recensement, définitions
1Presque exactement deux cents ans avant l’arrivée massive en France de près d’un million de Pieds-Noirs obligés de quitter l’Algérie, l’administration française avait déjà dû faire face à une première vague de rapatriement de colons. Entre six mille et huit mille réfugiés venus pour la moitié environ de ce qui s’appelait alors le Canada, c’est-à-dire de la vallée du Saint-Laurent, et pour l’autre moitié de l’Acadie, arrivèrent dans divers ports français de l’Atlantique et de la Manche1. Laissant de côté le cas des Canadiens, qui pour la plupart choisirent librement de partir après la conquête de leur pays en 1759-1760, il convient de rappeler rapidement l’origine et les circonstances de l’arrivée des Acadiens2.
Bref historique
Les débuts de la colonisation jusqu’à 1755
2C’est en 1604 qu’eut lieu la première tentative de colonisation française de l’île Sainte-Croix, au large du territoire connu pendant près de deux siècles sous le nom d’Acadie3. Les colons qui tentèrent alors l’aventure, induits en erreur par la latitude relativement méridionale, n’avaient toutefois pas anticipé les conditions climatiques hivernales qu’ils rencontrèrent sur place : emprisonnés par les glaces sur une île coupée du continent – donc privés de vivres –, décimés par le scorbut, un grand nombre de colons ne survécurent pas à l’hiver, et la plupart des rescapés rembarquèrent pour la France dès le printemps venu. Un petit nombre de commerçants français séjournèrent toutefois dans le pays dans les années qui suivirent et y firent venir de la main-d’œuvre, les engagés. L’implantation d’une société agricole en Acadie, nommée ainsi pour rappeler l’Arcadie grecque, ne commença véritablement qu’en 1632, vingt-quatre ans après la fondation de Québec par Champlain, l’un des survivants de l’expédition de 1604. La colonie se développa plus lentement que les établissements français de la vallée du Saint-Laurent, plus au nord, qui profitaient de l’engouement en Europe pour les fourrures de castor, et peut-être d’un intérêt plus marqué des autorités métropolitaines : l’Acadie restait en marge de la Nouvelle-France dont elle faisait théoriquement partie. Pourtant, l’Acadie constituait une position géostratégique ; ce fut en fait son malheur. Elle se trouvait en effet sur la route des navires effectuant la liaison entre Londres et les établissements anglo-américains, dont le Massachusetts (Boston fut fondé en 1630), et à proximité des bancs de pêche à la morue au sud de Terre-Neuve.
3L’Acadie devint donc rapidement l’enjeu de rivalités entre l’Angleterre et la France. Le territoire changea à plusieurs reprises d’allégeance au XVIIe siècle, jusqu’à ce que le Royaume-Uni obtienne définitivement, par le traité d’Utrecht4, en 1713, la souveraineté sur la péninsule, rebaptisée dès 1625 Nova Scotia (Nouvelle-Écosse) par des colons écossais. La France conservait cependant, par le même traité, les deux grandes îles du nord de la péninsule, les îles Royale et Saint-Jean, actuelles îles du Cap-Breton et du Prince-Édouard, ainsi que, de facto, la partie à l’ouest de l’isthme de Chignectou, le Nouveau-Brunswick actuel, y compris l’embouchure de la rivière Saint-Jean, la région de l’actuel Saint John. Les frontières précises de l’Acadie, cédée au traité d’Utrecht « dans ses anciennes limites », ne furent jamais bien définies. Du fait de mauvaises volontés de part et d’autre, la France et l’Angleterre ne purent jamais régler la « question des limites » de l’ancienne Acadie et la zone de l’isthme de Chignectou, région autour de la ville actuelle d’Amherst, fut âprement disputée par les deux belligérants. Pendant ce temps, la France fit bâtir la forteresse de Louisbourg sur l’île Royale.
4Le changement de souveraineté en Nouvelle-Écosse n’entraîna cependant pas de grandes modifications d’un point de vue démographique : la plupart des Acadiens choisirent de rester et, dans les années qui suivirent le traité d’Utrecht, le gouvernement britannique ne chercha pas à peupler la colonie avec ses propres sujets. La structure de la population, en majorité originaire de l’ouest de la France, se modifia peu, et les colons conservèrent leur langue et leurs coutumes françaises, ainsi que la religion catholique – l’immigration des pratiquants de la « religion prétendue réformée » était théoriquement interdite en Nouvelle-France. Le traité d’Utrecht garantissait aux habitants de la colonie – en majorité d’origine et de langue françaises – la liberté de culte s’ils désiraient rester :
Article 14 : Dans toutes lesdites places et colonies cédées par le Roi Très Chrétien [Louis XIV], les sujets du Roi auront la liberté de se retirer ailleurs, dans l’espace d’un an, avec tous leurs effets mobiliers. Ceux qui voudront néanmoins demeurer et rester sous la domination de la Grande-Bretagne, devront jouir du libre exercice de leur religion, conformément à l’usage de l’Église romaine, autant que le permettent les lois de la Grande-Bretagne5.
5De plus, la colonie était administrée d’assez loin et de manière assez souple par les Britanniques. Les Acadiens pouvaient s’organiser et élire des délégués chargés de les représenter auprès des autorités anglaises. De surcroît, quelques villages acadiens avaient en résidence un prêtre catholique venu de France.
6Certes, les autorités britanniques se méfiaient de ces habitants français et catholiques : ne risquaient-ils pas, lors des conflits récurrents avec Québec, de prêter main-forte aux milices franco-canadiennes venues de la vallée du Saint-Laurent et de prendre à revers les soldats anglais ? L’époque n’était pas, qui plus est, à la tolérance religieuse, et les Britanniques craignaient le fanatisme des « papistes ». Ils avaient donc voulu, à plusieurs reprises après 1713, faire prêter aux colons un serment d’allégeance à la Couronne britannique. Ces serments et leurs diverses formulations firent l’objet d’interprétations variées de la part des protagonistes6. En 1730, les Acadiens prêtèrent un serment conditionnel au gouverneur de la colonie, Richard Philipps, lequel ne paraît toutefois pas avoir averti Londres de ses conditions exactes. En 1745, la plupart des Acadiens n’avaient donc juré qu’une allégeance partielle aux yeux des autorités de la Nouvelle-Écosse ; dans la crainte de représailles pouvant provenir d’un côté comme de l’autre, ils souhaitaient à tout prix rester neutres en cas de nouvelle guerre franco-anglaise, d’où l’expression de « Français neutres ».
7De fait, la période qui suivit Utrecht fut une période de paix et de prospérité pour les habitants, « la plus heureuse peuplade de l’Amérique » selon l’abbé Raynal7. La population crût rapidement pour atteindre environ 14 000 individus vers 1755. Les habitants vivaient principalement de la pêche et de l’agriculture. L’exploitation des terres reposait en particulier sur la technique des aboiteaux, importée de France mais adaptée localement : ce système de digues permettait d’assécher des marécages ou des zones submersibles (laisses, relais de mer) très fertiles et de nourrir un important cheptel. L’entretien de ces digues s’effectuait collectivement.
8Les Acadiens vivaient principalement dans des petits hameaux proches les uns des autres et constitués souvent de l’habitation des parents et de celles de leurs descendants directs. Les maisons étaient le plus souvent construites en bois, avec un toit de chaume, et parfois des fondations en pierre. Les colons ne vivaient pas isolés mais échangeaient leur production, fourrures, grain, bétail et bois, contre des armes, de la poudre, des ustensiles divers, des tissus, des épices ou du rhum, tant avec le Massachusetts au sud qu’avec les établissements français au nord ou avec les Indiens Micmacs.
9Une nouvelle guerre de succession en Europe, la guerre de la Succession d’Autriche, allait cependant signer la fin de ces quelques décennies d’existence paisible. Louis XV, qui n’avait jamais renoncé à ses prétentions sur la Nouvelle-Écosse, tenta trois expéditions pour reconquérir l’ancienne colonie. La dernière, notamment, en 1746, fut un fiasco. L’aide logistique apportée par quelques habitants acadiens à cette expédition, commandée par le duc d’Anville, raviva la méfiance des autorités britanniques à l’endroit de leurs administrés français.
10Celle-ci se trouva exacerbée par les agissements d’agents français envoyés dans la colonie, en particulier un certain abbé Le Loutre, missionnaire auprès des tribus amérindiennes de la péninsule. Œuvrant de manière officieuse pour le compte du gouvernement français, il écrivait au ministre de la Marine en 1749 :
Comme on ne peut s’opposer ouvertement aux entreprises des Anglais, je pense qu’on ne peut mieux faire que d’exciter les sauvages à continuer de faire la guerre aux Anglais ; mon dessein est d’engager les sauvages de faire dire aux Anglais qu’ils ne souffriront pas que l’on fasse de nouveaux établissements dans l’Acadie, qu’ils prétendent qu’elle doit rester où elle était avant la guerre, que si les Anglais persistent dans leur dessein, les sauvages ne seront jamais avec eux et leur déclareront une guerre éternelle […]. Voilà, Monseigneur, le parti que je vais prendre pour le bien de l’État et de la religion, et je ferai mon possible de faire paraître aux Anglais que ce dessein vient des sauvages et que je n’y suis pour rien8.
11De fait, Le Loutre tenta de soulever la tribu des Micmacs contre les Anglais, en leur faisant miroiter une récompense en argent. Un témoin raconte ainsi qu’en août 1753 les Micmacs « ont rapporté dix-huit chevelures qu’ils ont levées aux Anglais dans les différentes courses qu’ils ont faites sur leurs établissements pendant le mois dernier, et M. Le Loutre a été obligé de les payer 1 800 livres en argent de l’Acadie », somme qui lui fut remboursée par les autorités françaises9.
12Par ailleurs, Le Loutre s’efforçait de convaincre les Français neutres de rejoindre l’Acadie restée française : il menaça les récalcitrants de représailles de la part des Micmacs, ou encore de privations de sacrement, pour les contraindre à émigrer. Le départ d’une partie non négligeable de ces Français – vers 1750, environ un millier d’Acadiens migrent vers les îles du nord de la péninsule ou vers le Nouveau-Brunswick actuel – contribua encore à augmenter l’inquiétude du gouverneur d’Halifax10.
Déportation de Nouvelle-Écosse
13Les tensions et les inquiétudes étaient donc vives au début des années 1750. Mais ce fut la reprise des hostilités entre le Canada français et les colonies britanniques en 1755, précédant la guerre européenne de Sept Ans (1756-1763), qui précipita les événements. En juin de cette année-là, les Anglais s’emparèrent du fort Beauséjour, poste frontière aux confins de la Nouvelle-Écosse et de la zone restée sous domination française. Ils y découvrirent un grand nombre d’Acadiens les armes à la main, en violation flagrante de leur serment de neutralité11. À la fin du mois de juillet, ils réunirent les principaux représentants des villages acadiens, et leur renouvelèrent l’injonction de prêter un serment inconditionnel à la Couronne britannique. Mais les députés refusèrent à nouveau. Le conseil de Nouvelle-Écosse décida alors d’entreprendre la déportation systématique des Acadiens pour prévenir tout risque de soulèvement de la colonie en cas d’attaque franco-canadienne12.
14Le plan fut mis à exécution quasi immédiatement, pour bénéficier de l’effet de surprise : dès le 11 août 1755, les premiers Acadiens furent rassemblés. L’ordre de déportation donné par le lieutenant-colonel John Winslow stipulait : « Toutes vos terres et habitations, bétail de toute sorte et cheptel de toute nature, sont confisqués par la Couronne, ainsi que tous vos autres biens, sauf votre argent et vos meubles, et vous devez être vous-mêmes enlevés de cette Province qui lui appartient13. » Dans d’autres lieux, la déportation ne débuta que quelques semaines plus tard.
15L’embarquement des familles se fit souvent dans le désordre, comme le rapporte ultérieurement l’un des proscrits : « La hâte et la confusion avec laquelle nous fûmes embarqués contribuèrent à aggraver notre mauvaise fortune. […] Car plusieurs familles furent séparées, des parents de leurs enfants et des enfants de leurs parents14. » Les troupes confisquèrent le bétail et brûlèrent les habitations, par mesure de rétorsion et afin d’éviter toute tentative de retour des exilés dans la colonie. Plusieurs des Acadiens parvinrent toutefois à s’échapper vers les territoires français, comme Québec et les îles Royale et Saint-Jean. Si la grande majorité des Acadiens furent déportés à l’automne 1755, un certain nombre d’habitants ayant réussi à s’évader furent exilés ultérieurement, au fur et à mesure qu’ils se rendirent ou qu’ils furent capturés. La déportation ne se termina qu’en 1762. En tout, plus de 10 000 personnes furent embarquées de force.

carte 2
L’Acadie ou Nouvelle-Écosse en 1755. Extrait de L’Acadie par les cartes.
Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson (CEAAC)
Les années qui précédèrent les déportations furent marquées par des migrations hors du commun chez les habitants acadiens. En effet, les colons anglais commençaient à arriver en grand nombre dans la colonie, empiétant peu à peu sur les territoires jusque-là occupés par les Acadiens. De plus, ces derniers devaient composer avec les autorités britanniques qui réclamaient de plus en plus fermement leur allégeance inconditionnelle au roi d’Angleterre.
Plusieurs familles acadiennes prirent donc la décision de quitter leurs terres pour s’expatrier dans les régions revendiquées par la France, soit l’île Saint-Jean, l’île Royale et le territoire situé au nord de la rivière Missagouèche (le Nouveau-Brunswick actuel).
Les populations illustrées proviennent à la fois des données obtenues par Raymond Roy dans son étude sur la croissance démographique en Acadie de 1671 à 1763, et d’une interprétation de l’auteur de la carte.
16Le choix de la destination des Acadiens, en 1755, se porta sur les colonies nord-américaines, les futures Treize Colonies – encore sous domination anglaise. Outre la facilité d’accès, déporter les French Neutrals dans les colonies américaines permettait aux autorités britanniques à la fois de débarrasser la Nouvelle-Écosse d’habitants potentiellement dangereux et de peupler les colonies américaines d’Européens destinés tôt ou tard à s’assimiler dans le creuset anglo-saxon et protestant, en évitant qu’ils aillent grossir les rangs ennemis. « A great and noble scheme » (« un grand et noble dessein ») : c’est ainsi que la Pennsylvania Gazette qualifiait en septembre 1755 la déportation en cours des Acadiens15.
17Le plan était simple. Mais les déambulations ne faisaient que commencer. Les Britanniques s’employèrent à disperser les Acadiens, afin de prévenir tout regroupement dangereux. De nombreuses familles se trouvèrent donc séparées les unes des autres par plusieurs milliers de kilomètres.
18Certains qui avaient été déportés en Virginie, environ 1 100 personnes, furent envoyés en Angleterre dès 1756, Richmond refusant d’entretenir à ses frais des colons qui lui avaient été imposés sans son consentement. Ces Acadiens séjournèrent de nombreuses années dans plusieurs ports anglais, et environ 800 d’entre eux rejoignirent la France en 176316. Voilà donc reconstitué, brièvement, le parcours d’une première partie des Acadiens déportés les premiers mais arrivés les derniers en France. Un plus grand nombre d’Acadiens furent déportés directement, en 1758, vers la France.
Déportation des îles Saint-Jean et Royale
19Une partie des Acadiens étaient parvenus à échapper à la déportation de 1755 et à rejoindre Québec ou l’île Saint-Jean, restée sous souveraineté française. Mais, en 1758, après la prise de la forteresse de Louisbourg, capitale de l’île Royale, les Anglais se rendirent maîtres du reste de l’Acadie française et en déportèrent à nouveau les habitants. La plupart d’entre eux étaient donc d’anciens colons de l’Acadie anglaise qui avaient quitté, soit dès les années 1720, soit, beaucoup plus fréquemment, au début des années 1750, leurs établissements pour rejoindre les îles sous domination française17. Cependant, puisqu’il s’agissait cette fois officiellement de sujets du roi de France, et sans doute également parce que les colonies américaines ne voulaient plus recevoir d’autres colons acadiens, ceux-ci – environ 3 500 personnes – furent transportés vers la France, où ils commencèrent à arriver dès la mi-septembre 1758. Les ex-habitants de Louisbourg débarquèrent d’abord à Rochefort et à La Rochelle tandis que les malheureux colons de l’île Saint-Jean furent laissés principalement sur les côtes de la Manche, notamment à Saint-Malo, à Cherbourg, au Havre et à Boulogne. Les conditions de leur voyage furent le plus souvent épouvantables. Une forte proportion des exilés trouvèrent la mort pendant la traversée : plusieurs bateaux sombrèrent sans laisser de survivants et une épidémie de variole fit des ravages parmi les rescapés.
Arrivées en France
20Les premiers Acadiens arrivés en France furent donc en fait non pas directement les populations déportées de l’Acadie en 1755, mais les habitants de l’île Saint-Jean, de l’île Royale et quelques personnes déplacées de la rivière Saint-Jean et du Cap Sable, faites prisonnières ultérieurement ou encore déportées de Gaspé18. Les arrivées s’échelonnent entre septembre 1758 et le printemps 175919. Le dernier contingent important à arriver en France est celui qui était constitué des rescapés de 1500 Acadiens déportés en 1755 de la région de Grand-Pré, envoyés d’abord en Virginie puis au Royaume-Uni. Dispersés en différents lieux d’Angleterre, ils débarquent en plusieurs groupes à Morlaix ou à Saint-Malo20. Enfin, des familles ayant transité par Saint-Pierre-et-Miquelon ou les îles de la Madeleine arrivent encore sporadiquement dans les années qui suivent, avec un pic en 1767-176821.
21Pour bien comprendre la logique à l’œuvre derrière ces arrivées, il faut noter que, selon les conceptions populationnistes de l’époque, les habitants de la Nouvelle-Écosse étaient considérés par le gouvernement de la Grande-Bretagne comme Britanniques22. Or, il était inconcevable à l’époque d’imaginer renvoyer en France cette population qui aurait ainsi contribué à renforcer l’ennemi. C’est pour cette raison notamment que fut refusée aux déportés en Nouvelle-Angleterre, dans un premier temps au moins, l’autorisation de passer en France ou dans les autres colonies de Louis XV comme Saint-Domingue. Jusqu’à la fin de la guerre, les Britanniques craignaient que les Acadiens aillent prêter main-forte à la colonie laurentienne. À l’inverse, les populations peuplant l’Acadie française, les îles Saint-Jean et Royale, et l’actuel Nouveau-Brunswick, furent logiquement transportées directement en France puisqu’elles « appartenaient » cette fois sans contestation possible au roi de France. C’est pour cette raison que les victimes de la seconde déportation en 1758 arrivèrent immédiatement en Europe, avant celles de la première déportation de 1755.
22Ce qu’il advint des Acadiens présents en métropole entre 1758 et 1785 est l’objet principal de ce livre. Entre 2 000 et 2 500 rapatriés arrivèrent en France à partir de septembre 1758. Le roi leur fit distribuer des secours et s’occupa de leur réinstallation. En 1763, après sa défaite dans la guerre de Sept Ans, la France cédait le Canada et la Louisiane à la Grande-Bretagne et à l’Espagne ; les Acadiens déportés en Angleterre purent à leur tour rejoindre la France. L’ancienne métropole accueillit ainsi au total sur son sol environ 3 000 Acadiens. Dans les premières années de leur séjour, les Acadiens sont pressentis pour peupler les colonies méridionales restées à la France, la Guyane, les Antilles et les Malouines notamment. Devant la réticence de la plupart des Acadiens, le gouvernement appuie une tentative d’établir 350 réfugiés à Belle-Île-en-Mer, en 1764. Dans les années qui suivent, le ministère se contente d’étudier des propositions d’établissement sur des terres à défricher, propositions qui lui sont faites par divers particuliers. Aucun de ces projets ne voit le jour. Plusieurs Acadiens font alors des allers-retours fréquents à Saint-Pierre-et-Miquelon, tandis que d’autres, assez nombreux, s’établissent provisoirement dans l’archipel ou dans d’autres colonies françaises. À l’été 1772, à la suite d’une demande des réfugiés de rejoindre leurs compatriotes ayant exfiltré des colonies anglo-américaines en Louisiane23, le conseil du roi accepte l’offre d’un particulier, le marquis de Pérusse d’Escars, de les établir sur ses terres. Le commissaire de la Marine, Lemoyne, effectue donc une tournée des ports pour recenser les Acadiens et les inciter à accepter les offres du gouvernement. La grande majorité passent alors dans le Poitou, mais, pour diverses raisons qui seront détaillées, les Acadiens demandent très rapidement à quitter l’établissement, et la quasi-totalité se retrouvent à Nantes en 1775. C’est de là qu’une grande partie d’entre eux passeront en Louisiane en 1785.
Les autres exilés
23Quant à ceux qui se trouvaient dispersés sur toute la façade maritime nord-américaine – depuis le Québec jusqu’à la Georgie, en passant par les actuelles provinces maritimes du Canada où quelques Acadiens avaient réussi à rester –, il apparut assez rapidement qu’ils ne s’intégreraient pas facilement au reste de la population protestante, notamment en raison de l’accueil hostile réservé aux réfugiés24. En 1763, donc, après le traité de paix, de nombreux Acadiens furent autorisés à repartir. Une majorité se rendirent en territoire français, notamment à Saint-Pierre-et-Miquelon et à proximité du Saint-Laurent. Plusieurs s’établirent dans l’actuelle province du Nouveau-Brunswick, au sud de la Gaspésie. C’est là qu’on trouve, de nos jours, le plus grand nombre de leurs descendants. La plupart ne retournèrent pas en Nouvelle-Écosse, l’autorisation officielle de s’y rétablir n’ayant été donnée que tardivement, en 1764.
24Certains d’entre eux optèrent aussi pour la Louisiane, devenue espagnole. Les réfugiés affluèrent dans cette colonie à partir de 1763-1764, après avoir parfois transité par Saint-Domingue, l’actuelle Haïti, où ils ne furent pas particulièrement bien reçus par les autorités françaises. Ils furent rejoints, en 1785, par les 1 500 compatriotes arrivés de France dont nous venons de parler, et qui avaient obtenu l’autorisation d’émigrer et retrouvèrent là une partie de leur famille. Dans les bayous du Mississippi, ils parviendront à constituer une nouvelle « petite Acadie », et formeront l’origine de la communauté « cajun », de plus en plus assimilée de nos jours mais parlant encore un dialecte français.
Recensements en métropole
25Revenons maintenant aux Acadiens exilés en France. Il est difficile d’apprécier leur nombre exact entre 1758 et 1785 : ce nombre a fluctué au fur et à mesure des arrivées et des départs successifs, et les Acadiens n’ont cessé de se déplacer, à l’intérieur et en dehors du territoire métropolitain. En 1762 ils seraient 1126 à Saint-Malo et Saint-Servan25. En 1772-1773, plusieurs chiffres fluctuant autour de 2500 individus sont fournis par le commissaire de la Marine, Lemoyne, chargé spécialement du dénombrement26. Les variations témoignent de la difficulté pour les administrateurs à faire le tri entre les groupes de réfugiés de l’Amérique septentrionale, et des départs réguliers d’Acadiens vers Saint-Pierre-et-Miquelon ou l’Acadie, dont l’ampleur n’est pas connue. Quant aux retours vers l’Amérique du Nord, sauf pour Saint-Pierre-et-Miquelon, ils sont encore plus difficiles à évaluer en raison de la clandestinité de ces départs. On entrevoit cependant une partie émergée de l’iceberg notamment lorsque le gouvernement s’inquiète de quelques désertions27. Enfin, dernier repère, ce sont près de 1600 personnes qui s’embarquent à destination de la Louisiane en 178528.
26En définitive, à moins de se livrer à des décomptes minutieux à partir des actes d’état civil dispersés dans presque tous les ports de la façade atlantique, il est ardu de se faire une idée du nombre exact des rapatriés, et l’on doit se contenter des chiffres donnés par les divers recensements des Acadiens en France effectués par l’administration de la Marine. Ces chiffres ne donnent qu’une estimation globale. Il est difficile en effet de savoir précisément qui est exclu de ces recensements : ils ne visent souvent qu’à comptabiliser ceux qui reçoivent ou demandent à recevoir la « subsistance ».
27On a vu que le nombre d’Acadiens en provenance de la Nouvelle-Écosse même, de « l’Acadie historique », est relativement faible. Même s’il est difficile d’établir des proportions, ceux provenant du bassin des Mines, via la Virginie et l’Angleterre, et du Cap Sable ne représentent sans doute guère plus de 800 à 1 000 personnes sur le total évoqué ci-dessus d’environ 2 500 à 3 000 Acadiens, soit environ un tiers. La majorité proviennent donc de l’île Saint-Jean et du reste de l’Acadie française.
Comment peut-on être Acadien ?
28Dans ce texte, d’une manière générale, l’ethnonyme « Acadiens » sera employé pour désigner la population d’origine française habitant la partie de l’Acadie cédée à l’Angleterre en 1713 par le traité d’Utrecht, et qui prit alors le nom de Nouvelle-Écosse. Mais il désignera également la population qui habitait l’île Saint-Jean, la partie de l’Acadie restée française après Utrecht, à l’ouest d’une ligne virtuelle et mal définie passant par l’isthme de Chignectou, c’est-à-dire grosso modo le Nouveau-Brunswick actuel et le sud de la Gaspésie, et quelques familles acadiennes de l’île Royale29. Cette population était constituée principalement de réfugiés ayant fui l’Acadie anglaise et qui, dans sa grande majorité, touchaient déjà des secours du gouvernement français dès 175130. La plupart du temps, les habitants de toutes ces régions furent désignés, à leur arrivée en métropole, sous le terme générique d’Acadiens.
29Avant leur arrivée en métropole, ce terme est peu utilisé. Au XVIIIe siècle, il est employé à quelques reprises par des visiteurs de la colonie31 ou des administrateurs français et anglais, mais, à ma connaissance, on ne retrouve aucune occurrence sous la plume d’habitants de la Nouvelle-Écosse ou des îles restées sous domination française, avant 175532. Avant cette date, les termes plus fréquemment utilisés dans les textes sont simplement ceux « d’habitants des Mines », de Copeguit, etc. Les habitants de la colonie sont désignés comme « neutres », ce terme étant le plus souvent accolé à « Français », parfois, plus rarement, à « habitants » ou « Acadiens », le tout traduit ou non en anglais. Le gouvernement français récuse d’ailleurs cette appellation pour des raisons diplomatiques évidentes lors de discussions avec l’Angleterre, au moment de la signature du traité de paix en 176333. Hormis quelques documents rappelant l’utilisation ancienne de ce terme, les réfugiés ne sont plus jamais désignés par le terme de « neutres » lorsqu’ils sont en France, mais par celui d’Acadiens et parfois « d’habitants de l’Amérique septentrionale », ou de « Canadiens ». De leur côté, après avoir mis longtemps en avant leur neutralité en se désignant eux-mêmes par le terme « Français neutres », les réfugiés commencèrent également à s’auto-désigner par ce terme d’« Acadiens » à leur arrivée en métropole, y compris ceux qui venaient par exemple de l’île Saint-Jean34.
30Ce sont donc les personnes désignées explicitement comme Acadiens qui font l’objet de cette étude. Ce choix comporte une part d’arbitraire qu’il convient de souligner : la terminologie de l’époque était loin d’être parfaitement rigoureuse. Le plus souvent, pour l’administration française, est Acadien celui qui est inscrit sur l’une des nombreuses listes (appelées rôles) destinées à identifier les personnes nécessiteuses. Certes, les contrôles étaient rigoureux et tous ne pouvaient pas s’inscrire sur ces listes : il fallait débarquer d’un bateau dûment identifié ou produire un certificat si l’on venait d’un autre port ; il fallait aussi être connu ou reconnu par les autres déportés. Les vérifications étaient longues et fastidieuses35. Cependant, il est inévitable que des erreurs et des abus se soient glissés dans ces listes, d’autant plus qu’il y avait à la clé, pour qui pouvait être inscrit sur ces « matricules », la promesse de secours de la part du roi.
31Il est donc fort possible que certaines des personnes désignées comme Acadiens aient été tout au plus des émigrants nés en métropole et partis par exemple à l’île Saint-Jean ou à Louisbourg après 1745 pour exercer diverses activités. Au fond, réfléchir à qui on doit considérer comme Acadien, c’est opérer une catégorisation qui fut entreprise par l’administration française elle-même à l’arrivée des Acadiens en France, essentiellement pour des raisons pratiques de distributions de secours36. Or, rien ne prouve que les rapatriés eux-mêmes aient jamais dû ou voulu se définir comme « Acadiens » avant leur arrivée en France ; ce terme fut probablement accepté sans sourciller par la plupart des réfugiés, mais il fut peut-être imposé à d’autres. Il est difficile de savoir dans quelle mesure le terme fut choisi librement par les individus qu’on retrouve désignés ainsi.
32Le problème le plus épineux concerne les anciens habitants de Louisbourg, la capitale fortifiée de l’île Royale. En effet, la population de cette ville était composée d’une assez forte minorité d’Acadiens, mais aussi de pêcheurs, de soldats, d’officiers civils et militaires fraîchement arrivés de métropoles. Tous ces individus sont le plus souvent désignés comme « de l’île Royale », « de Louisbourg » ou de « l’Amérique septentrionale ». Dans ce dernier groupe, il faut distinguer, quand cela est possible, les individus alliés avec d’anciens habitants de l’Acadie et de l’île Saint-Jean ou portant des patronymes explicitement acadiens, des autres personnes venues plus récemment de France37.
33Mais d’une manière générale seuls les descendants de colons établis depuis au moins une ou deux générations en Acadie se sont désignés et ont été désignés comme Acadiens ; de surcroît, après une longue période d’atermoiements, l’administration distingue d’un côté les Acadiens et de l’autre les anciens habitants de l’île Royale et du Canada, à qui le gouvernement distribue aussi des secours pendant un certain temps mais qui seront ensuite traités différemment des premiers.
34Si l’on résume, les individus considérés dans cet ouvrage sont :
- ceux dont l’origine ou la naissance en Acadie est clairement indiquée ;
- ceux dont l’origine ou la naissance n’est pas mentionnée, qui n’ont pas nécessairement un patronyme explicitement acadien, mais à la suite duquel on accole la mention : « Acadien » ou « Acadienne » ;
- dans certains cas, des habitants de Louisbourg, amalgamés et identifiés aux Acadiens ou portant un patronyme acadien ont été considérés comme relevant également de cette étude.
35Toutefois, le but n’est pas d’établir une distinction rigoureuse entre des Acadiens et des « non-Acadiens », mais d’étudier les interactions des réfugiés désignés comme Acadiens, en tant que groupe, avec les autorités françaises. Au fond, la délimitation précise de qui est Acadien et qui ne l’est pas dépend des questions posées. Pour les parties de cet ouvrage consacrées aux distributions de secours ou même aux représentations des réfugiés, ces questions sont secondaires. En revanche, lorsqu’on s’interroge sur la volonté d’intégration des membres du groupe, il est important de savoir qui l’on prend en considération. Notamment, il faut distinguer les familles implantées en Acadie depuis plusieurs générations des individus émigrés plus récemment en Amérique.
Survol historiographique
36Même si les synthèses consacrées à l’histoire de la France au XVIIIe siècle sont silencieuses sur les réfugiés acadiens en France, les publications portant sur ces derniers ne manquent pas38. Elles pourraient aisément remplir plusieurs rayons d’une bibliothèque. La généalogie y occuperait certainement une place de choix : les registres anciens de certaines villes ou régions ont été explorés de manière pratiquement exhaustive par des chercheurs à l’affût d’actes de baptêmes, mariages et sépultures acadiens, ou de listes de débarquements et d’embarquements, et de très nombreuses transcriptions en ont été publiées depuis plus d’un siècle. Le roman a également fait une timide apparition39.
37Parmi les travaux historiques, les études locales, limitées à l’examen du séjour des Acadiens dans une région ou une ville particulière, sont nombreuses. Les études d’ensemble sont plus rares, mais on dénombre tout de même trois monographies40 sur la question, ainsi que plusieurs chapitres inclus dans des ouvrages d’ensemble sur l’Acadie ou la Louisiane, s’efforçant de résumer l’état des connaissances.
38Toutes les études sur les réfugiés des déportations de 1755 et 1758 s’interrogent, le plus souvent implicitement, sur les raisons du départ des Acadiens vers la Louisiane en 1785. Mais aucun auteur n’analyse de manière approfondie l’attitude du gouvernement français et celle des Acadiens, se contentant fréquemment de distiller des opinions, rarement étayées et souvent subordonnées à ce qu’ils cherchent à démontrer.
39Le premier à esquisser les grandes étapes du séjour des Acadiens en Europe fut le Français Rameau de Saint-Père en 188941, lequel a pu bénéficier des derniers témoignages oraux de descendants directs d’Acadiens ayant connu la déportation42. Un autre Français, Émile Lauvrière, consacra à son tour plusieurs chapitres à la présence acadienne en France dans un ouvrage publié en 192243. Le fondateur du Comité France-Acadie cherchait dans cet ouvrage avant tout à défendre la réputation de son pays, accusé d’avoir abandonné le Canada, en insistant sur le « zèle constant » de la métropole envers ces réfugiés. Pour Rameau comme pour Lauvrière, le départ des Acadiens vers la Louisiane en 1785 ne pose pas de problèmes car les Acadiens ne songent pas à s’établir dans la métropole.
40La thèse d’un troisième Français, Ernest Martin, publiée en 1936, est restée jusqu’à présent la référence sur l’étape acadienne en France44. Comme Lauvrière, l’objectif de l’auteur est, au-delà de la narration de l’odyssée des exilés acadiens, de réagir aux accusations portées alors par une partie de l’opinion canadienne contre l’administration de Louis XV45. Cette problématique forme la trame de son ouvrage. Martin s’interroge explicitement sur les motifs du départ des Acadiens en 1785 et blâme en partie les réfugiés : sous sa plume, les Acadiens se transforment progressivement au cours de leur séjour en France en « enfants gâtés » qui refusent les offres qu’on leur propose et abusent des fonds publics. L’auteur propose également une série de motifs concrets pour expliquer l’échec des établissements, notamment la faible qualité des terres françaises disponibles, comparées à celles de l’ancienne Acadie46, les redevances seigneuriales élevées ou encore le maquis juridique concernant la propriété privée, rendant tout établissement extrêmement compliqué. Toutefois la clé interprétative ultime repose dans l’introduction par Martin d’une certaine incompatibilité culturelle : « Moins encore qu’à la dure besogne des défrichements, les Acadiens n’étaient préparés à partager la condition politique et sociale des paysans français, à la fin de l’Ancien Régime. Ils apportaient, de leur vie antérieure, en Acadie anglaise ou française, des habitudes d’indépendance qui ne pouvaient cadrer avec l’état qu’on leur préparait, malgré toutes sortes d’exemptions et de privilèges47 ». Mais, pour Martin, insister sur l’incompatibilité culturelle des Acadiens, c’est aussi une façon de dédouaner l’État de sa responsabilité dans le départ de 1785. Il estime donc, comme Lauvrière, que le gouvernement a œuvré pour aider et retenir les Acadiens, mais que ces derniers ont finalement manqué de volonté de s’insérer dans la société française.
41La thèse de l’Américain Oscar Winzerling, qui paraît en 195548, est également consacrée principalement au séjour des Acadiens en France. L’ouvrage, affaibli par de nombreuses inexactitudes49, marque un tournant dans l’interprétation de l’odyssée acadienne en France. Il introduit la question de la « survivance acadienne » dans un milieu négligent et hostile qui cherche à « absorber » ces derniers. Winzerling introduit dans son texte le vocable de « nation acadienne » (Acadian nation) et affirme que les Acadiens se sentaient différents des Français et qu’ils étaient considérés comme des inférieurs50. On sent ici le glissement, pour la première fois, vers la question de l’identité. Ce tournant sera particulièrement perceptible dans les écrits ultérieurs de l’historienne anglo-canadienne Naomi Griffiths.
42Cette historienne, dans sa thèse soutenue en 1969, puis dans plusieurs écrits postérieurs, s’intéresse aux Acadiens en France51. Elle s’interroge à son tour sur la survivance du « nationalisme » acadien. Dans un ouvrage publié en 1992, Naomi Griffiths, après avoir décrit l’émergence d’une « identité acadienne » avant la déportation, consacre quelques pages au groupe déporté en métropole52. Elle s’interroge spécifiquement sur les causes du départ vers la Louisiane en 1785 et conclut :
Au premier abord, ce départ peut surprendre. Après tout, les Acadiens avaient connu l’exil en territoire anglais. Comme ils étaient catholiques de langue française, on pouvait en conclure qu’ils partageaient les intérêts de la France, d’autant plus qu’ils avaient bénéficié d’une aide considérable du gouvernement français. Par ailleurs, on proposait de les établir dans l’une des régions d’origine de leurs ancêtres. Tout laissait donc supposer une assimilation facile. Cependant, en dépit de leurs attaches françaises, les Acadiens étaient également nord-américains. Pendant leur séjour de 20 ans en France, définis surtout par une identité forgée en « Acadie ou Nouvelle-Écosse », ils se montrèrent peu sensibles à l’influence du pays de leurs ancêtres.
43Pour Griffiths, donc, les facteurs identitaires ont joué un rôle déterminant pour expliquer le départ de 1785. Les mêmes thèmes sont repris par un historien louisianais, Carl Brasseaux. Dans un ouvrage consacré au peuplement de la Louisiane par les Acadiens après la déportation, il dédie lui aussi un chapitre au séjour des Acadiens en France et reprend différentes hypothèses déjà évoquées plus haut pour expliquer le départ des Acadiens de France53. Selon Brasseaux, les Acadiens, outre leurs conditions matérielles déplorables, voyaient avec horreur la perspective d’être absorbés dans la population française54. Pas étonnant, donc, dans ce contexte, que les Acadiens aient toujours cherché à repartir à tout prix55. Selon Brasseaux, l’échec de l’implantation des Acadiens en France était une fatalité56.
44Ce bref tour d’horizon ne serait pas complet sans évoquer deux ouvrages récents. Le premier, Les Acadiens citoyens de l’Atlantique, paru en 199657 et destiné au grand public, résume les ouvrages cités ci-dessus, à l’exception d’une importante partie sur Belle-Île qui s’appuie sur de nouvelles recherches. L’ouvrage ne présente pas non plus d’interprétation nouvelle. Le deuxième est la synthèse récente de l’histoire de la déportation, A Great and Noble Scheme. Cet ouvrage, écrit à destination du grand public comme du lectorat plus érudit par un historien de l’Université Yale, John Mack Faragher, est le plus connu en Amérique du Nord58. Le livre contient quelques courtes pages sur le séjour des Acadiens en France59. Faragher, là encore, n’offre pas d’interprétation nouvelle des raisons du départ vers la Louisiane ; il s’abstient toutefois de mentionner les motifs identitaires et préfère parler des mauvaises conditions offertes en France aux Acadiens60.
45Au terme de ce survol de l’historiographie, on peut constater que, si l’on excepte l’étude de Faragher, qui ne fait qu’effleurer le sujet, pour tous les auteurs depuis Ernest Martin la question de la survivance de la culture et de l’identité acadienne est ce qui permet d’expliquer le départ des Acadiens de France en 178561. On constate également que tous les auteurs paraissent à peu près unanimement d’accord sur deux idées : tout d’abord, le but « naturel » du gouvernement a été, « évidemment », de conserver les Acadiens ; par ailleurs, ces derniers n’ont jamais réellement voulu s’assimiler à la société métropolitaine, en raison de leur « identité » ou de différences culturelles marquées.
46Mais les Acadiens n’ont-ils vraiment jamais voulu s’établir en France ? Et la France a-t-elle vraiment toujours voulu les intégrer en son sein, si oui, comment, et si non pourquoi ? Ces questions n’ont jamais été clairement posées, car les historiens y répondaient implicitement par avance. Ils ont présenté le plus souvent le départ des Acadiens vers la Louisiane comme l’échec de la politique d’intégration du gouvernement français. Mais peut-on parler d’une politique ou même d’une volonté d’intégration du gouvernement ? Le cas échéant, peut-on parler d’une volonté monolithique et linéaire ? Les idées ministérielles sur l’intégration ou l’assimilation62 des Acadiens ont considérablement évolué entre 1758 et 1785. Elles ne se résument certainement pas, comme on pourrait le croire à la lecture de certains auteurs, à la distribution de secours et à une succession de projets d’établissement qui auraient avorté à des stades plus ou moins avancés.
Le problème de l’identité acadienne avant 1755
47Revenons à notre premier problème : les déportés n’ont-ils donc vraiment jamais voulu s’installer en France ? Pour certains, la question ne se pose pas, tant est répandue l’idée que les Acadiens sont arrivés en métropole fortement détachés de la mère patrie, autonomes et conscients de former un peuple distinct, donc inassimilable. Cette « identité63 » acadienne préexistante est présentée par ces historiens comme le principal élément explicatif de la réticence des Acadiens à s’intégrer. Certains sous-entendent même que les Acadiens formaient une ethnie différente des Français64. Or si l’on considère la définition contemporaine de ce terme65, anachronique pour l’époque, rien ne prouve que c’était bien le cas : la langue était le plus souvent la même que celle des habitants des lieux où ils étaient réfugiés. Leur religion était la même que celle de la majorité des Français. Quant à leur « culture66 », elle reste bien difficile à appréhender, faute de documents.
48Pour examiner le désir d’intégration des Acadiens, on doit tout d’abord s’interroger sur leur état d’esprit à leur arrivée en France. La grande majorité des historiens contemporains insistent, nous l’avons vu, sur la présence de forts sentiments identitaires chez les Canadiens et les Acadiens avant les événements de la guerre de Sept Ans, en s’appuyant essentiellement sur les différences entre Canadiens et Français évoquées par les administrateurs de l’époque. L’affirmation de cette identité est devenue un lieu commun de l’historiographie tant du Canada que de l’Acadie67.
49Il serait trop long et ennuyeux pour le lecteur de discuter ici en détail de la question de l’identité acadienne avant 1755. Disons simplement qu’à l’instar d’autres spécialistes de l’Acadie je suis loin d’être convaincu par ceux qui érigent « l’identité » en principal élément explicatif de l’histoire acadienne au XVIIIe siècle, et cela pour plusieurs raisons68. Tout d’abord, les très nombreux documents que j’ai dépouillés, presque tous relatifs à une époque postérieure à l’hypothétique maturité de ce sentiment identitaire, ne font que très rarement allusion à des thèmes que l’on pourrait qualifier de culturels ou d’identitaires. Ces références étaient par ailleurs toujours anecdotiques. En revanche, les Acadiens font constamment référence à leur allégeance au roi de France, à la « patrie » (française) et à la religion catholique. Certes, on pourra objecter avec raison que les documents consultés étant pratiquement tous écrits par ou à l’adresse de l’administration française, les Acadiens n’avaient pas la parole libre. Mais on ne retrouve pas non plus de revendication de sentiments d’appartenance à une « acadianité » dans la correspondance privée échangée par les exilés, seulement des allusions aux sentiments religieux ou au désir de réunion familiale. On pourra également rétorquer que les documents font à plusieurs reprises allusion à la « nation » acadienne, mais nous verrons qu’il s’agit d’une invention relativement tardive, que cette expression n’est pas utilisée dans les dix premières années de l’arrivée des Acadiens en France, et que le sens en est bien différent de celui qui est utilisé de nos jours. On pourra encore argumenter avec justesse qu’il est inutile et vain de chercher dans les documents et de manière explicite l’affirmation de cette « identité », que celle-ci s’exprime plutôt dans les manières de vivre et dans les comportements. Les mots d’un auteur, selon lesquels « l’identité n’existe qu’en actes69 », me paraissent effectivement pertinents et la méthode, plus fiable que la simple analyse de discours pour juger des sentiments des Acadiens. Mais, si ce sentiment identitaire communautaire ou national était important au point d’être l’élément référent principal des Acadiens, comme l’affirment certains auteurs, cela devrait transparaître dans leurs manières d’agir. Ce n’est pas le cas, comme nous le montrons plus loin dans ce texte. Le départ vers la Louisiane ne peut pas être expliqué par le désir de « survivance » du « nationalisme » acadien.
50Par ailleurs, le mot identité est utilisé de manière très ambiguë, et recoupe souvent des significations très différentes70. Par exemple, selon le dictionnaire Le Petit Robert, l’identité culturelle est : a) un « ensemble de traits culturels propres à un groupe ethnique (langue, religion, art, etc.) qui lui confèrent son individualité » et b) le « sentiment d’appartenance d’un individu à ce groupe71 ». Comme on le voit, le terme regroupe deux sens tout à fait différents, et la transition de l’un à l’autre ne se fait pas nécessairement. Le fait que des observateurs extérieurs reconnaissent une identité (sens a) de mode de vie aux Acadiens avant 1755 ne signifie pas nécessairement que les Acadiens avaient eux-mêmes conscience de leurs similitudes, ni qu’ils revendiquaient positivement un sentiment d’appartenance (sens b) au « groupe » acadien. Il peut paraître quelque peu hâtif d’affirmer que des manières de vivre différentes de celles de la France ont nécessairement modifié le système de valeurs des colons.
51Par ailleurs, même lorsque les auteurs utilisent le terme « identité » dans le sens d’un sentiment d’appartenance, ils le font bien souvent avec deux sens là encore très différents. Dans un cas, les auteurs insistent sur une acception forte et fondamentale de l’identité, dans l’autre sur une acception faible du concept. Dans cette première acception, les membres d’un groupe qui partagent une même identité sont fortement soudés et homogènes ; leur sentiment d’appartenance au groupe est exclusif ou largement prépondérant ; les membres du groupe sont fortement différenciés des non-membres et il existe une frontière claire entre l’intérieur et l’extérieur du groupe. Dans la seconde acception, au contraire, l’identité est entendue dans un sens faible comme construite, fluide, et les identités peuvent être multiples. Comme l’ont bien remarqué Brubaker et Cooper, le problème est que ces deux sens sont employés sans être préalablement suffisamment définis :
Une forme spécifique d’autocompréhension chargée affectivement que l’on désigne souvent par « identité » [est] le sentiment d’appartenir à un groupe spécifique et limité, impliquant à la fois que l’on éprouve une solidarité et un accord total avec les compagnons qui font partie du groupe et que l’on se sent différent, voire que l’on nourrit une antipathie à l’égard des personnes extérieures. Le problème c’est que le terme « identité » est employé pour désigner à la fois ce type d’autocompréhension groupale, exclusive et affectivement chargée et des formes d’autocompréhension beaucoup plus larges et ouvertes, qui impliquent un certain sentiment d’affinité ou d’affiliation, de communauté ou de lien avec d’autres personnes particulières, mais sont dépourvues du sentiment d’accord total éprouvé à l’égard d’un « autre » constitutif. Ces deux types d’autocompréhension (sentiment d’appartenance exclusive à un groupe fermé ou sentiment plus lâche d’affinité) – ainsi que les formes intermédiaires entre ces deux pôles – sont importants au même titre, mais informent l’expérience personnelle et conditionnent l’action sociale et politique de manière nettement distincte.
52Si c’est la première acception de l’identité qui est retenue par les auteurs parlant de l’identité acadienne, comment expliquer les fortes divisions des Acadiens séjournant en France, l’assimilation d’un grand nombre d’entre eux, ou encore leur indécision sur le choix d’une nouvelle destination72 ? Si c’est le second sens qui est sous-entendu, alors pourquoi utiliser le terme « identité », qui est, on vient de le voir, fortement polysémique, alors qu’on pourrait trouver des solutions moins problématiques, comme « sentiment d’affinité ou d’affiliation, de communauté ou de lien ». Par ailleurs, si l’identité est entendue au sens faible et qu’elle ne joue qu’un rôle minime dans les choix individuels des Acadiens, l’utilité du concept, pour l’historien cherchant à expliquer la trajectoire des Acadiens, est faible. « Ranger sous le concept “d’identité” tout type d’affinité et d’affiliation, toute forme d’appartenance, tout sentiment de communauté, de lien ou de cohésion, toute forme d’autocompréhension et d’auto-identification, c’est s’engluer dans une terminologie émoussée, plate et indifférenciée73. »
53Il est regrettable que les auteurs postulant l’existence d’une « identité » acadienne ne fassent jamais l’effort de définir ce qu’ils entendent par ce terme. L’ouvrage le plus récent de Naomi Griffiths, From Migrant to Acadians, dans lequel « l’identité » joue un rôle prépondérant, est symptomatique à cet égard : l’auteure utilise le terme plus d’une centaine de fois dans l’ouvrage, mais sans jamais le définir. Elle caractérise ce mot le plus souvent en l’accolant au mot Acadien (« Acadian identity »), mais elle lui donne également tour à tour un sens d’identité locale, communautaire, politique, sociale et culturelle ou encore nationale, ce qui est tout de même relativement différent74. L’existence en particulier d’un sentiment identitaire « national » acadien est particulièrement problématique, dans la mesure où il y a un large consensus parmi les historiens à reconnaître la naissance – la construction ou l’invention plutôt – de ces sentiments nationaux forts, ou nationalisme, à la fin du XVIIIe siècle75. Or Griffiths situe la naissance de ce sentiment national en Acadie bien avant, à la fin du XVIIe siècle76. « L’Acadie est au contraire […] la création, l’invention d’un mouvement social qui se dessine au milieu du XIXe siècle et qui, sur les débris de l’ancienne Acadie française et l’élaboration mythique d’un peuple, créera littéralement l’identité acadienne » écrit Joseph-Yvon Thériault77.
54Le fait est que les habitants et les marchands acadiens eux-mêmes n’ont laissé presque aucun témoignage sur leurs valeurs ou sur leurs sentiments d’appartenance avant la déportation. Par conséquent, le discours des historiens sur l’identité acadienne tend à reprendre les seuls discours des élites coloniales des XVIIe et XVIIIe siècles. Cette lecture quelque peu simpliste a été dénoncée par plusieurs historiens78. Je voudrais maintenant rapidement prendre deux cas concrets de tentatives infructueuses de démontrer l’existence d’une « identité nationale » acadienne avant la déportation.
55On peut prendre tout d’abord l’exemple d’un ouvrage de vulgarisation fréquemment cité dans les bibliographies sur l’Acadie, l’Histoire des Acadiens de Bona Arsenault. Cet ouvrage argumente qu’il existait dans l’ancienne Acadie un mode de vie relativement différencié de celui de la métropole qui aurait conduit à une identification précoce des habitants à leur lieu de vie. Dans un passage sur « l’idée de la patrie acadienne », l’auteur cite de longs extraits de Rameau de Saint-Père79. Curieusement, les extraits reproduits montrent surtout la proximité avec la France : Rameau insiste sur la force du sentiment religieux, sur « les vieilles chansons de France » et parle de ces « hommes grossiers » qui « n’étaient pas exempts des défauts propres à la race française et que l’on retrouve partout où elle s’établit ». Après cette longue citation, Arsenault reprend la plume pour évoquer les moyens de transport – sous-entendus, typiquement acadiens (canot d’écorce et raquettes). Il parle ensuite des « travaux des champs et des bois » effectués en commun, puis de la culture populaire, « les vieilles chansons d’autrefois », les « danses rustiques » et « l’hospitalité française ». La conclusion de ce développement, dans lequel Arsenault ne décrit aucune particularité « acadienne », est ainsi rédigée :
C’est ainsi que se précisa l’idée de la patrie acadienne, parmi les fils et les petits-fils des premiers colons français arrivés en Acadie. Deux ou trois générations, parfois quatre, avaient déjà contribué à la formation d’un peuple distinct, possédant des coutumes et des traditions qui lui étaient propres. Le sentiment de la patrie acadienne avait pénétré leur âme. L’amour du sol acadien était entré dans leur cœur. Ils étaient devenus des Acadiens80.
56Cet exemple, caricatural par certains aspects, est en outre symptomatique de la confusion qui existe chez plusieurs auteurs entre la constatation de modes de vie différents et la formation d’un sentiment d’appartenance à une « patrie » particulière.
57Naomi Griffiths, dans L’Acadie de 1686 à 1784 : contexte d’une histoire, retient, elle aussi, l’existence d’une forte identité acadienne antérieure à la déportation. Ce court ouvrage s’attache particulièrement à la déportation de 1755 et à la question de la naissance d’une culture distincte avant le Grand Dérangement81. Dans cet ouvrage, chaque particularité acadienne évoquée est contrebalancée par des arguments contraires ou difficilement compatibles les uns avec les autres, qui conduit l’historienne à utiliser le terme « identité » tantôt dans une acception forte, et tantôt dans une acception faible82. Par ailleurs, comme nous l’avons vu, Griffiths laisse à penser que les facteurs identitaires ont joué un rôle déterminant pour expliquer le départ de 1785. Elle s’appuie pour se faire sur un seul document qui vient, théoriquement, à l’appui de sa démonstration, et qu’elle introduit ainsi :
Dans une lettre écrite en 1759 par un avocat de Dinan au commissaire naval de Saint-Malo, sollicitant une aide pour les 22 Acadiens qu’il avait établis sur sa propre ferme, on découvre les raisons de cette indifférence : « Premièrement, ces peuples sont élevés dans un pays d’abondance, de terres à discrétion, par conséquent moins difficiles à cultiver […] de plus les hommes […] ressentent déjà les chaleurs quoy aye point encore sensibles pour nous, ils manient un peu la hache pour logement et assez mal quelque chose à leurs usages, ce qu’on n’appeller que “hacheur des bois”, les femmes filent un peu des bas ». Selon ce même témoin, les Acadiens exigeaient beaucoup de pain, réclamaient du lait et du beurre, refusaient le cidre ; ils préféraient les aliments nord-américains à la nourriture française83.
58L’argument paraît convaincant. Le problème est que Griffiths ne donne ici que des informations erronées : l’auteur n’est pas avocat, la date et le lieu sont inexacts84. Surtout, l’extrait lui-même est considérablement déformé et le résumé que fait Griffiths de la fin de cette lettre entraîne le lecteur dans une déviation de sens par rapport à l’original qui se lit ainsi :
Ces peuples paraissent de grande vie, et je doute qu’ils ne mangent pas deux livres de pain par tête ; je leur ai acheté dix boisseaux de blé à 5 l. 3 s. le boisseau, lequel fournit au plus 70 livres de pain ; ils ne peuvent à présent en avoir à moins de 5 l. 10 s. le boisseau, et le seigle est rare dans ce canton ; ces gens accoutumés au laitage sont obligés de payer le pot de lait 4 s. et le beurre 8 à 9 s. la livre, au moyen de quoi il leur est impossible achetant tout de vivre sans la paye du Roi. Je leur ai conseillé d’acheter du cidre pour suppléer au lait et au beurre85.
59S’il est vrai que les Acadiens, selon cet observateur, sont accoutumés au lait et au beurre et qu’il leur a conseillé d’acheter du cidre pour remplacer ces laitages trop coûteux, quels sont les « aliments nord-américains » évoqués par Griffiths86 ? Or ce document est le seul – au moins dans le contexte français – à l’appui de sa thèse selon laquelle les Acadiens sont repartis en 1785 parce qu’ils étaient déjà fortement différenciés des « Français de France » et qu’ils ne voulaient pas s’assimiler à la population métropolitaine87.
60Que conclure dès lors quant à l’existence de « l’identité » acadienne au moment de l’arrivée de ces derniers en France ? L’affirmation selon laquelle les Acadiens se considéraient dès la fin du XVIIe siècle « premièrement et avant tout Acadiens plutôt que membres de tout autre groupe88 » est insuffisamment étayée. Une telle affirmation reflète une lecture téléologique de l’histoire acadienne. L’argumentation est appuyée sur une documentation parcellaire, insuffisamment critiquée et souvent malmenée. Par ailleurs, l’idée « d’identité » nationale a été critiquée à juste titre par différents auteurs et est largement anachronique pour le XVIIIe siècle. Il est toutefois possible de retenir l’idée de prémisses d’un sentiment ou lien d’affinité ou d’affiliation, lequel a été renforcé, a posteriori, par l’expérience commune de la déportation. Il ne s’agit donc pas de nier qu’un tel sentiment ait pu se développer en Acadie avant la déportation. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer qu’il n’existait aucun lien qui pouvait rapprocher les Acadiens les uns des autres ni les faire se sentir partie prenante d’un même groupe, ayant des modes de vie, une histoire et des traditions communes. Mais cela n’était pas une spécificité acadienne : les provinces de France avaient elles aussi leurs particularités propres et elles revendiquaient haut et fort leurs privilèges.
61En définitive, il est vraisemblable qu’un grand nombre d’Acadiens se sentaient fortement liés à la France en raison tant de leurs liens anciens avec la métropole et les autres colonies françaises voisines, que de leur religion, qui avait pour eux une importance bien plus considérable qu’un problématique sentiment identitaire national. Le fait que plusieurs d’entre eux choisirent de quitter l’Acadie anglaise pour rejoindre l’île Saint-Jean avant la déportation montre qu’ils sont influencés par les discours patriotiques de l’abbé Le Loutre, et illustre, au minimum, la multiplicité des sentiments d’appartenance acadiens89.
62Finalement, concernant l’existence de sentiments d’appartenance des habitants de la Nouvelle-Écosse au groupe acadien, la question n’est-elle pas davantage celle de l’importance de ce sentiment et de son articulation avec le sentiment d’affiliation à l’ensemble « France », que celle de son existence à proprement parler ? Il faudrait, pour l’Acadie d’avant 1755, regarder dans quelles circonstances et face à quels interlocuteurs les Acadiens se présentaient comme « Français neutres », « Acadiens » ou « Français ». Un même Acadien pouvait se présenter comme « Français » à l’abbé Le Loutre et comme « neutre » à l’administration anglaise, suivant ses intentions.
63En l’absence de documents pouvant trancher la question, il faut donc s’intéresser aux actes des Acadiens. Ceux-ci montrent que l’allégeance des Acadiens à la Couronne française et leur définition comme sujets du roi de France, leur religion catholique, les relations familiales et les conditions matérielles de survie après la déportation avaient largement plus d’importance que leur sentiment d’appartenance au groupe acadien. Ce sentiment ne constitue certainement pas l’élément principal ou déterminant pouvant expliquer leur départ en 1785. Cependant le sentiment d’affinité du groupe constitue un élément explicatif non négligeable pour comprendre la trajectoire des Acadiens en France.
L’intégration et l’assimilation des réfugiés
64Face aux lacunes de l’historiographie, le principal objectif de cette étude est d’expliquer comment s’est effectuée « l’intégration » ou « l’assimilation » des Acadiens en France. Les termes sont entendus, ici, selon leurs définitions contemporaines respectives de « faire entrer dans un ensemble en tant que partie intégrante » et de « devenir semblable aux citoyens d’un pays : s’adapter, se fondre, s’insérer, s’intégrer90 ».
65En soi, s’interroger sur l’intégration de populations « étrangères » au XVIIIe siècle pose problème. Tout d’abord, l’utilisation du verbe « intégrer » en rapport avec des personnes ne date en effet que du XXe siècle et ne figure pas dans les dictionnaires anciens91. Au siècle des Lumières, il s’agissait uniquement d’un terme de mathématique. Ce verbe ou ses dérivés ne figurent donc à aucune reprise dans nos documents. On ne retrouve pas non plus dans les textes « assimiler » – qui existe pourtant déjà au XVIIIe siècle dans le sens de « rendre semblable92 » – ni « insérer » (ou insertion), « adapter » (ou adaptation), sauf dans une occurrence93. Ensuite, pour qu’une assimilation ou une intégration ait pu avoir lieu, il faut accepter le premier postulat suivant, à savoir que les Acadiens n’étaient pas « similaires » aux « Français », donc pas « assimilés », ou, pour revenir à la définition d’intégration, en dehors de « l’ensemble » constitué par tous les Français. En outre, pour que des politiques d’intégration puissent avoir existé, il faut encore admettre que le gouvernement ait perçu des différences entre les Acadiens et le reste de la population française et qu’il ait entrepris de réduire ces différences.
66Or ces deux postulats sont hautement contestables. La construction du premier a été critiquée ci-dessus. Par ailleurs, ce qui frappait davantage les administrateurs métropolitains, plutôt que les « différences » supposées des Acadiens, c’étaient leurs « sentiments vraiment français » : le fait qu’ils parlaient la même langue qu’eux, ce qui était rare à l’époque parmi les « gens du peuple », ainsi que le fait qu’ils étaient tous catholiques. Quant au deuxième postulat, ce qui est cette fois fort difficile, c’est d’imaginer la possibilité de théoriser l’intégration de « corps étrangers » dans une hypothétique « nation française » qui est elle-même encore composée de presque autant de « peuples94 » divers qu’il y a de provinces. Les « Bretons », les « Poitevins », les « Provençaux » parlaient des dialectes différents, avec des coutumes et des costumes dissemblables et leur principal point commun était probablement l’allégeance à un même roi. Peter Sahlins résume bien le problème dans son dernier ouvrage : « officiellement, jusqu’à la Révolution française, il n’y avait pas de nation dans laquelle on s’attendait à ce que les étrangers s’assimilent95 ».
67L’idée même d’« intégration » ou « d’assimilation » dans la « nation française » est-elle donc anachronique et inconcevable avant la Révolution ? Non. Tout d’abord, il n’est pas nécessaire qu’un problème ait été formulé clairement à une époque donnée pour que les historiens aient le droit de s’y intéresser. Par ailleurs, il faut distinguer entre deux réalités différentes : l’aspect économique et social, et l’aspect « culturel ». Par convention, et sauf mention contraire, « intégration » dans ce texte évoque essentiellement ou exclusivement l’aspect économique et social ; « assimilation » est entendu davantage au sens culturel96. L’aspect « intégration » est alors présent tout au long de la période : dès le début, en effet, il est évident pour tout le monde que les Acadiens ne sont pas intégrés au tissu économique et social de leurs régions d’accueil. Sans être énoncé de manière aussi contemporaine donc, le problème de l’intégration des Acadiens s’est bel et bien posé, et il affleure dans presque tous les textes consultés : on y retrouve notamment, à quelques reprises, les verbes « accoutumer », « habituer » et « attacher » à la glèbe.
68Quant au second aspect, il ne paraît pas anachronique dès le milieu des années 1770. « Fondre », employé dans un sens tout à fait similaire à « assimiler », est utilisé de manière répétée. En fait, si le concept de « nation » est ambigu avant la Révolution, force est de constater qu’une certaine idée de la « nation » française existe déjà. « La terminologie employée par les commis [pour recenser les étrangers] montre […] qu’il existe bien la notion de “peuples étrangers” opposés à d’autres définis par une commune appartenance à une “nation française”97 ». Et en effet, c’est bien de l’assimilation d’un « corps » étranger dans le sein de la « nation française » que parle le Contrôleur général Necker dans une lettre au ministre Sartine écrite en 1778, à propos des Acadiens :
On a donc pensé à diviser [les Acadiens] et à les fondre pour ainsi dire dans la société, afin que chacun d’eux pût devenir matelot, soldat, artisan, commerçant, laboureur, suivant ses facultés et ses dispositions, sans tenir davantage à un corps particulier de nation dont il est impossible de laisser subsister l’idée dans le sein même de la nation française98.
69Non seulement cet extrait d’une lettre du principal ministre du royaume montre clairement que l’idée de nation française existe bel et bien sous une forme ou une autre en 1778, mais on estime même important d’y « fondre » les Acadiens. On doit donc admettre l’existence d’une ébauche de réflexion politique sur l’intégration des Acadiens. On peut alors s’interroger sur les stratégies d’intégration et d’assimilation des uns et des autres, en gardant en tête les limites posées ci-dessus.
***
70Ces nécessaires présentations et définitions étant achevées, on peut maintenant passer à l’étude proprement dite. La principale question à laquelle ont essayé de répondre les historiens qui ont travaillé sur ce groupe de réfugiés avant moi, soit celle des raisons du départ d’une majorité des Acadiens de France vers la Louisiane en 1785, forme encore la trame sous-jacente de ce livre. Toutefois, la question sera abordée sous un angle nouveau. Trois axes principaux, qui renouvellent et approfondissent les questionnements antérieurs sur l’intégration et l’assimilation, seront examinés : l’attitude du gouvernement français, celle des Acadiens et la « réalité » de l’intégration. Autrement dit, nous aborderons les questions suivantes : le gouvernement français a-t-il voulu intégrer ou assimiler les Acadiens ou les deux ? Les Acadiens ont-ils voulu s’assimiler ? Si oui, pourquoi ? Si non, quels ont pu être les freins ? Quelle a été la réalité de cette intégration-assimilation, d’un point de vue économique, social et culturel ? Nous étudierons successivement l’intégration spatiale, l’intégration par les secours, l’intégration économique et sociale, et enfin « culturelle » et politique. L’assimilation pouvant se produire sans désir explicite, simplement par osmose, il faudra le plus souvent se contenter d’observer l’existence éventuelle de résistances à l’assimilation, plutôt qu’un désir positif de se fondre dans la population plus difficile à déceler.
71Nous montrerons dans les pages ci-dessous que le gouvernement français n’a pas tenté d’assimiler les Acadiens aux populations des provinces dans lesquelles ils trouvèrent refuge, car les réfugiés furent tout d’abord destinés à repartir dans les colonies, et non pas à s’établir en France. Lorsque les projets d’établissement dans les Antilles ou en Guyane furent abandonnés, le gouvernement ne se préoccupa que peu des réfugiés. Les quelques commissaires ou grands propriétaires qui furent alors chargés de les aider avaient d’eux une image beaucoup plus positive que celle du menu peuple breton ou poitevin et ne souhaitaient donc en aucun cas leur assimilation non plus. Dans l’ensemble, donc, la France ne chercha pas à « assimiler » les Acadiens au sens moderne du mot. Les Acadiens, quant à eux, pour des raisons aisément compréhensibles, furent principalement animés par des préoccupations matérielles : leurs conditions d’existence extrêmement précaires, leur dispersion alliée aux difficultés de communication, le manque d’unité et les divisions internes les empêchaient d’imaginer une stratégie collective pour échapper aux épreuves dans lesquelles ils étaient plongés. Ce ne sont donc pas davantage des considérations « identitaires » ou « culturelles » qui les meuvent principalement, même si ces éléments peuvent parfois avoir joué un rôle secondaire. Le départ vers la Louisiane est un événement fortuit, voulu tardivement par un Français peu scrupuleux et déterminé, qui force la main à de nombreux Acadiens indécis et dont certains s’étaient entretemps relativement bien intégrés dans leurs régions d’accueil. Il n’était en aucun cas écrit d’avance, comme nous allons le voir.
Notes de bas de page
1 Dans ce texte, pour plus de facilité, les termes « Canada » et « Canadien » se rapportent aux seuls établissements de la vallée du Saint-Laurent et à ses habitants ; « Acadie » et « Acadiens » se rapportent aux villages de la péninsule de l’actuelle Nouvelle-Écosse, détachée définitivement de la France en 1713 ; l’Acadie insulaire, aux établissements des îles Royale et Saint-Jean, formés d’Acadiens et de quelques Canadiens et Français.
2 Environ quatre mille Canadiens sont passés en France au moment de la Conquête. Voir Robert Larin, Canadiens en Guyane, 1754-1805, Québec, Septentrion, 2006. La plupart des Canadiens présents en métropole après 1760 sont des officiers, à la différence des Acadiens qui sont eux presque exclusivement des roturiers de « basse condition ». J’ai abordé la situation particulière des Canadiens dans « Des Pieds-blancs venus du froid ? Les réfugiés canadiens à Loches et en Touraine à la fin du XVIIIe siècle », Les Amis du pays lochois, no 19 (2003), p. 129-144. Le lecteur intéressé par la question pourra également se reporter à mon mémoire L’immigration de retour canadienne en France au XVIIIe siècle et les réfugiés canadiens en France après la chute de Québec et le traité de Paris (c1760-c1800), Institut universitaire européen, 2001, disponible en téléchargement à l’adresse : www.septentrion.qc.ca/acadiens.
3 Pour plus de détails sur le développement de la colonie, voir les récentes synthèses: John M. Faragher, A Great and Noble Scheme: The Tragic Story of the Expulsion of the French Acadians from their American Homeland, New York, Norton, 2005; Nicolas Landry et Nicole Lang, Histoire de l’Acadie, Sillery, Septentrion, 2001; Naomi Griffiths, From Migrant to Acadian, 1604-1755: A North American Border People, Montréal and Kingston, McGill University Press, 2005. L’ouvrage d’Andrew Hill Clark, Acadia. The Geography of Early Nova Scotia to 1760, Madison, University of Wisconsin Press, 1968, qui reste un classique, est aussi à recommander.
4 Le traité d’Utrecht mettait fin à la guerre de la Succession d’Espagne qui avait opposé les pays européens lorsque la couronne espagnole revint à un petit-fils de Louis XIV.
5 Les modalités d’application du traité d’Utrecht restèrent ambiguës à cause de cette dernière phrase. Le traité est reproduit en partie dans plusieurs ouvrages, dont Émile Lauvrière, La Tragédie d’un peuple. Histoire du peuple acadien de ses origines à nos jours, Paris, Henry Goulet, 1924.
6 A. J. B. Johnston, « Borderland worries: loyalty oaths in Acadie/Nova Scotia, 1654-1755 », French Colonial History, 4, (2003), p. 31-48. Cet article souligne le caractère courant des serments de fidélité à l’époque et le fait qu’ils sont sans doute davantage nécessaires aux gouvernants en Amérique du Nord qu’en Europe.
7 G. Raynal, Histoire politique et philosophique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, 1770, t. VI, p. 237-250.
8 Cité dans Jean Ségalen, Acadie en résistance. Un abbé breton au Canada français : Jean-Louis Le Loutre 1711-1772, Montroules et Morlaix, Skol Vreizh, 2002, p. 37.
9 Ibid.
10 Bona Arsenault, Histoire des Acadiens, Montréal, Fides, 1994 (1964).
11 Ces Acadiens furent toutefois pardonnés car il fut reconnu dans les articles de capitulation du fort Beauséjour qu’ils avaient été contraints de prendre les armes contre les Anglais, sous menace de mort (Faragher, A Great and Noble Scheme, op. cit., p. 384).
12 La bibliographie sur la déportation des Acadiens, appelée aussi le Grand Dérangement, est très abondante (voir notamment l’ouvrage collectif Du Grand Dérangement à la Déportation : nouvelles perspectives historiques, Moncton, 2005, sous la direction de Ronnie-Gilles LeBlanc). Les historiens se partagent entre ceux qui jugent que cette déportation était justifiée par la stratégie anglaise et en quelque sorte inévitable, et ceux estimant qu’il s’agit d’une faute politique et d’un acte inhumain. La déportation fut en effet très dure, entraînant parfois la séparation de familles et souvent la mort. Les conditions très sommaires de transport provoquèrent plusieurs naufrages, et les exilés furent souvent contraints à une longue errance.
13 Cité dans Bona Arsenault, Histoire des Acadiens, Montréal, Fides, 1994 (1964).
14 « A relation of the misfortunes of the French neutrals […] by John Baptist Galerm », cité par Ronnie-Gilles Leblanc, « Pigiguit : l’impact du Grand Dérangement sur une communauté de l’ancienne Acadie », Du Grand Dérangement à la Déportation, Moncton, Chaire d’études acadiennes, 2005, p. 204, note 195.
15 Cité par Faragher, A Great and Noble Scheme, op. cit.
16 Il est possible qu’une autre partie des Acadiens ait rejoint la France via Saint-Domingue, même si l’essentiel de ces Acadiens préférèrent aller en Louisiane où leur arrivée est attestée dès 1763, au moins (cf. 1763-05-14a ; Émile Lauvrière, La Tragédie, op. cit., p. 193).
17 Le début de la colonisation de l’île Saint-Jean date de 1720. E. Lockerby, dans un article rigoureux (« The Deportation of the Acadians from Île Saint-Jean, 1758 », Acadiensis, XXVII, 2, printemps 1998, p. 45-94 ; p. 46) précise que l’île fut initialement peuplée de colons venus directement de France, mais que progressivement de nombreux Acadiens rejoignirent la colonie sous domination française, et qu’ils y furent rapidement prépondérants. Dans cet article, qui évoque aussi les départs des Acadiens de Louisbourg vers la France, Lockerby remet en question un certain nombre de préjugés colportés par une littérature historique peu soucieuse des sources et des faits. Il remet notamment en cause l’idée d’une existence idyllique des Acadiens à l’île Saint-Jean antérieurement à la déportation et argumente que les conditions de la déportation ne furent pas aussi cruelles que de nombreux auteurs l’ont écrit.
18 Le Cap Sable correspond à l’actuel comté de Yarmouth, à l’extrême sud de la Nouvelle-Écosse. Les personnes emprisonnées ultérieurement sont celles ayant fui leurs habitations pour échapper à la proscription et vivant dans des campements de fortune dans les bois. Quant aux déportés de Gaspé, ils sont conduits d’abord à Halifax, puis envoyés en Europe où ils débarquent au Havre en janvier 1759 et à Cherbourg en janvier 1760.
19 Le premier bateau transportant des habitants de l’île Royale est signalé le 16 septembre 1758 à La Rochelle (1758-09-16 ; SHM Rochefort 1 E 414, no 498, 16 septembre 1758).
Note importante : Dans les notes de bas de page, les références sont données sous la forme d’une date-référence de type AAAA–MM–JJ, éventuellement suivie d’une lettre (a, b, c, d…). La date-référence dans l’exemple ci-dessus est 1758-09-16. Tous les documents signalés dans ce livre peuvent en effet être retrouvés grâce à cette date-référence dans une base de données disponible sur Internet (www.septentrion.qc.ca/acadiens). Elle a été constituée pour les besoins des recherches effectuées pour écrire ce livre, selon les principes et les critères expliqués en détail sur le site Internet. Une cote d’archive indiquant la provenance du document figure à la suite de la date-référence, sauf dans de rares cas lorsque cela surcharge trop le texte ou qu’il s’agit d’un document à l’appui d’un point de détail. Dans certains cas, lorsque le document a été transcrit à partir d’un ouvrage publié, la date-référence est suivie non d’une cote d’archive mais d’un titre d’ouvrage. Voir une présentation détaillée de la base de données sur le site Internet.
20 384 personnes trouvent asile à Morlaix, selon une lettre de Choiseul (1763-07-11b ; Choiseul à Quétier, AN Col B, vol. 117, fo 296, 11 juillet 1763) et 375 individus à Saint-Malo, selon A. J. Robichaux (The Acadian Exiles in Saint-Malo, 1758-1785, Eunice, Hebert Publications, 1981), soit un total de 759 individus. Ce chiffre est légèrement différent des recensements effectués par La Rochette en Angleterre. Ce dernier annonce par exemple 786 individus (1763-02-17d ; MAE, Mém. et doc., Angleterre, 47, fo 2-5) ou 866 (1763-02-17a ; « Mémoire sur les Acadiens » de Nivernais et La Rochette, AN Col C11 D, vol. 8, fo 242-251, 17 février 1763).
21 Voir Michel Poirier, Les Acadiens aux îles Saint-Pierre et Miquelon, 1758-1828, Éditions d’Acadie, 1984. Quelques Acadiens trouvent temporairement refuge aux îles de la Madeleine après la déportation, mais le peuplement de cet archipel par des Acadiens venus de l’île du Prince-Édouard ne débute qu’en 1765. La population acadienne actuelle de l’archipel a pour origine environ 300 individus qui quittèrent Miquelon, avec leur prêtre ayant refusé de prêter le serment constitutionnel, en 1793. Voir Poirier, op. cit., p. 31 et aussi Chantal Naud, Chronologie des îles de la Madeleine : assortie de quelques dates repères de l’histoire de l’Amérique, éditions Vignaud, 1993.
22 Ce point sera fortement contesté ultérieurement par les Français pour qui les Acadiens de l’Acadie anglaise sont restés d’authentiques sujets français. Voir à ce sujet les deux mémoires de l’abbé de l’Isle-Dieu écrits spécifiquement pour réfuter l’argumentaire britannique (1755-03-25 ; RAPQ, tome 17, 1936-1937, p. 403s ; Mémoire « Au sujet de la prétention où sont les Anglais que les Acadiens n’appartiennent plus à la France et qu’ils sont devenus sujets de la Grande-Bretagne », attribué à l’abbé de l’Isle-Dieu, publié dans abbé H. R. Casgrain, « Lettres et mémoires de l’abbé de L’Isle-Dieu, 1742-1774 », RAPQ, tomes 16, 17, 18, 1935-1938, p. 273-410 ; 331-459 ; 147-253, p. 178).
23 L’ex-colonie française, cédée à l’Espagne en 1763, ne redevint française que quelques mois, en 1803, avant que Napoléon ne la vende aux États-Unis.
24 Faragher, A Great and Noble Scheme, op. cit., ch. 13.
25 D. Guillemet, « Acadie généalogique et lieux de mémoire français : les exemples de Belle-Île-en-Mer et du Poitou », dans L’Acadie plurielle. Dynamiques identitaires collectives et développement au sein des réalités acadiennes, Moncton, Centre d’études acadiennes, 2003, p. 75-103 ; M. P. Rieder et N. Gaudet-Rieder, The Acadians in France, 1762-1776, Metairie, Louisiana, 1967-1973, vol. 3 ; 1759-04-30 ; SHM Brest 1 P 1/8 1759 pièce 68 – AN Col B, vol. 110. Guillot, commissaire de la Marine à Saint-Malo, dresse en avril 1759 une liste de 1 102 habitants débarqués de l’île Royale et de l’île Saint-Jean, et desquels il ne reste que 897 survivants. À ce chiffre, il faut ajouter ceux qui sont arrivés dans d’autres ports comme Cherbourg, Le Havre, La Rochelle, et dans la région de Saint-Malo après avril 1759. En 1758, une grande partie de la population de l’île Saint-Jean, estimée à 6 000 habitants, est transportée en Angleterre et en France, notamment à Cherbourg et Saint-Malo. Entre novembre 1758 et mars 1759, environ 1 000 réfugiés débarquent à Saint-Malo. « Compte tenu des pertes en mer (plus de 600) et à l’arrivée […] plus de la moitié du contingent acadien destiné à Saint-Malo avait perdu la vie » (A. Roman, « Les registres paroissiaux des Acadiens de Saint-Pierre du Nord, paroisse de l’île Saint-Jean », Annales de la Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Saint-Malo. Année 1986 [1987], p. 103-118, p. 104). Faragher, estime que, des 3 100 personnes qui embarquent de l’île Saint-Jean, entre 1 600 et 1 700 meurent au cours de la traversée (A Great and Noble scheme, op. cit., p. 404).
26 Lemoyne fournit à Bertin une première estimation, à partir des listes qui lui sont envoyées par les commissaires de la Marine de différents ports, de 2 370 Acadiens. Ce chiffre est mentionné à plusieurs reprises : RAPC 1905-II, p. 207-208 ; AN H1 1499², fo 634 ; MAE, Mém. et doc., Angleterre, 47, fo 15, pièce 6. Ernest Martin (Les Exilés Acadiens en France au XVIIIe siècle et leur établissement en Poitou, Paris, Hachette, 1936, p. 105) parle de 2 566 « vrais Acadiens ». Un autre document recense 2 510 individus (BM Bordeaux, Ms 1480, fo 539).
27 Voir aussi les cartes de LeBlanc en annexe de Donald J. Hebert, Acadians in exile, Cecilia, La, Hebert Publications, 1980.
28 1785-10-06 (Aranda à Floridablanca, AHN (Madrid), li 3885, no 3, expediente 13 de la section Estado, fo 63, 6 octobre 1785 ; ce document parle de 1 574 ou 1 596 personnes embarquées) ; G. Bugeon et M. Hivert-Le Faucheux, Les Acadiens partis de France en 1785 pour la Louisiane : listes d’embarquement, Poitiers-Rennes, 1988, p. 5. La proportion d’Acadiens passés en Louisiane par rapport à ceux qui sont restés en France est difficile à évaluer précisément. Voir à ce sujet les difficultés de comptage dont rendent compte Dominique Guillemet et Damien Rouet (« Après la déportation, l’exil. Canadiens et Acadiens dans le Centre-Ouest », dans Mickaël Augeron et Dominique Guillemet, Champlain ou les portes du Nouveau-Monde. Cinq siècles d’échanges entre le Centre-Ouest français et l’Amérique du Nord, Poitiers, Geste, 2004).
29 Il y a peu de familles acadiennes à l’île Royale. Bernard Pothier, « Les Acadiens à l’île Royale (1713 à 1734) », Société historique acadienne (Cahiers), 23, (1969), p. 96-111, a montré qu’une cinquantaine de familles environ émigrent de l’Acadie vers l’île Royale entre 1713 et 1734, mais un certain nombre retournent ensuite en Acadie anglaise.
30 Les Acadiens de l’île Saint-Jean recevaient des secours à partir de 1751 (1773-05-13a ; Lemoyne à Terray, BM Bordeaux, Ms 1480, fo 319-326). Au début des années 1750, à l’île Saint-Jean et en Acadie française, le gouvernement incite à nouveau les Acadiens à fuir la domination anglaise en leur promettant une assistance suffisante pour démarrer une nouvelle installation sous forme de nourriture pendant trois années et d’autres indemnités compensatoires (Jean Ségalen, Acadie en résistance. Un abbé breton au Canada français : Jean-Louis Le Loutre 1711-1772, Montroules et Morlaix, Skol Vreizh, 2002, p. 38). Le 30 janvier 1753, l’abbé de l’Isle-Dieu, vicaire général des colonies résidant à Paris, présente au ministre Rouillé un « Mémoire sur la manière d’établir les réfugiés [à l’île Saint-Jean] et sur les concessions de terres à leur faire » et une « Requête de secours pour la subsistance des Acadiens réfugiés », qu’il a rédigés conjointement avec l’abbé Le Loutre (1753-01-30 ; CEA, fonds Placide Gaudet, 1. 55– 3) ; l’abbé Girard déclare par ailleurs : « J’ai couru le Canada, l’Acadie et l’île Saint-Jean. J’ai toujours vu accorder aux nouveaux habitants de ces pays-là trois ans de vivres, des outils, des habits, et malgré tous ces secours, ils ne pouvaient vivre sans être assistés. Ils l’ont été, tant en vivres qu’en semences, la quatrième et même la cinquième année à l’Île Saint-Jean » (document cité dans Ernest Martin, Les Exilés acadiens en France, op. cit., p. 277). Les Acadiens s’installant à l’île Royale recevaient également des secours du roi. Des ordres avaient en effet été donnés dès 1722 « d’envoyer des vivres pour la subsistance pendant un an à cent personnes afin d’aider ceux [des Acadiens qui quitteraient l’Acadie devenue Anglaise et] qui passeraient à l’île Royale pour s’y établir » (1722-07-15 ; AN Col B, vol. 45, fo 1149).
31 Dièreville utilise le terme « Acadien », en alternance avec « habitants de l’Acadie », à plusieurs reprises dans sa Relation du voyage du Port-Royal de l’Acadie ou de la Nouvelle-France, publié à Rouen en 1708.
32 Il faudrait étudier de manière plus détaillée l’utilisation par les « Acadiens » eux-mêmes de ce terme lorsqu’ils étaient encore en Amérique du Nord. Quand bien même on en retrouverait quelques occurrences, elles me paraissent marginales par rapport à leur insistance sur le fait qu’ils étaient Français et neutres (« Français neutres »). John Johnston, dans une étude récente, se livre à une première analyse sémantique intéressante. Il note que les autorités françaises désignaient fréquemment les habitants de la Nouvelle-Écosse comme des « Acadiens », tandis que les Britanniques et les habitants de la Nouvelle-Angleterre désignaient les colons presque toujours sous les vocables « Inhabitants », « French inhabitants », « French neutrals » or « Neutral French ». Johnston interprète cela comme la reconnaissance par les autorités françaises de l’existence d’une autorité et d’intérêts propres aux Acadiens, tandis que les Anglais persistaient à considérer les Acadiens comme « fondamentalement et irrévocablement français dans leur allégeance et leurs orientations ». L’analyse que fait Johnston de la perception britannique est tout à fait pertinente. En revanche, je pense que l’appellation « Acadiens » par les officiels français s’explique plus sûrement par le fait que l’expression « Français neutres » ne pouvait avoir de sens au sein de l’administration française (A. J. B. Johnston, « French Attitudes toward the Acadians, ca. 1680-1756 », dans Ronnie-Gilles LeBlanc, Du Grand Dérangement à la Déportation : nouvelles perspectives historiques, Moncton, Chaire d’études acadiennes, 2005).
33 1763-01-20 ; Choiseul à Nivernais, MAE, Corresp. Pol., Angleterre, vol. 449, fo 148, 20 janvier 1763.
34 Par exemple, des habitants de l’île Saint-Jean se désignent ainsi dans les demandes de dispenses de consanguinité (Arch. diocésaines de Coutances, microfilmées aux AD de la Manche, Saint-Lô, 6 Mi 252 à 257).
35 Voir à ce sujet les lettres de Ruis s’excusant de la longueur que prend la constitution des rôles à Rochefort en 1758-1759 (1758-10-12 ; Ruis, intendant de Marine à Rochefort, au SEM Massiac, SHM Rochefort, 1 E 414, no 521, 12 octobre 1758).
36 Au reste, cette catégorisation ne se fera que progressivement. Les réfugiés furent souvent désignés indifféremment par les termes « Canadiens », « Acadiens » ou « Habitants de l’Amérique septentrionale ». Ce n’est que plus tard qu’une distinction sera faite entre différents groupes. Lemoyne exhorte à plusieurs reprises les administrateurs de la Marine à bien distinguer ceux qui sont Acadiens ou de « l’Île Saint-Jean censée de l’Acadie » (1773-08-09) des « Européens », c’est-à-dire les colons nés en France, émigrés en Acadie, et déportés avec le reste des Acadiens. Ces derniers touchent parfois également des secours comme « Acadiens ». Voir aussi le mémoire très détaillé du 1774-09-27 (Lemoyne à un destinataire inconnu, BM Bordeaux, Ms 1480, Annexes, 1er dossier, 27 septembre 1774) qui explique en détail la distinction qui doit être faite entre les individus de différentes provenances.
37 À de très rares exceptions près, je n’ai pas effectué de recherches directement à partir des patronymes. Il est en effet possible, en raison du nombre relativement restreint de patronymes acadiens historiques, de repérer les réfugiés dans les tables de baptêmes, mariages, sépultures ou autres. Cette méthode est parfois très utile pour retrouver certains Acadiens dans divers fonds. Toutefois, sauf cas exceptionnels, je n’ai pas retenu les documents dans lesquels on ne retrouve pas le terme « Acadien » ou une mention équivalente.
38 Cette partie a été publiée, sous une forme plus étoffée, dans l’ouvrage collectif sous la direction de R. G. LeBlanc, Du Grand Dérangement à la Déportation, op. cit., p. 391-416.
39 Le dernier tome de la trilogie acadienne d’Alain Dubos (La Plantation de Bois-Joli, Presses de la Cité, 2005), évoque brièvement les Acadiens de Belle-Île et de Nantes au moment du départ vers la Louisiane en 1785.
40 Ernest Martin, Les Exilés acadiens en France au XVIIIe siècle et leur établissement en Poitou, Paris, Hachette, 1936 (rééd. Brissaud, Poitiers, 1979 et 1993) ; Oscar William Winzerling, Acadian Odyssey, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1955 ; Jean-Marie Fonteneau, Les Acadiens citoyens de l’Atlantique, Rennes, Ouest France, 2001 (1re édition 1996).
41 Edme Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique, l’Acadie (1604-1881), Paris et Montréal, Librairie Plon et Granger frères, 1889. Le premier ouvrage de Rameau (La France aux colonies. Études sur le développement de la race française hors de l’Europe. Les Français en Amérique, Acadiens et Canadiens, Paris, A. Jouby, 1859) ne comprend qu’une brève allusion au séjour des Acadiens dans l’ancienne métropole.
42 Rameau a retranscrit dans son ouvrage une partie des discussions qu’il a eues avec ces descendants d’Acadiens restés dans le Poitou (Colonie féodale, p. 234). Damien Rouet a publié une transcription des notes de Rameau dans sa thèse (L’insertion, annexe VI ; documents tirés de CEA Moncton, Fonds Rameau de Saint-Père, Acadiens du Poitou, 2.12-4, feuillets). Ces notes divergent sur de nombreux points d’avec le résumé qu’en fait Rameau dans son livre.
43 Lauvrière, La Tragédie, op. cit.
44 Martin, Les Exilés, op. cit. Les erreurs et les partis pris de l’ouvrage sont malheureusement fort nombreux. Voir « Un regard sur l’historiographie », art. cit. dans R. G. LeBlanc, Du Grand Dérangement à la Déportation, op. cit., p. 391-416. Le succès de l’ouvrage est attesté par sa réimpression en 1979 et 1993. L’ouvrage de Winzerling, Acadian Odyssey, op. cit., est néanmoins plus fréquemment cité en Amérique du Nord : Faragher, dans A Great and Noble Scheme, op. cit., ne fait aucune référence à l’ouvrage de Martin. Martin descendait d’une famille déportée.
45 E. Martin, Les Exilés, op. cit., p. 1.
46 Martin se contredit d’ailleurs à ce sujet.
47 Ibid., p. 109.
48 Winzerling, Odyssey, op. cit. L’ouvrage est tiré d’une thèse de doctorat de l’Université de Californie, Berkeley, soutenue en juin 1949 et intitulée : « The removal of Acadians from France to Louisiana, 1763-1785 ».
49 Voir « Un regard sur l’historiographie », art. cit., dans R. G. LeBlanc, Du Grand Dérangement à la Déportation, op. cit., p. 391-416.
50 Winzerling, Odyssey, op. cit., p. 9 et chapitre 1, note 1.
51 Naomi E. S. Griffiths, The Acadian Deportation: Causes and Development, thèse de doctorat, University of London, 1969. Chapitre repris en partie dans N. Griffiths, « The Acadians Who Had a Problem in France », Canadian Geographic, 101, 4 (1981), p. 40-45. L’ouvrage le plus récent de Griffiths, From Migrant to Acadian, op. cit., s’arrête au moment de la déportation et ne contient donc pas d’information sur les réfugiés en France.
52 Naomi E. S. Griffiths, L’Acadie de 1686 à 1784. Contexte d’une histoire, Moncton, Éditions d’Acadie, 1997 (1992).
53 Carl A. Brasseaux, The Founding of New Acadia: The Beginnings of Acadian Life in Louisiana, 1765-1803, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1987.
54 Brasseaux, Founding, op. cit., p. 59.
55 On pourrait opposer à Brasseaux de nombreux exemples contraires. Par exemple, lorsque le gouvernement français offre aux Acadiens établis à Saint-Pierre-et-Miquelon le choix de retourner en France ou en Acadie, 200 sur 1 200 environ choisissent de retourner en Nouvelle-Écosse. La très grande majorité choisissent la France (Franklin, lieutenant gouverneur de la Nouvelle-Écosse, au comte de Shelburne, Halifax, 24 octobre 1767, RAPC 1905-II, p. 280).
56 Brasseaux reprend les mêmes thèmes, sans modification, dans un second ouvrage (Scattered to the Wind : Dispersal and Wanderings of the Acadians 1755-1809, Lafayette, 1991).
57 Jean-Marie Fonteneau, Les Acadiens citoyens de l’Atlantique, op. cit.
58 Dans ce livre, Faragher affirme que l’expulsion des Acadiens constitue le premier épisode de purification ethnique encouragé par l’État en Amérique du Nord. J’ai réfuté cet argument, qui me paraît erroné, dans « La Grande Déportation des Acadiens », L’Histoire, décembre 2005. Cet ouvrage, non encore traduit, est cependant beaucoup moins connu du public français que les ouvrages de Martin ou de Fonteneau.
59 John M. Faragher, A Great and Noble Scheme, op. cit., New York, Norton, 2005, p. 422 et 432-436.
60 Faragher mentionne toutefois l’existence d’une identité acadienne à d’autres reprises, par exemple p. 253 et 306.
61 La thèse doctorale d’un historien américain, en cours d’édition, tranche toutefois largement avec cette interprétation (Christopher Hodson, Refugees : Acadians and the Social History of Empire, 1755-1785, thèse de doctorat [Histoire], Northwestern University, Evanston, Illinois, Dec. 2004. Voir aussi du même auteur, Conversations with Power: The Acadians’Atlantic, 1755-1785, Working Paper, Atlantic Seminar, Harvard, summer 2003). Hodson est tout d’abord très critique envers les historiens utilisant l’identité comme passe-partout explicatif. Ce ne sont pas des questions d’identité qui ont principalement induit le comportement des Acadiens, mais plutôt des problèmes de compétition sur le marché du travail dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, conférant aux Acadiens une valeur qui en fait, selon les mots d’un administrateur, des « vassaux à désirer ». Les empires coloniaux, riches de sols et de terres à défricher, manquent en revanche de bras. Il s’agit donc, selon l’historien américain, de se procurer les moyens d’en obtenir à bon compte, d’où l’intérêt de récupérer la force de travail acadienne. Deux chapitres de la thèse d’Hodson sont consacrés au séjour des Acadiens en France et il est à souhaiter que cette thèse soit publiée le plus rapidement possible.
62 Voir la définition de ces deux termes un peu plus loin (L’intégration et l’assimilation des immigrés, p. 37).
63 Pour les raisons qui sont expliquées plus bas, je mets le mot « identité » entre guillemets en raison de son ambigüité. Pour ne pas surcharger le texte, il m’arrive de déroger à cette règle.
64 Brasseaux, The Founding of New Acadia, op. cit., p. 55.
65 « Ethnie : ensemble d’individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la communauté de langue et de culture (alors que la race dépend de caractères anatomiques) » (Petit Robert).
66 La définition de ce qui constitue la culture fait l’objet de très nombreux débats en histoire et dans les sciences humaines en général. Le but ici n’est pas d’aborder ces questions en profondeur ou de donner une nouvelle définition du terme, mais simplement de constater que ce mot est employé de manière très vague et sans jamais être défini par les auteurs.
67 Voir par exemple : Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2000 (selon cet auteur, les habitants du pays sont fortement canadianisés avant 1763 : « La société de la Nouvelle-France était […] une entité culturelle spécifique […] nourrissant un sentiment identitaire » (p. 88). Voir également Peter N. Moogk, La Nouvelle France. The Making of French Canada – A Cultural History, East Lansing, Michigan State University Press, 2000 ; Luca Codignola et Luigi Bruti Liberati, Storia del Canada dalle origini ai giorni nostri, Milano, Bompiani, 1999, ou Jacques Mathieu, La Nouvelle-France. Les Français en Amérique du Nord, XVIe-XVIIIe siècle, Paris et Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2001 (1991) qui synthétisent les recherches de ces dernières années. Le même raisonnement s’applique aux Acadiens.
68 Voir Joseph-Yvon Thériault, « Vérités mythiques et vérités sociologiques sur l’Acadie », Le Congrès mondial acadien : l’Acadie en 2004 (Moncton, Éditions d’Acadie, 1996) et J.-Y. Thériault, L’identité à l’épreuve de la modernité, Moncton, Éditions d’Acadie, 1995, chapitre 10 : « Naissance, déploiement et crise de l’idéologie nationale », p. 220-244 et Christopher Hodson, Refugees : Acadians and the Social History of Empire, 1755-1785, thèse de doctorat (histoire), Northwestern University, Evanston, Illinois, Déc. 2004.
69 Jean-Claude Ruano-Borbalan, L’identité. L’individu, le groupe, la société, Auxerre, Sciences humaines, 1998.
70 Voir par exemple Rogers Brubaker et Frederick Cooper, « Beyond Identity », Theory and Society, 29, 2000, p. 1-47. Je remercie l’évaluateur anonyme du PAES de m’avoir indiqué cet article, qui est traduit en français sous le titre, « Au-delà de l’identité », Actes de la recherche en sciences sociales, no 139, septembre 2001. Pour une critique plus générale de l’utilisation du concept d’« identité », voir Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Fayard, 1996 et E. Dupin, L’Hystérie identitaire, Le Cherche midi, 2004.
71 Rogers Brubaker et Frederick Cooper, « Beyond Identity », Theory and Society, 29 : 1-47, 2000, font la même remarque dans leur article (p. 7) en distinguant la similitude entre les membres d’un groupe, qui peut être une « similitude en soi » ou une « similitude éprouvée, ressentie ou perçue ».
72 Voir à ce sujet le chapitre 5 de la thèse de Christopher Hodson, Refugees : Acadians and the Social History of Empire, op. cit.
73 Rogers Brubaker et Frederick Cooper, « Beyond Identity », Theory and Society, 29: 1-47, 2000, p. 19.
74 Griffiths, From Migrant to Acadian, op. cit.: « local identity » (p. xi); « community identity », p. 101, 285 et 438; « political identity », p. 78 et 292; « social and cultural identity », p. 106 et p. 312; « national identity », p. 373.
75 Voir, par exemple, l’ouvrage classique de Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996 (1re édition 1983), ainsi que l’ouvrage de David A. Bell, The Cult of the Nation in France : Inventing Nationalism, 1680-1800, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 2001.
76 Griffiths, N. E. S., From Migrant to Acadian: A North American Border People, 1604-1755, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2005, p. xv.
77 Joseph-Yvon Thériault, « Vérités mythiques et vérités sociologiques sur l’Acadie », Le Congrès mondial acadien : l’Acadie en 2004 (Moncton, Éditions d’Acadie, 1996). Dans cet article, l’auteur nie de manière convaincante que la communauté acadienne ait pu avoir une « identité nationale », et peut-être même « culturelle », avant les années 1860. Au XVIIIe siècle, avant la déportation, les Acadiens se définissent comme sujets, catholiques et de langue française du roi de France, puis du roi d’Angleterre, mais non comme « Acadiens ». Il argumente également de manière convaincante qu’avant 1860 il aurait pu y avoir autre chose qu’une identité nationale acadienne. Les Acadiens auraient pu s’assimiler, de la même manière par exemple que les Écossais et les Allemands dans le reste du Canada, ou encore que les Acadiens qui se sont assimilés en France, ces derniers ne gardant que le souvenir de l’origine de leurs ancêtres, mais non une identité nationale.
78 Voir pour le cas du Canada, similaire à celui de l ’ Acadie, les critiques de Louise Dechêne dans Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle, Paris et Montréal, Plon, 1974. Pour un résumé des critiques adressées aux historiens à ce sujet, voir Thomas Wien, « Habitants, marchands, historiens », dans Sylvie Dépatie (sous la direction de), Vingt ans après Habitants et Marchands : Lectures de l’histoire des XVIIe et XVIIIe siècles canadiens, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1998 ; Christophe Horguelin, « Le XVIIIe siècle des Canadiens : discours public et identité », Mémoires de Nouvelle-France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 209-219.
79 Edme Rameau de Saint-Père, Une colonie féodale en Amérique, l’Acadie (1604-1881), Paris et Montréal, Librairie Plon et Granger frères, 1889. Joseph-Yvon Thériault considère Rameau de Saint-Père, avec Longfellow, comme « l’inspiration principale » de l’identité acadienne. (« Vérités mythiques et vérités sociologiques sur l’Acadie », op. cit.).
80 Bona Arsenault, Histoire des Acadiens, Montréal, Fides, 1994 (1964).
81 Il s’agit d’une esquisse d’une étude de plus longue haleine. Voir plus bas pour une discussion de l’ouvrage plus récent de Naomi Griffiths, From Migrant to Acadian, 1604-1755 : A North American Border People, Montréal and Kingston, 2005.
82 Pour des exemples plus détaillés, voir l’introduction de ma thèse.
83 Ibid., p. 117-118.
84 Pour plus de détails, voir R. G. LeBlanc, Du Grand Dérangement à la Déportation, op. cit., p. 391-416.
85 1759-05-10 ; Ladvocat de la Crochais à Guillot, le 10 mai 1759, SHM, Brest 1 P1/23 pièce 7.
86 Dans un article antérieur (« Acadians in Exile : the Experiences of the Acadians in the British Seaports », Acadiensis, IV, 1 (1974), p. 84), Griffiths mentionne déjà cette lettre. Nulle part il n’est écrit qu’ils « refusaient » le cidre, ni qu’ils dédaignaient le poisson et les légumes.
87 L’ouvrage le plus récent de Naomi Griffiths (From Migrant to Acadian : A North American Border People, 1604-1755, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2005) s’arrête en 1755 et ne reproduit donc pas ce document, qui est postérieur. Il serait trop long de discuter en profondeur de cet ouvrage ici. Voir le compte rendu de Sheila Andrew, « Exploring the Acadian Identity: a Review of Naomi Griffiths’ From Migrant to Acadian », Acadiensis, XXXV, 1 (automne 2005), p. 186-196. Notons toutefois, outre le fait que l’auteure ne définit jamais ce qu’elle entend par le mot « identité », que Griffiths continue d’utiliser les mêmes arguments que dans ses précédents opus. À titre d’exemple, elle écrit que Dièreville, un Français ayant séjourné en Acadie en 1699, reconnaît aux Acadiens « une identité particulière, différente de celle de la France » (p. 171). Mais qu’est-ce donc que « l’identité de la France » à cette époque ? Quant à l’identité particulière acadienne, Griffiths s’appuie ici sur un commentaire de Melvin Gallant, éditeur de l’œuvre de Dièreville pour affirmer son existence. Ce dernier écrit que Dièreville parle des Acadiens « comme d’une collectivité qui s’est totalement détachée de la France » (dans Dièreville, Relations du voyage, Société historique acadienne, Cahiers 16, 3, 4 (1985), p. 19-21). Faragher fait la même remarque dans A Great and Noble scheme, et écrit : « Dièreville, qui vécut avec les Acadiens et certainement connaissait le nom qu’ils utilisaient pour eux-mêmes, les appelle Les Acadiens ». Mais, si Dièreville qualifie certes les habitants du pays d’Acadiens, il écrit aussi qu’ils « demeuraient français » (édition originale, p. 82) ; plus loin, il parle de leur « zèle pour Louis ». Il utilise aussi dans son texte le terme « acadien » accolé à des noms d’oiseaux ou d’animaux, par exemple, « perdrix acadiennes », ce qui sous-entend qu’il utilise cet adjectif pour indiquer la provenance ou le lieu de vie. Enfin, Dièreville consacre également beaucoup plus de pages à parler des « sauvages » habitant le pays, et même des animaux, de la nourriture et des légumes, qu’à parler des habitants de la colonie, ce qui indique probablement que la « culture » acadienne ne lui paraissait sans doute pas aussi exotique ou particulière que nombre d’auteurs subséquents ont essayé de lui faire dire.
88 Griffiths, N. E. S., From Migrant to Acadian: A North American Border People, 1604-1755, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2005, p. xv.
89 Il est vrai que les départs vers l’île Saint-Jean peuvent aussi s’expliquer par le trop-plein du terroir de l’ancienne Acadie. Dès les années 1680-1690, les migrations vers d’autres régions telles Beaubassin et Petcodiac ont lieu, en partie à cause du manque d’espace pour les nouvelles générations et en partie probablement pour pouvoir commercer plus librement avec la Nouvelle-Angleterre. Voir Andrew Hill Clark, Geography of Early Nova Scotia, op. cit., p. 139s et Jean Daigle, « L’Acadie de 1604 à 1763, synthèse historique », dans L’Acadie des Maritimes. Études thématiques des débuts à nos jours, Chaire d’études acadiennes, Université de Moncton, 1993, p. 31s. Je remercie l’évaluateur anonyme du PAES pour ces références.
90 Petit Robert. Il conviendrait donc de conserver « intégration » ou « assimilation » (et leurs variantes) dans ce texte entre guillemets, mais par commodité et pour ne pas surcharger le texte, nous les avons supprimés.
91 Trévoux, Dict. Acad.
92 Dict. Acad.
93 « Ce commissaire général doit se rendre dans votre département pour […] dresser un contrôle exact et détaillé des différents genres de travaux auxquels chaque individu [acadien] peut-être adapté » (1773-05-22c ; SEM de Boynes à Guillot, SHM Brest 1 P 1/11 (1773) pièce 61, 22 mai 1773).
94 C’est le terme employé par le Trévoux (1771).
95 Peter Sahlins, Unnaturally French: Foreign Citizens in the Old Regime and After, Cornell University Press, January 2004 (p. x). « Officially, until the French Revolution, there was no “nation” to which foreigners were expected to assimilate ».
96 Par souci d’éviter les répétitions, il pourra occasionnellement arriver qu’intégration soit utilisé en lieu et place d’assimilation, lorsque cela ne prêtera pas à confusion.
97 Jean-François Dubost et Peter Sahlins, Et si on faisait payer les étrangers ? Louis XIV, les immigrés et quelques autres, Paris, Flammarion, 1999, p. 162.
98 Necker, Contrôleur général des Finances, à Sartine, ministre de la Marine, le 25 avril 1778, AN Col F2B Commerce des Colonies (ANC, MG1 18, vol. 3, carton 6, série F2B (transc., Mi C – 3056)) ; 1778-04-25.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008