Avant-propos à la seconde édition
p. I-VI
Texte intégral
1Une première édition de ce livre – version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2006 à l’Institut Universitaire Européen – est parue au Canada en 2009, aux éditions du Septentrion (Québec). Cette première édition ayant rapidement été épuisée, et n’ayant quasiment pas été diffusée en France, je ne peux que me réjouir de la décision des Presses Universitaires de Rennes de republier cet ouvrage. Cette initiative est d’autant plus heureuse que le sujet de ce livre touchant principalement à la Bretagne et l’Ouest de la France (St-Malo et la vallée de la Rance, Morlaix, Nantes, Belle-Ile en Mer, Brest, Rennes, Poitou…), les PUR étaient tout naturellement les mieux placées pour cette réédition. Une traduction du livre en anglais est actuellement en cours et paraîtra prochainement aux États-Unis (University of Louisiana Press).
2Qui étaient donc ces Acadiens, dont l’histoire est trop souvent méconnue en dehors de quelques régions de la Louisiane et de l’Est du Canada ? Les lecteurs trouveront bien sûr une présentation générale de l’Acadie dans l’introduction. Je me bornerai à rappeler ici que l’Acadie est le nom qui fut donné à une région correspondant à l’actuelle Nouvelle-Ecosse, au sud du golfe du Saint-Laurent, dans les Provinces Maritimes de l’est du Canada (voir cartes p. 14 et 20)1. L’Acadie, colonisée par les Français à partir de 1604, fut très vite l’enjeu de rivalités avec le Royaume-Uni à cause de sa position stratégique et de la rivalité constante des deux puissances européennes. Une grande partie du territoire passa à la couronne anglaise en 1713. Les French neutrals, ainsi dénommés car ils avaient promis de rester neutres en cas de conflit avec la France, prospérèrent jusqu’en 1755. Soupçonnés de ne pas respecter cette neutralité, ils furent cependant déportés cette année-là dans les colonies nord-américaines – de la Nouvelle-Angleterre jusqu’à la Géorgie – et en France (une partie parvint également à s’enfuir dans ce qui deviendra plus tard le Québec et en Louisiane). Pour les Acadiens, ce fut le début d’un long périple. Dispersés sur toute la façade atlantique nord-américaine au cours de ce qui a longtemps été appelé de manière euphémique « le Grand Dérangement » (Great Upheaval) – du Canada à la Louisiane, mais aussi en France, en Angleterre, à Saint-Domingue (futur Haïti) et même jusqu’en Guyane –, certains se sont assimilés, et d’autres ont réussi à refonder des communautés qui ont conservé la mémoire de ce drame.
3Comme le montre ce livre, une partie des Acadiens – en particulier un groupe important ayant transité par la France – parvint à rejoindre la Louisiane en 1785. Ils retrouvèrent là d’autres réfugiés qui avaient réussi à rejoindre l’ancienne colonie française, cédée entre-temps à l’Espagne, avant de devenir, peu de temps après, un territoire des tout nouveaux États-Unis d’Amérique suite à sa vente par Napoléon en 1803. Ces Acadiens furent à l’origine de la communauté des « Cadiens » ou « Cajuns ». Au fil du temps, ils se mêlèrent à la population francophone déjà présente en Louisiane – ainsi qu’à d’autres exilés français, réfugiés de Saint-Domingue à la Nouvelle-Orléans au cours de la Révolution haïtienne (1792-1804). La communauté « Cajun » a conservé pendant plus de 250 ans, jusqu’à nos jours, une forme de mémoire collective et a continué à parler un dialecte français.
4À la fin du XVIIIe siècle, d’autres descendants d’Acadiens déportés en 1755, retournèrent à proximité de l’Acadie historique. Si bien qu’aujourd’hui le plus grand nombre de descendants des victimes du Grand Dérangement se trouvent dans la province du Nouveau-Brunswick, seule province officiellement bilingue du Canada (avec le Yukon)2. C’est là également que les Acadiens ont le plus résisté à l’assimilation, malgré l’absence d’entité politique représentative (il n’existe pas de province canadienne nommée Acadie). Ils y constituent aujourd’hui environ un tiers de la population – contre moins de 5 % dans les autres provinces maritimes (Nouvelle-Ecosse et île du Prince-Edouard) – environ 250 000 à 300 000 personnes sur une population de 750 000 habitants de la Province en 2011. En 1884, lors d’une convention nationale, les Acadiens des Provinces Maritimes du Canada choisirent comme emblèmes nationaux le drapeau tricolore français orné d’une étoile, en hommage à Marie, patronne des Acadiens, et l’hymne Ave Maris Stella, preuves de leur attachement à la religion catholique. La langue française, parlée par une majorité d’Acadiens du Nouveau-Brunswick, continue également d’être, pour beaucoup, un facteur identitaire majeur.
5Comme l’a fameusement écrit Benedetto Croce, « Il n’y a d’histoire que contemporaine ». Autrement dit, toute analyse historique échappe difficilement aux préoccupations du moment. Ceci est particulièrement vrai pour comprendre la littérature historique canadienne à propos de l’Acadie. Les Acadiens francophones doivent en effet combattre une double isolation géographique et linguistique : isolation de la France, bien sûr, mais isolation également vis-à-vis du « noyau » québécois. Alors que les Québécois ont pu mettre en place des lois protégeant leur culture et leur langue, les Acadiens, minoritaires même au sein de la province du Nouveau-Brunswick, doivent se contenter du bilinguisme. Les historiens franco-canadiens – et parmi eux les universitaires acadiens – cherchent donc à défendre leur identité culturelle et linguistique contre les agressions (perçues ou réelles, volontaires ou non) de la majorité anglophone des Maritimes, du Canada, et de l’Amérique du Nord3. Ce désir de préserver un sentiment d’appartenance acadien pour la minorité francophone du Nouveau-Brunswick est tout à fait louable, mais il conduit certains à vouloir chercher l’origine d’une mythique « identité » acadienne bien au-delà, à mon avis, de ce que les sources permettent de soutenir.
6Ainsi, ce n’est pas un hasard si les nombreuses recensions de ce livre – jusqu’à présent toutes fort amicales et constructives – tant dans les médias que dans les revues spécialisées, ont pratiquement toujours évoqué (pour la louer ou la critiquer) mes remarques au sujet de « l’identité » acadienne4. Cela n’a guère été une surprise. Je m’attendais à ce que mon approche à contre-pied de celle de tant de volumes publiés sur la question soit débattue. Il faut dire que les Canadiens ont une véritable passion pour la question des identités qui étonnera peut-être en France : l’un des principaux manuels universitaires en études canadiennes ne s’appelle pas pour rien ‘A Passion for Identity’. « Comme les Canadiens du XVIIIe siècle, ancêtres des Québécois », objectait ainsi un journaliste québécois en conclusion à un compte-rendu de ce livre, « les Acadiens de la même époque avaient déjà la conscience d’appartenir au Nouveau Monde. La France n’était plus leur pays, l’Europe n’était plus leur continent. Ce que l’histoire ne cessera de confirmer »5.
7Pourtant, beaucoup de recenseurs ont mal compris – peut-être parce que je ne l’expliquais pas assez bien – que mon approche sur la question de l’identité acadienne préexistante à la déportation de 1755 n’était pas celle d’un négationniste mais plutôt celle d’un agnostique. Ce que j’essaie simplement de dire dans les pages qui suivent, c’est que les sources, en l’état actuel des recherches – et Dieu sait que j’ai remué beaucoup d’archives – ne nous permettent pas de trancher et de déterminer ce que pensaient d’eux-mêmes les Acadiens, ni de savoir s’ils se considéraient avant tout comme Français, comme « Acadiens », une combinaison des deux, ou autre chose. Une fable de Jean de La Fontaine, « La Chauve-souris et les Deux Belettes », résume de manière admirable et poétique la situation dans laquelle se trouvaient les Acadiens. Elle raconte l’histoire d’une chauve-souris qui tombe par accident dans le nid d’une belette. Celle-ci, prenant le petit mammifère pour sa cousine dépourvue d’ailes, s’apprête à dévorer la malheureuse quand la chauve-souris, pour sauver sa peau, la détrompe : « Moi souris ! Des méchants vous ont dit ces nouvelles./ Grâce à l’auteur de l’univers,/ Je suis oiseau : voyez mes ailes./ Vive la gent qui fend les airs ! ». La belette se laisse convaincre et laisse repartir la chauve-souris. Hélas, « Deux jours après, notre étourdie/Aveuglément se va fourrer/Chez une autre belette », celle-ci ennemie des oiseaux. On devine facilement la suite. La chauvesouris, jouant de sa double identité, met cette fois en avant l’autre facette de sa nature : « Qui fait l’oiseau ? C’est le plumage./Je suis souris : vivent les rats !/ Jupiter confonde les chats ! ». Et La Fontaine de conclure : « Par cette adroite repartie/Elle sauva deux fois sa vie./Plusieurs se sont trouvés qui, d’écharpe changeants/Aux dangers, ainsi qu’elle, ont souvent fait la figue/Le sage dit, selon les gens,/» Vive le Roi ! vive la Ligue !6. »
8Placés dans une situation comparable à celle de la chauve-souris de la fable, menacés par une administration anglo-américaine hostile et un pouvoir français dont ils se méfiaient et/ou qu’ils cherchaient à amadouer, les Acadiens ont avec intelligence adopté la stratégie de la chauve-souris. En fonction des interlocuteurs et des circonstances, ils adaptent leurs discours et clament leur attachement tour à tour à la France ou à la Grande-Bretagne. Bien malin qui pourrait dire, à partir des éléments de la fable de la Fontaine, si la chauve-souris se sent plutôt souris, oiseau, ou chauve-souris. Nous sommes confrontés à la même question dans le cas des Acadiens, et sur la base des documents conservés il ne me paraît pas possible de conclure dans un sens ou dans un autre7. Dans certains cas, lorsque les enjeux ne sont pas vitaux, quand on ne peut pas conclure, il faut oser le dire. D’ailleurs, quand bien même le sentiment d’appartenance national acadien ne daterait que, par exemple, du XIXe siècle, cela n’ôterait rien, bien sûr, à la légitimité de leurs revendications présentes quant au maintien de la langue et de l’identité acadienne aujourd’hui.
9Il est vrai aussi que l’affirmation d’une « identité » acadienne précoce permet de donner un sens aux turpitudes des réfugiés en France. L’historien William Cronon a montré dans un article célèbre que les histoires (stories) sont nécessaires dans tout récit8. A partir de l’étude de plusieurs ouvrages sur le Dust Bowl aux Etats-Unis, il montre ainsi qu’il est possible d’écrire des récits entièrement différents, et d’arriver à des conclusions diamétralement opposées sur les causes et les conséquences de ce désastre écologique. Certains auteurs présentent ainsi une vision positive de l’histoire, en marche vers un progrès constant, dans laquelle l’épisode du Dust Bowl n’est qu’un accroc sur la longue marche vers le progrès. D’autres auteurs ont au contraire une vision « décliniste » et décrivent la dégradation progressive de la nature et de l’écosystème des grandes plaines, vers un environnement de plus en plus hostile, à cause de l’action des hommes. Même si ces stratégies sont inévitables pour produire un récit qui a du sens et qui intéresse le lecteur, dans les faits, la plupart des « histoires » (et c’est aussi le cas de celle des Acadiens réfugiés en France) ne sont pas linéaires et ne vont pas dans une seule direction. Si c’est le travail de l’historien de remettre de l’ordre et de démêler les nœuds, il faut veiller à ne pas imposer un ordre qui n’existe que dans notre imagination. Le procédé rhétorique qui a consisté pendant longtemps à introduire dans l’histoire acadienne un fil conducteur, narratif, linéaire – les Acadiens, après le cataclysme original que constitua la déportation, auraient survécu à l’adversité et résisté à l’assimilation grâce à leur sentiment d’appartenance à une nation – ne résiste pas à l’examen. Il nous faut accepter que les réfugiés acadiens en France aient été divisés, qu’ils aspiraient à des choses différentes les uns des autres, que beaucoup furent transportés ici et là contre leur gré… Surtout, il faut accepter que le départ des Acadiens de France en 1785 n’était pas inévitable, qu’un autre dénouement aurait été possible. Le départ vers la Louisiane fut aussi le fruit du hasard (un mot que les historiens n’aiment pas beaucoup), ou si ce n’est du hasard, du moins de facteurs dont on ne connaît pas les causes ultimes.
10Mais la question identitaire, pour avoir le plus retenu l’attention des recenseurs jusqu’à présent, n’en demeure pas moins qu’une (petite) partie de mon ouvrage, et ce n’est pas forcément celle qui intéressera le plus les lecteurs français. J’espère que ceux-ci trouveront tout autant d’intérêt aux chapitres consacrés aux problèmes d’intégration et d’assistance aux réfugiés.
11Un seul regret concernant la réception de cet ouvrage : le fait qu’il ait été si peu fait mention de la base de données documentaire en ligne qui vient en accompagnement. Cette relative ‘invisibilité’ de cette base de données est peut-être due au fait qu’elle n’était présentée que de manière trop succincte dans la première édition9. J’invite donc le lecteur à visiter les annexes virtuelles de cet ouvrage, sur internet10. Ces annexes comprennent tout d’abord une base contenant la transcription de plus de 1 500 documents en lien avec le thème du livre, ce qui constitue à ma connaissance une première mondiale. Elle permet à tout lecteur désireux de se reporter au texte in extenso de tous les documents cités en notes de cet ouvrage. Le contexte dans lequel chaque document a été rédigé peut ainsi être examiné. Elle permet aussi de faire des recherches en texte intégral dans tous les textes, par exemple par nom propre ou nom de lieu.
12Par ailleurs, les lecteurs pourront trouver en ligne, sur le même site que la base de données, de nombreux documents complémentant le texte de ce livre, soit principalement :
- différents textes inédits retrouvés dans le cadre des recherches effectuées pour écrire ce livre ;
- une étude comparative sur le traitement réservé aux réfugiés venus à la même époque de la vallée du Saint-Laurent ;
- divers tableaux, cartes, ou fiches biographiques, complétant les biographies présentées pp. 313 à 319 du livre ;
- l’approfondissement de points qui ne sont qu’évoqués dans l’ouvrage (concernant le logement des Acadiens ou encore la destination vers laquelle ils souhaitent émigrer à nouveau) ;
- une bibliographie et un répertoire des sources consultées.
13J’espère que ces éléments, et ce livre plus généralement, pourront contribuer à mieux faire connaître en France l’histoire passionnante et tragique des Acadiens.
14Washington, 28 février 2012
Notes de bas de page
1 L’étymologie du nom « Acadie » est débattue. La plus communément admise (cf. infra p. 15) rattache le nom à l’ « Arcadie » grecque (contrée mythique et bucolique des poètes du Moyenâge et de la Renaissance, synonyme de lieu de bonheur). Mais le nom pourrait aussi avoir une origine amérindienne, soit micmaque (algatig, « lieu de campement »), soit encore malécite (quoddy, « endroit fertile »).
2 La langue officielle du Québec est le Français, tandis que toutes les autres provinces canadiennes sont officiellement anglophones. Le Canada lui-même a pour langues officielles le Français et l’Anglais. Le Nunavit a quant à lui quatre langue officielles (Français, Anglais, et deux langues locales).
3 Ce phénomène n’est pas limité aux historiens francophones. Certains auteurs anglophones, par sympathie pour les Acadiens, par provocation ou par conviction, ont adopté le point de vue des victimes du Grand Dérangement. Ainsi, l’un des principaux chantres de l’identité acadienne est une canadienne d’origine britannique, Naomi Griffiths. Un autre historien, John Mack Faragher, professeur à l’Université de Yale, a repris à son compte l’accusation de « nettoyage ethnique » pour évoquer les événements de 1755 – un label utilisé d’abord par des historiens acadiens. Sur ces questions, voir mon article « La Grande Déportation des Acadiens », L’Histoire, numéro 304, décembre 2005, p. 70-74, ainsi que la partie historiographie en introduction de cet ouvrage.
4 Une liste non exhaustive des compte-rendus du livre, avec, quand cela est possible, un lien vers le texte intégral de ces recensions, est disponible sur le site internet http://jfmouhot.free.fr. On trouvera sur le même site un lien vers le podcast de l’émission « 2000 ans d’Histoire » sur France Inter (juin 2010), où j’étais l’invité de Patrice Gélinet pour parler de ce livre et de l’histoire des Acadiens.
5 Michel Lapierre, « Des Acadiens qui francisent la France… », Le Devoir, 30 mai 2009.
6 http://www.lafontaine.net/lesFables/afficheFable.php?id=28.
7 Voir la partie « infra » sur les « jeux d’identité » pour une discussion plus approfondie de ces thèmes.
8 W. Cronon, ‘A place for stories : Nature, history, and narrative’, The Journal of American History, 78 (1992), pp. 1347-76.
9 La base est présentée ci-dessous, note 19 p. 339.
10 http://jfmouhot.free.fr ou http://www.septentrion.qc.ca/acadiens/
Auteur
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