L’institution scolaire et les parents de milieux populaires : habilitation ou disqualification ?
p. 107-119
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Index géographique : France
Texte intégral
1Certaines institutions ont été créées ou se sont développées pour prendre en charge des « acteurs faibles » ; il en est ainsi du travail social, qui s’adresse à des acteurs disqualifiés ou affaiblis par une catégorisation de l’action publique : les « rmistes », des jeunes en insertion, des familles accueillies en CHRS1, etc. C’est le cas aussi des institutions de santé, quand elles s’affrontent à des pathologies qui atteignent essentiellement les populations démunies. On pourrait aussi penser à l’institution pénitentiaire. L’institution scolaire, à la différence d’autres institutions, n’a pas pour « clientèle » des acteurs faibles en tant que tels : elle s’adresse à des élèves et à leurs parents. Certes, elle se trouve de fait confrontée à des acteurs faibles, en l’occurrence des parents de milieux populaires dans certains contextes socio-urbains disqualifiés. Mais les textes émanant du ministère, les circulaires des recteurs ou des inspecteurs d’Académie concernent, de manière beaucoup plus large, les parents (ou les familles), sans opérer de distinction entre eux sur la base de leur appartenance sociale et des capitaux dont ils disposent pour faire face à l’institution scolaire. Tout au plus, les textes ajoutent, entre deux virgules, une précision du genre « et en particulier pour les parents les plus éloignés de l’école ». C’est au niveau de l’établissement scolaire qu’il y a lieu d’examiner comment l’institution favorise et entend la « voix des acteurs faibles ».
LES PARENTS DANS LE REGARD DE L’INSTITUTION SCOLAIRE
Une histoire qui ne fait pas d’emblée de place aux parents
2L’institution scolaire s’est, en France, construite à distance des parents. Son projet de former des citoyens, d’être le creuset de la nation, a nourri sa méfiance vis-à-vis des particularismes locaux – même si elle a su parfois composer avec eux pour accomplir sa mission (Chanet, 1996). Ce que l’école demandait aux parents, c’était d’agir de leur côté, ce n’était pas de participer à l’école ni de rencontrer les enseignants : « L’éducation publique ne peut réussir qu’à condition que la famille la prépare, la soutienne et la complète », écrivait O. Gréard (1889, p. 223) à la fin du XIXe siècle. Les premières associations de parents d’élèves se créent à l’aube du XXe siècle non pour faire participer les parents mais pour imposer leur voix face à une institution soupçonnée de vouloir poser son emprise sur les enfants. En l’occurrence, les parents qui se regroupent ainsi n’appartiennent pas aux milieux populaires. Après la seconde guerre mondiale, les parents sont mobilisés, sur l’initiative du SNI, pour appuyer le combat en faveur de la laïcité, c’est ainsi que naît la FCPE, qui fait siennes et relaie beaucoup de revendications enseignantes. L’école, dans son fonctionnement quotidien, n’a pas besoin que les parents soient là. C’est petit à petit qu’elle sollicite leur aide, pour accompagner des sorties ou encadrer des classes vertes, sans que cela autorise les parents à faire entendre et reconnaître leur voix sur le travail d’instruction et d’éducation réalisé dans l’école. Il faudra longtemps, en particulier à la FCPE, pour rompre le cordon ombilical qui la liait aux enseignants et se poser, comme du reste l’autre fédération de parents, la PEEP, en revendicatrice à la fois face à l’institution scolaire et aux enseignants, et défendre l’idée de « co-éducation »2.
3Une place est ainsi peu à peu reconnue aux parents, qui à partir de 1968 peuvent participer aux conseils de classe et aux conseils d’administrations des lycées et des collèges, et en 1977 aux conseils d’école. Des représentants de parents siègent à partir de 1985 dans les commissions d’appel, les conseils de discipline, et, en 1989, la loi d’orientation, dite Loi Jospin, reconnaît les parents comme « partenaires » du système éducatif, membres de la communauté éducative et associés en tant que tels à l’élaboration du projet d’établissement.
Un universalisme qui ne distingue pas des « acteurs faibles »
4On pourrait remarquer, à la suite de cette histoire, et au vu de la manière dont se concrétisent les droits reconnus aux parents – leur impression de faire de la figuration, de ne pouvoir rien dire ou d’avoir une parole étroitement canalisée, d’être renvoyés à leur incompétence pédagogique, d’être soupçonnés de défendre seulement leurs propres enfants – que, face à l’institution scolaire, ce sont tous les parents, quelle que soit leur appartenance sociale, qui sont des acteurs faibles, car affaiblis ou disqualifiés, « privés d’un statut égal dans une réciprocité des perspectives ». Mais cette faiblesse sur des scènes locales ne se retrouve pas à l’identique au niveau national, où les fédérations peuvent faire entendre leur voix. Par ailleurs, les classes moyennes disposent de ressources qui leur permettent de contourner ces obstacles en mettant en œuvre des stratégies scolaires individuelles, pour lesquelles elles ne sont pas « faibles », qui manifestent leur autonomie et rendent parfois possible de faire indirectement pression sur l’institution scolaire : les parents peuvent pratiquer l’évitement scolaire, user du secteur privé, sans compter leur recours à des adjuvants scolaires dans des dispositifs marchands de soutien ou de renforcement scolaire (Glasman, 2006). On a d’ailleurs assisté à une sorte de chassé-croisé : au moment où, à partir du milieu des années 1970, l’institution scolaire se résout à faire une place aux parents, la participation aux associations de parents d’élèves et aux élections de délégués de parents commence à chuter3. Tout s’est passé comme si les parents jusqu’alors mobilisables et mobilisés, essentiellement issus de classes moyennes (Barthèlemy, art. cit.) pour lesquelles elle était synonyme d’ascension sociale (la leur et celle de leurs enfants), désespérant de pouvoir changer l’école s’étaient rabattus sur leurs capacités à changer d’école. Ceux qui demeurent vraiment les « acteurs faibles », ce sont donc les parents des milieux populaires, et tout spécialement, parmi eux, ceux qui sont le moins en mesure de concevoir et de déployer des stratégies, impuissance qui leur vaut un sentiment d’« assignation à résidence » dans l’établissement du quartier4.
5Quand l’institution scolaire fait place aux parents, elle ne distingue pas entre eux, elle ne spécifie ni actions ni intentions en direction des « acteurs faibles ». Les textes parlent des « parents » ou des « familles », dans un sens général qui fait écho à sa visée universaliste. Cet universalisme va marquer ce qui est dit, plus bas, de ce que les établissements font en direction des « acteurs faibles ». Alors même qu’il a pour fondement une volonté d’équité, il contribue en effet à leur disqualification, car il est conceptualisé en référence implicite à ce que sont les classes moyennes, aux pratiques éducatives qui sont les leurs et – pour parler comme D. Thin – aux « modes de socialisation » qu’elles adoptent. Du reste, cet universalisme est valorisé aussi par les parents de milieux populaires eux-mêmes, dans la mesure où il représente la promesse d’être traités comme les autres. Quand l’institution scolaire prend en compte les « acteurs faibles » en tant que tels, elle ne le fait donc jamais seule. Elle est associée à des dispositifs qui ne concernent qu’une partie du public scolaire5 et se veut, dans ces configurations partenariales, gardienne de l’universalisme, au point d’exaspérer parfois ses partenaires qui trouvent celui-ci bien abstrait.
NOUER DES LIENS AVEC LES « ACTEURS FAIBLES »
6Dans les établissements situés au sein de territoires urbains disqualifiés, les parents sont, dans une proportion importante, des « acteurs faibles ». Quand le chef d’établissement s’adresse aux parents, il ne peut faire comme si ces derniers n’étaient pas caractérisés par leur condition sociale, ni comme si l’établissement n’était pas au cœur d’un quartier frappé par diverses difficultés. Mais l’obstacle à surmonter est double : d’une part, il réside dans l’histoire même de l’institution scolaire face aux parents de ses élèves ; d’autre part, il tient au fait que les personnels de l’institution scolaire appartiennent, de manière modale, aux classes moyennes, même s’ils n’en sont pas tous issus, et sont porteurs de schèmes de perception et d’habitus très distincts de ceux des parents de milieux populaires.
Pourquoi l’institution scolaire tente-t-elle de s’adresser aux parents de milieux populaires ?
7À la rentrée 1999, la ministre déléguée à l’Enseignement scolaire, S. Royal, a lancé une campagne d’affichage dans les établissements : « Les parents ont besoin de l’école. L’école a besoin des parents » ; une « Semaine des parents à l’école » a été mise en place ; et des spots télévisés ont incité les parents à venir élire leurs représentants : « Parents, l’école a besoin d’entendre votre voix6. »
8Les parents savent qu’ils ont besoin de l’école, dans une période où la certification scolaire est devenue une clé essentielle de l’insertion professionnelle et sociale. Ce qui est plus intéressant, c’est que l’école mette en avant son besoin des parents. Dans les quartiers populaires, pourquoi en a-t-elle besoin ? D’abord, pour rendre possible le travail de l’école et des enseignants, qui risque d’être lourdement pénalisé par les retombées, dans ses murs, de la crise sociale et économique et des processus de disqualification sociale dont sont victimes les habitants du quartier. Ensuite, pour rendre possible l’apprentissage scolaire des élèves, qui risque de pâtir lourdement de leurs propres comportements ou de ceux de certains de leurs camarades de classe. Enfin, pour permettre d’envisager des parcours de réussite scolaire, parcours soumis aux deux premières conditions qui viennent d’être énoncées, et qui représente l’objectif de beaucoup d’enseignants attachés aux valeurs de « l’école républicaine ».
9Les acteurs scolaires sont eux-mêmes affaiblis : ils ont l’impression de ne pas faire vraiment le métier auquel ils s’étaient préparés et se sentent parfois atteints par le stigmate qui frappe élèves et parents de l’établissement. Il s’agit pour eux de prendre à témoin les parents de ce que fait l’école, de ce que font et comment se comportent leurs enfants et leurs adolescents à l’école, de ce qu’est la difficulté du travail des professionnels de l’école. Et donc d’appeler les parents à la « responsabilité » et à l’« implication ».
Habiliter les « acteurs faibles »
10Les établissements mettent en place des modes de participation et d’échange avec les parents de milieux populaires. Ceux-ci investissent peu les instances prévues par les textes nationaux concernant les délégués de parents aux différents conseils, et les quelques élus appartiennent plutôt aux couches supérieures du quartier populaire. Les enseignants ou le chef d’établissement se rabattent donc sur d’autres occasions de rencontre et d’échange. Ils prévoient des réunions collectives ou la remise individuelle des bulletins trimestriels aux parents, convoquent ses parents quand le travail ou le comportement d’un élève laisse à désirer, invitent les parents à venir à l’école pour participer à certaines activités, organisent des fêtes. L’établissement s’appuie parfois, pour nouer ces liens, sur des associations ou des groupements de parents constitués en marge de l’école avec le soutien d’organismes publics (délégation interministérielle à la Famille) ou associatifs (École des parents et des éducateurs).
11En leur rendant plus familier ou moins étranger le monde de l’école, les membres de l’institution cherchent à mettre les parents en situation d’être des interlocuteurs, des relais, des appuis auprès de leurs enfants. L’intention affichée est de les doter de compétences, de leur montrer qu’ils ont légitimité à faire de la scolarité leur affaire, de les armer pour assumer leurs responsabilités parentales concernant le travail scolaire. Occasions de se voir, de se parler, et – c’est important dans les milieux populaires plus encore qu’ailleurs – de donner à l’institution un visage, l’école ou le collège pouvant être identifié à telle ou telle personne, avec qui se nouent au fil des ans des liens de confiance, chose de plus en plus difficile quand s’accroît le turn-over des professionnels.
12Certains parents parviennent toutefois à se saisir des occasions d’échange, à trouver des interlocuteurs préférentiels, à se conformer tant bien que mal aux demandes de l’école, à manifester leur solidarité éducative avec les enseignants, à « écraser » les conflits. Il est difficile de dire ce que ce succès doit à leur propre expérience scolaire, à leur trajectoire sociale, à leur histoire culturelle, à leur rapport au quartier. Ils sont, pour l’institution scolaire, de « bons » parents. Mais ce n’est pas le cas de tous.
Entendre leur voix ?
13Tous les parents ne répondent pas à ces invites, sans que l’on puisse pour autant taxer les absents de « démission ». Certains, pris par des tâches professionnelles ou familiales, n’ont pas la possibilité de s’y rendre, d’autres préfèrent rester à l’écart, réduisant au minimum les relations avec une institution qu’ils ressentent comme hostile, d’autres encore sélectionnent soigneusement les invitations auxquelles ils répondent, en honorant par exemple les rencontres individuelles et en boudant les rencontres collectives. Et parfois des élèves oublient, plus ou moins délibérément, de transmettre l’information, opérant ainsi une sorte de filtre entre l’institution qu’ils veulent conserver comme leur monde à eux ou bien qu’ils ressentent comme menaçante ou intrusive, et leur famille dont ils souhaitent préserver l’invisibilité.
14Dans toutes ces occasions, les parents qui se sont déplacés voient l’établissement, rencontrent les enseignants et peuvent parler avec eux. Les conditions sont-elles cependant réunies pour qu’ils s’expriment et soient entendus ? Y. Dutercq (1995) montre comment les rencontres, non seulement collectives mais aussi individuelles, entre enseignants et parents relèvent souvent du genre de la « partie inégale » : il faut « maîtriser les contraintes de la parole publique », « demander la parole et respecter son tour », « parler avec à propos », « user d’une langue correcte et compréhensible », « fournir des preuves ». Pour affronter cette épreuve, les parents sont d’autant moins armés qu’ils sont peu dotés de capital culturel et social, qu’ils sont plus éloignés du monde de l’école en particulier et des institutions de manière générale.
15En fait, on peut se demander si l’objectif majeur est de donner une voix aux acteurs faibles ou bien de faire en sorte qu’ils entendent la voix de l’institution ? Un signe en est donné par la pratique de la médiation : celle-ci est plus souvent perçue comme devant assurer un relais (d’information, d’incitation, ou d’imposition) de l’institution vers les parents de milieux populaires que comme une réelle instance d’échange et de confrontation en vue de trouver un accord en cas de conflit ; il s’agit essentiellement de faire entrer les parents dans l’univers normatif de l’école, afin d’y introduire également les élèves7. Et ce d’autant plus que partager les normes de l’institution paraît être une condition nécessaire pour s’y trouver à l’aise (c’est-à-dire pour faire sien le monde de l’école), et, au-delà, pour y réussir.
QUELLE ÉCOUTE DE LA VOIX DES « ACTEURS FAIBLES » ?
16Le souci des « acteurs faibles », c’est que l’institution s’acquitte de ses devoirs vis-à-vis des enfants : les soutenir dans leur travail, les encourager, leur assurer des conditions de travail décentes, les sanctionner de façon juste, les garder et les protéger quand ils sont sous sa responsabilité, tout cela d’autant plus qu’ils vivent dans des conditions et dans un contexte urbain qui ne leur permettront pas de pallier les éventuelles défaillances de l’école. Leur attente est d’être traités avec respect par l’institution. La situation d’enquête peut se révéler propice à l’expression tant de satisfecit que de doléances (à proportion du reste qu’il est peu d’autres instances pour les exprimer ?). Ils ne manquent pas de manifester leur approbation pour les rencontres personnelles destinées à parler de leur enfant ou recevoir son bulletin scolaire, ou encore pour l’habitude prise par l’établissement de prévenir les parents par téléphone sitôt enregistrée l’absence d’un élève.
17Mais ils mettent également en avant ce qui les met mal à l’aise ou les préoccupe. Ce qui s’entend dans les enquêtes, c’est l’affirmation d’un sentiment de ne pas être traités comme les autres (c’est-à-dire les parents des classes moyennes, ou parfois « les Français »), de ne pas se voir reconnaître les mêmes droits que les « acteurs forts » : les dérogations à la carte scolaire sont refusées alors que « d’autres » les obtiennent, les élèves sont insuffisamment suivis alors que « dans tel établissement » on les encadre bien, les professeurs absents sont remplacés trop tardivement alors « qu’ailleurs » ça ne tarde guère, l’ordre scolaire propice au travail n’est pas respecté alors que « dans tel autre collège » l’ambiance est vraiment au travail… Manière de dire que les parents auraient des choses à exprimer, entre les doléances, les protestations, et la colère. Mais pour donner de la voix et être entendu, il ne faut pas être invalidé. Or, parfois avec les meilleures intentions éducatives ou citoyennes qui soient, l’institution participe à une invalidation, voire une disqualification, des parents.
Une disqualification multiforme
Une relative méconnaissance des acteurs faibles
18L’institution scolaire, incarnée par l’établissement du quartier et ses personnels, méconnaît souvent ou sous-estime la diversité des milieux populaires, même si c’est moins accentué que ne le perçoivent les « acteurs faibles ». Cette diversité caractérise leur rapport au monde social voire aux institutions, leurs trajectoires, leurs pratiques parentales. C’est une complainte récurrente entendue au cours des enquêtes : « L’école nous voit tous pareils », « elle nous met tous dans le même sac », alors que les parents se ressentent et se veulent comme très différents les uns des autres, en particulier en matière éducative ; cet amalgame est pour eux une marque de mépris, un étiquetage négatif. Or, on note chez les parents de milieux populaires une volonté de distinction les uns par rapport aux autres.
19Le rapport avec d’autres acteurs faibles est un enjeu dans les relations avec l’institution scolaire : il n’est rien de plus exaspérant et dévalorisant pour certains parents que de se voir confondus avec d’autres, de se voir attribuer des attitudes ou des pratiques qu’ils s’efforcent au contraire de combattre. Le rapport aux institutions, la maîtrise plus ou moins grande qu’ils peuvent en avoir, est un enjeu entre les acteurs faibles : certains parviennent à déchiffrer l’institution scolaire, et même à s’y sentir relativement à l’aise, ou encore ont appris ce qu’ils pouvaient en attendre et savent s’en protéger ; d’autres sont beaucoup plus désemparés.
Le soupçon de ne pas éduquer
20Les parents ne demandent pas tout à l’école. Ils s’affirment et se revendiquent comme les premiers responsables de l’éducation de leurs enfants, sans même que l’institution ait à le leur rappeler. Toutefois, à leurs yeux, c’est « chacun son boulot », et l’école doit elle aussi éduquer, inculquer – en ayant au besoin recours à des punitions – des règles de vie en commun quand les enfants ou les adolescents sont sous sa surveillance. Quand les acteurs scolaires constatent que certains élèves n’ont pas intériorisé ces règles, ils sont tentés de taxer les parents de démission. D. Thin (1998) a bien montré qu’on est là devant le choc de deux modes de socialisation, et P. Périer (2005) y voit un élément important du « différend » entre école et familles populaires.
L’invalidation de la façon d’éduquer
21Des parents se voient invités à « prendre leurs responsabilités » devant une déviance de leur enfant et, quand ils les prennent de la façon dont ils pensent devoir le faire – héritée de leur histoire et de leur culture – ils sont critiqués voire jugés négativement par l’institution parce que ce n’est pas, aux yeux de ses agents, la bonne façon de s’y prendre. Ce qu’ils disent à leur enfant à cette occasion, les mots qu’ils emploient, et surtout les gestes ou les coups qui accompagnent le sermon (ou en tiennent lieu) sont jugés inadaptés voire répréhensibles par le personnel de l’école. Prisonniers d’une injonction contradictoire, les parents n’ont plus pour seule ressource que le mutisme, le retrait, la colère ou l’insulte. La vigilance dont les enseignants savent aujourd’hui faire preuve sur les soupçons de maltraitance à enfant se traduit, dans certains cas, par une invalidation totale de parents pour lesquels le châtiment corporel fait partie, sans drame, de l’éducation. Ceux-ci se trouvent doublement disqualifiés, aux yeux des enseignants et, par contre coup, à ceux de leurs enfants.
Le risque de l’instrumentalisation
22Il arrive que des établissements scolaires, écoles primaires ou collèges principalement, fassent appel à des parents pour participer à des activités scolaires ou encadrer des sorties. Derrière le besoin d’aide directe, des intentions sont logées, explicitement (« valoriser » les parents aux yeux de leurs enfants), ou implicitement (montrer aux parents comment se passe l’école, montrer aux parents comme aux enfants que l’on n’est pas dans l’arbitraire). C’est aussi une participation parentale qui ne passe pas nécessairement ni principalement par la parole, et où ce qui compte c’est le statut d’adulte partagé par parents et enseignants face aux enfants et aux adolescents que sont les élèves. Il n’est pas certain qu’en dépit des intentions, cette aide, qui est en fait une auxiliarisation des parents, favorise leur « réhabilitation » et l’écoute de leur parole. Ceux-ci commettent des erreurs de comportement, leur manière de faire ou de parler est inadaptée au cadre scolaire dans lequel prennent place ces activités, ou encore ils réagissent à contre-temps.
Une voix individuelle peu armée
23La remarque est banale en socio-linguistique comme en polémologie : pour être entendue, une voix doit être accompagnée de ressources. Or, les « acteurs faibles » en sont ici peu pourvus.
Absence d’écho
24Au terme d’un conseil de classe de 4e en collège, le principal inscrit sur le bulletin de l’élève dont les résultats sont médiocres : « Il faut réagir. » La mère, une malienne qui élève seule ses enfants, comprend fort bien que ce message concernant sa fille, mentionné sur un bulletin scolaire destiné aux parents, s’adresse aussi à elle en tant que parent ; ne sachant trop comment s’y prendre, elle écrit donc au professeur principal pour lui demander un rendez-vous, afin d’étudier avec lui les manières dont il faudrait et dont elle pourrait « réagir ». Interrogée au cours d’une enquête, elle s’offusque de ne pas avoir reçu de réponse : « On me dit qu’il faut réagir, je réagis, et on ne me répond pas ! »
Non prise en compte du point de vue
25Quand la parole des parents est sollicitée, elle n’est pas pour autant écoutée, ou plus exactement elle est entendue à proportion du poids social de ceux qui s’expriment. « Dans certains contextes », que l’on peut décrire par la présence d’« acteurs faibles », le risque est grand de ce que J.-P. Payet (1999) appelle des « dérives éthiques » : par exemple, en matière d’orientation, le point de vue des parents n’est pas pris en compte, est disqualifié, ou bien leurs droits sont bafoués du fait d’une information insuffisante, parfois les parents sont manipulés, « ce qui importe, c’est la réussite du placement plutôt que celle du projet de l’élève et de la famille », écrit-il. L’institution a le souci d’orienter en fonction des compétences scolaires acquises selon l’appréciation des enseignants, et d’orienter en fonction des places disponibles et à remplir dans les classes ou les établissements à proximité ; en sorte que la parole des parents, si elle est celle d’« acteurs faibles » non susceptibles de donner vigoureusement de la voix ou d’exercer une pression à l’évitement scolaire, risque fort d’être de peu de poids, de n’être pas entendue, d’être bafouée.
L’effet des reproches
26Les parents se désolent dans les enquêtes de ce que les enseignants ne les convoquent « que quand ça va mal », pour leur faire entendre les reproches qu’ils adressent à leur fils ou leur fille, et que, immanquablement, les parents prennent aussi pour eux-mêmes. En cette situation d’interaction, les parents sont mal placés pour faire entendre leur voix : il est admis qu’ils abondent dans le sens de leur interlocuteur, mais c’est contribuer à « enfoncer » leur enfant ; s’ils contestent, ils semblent « prendre son parti » contre l’institution scolaire et ne pas jouer leur rôle d’adulte aux côtés des enseignants. Ce type de situation n’est pas particulièrement propice à une écoute de la parole de parents dépourvus des ressources sociales et culturelles pour faire pièce à la parole d’un agent de l’institution.
Quelle voix collective ?
27On l’a dit, les associations de parents d’élèves sont peu investies par les parents des quartiers populaires. Ce sont donc souvent d’autres parents, moins dépourvus de ces atouts, qui s’expriment en leur nom. Dépositaires d’une délégation officielle de la parole, sont-ils pour autant des porte-parole ? L’institution scolaire ne peut ni récuser ces interlocuteurs trop rares, ni être totalement dupe de leur représentativité. Il est improbable que, par leur bouche, ce soit la voix des « acteurs faibles » qui se fasse entendre. Ils sont porteurs de conceptions de l’école sensiblement distinctes : par exemple, ils défendent l’ouverture physique de l’établissement sur le quartier quand les parents populaires, soucieux de la protection de leurs enfants qu’ils sentent menacée dans le quartier, sont plutôt favorables à sa clôture.
28De plus, les parents délégués se battent eux-mêmes le dos au mur pour la survie de l’établissement, et se font de fait les alliés de l’établissement face à la hiérarchie de l’Éducation nationale à laquelle il faut réclamer des moyens humains et matériels. S’impliquant fortement dans la vie de l’établissement, dans l’organisation de la cantine ou de manifestations, et relayant parfois les invitations ou les injonctions de l’institution en direction des autres parents, il leur arrive d’apparaître comme des agents de l’institution, en collusion avec les enseignants contre les parents.
29Est-ce une singularité de l’institution scolaire dans sa relation avec les « acteurs faibles » ? Cette relation ne surgit pas dans un désert ; elle ne se déroule que dans un apparent face-à-face avec ceux-ci, car d’autres acteurs, que l’on appellerait « acteurs forts » pour les distinguer des premiers, sont présents eux aussi, et, s’ils ne sont physiquement là, leur ombre plane. Elle plane sur l’institution, dont les membres repèrent et ressentent la distance entre ce qui serait attendu des parents (sur le modèle universaliste du parent visé par les textes et incarné par les « acteurs forts ») et ce dont les « acteurs faibles » se montrent effectivement capables ; et, en présence d’« acteurs faibles » qui émettent des doléances et réclament des transformations, l’institution sait aussi qu’elle ne peut y consentir sans anticiper les effets sur les « acteurs forts », qu’il lui faut écouter et ménager si elle veut éviter qu’ils ne préfèrent l’exit à la voice. L’ombre plane également sur les « acteurs faibles », car ceux-ci regardent les « acteurs forts », n’ignorent pas ce qu’ils font ni ce qu’ils obtiennent de l’institution ; et ils entendent être traités comme les autres, tout en espérant que leur cas singulier puisse être pris en considération.
30Les « acteurs faibles » que sont les parents de milieux populaires tiennent donc aussi leur faiblesse de leur absence de collectif pour faire entendre leur voix. L’alternative est pour eux d’être mobilisés dans des associations locales8. Des antennes locales de la Confédération syndicale des familles par exemple, se veulent porteuses des intérêts et de la parole de ces parents face à l’école et dans l’école ; mais avec le même inconfort de se sentir parfois prises entre l’arbre scolaire et l’écorce parentale. Ou alors, certains se regroupent dans des associations de quartier, voire par nationalités (Association des parents marocains, par exemple). Ces associations visent autant la solidarité entre « compatriotes », entre autres pour proposer du soutien scolaire ou parler de l’éducation des enfants, que l’action face à l’école. Elles sont facilement récusées par l’institution qui y voit (ou choisit d’y voir seulement) une manifestation de communautarisme, et leur voix est donc peu entendue. Elles peuvent du reste susciter un repli universaliste de la part de l’institution, au nom de leur incertaine représentativité comme au nom du découpage ainsi opéré dans la population parentale ; repli qui risque de la rendre sourde aux vraies questions posées, éventuellement dans des termes malhabiles, par ces associations.
31Sollicite-t-on l’avis des parents d’une manière qui rende celui-ci audible ? Dans une académie du Sud-Est, un collège de ZEP se trouve aujourd’hui en difficulté, si l’on en juge par les indices suivants : perte de deux cent élèves (soit un tiers) en cinq ans, dégradation des résultats au brevet des collèges et à l’orientation en seconde générale, turn-over important des enseignants… Certains acteurs, responsables de la ZEP, ont exprimé publiquement l’idée qu’il serait sans doute préférable de fermer le collège et d’en répartir les élèves dans les autres établissements de la ville. La presse s’en est fait l’écho. Il y a des discussions dans les instances hiérarchiques et politiques. Mais, au moins jusqu’à présent, la question n’a pas été mise sur la place publique, et donc les « acteurs faibles » n’ont pas de canal officiel pour exprimer les espoirs ou les craintes que suscite chez eux une telle éventualité.
CONCLUSION
32L’institution scolaire s’est voulue l’institutrice de la nation, au double sens du terme : fonder la nation, instruire chacun pour lui permettre de devenir citoyen. C’est ce qui a longtemps fondé son universalisme et assis sa position de surplomb sur la société et les intérêts privés qui la divisent. Le manteau universaliste a beau avoir subi bien des accrocs (les conditions d’apprentissage sont très inégales, les programmes peuvent connaître des aménagements pratiques selon les espaces sociaux de scolarisation, les carrières enseignantes vont à sens unique des établissements populaires vers les autres, etc.), il est celui que revêtent les acteurs scolaires à la fois parce qu’il fait partie de leur identité professionnelle et parce que c’est lui qui, à leurs yeux, permet de résister aux vents de la marchandisation de l’école et d’une territorialisation dérégulatrice. Le paradoxe pourrait bien être là : en présence des « acteurs faibles », l’institution ne peut pas, en l’état actuel du champ scolaire, ne pas être universaliste (et donc leur faire peu de place et entendre peu leur voix), et cet universalisme s’avère de plus en plus contre-productif (car il semble ne reconnaître ni les gens ni leurs droits). Au point, selon une expression peut-être extrême employée par un habitant récemment enquêté, que le quartier se sente traité par elle comme une « zone coloniale ».
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Notes de bas de page
1 Centre d’hébergement et de réhabilitation sociale.
2 Barthèlemy (1995) rappelle que la PEEP rompt avec le syndicat SNALC et la société des agrégés en 1962, et que les tensions entre les enseignants et la FCPE remontent en 1977, au moment de la mise en place des conseils d’école, à laquelle s’oppose le SNI. La FCPE s’émancipe dans les années 1980 de l’influence des syndicats enseignants. En janvier 1999, les deux grandes associations de l’enseignement public, avec le CRAP, l’association Éducation et Devenir, et la Ligue de l’Enseignement, publient dans Libération un appel intitulé « Monsieur Allègre, ne décevez pas », appel relancé en mars, avec deux syndicats et des mouvements pédagogiques, contre une « déclaration unitaire » d’autres syndicats enseignants dénoncée comme « l’expression des pires conservatismes » (Libération, 21 janvier 1999 ; Le Monde, 4 mars 1999).
3 Comme le montrent les chiffres fournis dans leur travail par Henriot Van Zanten A. et Migeot Alverado J. (1992).
4 En effet, on assiste depuis quelques années à ce qu’A. Picot (2005) appelle une « démocratisation de l’évitement scolaire », une partie des milieux populaires étant à leur tour pris dans une dynamique de choix de l’établissement fréquenté par leurs enfants. Cette observation est confirmée par d’autres enquêtes, dont une plus récente dans un quartier populaire de Grenoble.
5 Comme c’est le cas, récemment, avec la « Réussite éducative ».
6 Ceci est rappelé par A. Klarsfeld (2000).
7 Sur les différentes conceptions de la médiation, voir Delcroix, Beski, Radja-Matthieu et Bertaux (1996). Sur la médiation scolaire, voir Bouveau, Cousin et Perroton (1999).
8 À l’échelle nationale, la prise d’autonomie des associations de parents d’élèves par rapport aux syndicats enseignants a, selon M. Barthèlemy, conduit l’institution scolaire à favoriser la création d’associations indépendantes, locales, plus faciles à contrôler. De ce fait, la notion d’association locale trouve dès lors une légitimité.
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